Mémoires inédits de Mme de Rémusat/04

La bibliothèque libre.
Mémoires inédits de Mme de Rémusat
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 34 (p. 615-640).
◄  03
05  ►
MEMOIRE
DE
MADAME DE REMUSAT
(1802-1808)

CHAPITRE IV (1804).[1]
(1804)

Arrestation de Georges Cadoudal. — Mission de M. de Caulaincourt à Ettenheim. — Arrestation du duc d’Enghien. — Mes angoisses et mes instances auprès de Mme Bonaparte. — Soirée de la Malmaison. — Mort du duc d’Enghien. — Paroles remarquables du premier consul.

Après les différentes arrestations dont j’ai parlé, on livra au Moniteur des articles du Morning Chronicle, qui rapportaient que la mort de Bonaparte et la restauration de Louis XVIII étaient prochaines. On ajoutait que des gens arrivés tout à l’heure de Londres affirmaient qu’on y spéculait à la bourse sur cet événement, et qu’on y nommait Georges, Pichegru et Moreau. On imprima aussi dans le même Moniteur la lettre d’un Anglais à Bonaparte, qu’il appelait Monsieur Consul. Cette lettre lui adressait pour son utilité particulière un pamphlet répandu du temps de Cromwell qui tendait à prouver qu’on ne pouvait pas assassiner des personnages tels que Cromwell et lui, parce qu’il n’y avait aucun crime à tuer un animal dangereux ou un tyran : « tuer n’est donc pas assassiner, disait le pamphlet, la différence est grande. »

Cependant, en France, des adresses de toutes les villes et de toutes les armées, des mandemens des évêques, arrivaient à Paris pour complimenter le premier consul, et féliciter la France du danger auquel elle avait échappé. On insérait soigneusement ces pièces dans le Moniteur.

Enfin, Georges Cadoudal fut arrêté le 29 mars sur la place de l’Odéon. Il était en cabriolet, et, s’apercevant qu’on le poursuivait, il pressait vivement son cheval. Un officier de paix se présenta courageusement en tête du cheval, et fut tué raide par un coup de pistolet que Georges lui tira. Mais le peuple s’étant attroupé, le cabriolet fut arrêté et Georges saisi. On trouva sur lui de soixante à quatre-vingt mille francs en billets qui furent donnés à la veuve de l’homme qu’il avait tué. On mit dans les journaux qu’il avait avoué sur-le-champ qu’il n’était venu en France que pour assassiner Bonaparte. Cependant je crois me rappeler que l’on dit dans ce temps que Georges, qui montra dans toute la procédure une extrême fermeté et un grand dévoûment à la maison de Bourbon, nia toujours le plan de l’assassinat, mais convint que son projet était d’attaquer la voiture du consul, et de l’enlever sans lui faire aucun mal.

À cette même époque, le roi d’Angleterre tomba sérieusement malade ; notre gouvernement comptait sur cette mort pour la retraite de M. Pitt du ministère.

Le 21 mars, voici quel article parut dans le Moniteur : « Le prince de Condé a fait une circulaire pour appeler les émigrés et les rassembler sur le Rhin : un prince de la maison de Bourbon, à cet effet, se tient sur la frontière. »

Puis on imprima la correspondance secrète qu’on avait saisie d’un nommé Drake, ministre accrédité d’Angleterre en Bavière, qui prouvait que le gouvernement anglais ne négligeait aucun moyen d’exciter du trouble en France. M. de Talleyrand eut ordre d’envoyer des copies de cette correspondance à tous les membres du corps diplomatique qui témoignèrent leur indignation par des lettres qui furent toutes insérées dans le Moniteur.

Nous touchions à la semaine sainte. Le dimanche de la Passion, 18 mars, ma semaine auprès de Mme Bonaparte commençait. Je me rendis dès le matin aux Tuileries pour assister à la messe, ce qui se faisait dès ce temps-là avec pompe. Après la messe, Mme Bonaparte trouvait toujours une cour nombreuse dans les salons, et y demeurait quelque temps, parlant aux uns et aux autres.

Mme Bonaparte, redescendue chez elle, m’annonça que nous allions passer cette semaine à la Malmaison. « J’en suis charmée, ajouta-t-elle, Paris me fait peur en ce moment. » Quelques heures après nous partîmes. Bonaparte était dans sa voiture particulière, Mme Bonaparte dans la sienne, seule avec moi. Pendant une partie de la route, je remarquai qu’elle était silencieuse et fort triste ; je lui en témoignai de l’inquiétude ; elle parut hésiter à me répondre ; mais ensuite elle me dit : « Je vais vous confier un grand secret. Ce matin, Bonaparte m’a appris qu’il avait envoyé sur nos frontières M. de Caulaincourt pour s’y saisir du duc d’Enghien. On va le ramener ici. — Ah ! mon Dieu, madame, m’écriai-je, et qu’en veut-on faire ? — Mais il me paraît qu’il le fera juger. »

Ces paroles me causèrent le plus grand mouvement d’effroi que j’aie, je crois, éprouvé de ma vie. Il fut tel que Mme Bonaparte crut que j’allais m’évanouir, et qu’elle baissa toutes les glaces. « J’ai fait ce que j’ai pu, continua-t-elle, pour obtenir de lui la promesse que ce prince ne périrait point, mais je crains fort que son parti ne soit pris. — Quoi donc ! vous pensez qu’il le fera mourir ? — Je le crains. » À ces mots, les larmes me gagnèrent, et dans l’émotion que j’éprouvai je me hâtai de mettre sous ses yeux toutes les funestes suites d’un pareil événement : cette souillure du sang royal qui ne satisferait que le parti des jacobins, l’intérêt particulier que ce prince inspirait sur tous les autres, le beau nom de Condé, l’effroi général, la chaleur des haines qui se ranimerait, etc. J’abordai toutes les questions dont Mme Bonaparte n’envisageait qu’une partie. L’idée d’un meurtre était ce qui l’avait le plus frappée. Je parvins à l’épouvanter réellement, et elle me promit de tout tenter pour faire changer cette funeste résolution.

Nous arrivâmes toutes deux atterrées à la Malmaison. Je me réfugiai dans ma chambre, où je pleurai amèrement ; toute mon âme était ébranlée. J’aimais et j’admirais Bonaparte, je le croyais appelé par une puissance invincible aux plus hautes destinées, je laissais ma jeune imagination s’exalter sur lui ; tout à coup le voile qui couvrait mes yeux venait à se déchirer, et par ce que j’éprouvais en ce moment je ne comprenais que trop l’impression que cet événement allait produire.

Il n’y avait à la Malmaison personne à qui je pusse m’ouvrir entièrement. Mon mari n’était point de service, et je l’avais laissé à Paris. Il fallut me contraindre, et reparaître avec un visage tranquille, car Mme Bonaparte m’avait positivement défendu de rien laisser échapper qui indiquât qu’elle m’en eût parlé.

Quand je descendis au salon vers six heures, j’y trouvai le premier consul jouant aux échecs. Il me parut serein et calme ; son visage paisible me fit mal à regarder ; depuis deux heures, en pensant à lui, mon esprit avait été tellement bouleversé que je ne pouvais plus reprendre les impressions ordinaires que me faisait sa présence ; il me semblait que je devais le trouver changé. Quelques militaires dînèrent avec lui ; tout le temps se passa d’une manière insignifiante ; après le dîner, il se retira dans son cabinet pour travailler avec toutes ses polices ; le soir, quand je quittai Mme Bonaparte, elle me promit encore de renouveler ses sollicitations.

Le lendemain matin, je la joignis le plus tôt qu’il me fut possible ; elle était entièrement découragée. Bonaparte l’avait repoussée sur tous les points : « Les femmes devaient demeurer étrangères à ces sortes d’affaires ; sa politique demandait ce coup d’état ; il acquérait par là le droit de se rendre clément dans la suite ; il lui fallait choisir ou de cette action décisive, ou d’une longue suite de conspirations qu’il faudrait punir journellement. L’impunité encouragerait les partis, il serait donc obligé de persécuter, d’exiler, de condamner sans cesse, de revenir sur ce qu’il avait fait pour les émigrés, de se mettre dans les mains des jacobins. Les royalistes l’avaient déjà plus d’une fois compromis à l’égard des révolutionnaires. Cette action-ci le dégageait vis-à-vis de tout le monde. D’ailleurs le duc d’Enghien, après tout, entrait dans la conspiration de Georges, il venait apporter le trouble en France, il servait la vengeance des Anglais ; puis, sa réputation militaire pouvait peut-être à l’avenir agiter l’armée, lui mort, nos soldats auraient tout à fait rompu avec les Bourbons. En politique, une mort qui devait donner du repos n’était point un crime, les ordres étaient donnés, il n’y avait plus à reculer. »

Dans cet entretien, Mme Bonaparte apprit à son mari qu’il allait aggraver l’odieux de cette action par la circonstance d’avoir choisi M. de Caulaincourt, dont les parens avaient été autrefois attachés à la maison de Condé. — « Je ne le savais point, répondit Bonaparte ; et puis qu’importe ? Si Caulaincourt est compromis, il n’y a pas grand mal, il ne m’en servira que mieux. Le parti opposé lui pardonnera désormais d’être gentilhomme. » Il ajouta au reste que M. de Caulaincourt n’était instruit que d’une partie de son plan, et qu’il pensait que le duc d’Enghien allait demeurer ici en prison.

Le courage me manqua à toutes ces paroles ; j’avais de l’amitié pour M. de Caulaincourt, je souffrais horriblement de tout ce que j’apprenais. Il me semblait qu’il aurait dû refuser la mission dont on l’avait chargé.

La journée entière se passa tristement ; je me rappelle que M, ne Bonaparte, qui aimait beaucoup les arbres et les fleurs, s’occupa dans la matinée de faire transporter un cyprès dans une partie de son jardin nouvellement dessinée. Elle-même jeta quelques pelletées de terre sur l’arbre afin de pouvoir dire qu’elle l’avait planté de ses mains. « Mon Dieu, madame, lui dis-je en la regardant faire, c’est bien l’arbre qui convient à une pareille journée. » Depuis ce temps je n’ai jamais passé devant ce cyprès sans éprouver un serrement de cœur.

Ma profonde émotion troublait Mme Bonaparte. Légère et mobile, d’ailleurs très confiante dans la supériorité des vues de Bonaparte, elle craignait à l’excès les impressions pénibles et prolongées ; elle en éprouvait de vives, mais elles étaient infiniment passagères. Convaincue que la mort du duc d’Enghien était résolue, elle eût voulu se détourner d’un regret inutile. Je ne le lui permis pas. J’employai la plus grande portion du jour à la harceler sans cesse ; elle m’écoutait avec une douceur extrême, mais avec découragement, elle connaissait mieux Bonaparte que moi. Je pleurais en lui parlant, je la conjurais de ne point se rebuter, et comme je n’étais pas sans crédit sur elle, je parvins à la déterminer à une dernière tentative.

« Nommez-moi s’il le faut au premier consul, lui disais-je ; je suis bien peu de chose, mais enfin il jugera par l’impression que je reçois de celle qu’il va produire, car enfin je lui suis plus attachée que beaucoup d’autres ; je ne demande pas mieux que de lui trouver des excuses, et je n’en vois, pas une à ce qu’il va Caire. »

Nous vîmes peu Bonaparte dans cette seconde journée ; le grand juge, le préfet de police, Murat vinrent, et eurent de longues audiences ; je trouvais à tout le monde des figures sinistres. Je demeurai debout une partie de la nuit ; quand je m’endormais, mes rêves étaient affreux. Je croyais entendre des mouvemens continuels dans le château, et qu’on tentait sur nous de nouvelles entreprises. Je me sentais pressée tout à coup du désir d’aller me jeter aux genoux de Bonaparte, pour lui demander qu’il eût pitié de sa gloire, car alors je trouvais qu’il en avait une bien pure, et de bonne foi je pleurais sur elle. Cette nuit ne s’effacera jamais de mon souvenir.

Le mardi matin, Mme Bonaparte me dit : « Tout est inutile ; le duc d’Enghien arrive ce soir. Il sera conduit à Vincennes, et jugé cette nuit. Murât se charge de tout. Il est odieux dans cette affaire. C’est lui qui pousse Bonaparte ; il répète qu’on prendrait sa clémence pour de la faiblesse, et que les jacobins seraient furieux. Il y a un parti qui trouve mauvais qu’on n’ait pas eu égard à l’ancienne gloire de Moreau, et qui demanderait pourquoi on ménagerait davantage un Bourbon ; enfin Bonaparte m’a défendu de lui en parler davantage. Il m’a parlé de vous, ajouta-t-elle ensuite ; je lui ai avoué que je vous avais tout dit ; il avait été frappé de votre tristesse. Tâchez de vous contraindre. »

Ma tête était montée alors : « Ah ! qu’il pense de moi ce qu’il voudra, il m’importe peu, madame, je vous assure, et s’il me demande pourquoi je pleure, je lui répondrai que je pleure sur lui, » et en parlant ainsi, je pleurais en effet.

Mme Bonaparte s’épouvantait de l’état où elle me voyait ; les émotions fortes de l’âme lui étaient à peu près étrangères, et quand elle cherchait à me calmer en me rassurant, je ne pouvais répondre que par ces mots : « Ah ! madame, vous ne me comprenez pas ! » Elle m’assurait qu’après cet événement Bonaparte marcherait comme auparavant. Hélas ! ce n’était pas l’avenir qui m’inquiétait ; je ne doutais pas de sa force sur lui et sur les autres, mais je sentais une sorte de déchirement intérieur qui m’était tout personnel.

Enfin, à l’heure du dîner, il fallut descendre et composer son visage. Le mien était bouleversé. Bonaparte jouait encore aux échecs, il avait pris fantaisie à ce jeu. Dès qu’il me vit, il m’appela près de lui, me disant de le conseiller ; je n’étais pas en état de prononcer quatre mots. Il me parla avec un ton de douceur et d’intérêt qui acheva de me troubler. Lorsque le dîner fut servi, il me fit mettre près de lui, et me questionna sur une foule de choses toutes personnelles à ma famille. Il semblait qu’il prît à tâche de m’étourdir, et de m’empêcher de penser. On avait envoyé le petit Napoléon de Paris, on le plaça au milieu de la table, et son oncle parut s’amuser beaucoup de voir cet enfant toucher à tous les plats, et renverser tout autour de lui.

Après le dîner il s’assit à terre, joua avec l’enfant, et affecta une gaité qui me parut forcée. Mme Bonaparte, qui craignait qu’il ne fût demeuré irrité de ce qu’elle lui avait dit sur moi, me regardait en souriant doucement, et semblait me dire : « Vous voyez qu’il n’est pas si méchant, et que nous pouvons nous rassurer. » Pour moi, je ne savais plus où j’en étais ; je croyais dans certains momens faire un mauvais rêve ; j’avais sans doute l’air effaré, car tout à coup Bonaparte, me regardant fixement, me dit : « Pourquoi n’avez-vous pas de rouge ? Vous êtes trop pâle. » — Je lui répondis que j’avais oublié d’en mettre. — « Comment, reprit-il, une femme qui oublie son rouge ! » et en éclatant de rire : « Cela ne t’arriverait jamais, à toi, Joséphine ; » puis il ajouta : « Les femmes ont deux choses qui leur vont fort bien, le rouge et les larmes. » Toutes ces paroles achevèrent de me déconcerter.

Le général Bonaparte n’avait ni goût ni mesure dans sa gaîté. Alors il prenait des manières qui se sentaient des habitudes de garnisons. Il fut encore assez longtemps à jouer avec sa femme avec plus de liberté que de décence, puis il m’appela vers une table pour faire une partie d’échecs. Il ne jouait guère bien, ne voulait pas se soumettre à la marche des pièces. Je le laissais faire, ce qui lui plaisait ; tout le monde gardait le silence ; alors il se mit à chanter entre ses dents. Puis tout à coup il lui vint des vers à la mémoire. Il prononça à demi-voix : Soyons ami, Cinna, puis les vers de Gusman dans Alzire : Et le mien quand ton bras vient de m’assassiner[2] Je ne pus m’empêcher de lever la tête et de le regarder ; il sourit et continua. En vérité, je crus dans ce moment qu’il était possible qu’il eût trompé et sa femme et tout le monde, et qu’il préparât une grande scène de clémence. Cette idée, à laquelle je m’attachai fortement, me donna du calme ; mon imagination était bien jeune alors, et d’ailleurs j’avais un tel besoin d’espérer ! — « Vous aimez les vers ? » me dit Bonaparte ; j’avais bien envie de répondre : « Surtout quand ils font application ; » je n’osai jamais[3].

Nous continuâmes notre partie, et de plus en plus je me confiai à sa gaîté. Nous jouions encore lorsque le bruit d’une voiture se fit entendre : on annonça le général Hullin ; Bonaparte repoussa la table fortement, se leva, et, entrant dans la galerie voisine du salon, il demeura le reste de la soirée avec Murat, Hullin et Savary. Il ne reparut plus, et cependant moi, je rentrai chez moi plus tranquille. Je ne pouvais me persuader que Bonaparte ne fût pas ému de la pensée d’avoir dans les mains une telle victime. Je souhaitais que le prince demandât à le voir ; et c’est ce qu’il fit en effet, en répétant ces paroles : « Si le premier consul consentait à me voir, il me rendrait justice, et comprendrait que j’ai fait mon devoir. » Peut-être, me disais-je, il ira lui-même à Vincennes, il accordera un éclatant pardon. A quoi bon sans cela rappeler les vers de Gusman ?

La nuit, cette terrible nuit, se passa. Le matin, de bonne heure, je descendis au salon. J’y trouvai Savary seul, excessivement pâle, et, je lui dois cette justice, avec un visage décomposé. Ses lèvres tremblaient en me parlant, et cependant il ne m’adressait que des mots insignifians. Je ne l’interrogeai point. Les questions ont toujours été paroles inutiles à des personnages de ce genre. Ils disent, sans qu’on leur demande, ce qu’ils veulent dire, et ne répondent jamais.

Mme Bonaparte entra dans le salon ; elle me regarda tristement, et s’assit en disant à Savary : « Eh bien, c’est donc fait ? — Oui, madame, reprit-il. Il est mort ce matin, et, je suis forcé d’en convenir, avec un beau courage. » Je demeurai atterrée.

Mme Bonaparte demanda des détails ; ils ont été sus depuis. On avait conduit le prince dans un des fossés du château ; quand on lui avait proposé un mouchoir, il le repoussa dignement, et s’adressant aux gendarmes : « Vous êtes Français, leur dit-il, vous me rendrez bien au moins le service de ne point me manquer, » Il remit un anneau, des cheveux et une lettre pour Mme de Rouan ; Savary montra le tout à Mme Bonaparte. La lettre était ouverte, courte et affectueuse. Je ne sais si les dernières intentions de ce malheureux prince auront été exécutées.

« Après sa mort, reprit Savary, on a permis aux gendarmes de prendre ses vêtemens, sa montre, et l’argent qu’il avait sur lui ; aucun n’a voulu y toucher. On dira ce qu’on voudra, on ne peut voir périr de pareils hommes comme on ferait de tant d’autres, et je sens que j’ai peine à retrouver mon sang-froid. »

Peu à peu parurent Eugène de Beauharnais, trop jeune pour avoir un souvenir, et qui ne voyait guère dans le duc d’Enghien qu’un conspirateur contre les jours de son maître ; des généraux, dont je n’écrirai point les noms, qui exaltaient cette action, si bien que Mme Bonaparte, toujours un peu effrayée dès qu’on parlait haut et fort, crut devoir s’excuser de sa tristesse, en répétant cette phrase si complètement déplacée : « Je suis une femme, moi, et j’avoue que cela me donne envie de pleurer. »

Dans la matinée, il vint une foule de monde, les consuls, les ministres, Louis Bonaparte et sa femme ; le premier renfermé dans un silence qui paraissait désapprobateur, Mme Louis effarouchée, n’osant point sentir et comme demandant ce qu’elle devait penser. Les femmes encore plus que le reste étaient absolument soumises à la puissance magique de ce mot sacramental de Bonaparte : Ma politique. C’est avec lui qu’il écrasait la pensée, les sentimens, même les impressions, et quand il le prononçait, presque personne au palais, surtout pas une femme, n’eût osé l’interroger sur ce qu’il voulait dire.

Mon mari vint aussi le matin ; sa présence soulagea la terrible oppression qui m’étouffait. Il était abattu et affligé comme moi. Combien je lui sus gré de ne pas penser à me donner le moindre avis sur l’attitude composée qu’il fallait prendre dans cette occasion ! Nous nous entendîmes dans toutes nos souffrances. Il me conta qu’on était généralement révolté à Paris, et que les chefs du parti jacobin disaient : « Le voilà des nôtres. » Il ajouta ces paroles, que je me suis souvent rappelées depuis : « Voilà le consul lancé dans une route où, pour effacer ce souvenir, il sera souvent forcé de laisser de côté l’utile, et de nous étourdir par l’extraordinaire. » Il dit aussi à Mme Bonaparte : « Il vous reste un conseil important à donner au premier consul : il n’a pas un moment à perdre pour rassurer l’opinion, qui marche vite à Paris. Il faut au moins qu’il prouve que ceci n’est point la suite d’un caractère cruel qui se développe, mais d’un calcul dont il ne m’appartient pas de déterminer la justesse, et qui doit le rendre bien circonspect pour l’avenir. »

Mme Bonaparte apprécia ce conseil. Elle le reporta à son époux, qui se trouva très disposé a l’entendre, et qui répondit par ces deux mots : C’est juste. En la rejoignant avant le dîner, je la trouvât dans la galerie avec sa fille, et M. de Caulaincourt, qui venait d’arriver Il avait surveillé l’arrestation du prince, mais ne l’accompagna point. Je reculai dès que je l’aperçus. « Et vous aussi, me dit-il tout haut, vous allez me détester, et pourtant je ne suis que malheureux, mais je le suis beaucoup ; pour prix de mon dévoûment le consul vient de me déshonorer. J’ai été indignement trompé, me voilà ainsi perdu. » Il pleurait en parlant et me fit pitié.

Mme Bonaparte m’a assuré qu’il avait parlé du même ton au premier consul, et je l’ai vu longtemps conserver un visage sévère et irrité devant lui. Le premier consul lui faisait des avances, il les repoussait. Il lui étalait ses desseins, son système, le trouvait raide et glacé ; de brillans dédommagent lui furent offerts, et furent d’abord repoussés. Peut-être eussent-ils dû l’être toujours.

Cependant l’opinion publique se dressa contre M. de Caulaincourt ; chez certaines gens, elle ménageait le maître pour écraser l’aide de camp. Cette inégalité de démonstrations l’irrita ; il eût baissés la tête devant un blâme indépendant qui devait être au moins partagé. Mais quand il vit qu’on était déterminé à épuiser les affronts sur lui, pour acquérir encore le droit de caresser le vrai coupable il conçut un souverain mépris des hommes et consentit à les obliger au silence en se plaçant aussi à un degré de puissance qui pouvait leur imposer. Son ambition et Bonaparte justifièrent cette disposition. « Ne soyez point insensé, lui disait ce dernier. Si vous pliez devant les coups dont on veut vous frapper, vous serez assommé ; on ne vous saura nul gré de votre tardive opposition à mes volontés, et on vous blâmera d’autant plus qu’on n’aura point à vous craindre. » A force de revenir sur de pareils raisonnemens, et en n’épargnant aucun moyen de consoler, caresser et séduire lui M. de Caulaincourt, Bonaparte parvint à calmer le ressentiment très réel qu’il éprouvait, et peu à peu l’éleva près de lui à de très grandes dignités. On peut blâmer plus ou moins la faiblesse qu’eut M. de Caulaincourt de pardonner la tache ineffaçable que le premier consul grava sur son front ; mais on lui doit cette justice qu’il ne fut jamais près de lui ni aveugle, ni bas courtisan, et qu’il demeura dans le petit nombre de ses serviteurs qui ne négligèrent point l’occasion de lui dire la vérité.

Avant de dîner Mme Bonaparte et sa fille m’exhortèrent fort à garder la meilleure contenance que je pourrais. La première me dit que dans la matinée, son époux lui avait demandé quel effet avait produit sur moi cette déplorable nouvelle, et que sur la réponse que j’avais pleuré, il lui avait dit. « C’est tout simple, elle fait son métier de femme ; vous autres vous n’entendez rien à mes affaires ; mais tout se calmera, et l’on verra que je n’ai point fait une gaucherie. »

Enfin, l’heure du dîner arriva. Avec le service ordinaire de la semaine, il y avait encore M. et Mme Louis Bonaparte, Eugène Beauharnais, M. de Caulaincourt et le général Hullin[4] ; la vue de cet homme me troublait. Il apportait dans ce jour la même expression de visage que la veille, une extrême impassibilité[5]. Je crois en vérité qu’il ne pensait avoir fait ni une mauvaise action, ni un acte de dévoûment en présidant la commission militaire qui condamna le prince. Depuis, il a vécu assez simplement. Bonaparte a payé par des places et de l’argent le funeste service qu’il lui devait ; mais il lui arrivait quelquefois de dire, en voyant Hullin : « Sa présence m’importune, je n’aime point ce qu’il me rappelle. »

Bonaparte passa de son cabinet à table ; il n’affectait point de gaîté ce jour-là. Au contraire, tant que dura le repas, il demeura plongé dans une rêverie profonde ; nous étions tous fort silencieux. Lorsqu’on allait se lever de table, tout à coup le consul, répondant à ses pensées, prononça ces paroles d’une voix sèche et rude : « Au moins ils verront ce dont nous sommes capables, et dorénavant, j’espère, on nous laissera tranquilles. » Il passa dans le salon, il y causa tout bas longtemps avec sa femme, et me regarda deux ou trois fois sans courroux. Je me tenais tristement à l’écart, abattue, malade, et sans volonté, ni pouvoir de dire un mot.

Peu à peu arrivèrent Joseph Bonaparte, M. et Mme Bacciochi[6], accompagnés de M. de Fontanes[7] ; Lucien alors était brouillé avec son frère par suite du mariage qu’il avait contracté avec Mme Jouberthon ; il ne paraissait plus chez le premier consul, et se disposait à quitter la France. Dans la soirée, on vit arriver aussi Murat, le préfet de police Dubois, des conseillers d’état, etc. Les visages des arrivans étaient tous composés. La conversation fut d’abord insignifiante, rare et lourde ; les femmes assises et dans un grand silence, les hommes debout en demi-cercle ; Bonaparte marchant d’un angle à l’autre du salon. Il entreprit d’abord une sorte de dissertation moitié littéraire, moitié historique avec M. de Fontanes. Quelques noms qui appartiennent à l’histoire ayant été prononcés lui donnèrent occasion de développer son opinion sur quelques-uns de nos rois et des plus grands capitaines de l’histoire. Je remarquai de ce jour que son penchant naturel le portait à tous les détrônemens de quelque genre qu’ils fussent, même à ceux des admirations. Il exalta Charlemagne, mais prétendit que la France avait toujours été en décadence sous les Valois. Il rabaissa la grandeur d’Henri IV : « Il manquait, disait-il, de gravité. C’est une affectation qu’un souverain doit éviter que celle de la bonhomie. Que veut-il ? rappeler à ce qui l’entoure qu’il est un homme comme un autre ? Quel contre-sens ! Dès qu’un homme est roi, il est à part de tous ; et j’ai toujours trouvé l’instinct de la vraie politique dans l’idée qu’eut Alexandre de se faire descendre d’un dieu. » Il ajouta que Louis XIV avait mieux, connu les Français que Henri IV ; mais il se hâta de le représenter subjugué par des prêtres et une vieille femme, et il se livra à ce sujet à des opinions un peu vulgaires. De là il tourna sa pensée sur quelques généraux de Louis XIV et sur la science militaire en général.

« La science militaire, disait-il, consiste à bien calculer toutes les chances d’abord, et ensuite à faire exactement, presque mathématiquement la part du hasard. C’est sur ce point qu’il ne faut pas se tromper, et qu’une décimale de plus ou de moins peut tout changer. Or ce partage de la science et du hasard ne peut se caser que dans une tête de génie, car il en faut partout où il y a création, et certes la plus grande improvisation de l’esprit humain est celle qui donne une existence à qui n’en a pas. Le hasard demeure donc toujours un mystère pour les esprits médiocres, et devient une réalité pour les hommes supérieurs. Turenne n’y pensait guère et n’avait que de la méthode. Je crois, ajoutait-il en souriant, que je l’aurais battu. Condé s’en doutait plus que lui, mais c’était par impétuosité qu’il s’y livrait. Le prince Eugène est un de ceux qui l’a le mieux appréciée. Henri IV a toujours mis la bravoure à la place de tout ; il n’a livré que des combats, et ne se fût pas tiré d’une bataille rangée. C’est un peu par démocratie qu’on a tant vanté Catinat ; j’ai, pour mon compte, remporté une victoire là où il fut battu. Les philosophes ont façonné sa réputation comme ils l’ont voulu, et cela a été d’autant plus facile qu’on peut toujours dire tout ce qu’on veut des gens médiocres portés à une certaine évidence par des circonstances qu’ils n’ont pas créées. Pour être un véritable grand homme, dans quelque genre que ce soit, il faut réellement avoir improvisé une partie de sa gloire, et se montrer au-dessus de l’événement qu’on a causé. Par exemple, César a eu dans plusieurs occasions une faiblesse qui me met en défiance des éloges que lui donne l’histoire. Monsieur de Fontanes, vos amis les historiens me sont souvent fort suspects, votre Tacite lui-même n’explique rien ; il conclut de certains résultats sans indiquer les routes qui ont été suivies ; il est, je crois, habile écrivain, mais rarement homme d’état ; il nous peint Néron comme un tyran exécrable, et puis nous dit, presque en même temps qu’il nous parle du plaisir qu’il eut à brûler Rome, que le peuple l’aimait beaucoup. Tout cela n’est pas net. Allez, croyez-moi, nous sommes un peu dupes dans nos croyances des écrivains qui nous ont fabriqué l’histoire au gré de la pente naturelle de leur esprit. Mais savez-vous de qui je voudrais lire une histoire bien faite ? C’est du roi de Prusse, de Frédéric. Je crois que celui-là est un de ceux qui a le mieux su son métier dans tous les genres ; ces dames, dit-il en se retournant vers nous, ne seront pas de mon avis, et diront qu’il était sec et personnel ; mais, après tout, un homme d’état est-il fait pour être sensible ? N’est-ce pas un personnage complètement excentrique, toujours seul d’un côté avec le monde de l’autre ? Sa lunette est celle de sa politique ; il doit seulement avoir égard à ce qu’elle ne grossisse, ni ne diminue rien. Et tandis qu’il observe les objets avec attention, il faut qu’il soit attentif à remuer également les fils qu’il a dans la main. Le char qu’il conduit est souvent attelé de chevaux inégaux ; jugez donc s’il doit s’amuser à ménager certaines convenances de sentimens si importantes pour le commun des hommes. Peut-il considérer les liens du sang, les affections, les puérils ménagemens de la société ? Et dans la situation où il se trouve, que d’actions séparées de l’ensemble et qu’on blâme, quoiqu’elles doivent contribuer au grand œuvre que tout le monde n’aperçoit pas ! Un jour elles termineront la création du colosse immense qui fera l’admiration de la postérité. Malheureux que vous êtes ! Vous retiendrez vos éloges parce que vous craindrez que le mouvement de cette grande machine ne fasse sur vous l’effet de Gulliver qui, lorsqu’il déplaçait sa jambe, écrasait les Lilliputiens. Exhortez-vous, devancez le temps, agrandissez votre imagination, regardez de loin, et vous verrez que ces grands personnages que vous croyez violens, cruels, que sais-je ? ne sont que des politiques. Ils se connaissent, se jugent mieux que vous, et, quand ils sont réellement habiles, ils savent se rendre maîtres de leurs passions, car ils vont jusqu’à en calculer les effets. »

On peut voir par cette espèce de manifeste la nature des opinions de Bonaparte, et encore comme une de ses idées en enfantait une autre quand il se livrait à la conversation. Il arrivait quelquefois qu’il discourait avec moins de suite, parce qu’il tolérait assez bien les interruptions ; mais ce jour-là les esprits semblaient glacés en sa présence, et personne n’osait saisir certaines applications qu’il était pourtant visible qu’il avait offertes lui-même. Il n’avait pas cessé d’aller et de venir en parlant ainsi pendant près d’une heure. Ma mémoire a laissé échapper beaucoup d’autres choses qu’il dit encore. Enfin, interrompant tout à coup le cours de ses idées, il ordonna à M. de Fontanes de lire des extraits de la correspondance de Drake, dont j’ai déjà parlé, qui étaient tous relatifs à la conspiration.

Quand la lecture fut finie : « Voilà des preuves, dit-il, qu’on ne peut récuser. Ces gens-là voulaient mettre le désordre dans la France et tuer la révolution dans ma personne ; j’ai dû la défendre et la venger. J’ai montré ce dont elle est capable ; le duc d’Enghien conspirait comme un autre, il a fallu le traiter comme un autre. Du reste, tout cela était ourdi sans précaution, sans connaissance du terrain ; quelques correspondans obscurs, quelques vieilles femmes crédules ont écrit, on les a crus ; les Bourbons ne verront jamais rien que par l’OEil-de-Bœuf, et sont destinés à de perpétuelles illusions. Les Polignac ne doutaient pas que toutes les maisons de Paris ne fussent ouvertes pour les recevoir, et, arrivés ici, aucun noble n’a voulu les accueillir. Tous ces insensés me tueraient qu’ils ne l’emporteraient point encore ; ils ne mettraient à ma place que les jacobins irrités. Nous avons passé le temps de l’étiquette ; les Bourbons ne savent point s’en départir ; si vous les voyiez rentrer, je gage que c’est la première chose dont ils s’occuperaient. Ah ! c’eut été différent si on les avait vus comme Henri IV sur un champ de bataille, tout couverts de sang et de poussière. On ne reprend point un royaume avec une lettre datée de Londres et signée Louis. Et cependant une telle lettre compromet des imprudens que je suis forcé de punir, et qui me font une sorte de pitié. J’ai versé du sang, je le devais, j’en répandrai peut-être encore., mais sans colère et tout simplement parce que la saignée entre dans les combinaisons de la médecine politique. Je suis l’homme de l’état, je suis la révolution française, je le répète, et je la soutiendrai. »

Après cette dernière déclaration, Bonaparte nous congédia tous ; chacun se retira sans oser se communiquer ses idées, et ainsi se termina une si fatale journée.


CHAPITRE VI. (1804.)
Impression produite à Paris par la mort du duc d’Enghien. — Efforts du premier consul pour la dissiper. — Représentation de l’Opéra. — Mort de Pichegra. — Rupture de Bonaparte avec son frère Lucien. — Projet d’adoption du jeune Napoléon. — Fondation de l’empire.


Le premier consul n’épargna rien pour rassurer les inquiétudes qui s’élevèrent à la suite de cet événement. Il s’aperçut que sa conduite avait remis en question le fond de son caractère, et il s’appliqua, dans ses discours au conseil d’état et aussi avec nous tous, à montrer que la politique seule et non la violence d’une passion quelconque avait causé la mort du duc d’Enghien. Il soigna beaucoup, ainsi que je l’ai dit, la véritable indignation que laissa voir M. de Caulaincourt, et il me témoigna une sorte d’indulgence soutenue qui troubla de nouveau mes idées. Quel pouvoir même de persuasion exercent sur nous les souverains, de quelque nature qu’ils soient ! Nos sentimens et, pour tout dire, notre vanité aussi, tout s’empresse au-devant de leurs moindres efforts. Je souffrais beaucoup, mais je me sentais encore gagnée peu à peu par cette conduite adroite, et, comme Burrhus, je m’écriais :

Plût à Dieu que ce fût le dernier de ses crimes !


Cependant nous revînmes à Paris, et alors je reçus de nouvelles et pénibles impressions de l’état où je retrouvai les esprits. Il me fallait baisser la tête devant ce que j’entendais dire, et me borner à rassurer ceux qui croyaient que cette funeste action allait ouvrir un règne qui serait désormais souvent ensanglanté, et, quoiqu’il fût au fond bien difficile d’exagérer les impressions qu’avait dû produire un tel crime, cependant l’esprit de parti poussait si loin les choses qu’avec l’âme profondément froissée, je me trouvais obligée quelquefois d’entreprendre une sorte de justification, assez inutile au fond, parce qu’elle s’adressait à des gens déterminés.

J’eus une scène assez vive, entre autres, avec Mme de ***, cousine de Mme Bonaparte. Elle était de ces personnes qui n’allaient point le soir aux Tuileries et qui, ayant partagé ce palais en deux régions fort distinctes, croyaient pouvoir, sans déroger à leurs opinions et à leurs souvenirs, se montrer au rez-de-chaussée chez Mme Bonaparte le matin, et échapper toujours à l’obligation de reconnaître la puissance qui habitait le premier étage.

Elle était femme d’esprit, vive, assez exaltée dans ses opinions. Je la trouvai un jour chez M, ne Bonaparte, qu’elle avait effrayée par la véhémence de son indignation ; elle m’attaqua avec la même chaleur et nous plaignit l’une et l’autre a de la chaîne qui nous liait, disait-elle, à un véritable tyran. » Elle poussa les choses si loin que j’essayai de lui faire voir qu’elle agitait sa cousine un peu plus qu’il ne fallait. Mais dans sa violente elle tomba sur moi, et m’accusa de ne pas assez sentir l’horreur de ce qui venait de se passer : « Quant à moi, me disait-elle, tous mes sens sont si révoltés que, si votre consul entrait dans cette chambre, à l’instant vous me verriez le fuir comme on fuit un animal venimeux. — Eh ! madame, lui répondis-je (et je ne croyais pas alors mes paroles aussi prophétiques), retenez des discours dont il vous arrivera peut-être un jour d’être assez embarrassée. Pleurez avec nous, mais songez que le souvenir de certaines paroles prononcées dans le moment où l’on est si fortement animé complique souvent par la suite quelques-unes de nos actions. Aujourd’hui j’ai devant vous des apparences de modération qui vous irritent, et peut-être que mes impressions dureront plus que les vôtres. »

En effet, quelques mois après, Mme de *** était dame d’honneur de sa cousine, devenue impératrice.

Hume dit quelque part que Cromwell, ayant établi autour de lui comme un simulacre de royauté, se vit promptement aborder par cette classe de grands seigneurs qui se croient obligés d’habiter les palais dès qu’on en rouvre les portes, et de même le premier consul, en prenant les titres du pouvoir qu’il exerçait réellement, offrit à la conscience des anciens nobles une justification que la vanité saisit toujours avec empressement ; car le moyen de résister à la tentation de se replacer dans le rang que l’on se sent fait pour occuper ? Ma comparaison sera bien triviale, mais je la crois juste. Il y a dans le caractère des grands seigneurs quelque chose du chat qui demeure attaché à la même maison, quel que soit le propriétaire qui vient l’habiter. Enfin Bonaparte, couvert du sang du duc d’Enghien, mais devenu empereur, obtint de la noblesse française ce qu’il eût en vain demandé tant qu’il fut consul, et, quand plus tard il soutenait à l’un de ses ministres que ce meurtre était un crime et point une faute, « car, ajoutait-il, les conséquences que j’ai prévues sont toutes arrivées, » peut-être en ce sens avait-il raison.

Et pourtant, en regardant les choses d’un peu plus haut, les conséquences de cette action ont été plus étendues qu’il ne l’a cru. Sans doute il a réussi à amortir la vivacité de certaines opinions, parce qu’une foule de gens renoncent à sentir là où il n’y a plus à espérer ; mais, comme disait M. de Rémusat, il fallait qu’à la suite de l’odieux que son crime répandit sur lui, il nous détournât de ce souvenir par une suite de faits extraordinaires qui imposèrent silence à tous les souvenirs, et surtout il contracta avec nous l’obligation d’un succès constant ; car le succès seul pouvait le justifier. Et si nous voulons regarder dans quelle route tortueuse et difficile il fut forcé de se jeter depuis lors, nous conclurons qu’une noble et pure politique, qui a pour base la prospérité de l’humanité et l’exercice de ses droits, est encore, est toujours la voie la plus commode à suivre pour un souverain.

Bonaparte a réussi, par la mort du duc d’Enghien, à compromettre, nous d’abord, plus tard la noblesse française, enfin la nation entière et toute l’Europe. On s’est lié à son sort, il est vrai ; c’était un grand point pour lui, mais en nous flétrissant, il perdait ses droits au dévoûment qu’il eût réclamé en vain dans ses malheurs. Comment eût-il pu compter sur un lien forgé, il faut en convenir, aux dépens des plus nobles sentimens de l’âme ? Hélas ! j’en juge par moi-même. A dater de cette époque, j’ai commencé à rougir à mes propres yeux de la chaîne que je portais, et ce sentiment secret que j’étouffais plus ou moins bien par intervalle, plus tard m’est devenu commun avec le monde entier.

A son retour à Paris, le premier consul fut frappé d’abord de l’effet qu’il avait produit ; il s’aperçut que les sentimens vont un peu moins vite que les opinions, et que les visages avaient changé d’expression en sa présence. Fatigué d’un souvenir qu’il aurait voulu rendre ancien dès les premiers jours, il pensa que le plus court moyen était d’user promptement les impressions, et il se détermina à paraître en public, quoiqu’un certain nombre de gens lui conseillassent d’attendre un peu. « Mais, répondit-il, il faut à tout prix vieillir cet événement, et il demeurera nouveau tant qu’il restera quelque chose à éprouver. En ne changeant rien à nos habitudes, je forcerai le public à diminuer l’importance des circonstances. » Il fut donc résolu qu’il irait à l’Opéra. Ce jour-là j’accompagnais Mme Bonaparte. Sa voiture suivait immédiatement celle de son époux. Ordinairement il avait coutume de ne point attendre qu’elle fût arrivée pour franchir rapidement les escaliers et se montrer dans sa loge, mais cette fois il s’arrêta dans un petit salon qui la précédait et donna à Mme Bonaparte le temps de le rejoindre. Elle était fort tremblante et lui très pâle ; il nous regardait tous et semblait interroger nos regards pour savoir comment nous pensions qu’il serait reçu. Il s’avança enfin de l’air de quelqu’un qui marche au feu d’une batterie. On l’accueillit comme de coutume, soit que sa vue produisît son effet accoutumé, car la multitude ne change point en un moment ses habitudes, soit que la police eût pris d’avance quelques précautions. Je craignais fort qu’il ne fût pas applaudi, et lorsque je vis qu’il l’était, j’éprouvai cependant un serrement de cœur.

Il ne demeura que peu de jours à Paris ; il alla s’établir à Saint-Cloud, et je crois bien que dès ce moment il détermina l’exécution de ses projets de royauté. Il sentit la nécessité d’imposer à l’Europe une puissance qui ne pouvait plus être contestée, et dans le moment où, par des actes qui ne lui paraissaient que vigoureux, il venait de rompre avec tous les partis, il pensa qu’il lui serait facile de montrer à découvert le but vers lequel il avait marché avec plus ou moins de précautions. Il commença par obtenir du corps législatif assemblé une levée de soixante mille hommes, non qu’on en eût besoin pour la guerre avec l’Angleterre, qui ne pouvait se faire que sur mer, mais parce qu’il fallait se donner une attitude imposante à l’instant où on allait frapper l’Europe par un incident tout nouveau. Le code civil venait d’être terminé, c’était une œuvre importante qui méritait, disait-on, l’approbation générale. Les tribunes des trois corps de l’état retentirent à cette occasion de l’éloge de Bonaparte. M. Marcorelle, député du corps législatif, fit une motion, le 24 mars, trois jours après la mort du duc d’Enghien, qui fut accueillie avec acclamations. Il proposa que le buste du premier consul décorât la salle des séances. « Qu’un acte éclatant de notre amour, dit-il, annonce à l’Europe que celui qu’ont menacé les poignards de quelques vils assassins est l’objet de notre affection et de notre admiration. » De nombreux applaudissemens répondirent à ces paroles.

Peu de jours après, Fourcroy, conseiller d’état, vint porter la parole au nom du gouvernement pour clore la session. Il parla des princes de la maison de Bourbon en les appelant « les membres de cette famille dénaturée qui aurait voulu noyer la France dans son sang pour pouvoir régner sur elle, » et il ajouta qu’il fallait les menacer de mort, s’ils voulaient souiller de leur présence le sol de la patrie.

Cependant l’instruction du grand procès se continuait avec soin ; chaque jour on arrêtait des chouans, soit en Bretagne, soit à Paris, qui se rattachaient à cette conspiration, et l’on avait déjà interrogé plusieurs fois Georges ; Pichegru et Moreau. Les deux premiers, disait-on, répondaient avec fermeté. Le dernier paraissait abattu ; il ne sortait rien de net de ces interrogatoires.

Un matin, on trouva le général Pichegru étranglé dans sa prison. Cet événement fit un grand bruit. On ne manqua pas de l’attribuer au désir de se défaire d’un ennemi redoutable. La détermination de son caractère, disait-on, l’aurait porté au moment où la procédure fût devenue publique à des paroles animées qui auraient produit un effet fâcheux. Il eût peut-être excité un parti en sa faveur ; il eût déchargé Moreau, dont il était déjà si difficile de prouver juridiquement la culpabilité. Voilà quels motifs on donnait à cet assassinat. D’un autre côté, les partisans de Bonaparte disaient : Personne ne doute que Pichegru ne fût venu à Paris pour y exciter un soulèvement ; lui-même ne le nie pas, ses aveux auraient convaincu les incrédules ; son absence, lors des interrogatoires, nuira à la clarté qu’il serait à désirer qui fût répandue sur tout ce procès.

Une fois, plusieurs années après, je demandais à M. de Talleyrand ce qu’il pensait de la mort de Pichegru : « Qu’elle est arrivée, me dit-il, bien subitement et bien à point. » Mais à cette époque M. de Talleyrand était brouillé avec Bonaparte et ne négligeait aucune occasion de lancer sur lui toute espèce d’accusation. Je suis donc bien loin de rien affirmer par rapport à cet événement. On n’en parla point à Saint-Cloud, et chacun s’abstint de l’ombre d’une réflexion.

Ce fut à peu près dans le même temps que Lucien Bonaparte quitta la France et se brouilla sans retour avec son frère. Son mariage avec Mme Jouberthon, mariage que Bonaparte n’avait pu rompre, les avait séparés. Ils ne se voyaient que rarement. Le consul, occupé de ses grands projets, fit une dernière tentative ; mais Lucien demeura inébranlable. On lui étala en vain l’élévation prochaine de la famille, on lui parla d’un mariage avec la reine d’Étrurie[8].

Dans cette occasion, je me trouvai à portée de voir le premier consul livré à l’une de ces émotions rares dont j’ai parlé plus haut, où il paraissait vraiment attendri.

C’était à Saint-Cloud, vers la fin d’une soirée. Mme Bonaparte, seule avec M. de Rémusat et moi, attendait avec inquiétude l’issue de cette dernière conférence entre les deux frères. Elle n’aimait pas Lucien, mais elle eût désiré qu’il ne se passât rien d’éclatant dans la famille. Vers minuit, Bonaparte entra dans le salon ; son air était abattu, il se laissa tomber sur un fauteuil, et s’écria d’un ton fort pénétré : « C’en est donc fait ! Je viens de rompre avec Lucien et de le chasser de ma présence. » Mme Bonaparte lui faisant quelques représentations : « Tu es une bonne femme, lui dit-il, de plaider pour lui, » et se levant en même temps, il prit sa femme dans ses bras, lui posa doucement la tête sur son épaule, et tout en parlant, conservant la main appuyée sur cette tête dont l’élégante coiffure contrastait avec le visage terne et triste dont elle était rapprochée, il nous conta que Lucien avait résisté à toutes ses sollicitations, qu’il avait en vain fait parler les menaces et l’amitié. « Il est dur pourtant, ajouta-t-il, de trouver dans sa famille une pareille résistance à de si grands intérêts. Il faudra donc que je m’isole de tout le monde, que je ne compte que sur moi seul. Eh bien ! je me suffirai à moi-même, et toi, Joséphine, tu me consoleras de tout. »

J’ai conservé un souvenir assez doux de cette scène. Bonaparte avait les larmes aux yeux en parlant, et j’étais tentée(de le remercier lorsque je le trouvais susceptible d’une émotion un peu pareille à celle des autres hommes. Bien peu de temps après, son frère Louis lui fit éprouver une autre contrariété qui eut peut-être une grande influence sur le sort de Mme Bonaparte.

Le consul, déterminé à monter sur le trône de France, et à fixer l’hérédité, quoiqu’il abordât déjà quelquefois la question du divorce, cependant, soit qu’il eût encore un trop grand attachement pour sa femme, soit que les relations présentes avec l’Europe ne permissent point d’espérer une de ces alliances qui auraient fortifié sa politique, parut pencher alors à ne point rompre son mariage, et à adopter le petit Napoléon, qui se trouvait en même temps son neveu et son petit-fils.

Sitôt qu’il eut laissé entrevoir ce projet, sa famille éprouva une extrême inquiétude. Joseph Bonaparte osa lui représenter qu’il n’avait pas mérité d’être dépossédé des droits qu’il allait acquérir, comme frère aîné, à la couronne, et il les soutint comme s’ils étaient réellement avérés depuis longtemps. Bonaparte, que la contradiction irritait toujours, s’emporta, et ne parut que plus décidé dans son plan ; il le confia à sa femme, qu’il comblait de joie, et qui m’en parlait en envisageant son exécution comme le terme de ses inquiétudes. Mme Louis s’y soumit sans montrer aucune satisfaction ; elle n’avait pas la moindre ambition, et même elle ne pouvait se défendre de craindre que cette élévation n’attirât quelque danger sur la tête de son enfant. Un jour, Bonaparte, entouré de sa famille, tenant le jeune Napoléon sur ses genoux, tout en jouant avec lui et le caressant, lui adressait ces paroles : « Sais-tu bien, petit bambin, que tu cours risque d’être roi un jour ? — Et Achille[9] ? dit aussitôt Murat qui se trouvait présent. — Ah ! Achille, répondit Bonaparte, Achille sera un bon soldat. » Cette réponse blessa profondément Mme Murat ; mais Bonaparte ne faisant pas semblant de s’en apercevoir, et piqué intérieurement de l’opposition de ses frères qu’il croyait, avec raison, excitée surtout par Mme Murât, Bonaparte, continuant d’adresser la parole à son petit-fils : « En tout cas, dit-il encore, je te conseille, mon pauvre enfant, si tu veux vivre, de ne point trop accepter les repas que t’offriront tes cousins. »

On conçoit quelle violente aigreur devaient inspirer de semblables discours. Louis Bonaparte fut dès lors environné de sa famille ; on lui rappela adroitement les bruits qui avaient couru sur la naissance de son fils ; on lui représenta qu’il ne devait point sacrifier les intérêts des siens à celui d’un enfant qui d’ailleurs appartenait. à moitié aux Beauharnais, et, comme Louis Bonaparte n’était pas si peu capable d’ambition qu’on l’a voulu faire croire depuis, il alla, ainsi que Joseph, demander au premier consul raison du sacrifice de ses droits qu’on voulait lui imposer : « Pourquoi, disait-il, faut-il donc que je cède à mon fils ma part de votre succession ? Par où ai-je mérité d’être déshérité ? Quelle sera mon attitude, lorsque cet enfant, devenu le vôtre, se trouvera dans une dignité très supérieure à la mienne, indépendant de moi, marchant immédiatement après vous, ne me regardant qu’avec inquiétude ou peut-être même avec mépris ? Non, je n’y consentirai jamais, et plutôt que de renoncer à la royauté qui va entrer dans votre héritage, plutôt que de consentir à courber la tête devant mon fils, je quitterai la France, j’emmènerai Napoléon, et nous verrons si tout publiquement vous oserez ravir un enfant à son père ! » Il fut impossible au premier consul, malgré tout son pouvoir, de vaincre cette résistance ; il s’emporta inutilement, il lui fallut céder de peur d’un éclat fâcheux et presque ridicule, car il l’eût été sans doute de voir toute cette famille se disputer d’avance une couronne que la France n’avait point encore précisément donnée. On étouffa tout ce bruit, et Bonaparte fut obligé de rédiger son hérédité, et la possibilité de l’adoption qu’il se réserva, dans les termes qu’on trouve dans le décret relatif à l’élévation du consul à l’empire.

Ces discussions animèrent, comme on peut le croire, la haine qui existait déjà entre les Bonaparte et les Beauharnais. Les premiers les envisagèrent comme la suite d’une intrigue de Mme Bonaparte. Louis se montra encore plus sévère que par le passé dans la défense qu’il renouvela à sa femme d’avoir aucune relation intime avec sa mère : « Si vous suivez ses intérêts aux dépens des miens, lui disait-il durement, je vous déclare que je saurai vous en faire repentir ; je vous séparerai de votre fils, je vous claquemurerai dans quelque retraite éloignée dont aucune puissance humaine ne pourra vous tirer, et vous payerez du malheur de votre vie entière votre condescendance pour votre propre famille. Et surtout gardez qu’aucune de mes menaces parvienne aux oreilles de mon frère ! Sa puissance ne vous défendrait pas de mon courroux. »

Mme Louis pliait la tête comme une victime devant une pareille violence. Elle était grosse à cette époque ; le chagrin et l’inquiétude altérèrent sa santé, qui dès lors ne se remit plus. On vit disparaître sa fraîcheur, qui était le seul agrément de son visage. Elle avait une gaîté naturelle qui s’effaça pour toujours. Silencieuse, craintive, elle se gardait de confier ses peines à sa mère dont elle craignait l’indiscrétion et la vivacité. Elle ne voulait pas non plus irriter le premier consul. Celui-ci lui savait gré de sa réserve, car il connaissait son frère, et devinait les souffrances qu’elle avait à supporter. Il ne laissa depuis ce temps échapper aucune occasion de témoigner l’intérêt, et je dirai plus, une sorte de respect que la douce et sage conduite de sa belle-fille lui inspira. Ce que je dis là ne ressemble guère à l’opinion qui s’est malheureusement établie sur cette femme infortunée ; mais ses vindicatives belles-sœurs ne laissèrent échapper aucune occasion de la flétrir par les plus odieuses calomnies, et comme elle portait le nom de Bonaparte, le public, se vengeant peu à peu de la haine qu’inspirait le despotisme impérial par une sorte de mépris partiel répandu sur tout ce qui faisait partie de la famille, accueillit volontiers tous les bruits qui furent habilement lancés contre Mme Louis. Son époux, irrité de plus en plus par les chagrins qu’il lui causait, s’avouant qu’il ne pouvait être aimé après la tyrannie qu’il exerçait, jaloux par orgueil, défiant par caractère, aigri par les habitudes d’une mauvaise santé, personnel à l’excès, fit peser sur elle toutes les sévérités du despotisme conjugal. Elle était environnée d’espions, toutes ses lettres ne lui arrivaient qu’ouvertes ; ses tête-à-tête, même avec des femmes, inspiraient de l’ombrage, et quand elle se plaignait de cette rigueur insultante : « Vous ne pouvez pas m’aimer, lui disait-il, vous êtes femme, par conséquent un être tout formé de ruse et de malice. Vous êtes la fille d’une mère sans morale ; vous tenez à une famille que je déteste ; que de motifs pour moi de veiller sur toutes vos actions ! »

Mme Louis, de qui j’ai tenu ces détails bien longtemps après, n’avait de consolation que dans l’amitié de son frère dont les Bonaparte, quelque jaloux qu’ils fussent, ne pouvaient attaquer la conduite. Eugène, simple, franc, gai et ouvert dans toutes ses manières, ne montrant aucune ambition, se tenant à l’écart de toutes les intrigues, faisant son devoir où on le plaçait, désarmait la calomnie qui ne pouvait parvenir à l’atteindre, et demeurait étranger à tout ce qui se passait dans l’intérieur de ce palais, Sa sœur l’aimait passionnément, et ne confiait qu’à lui ses chagrins dans les courts momens où la jalouse surveillance de Louis leur permettait d’être ensemble.

Cependant le premier consul, ayant fait apparemment de plaintes à l’électeur de Bavière de la correspondance que M. Drake entretenait en France, et cet Anglais ayant conçu quelques inquiétudes pour sa sûreté, ainsi que sir Spencer Smith envoyé d’Angleterre près de la cour de Wurtemberg, ils disparurent tout d’un coup. Le lord Morpoth, dans la chambre des communes, demanda aux ministres raison de la conduite de Drake. Le chancelier de l’échiquier répondit ; qu’il n’avait été donné à cet envoyé aucun pouvoir du gouvernement pour une telle machination, et qu’il s’expliquerait davantage, quand l’ambassadeur aurait répondu aux informations qu’on lui avait demandées.

À cette époque, Bonaparte avait de longues conférences avec M.de Talleyrand. Celui-ci, dont toutes les opinions sont essentiellement monarchiques, pressait le consul de remplacer son titre par celui de roi. Il m’a avoué depuis que le titre d’empereur l’avait dès lors effrayé ; il y voyait un vague et une étendue qui étaient précisément ce qui flattait l’imagination de Bonaparte. « Mais, disait encore M. de Talleyrand, il y avait là une combinaison de république romaine et de Charlemagne qui lui tournait la tête. Un jour, je voulus me donner le plaisir de mystifier Berthier, je le pris à part : « Vous savez, lui dis-je, quel grand projet nous occupe ; allez-vous-en presser le premier consul de prendre le titre de roi ; vous lui ferez plaisir. » Aussitôt Berthier, charmé d’avoir une occasion de parler à Bonaparte sur un sujet agréable, s’avance près de lui à l’autre bout de la pièce où nous étions tous ; je m’éloignai un peu, parce que je prévoyais l’orage ; Berthier commence son petit compliment ; mais au mot de roi, les yeux de Bonaparte s’allument, il met le poing sous le menton de Berthier, le pousse devant lui jusqu’à la muraille : « Imbécile, dit-il, qui vous a conseillé de venir ainsi m’échauffer la bile ? Une autre fois, ne vous chargez plus de pareilles commissions. » Le pauvre Berthier me regarda tout confondu qu’il était, et fut assez longtemps sans me pardonner cette mauvaise plaisanterie. »

Enfin le 30 avril 1804, le tribun Curée, à qui sans doute on avait fait la leçon, et dont la bonne volonté fut payée plus tard par une place de sénateur, fit ce qu’on appelait alors une motion d’ordre au tribunat, pour demander que le gouvernement de la république fût confié à un empereur, et que l’empire fût héréditaire dans la famille de Napoléon Bonaparte. Son discours parut habilement fait ; il regardait l’hérédité, disait-il, comme une garantie contre les machinations de l’extérieur, et au fait, le titre d’empereur ne signifiait que consul victorieux. Presque tous les tribuns s’inscrivirent pour parler. On nomma une commission de treize membres. Carnot seul eut le courage de s’opposer hautement à cette proposition. Il déclara que, par la même raison qu’il avait voté contre le consulat à vie, il voterait contre l’empire, sans aucune animosité personnelle, et bien déterminé à obéir à l’empereur, s’il était élu. Il fit un grand éloge du gouvernement d’Amérique, et ajouta que Bonaparte aurait pu l’adopter lors du traité d’Amiens ; que les abus du despotisme avaient des suites plus dangereuses pour les nations que ceux de la liberté, et qu’avant d’aplanir la route à ce despotisme d’autant plus dangereux qu’il était appuyé sur des succès militaires, il eût fallu créer les institutions qui devaient le réprimer. Nonobstant l’opposition de Carnot, le projet de vœux fut mis aux voix et adopté.

Le 4 mai, une députation du tribunat le porta au sénat déjà tout préparé. Le vice-président, François de Neufchâteau, répondit que le sénat avait prévenu ce vote et qu’il le prendrait en considération. Dans la même séance, on décida qu’on porterait le projet de vœu et la réponse du vice-président au premier consul.

Le 5 mai, le sénat fit une adresse à Bonaparte pour lui demander sans autre explication un dernier acte qui assurât le repos des destinées à venir de la France. On peut voir dans le Moniteur sa réponse à cette adresse : « Je vous invite, dit-il, à me faire connaître votre pensée tout entière. Je désire que nous puissions dire au peuple français le 14 juillet prochain : « Les biens que vous avez acquis il y a quinze ans, la liberté, l’égalité et la gloire, sont à l’abri de toutes les tempêtes. » En réponse, l’unanimité du sénat vota pour le gouvernement impérial, « dont, disait-il, il est important pour l’intérêt du peuple français que Napoléon Bonaparte soit chargé. »

Dès le 8 mai, les adresses des villes arrivèrent à Saint-CIoud. Ce fut celle de Lyon qui parut la première ; un peu plus tard, celles de Paris et des autres villes. Vint en même temps le vœu de l’armée : d’abord la première division de dragons, commandée par le général Klein[10] et puis l’armée du camp de Montreuil, sous les ordres du général Ney[11] ; les autres corps de l’armée suivirent promptement cet exemple. M. de Fontanes parla au premier consul au nom du corps législatif, dans ce moment séparé, et ceux de ses membres qui se trouvèrent à Paris se réunirent pour voter comme le sénat.

On pense bien que de pareils événemens mettaient l’intérieur du château de Saint-Cloud dans de vives agitations. J’ai déjà dit quel mécompte le refus de Louis Bonaparte avait fait éprouver à sa belle-mère. Cependant elle conservait l’espérance que le premier consul viendrait à bout, s’il demeurait dans la même volonté, de vaincre la résistance de ses frères, et elle me témoigna sa joie de voir que les nouveaux plans de son époux ne le portaient point à remettre en délibération ce terrible divorce. Dans les momens où Bonaparte avait à se plaindre de ses frères, Mme Bonaparte remontait toujours en crédit, parce que son inaltérable douceur devenait la consolation du consul irrité. Elle n’essayait point d’obtenir aucune promesse de lui, soit pour elle, soit pour ses enfans, et la confiance qu’elle montrait en sa tendresse, ainsi que la modération d’Eugène, mises en comparaison des prétentions de la famille de Bonaparte, ne pouvaient que le frapper et lui plaire beaucoup. Mmes Bacciochi et Murat, très agitées de ce qui allait se passer, cherchaient à tirer de M. de Talleyrand ou de Fouché les projets secrets du premier consul, pour savoir à quoi elles devaient s’attendre. Il n’était point en leur puissance de dissimuler le trouble qu’elles éprouvaient, et je l’observais avec quelque amusement dans leurs regards inquiets et dans toutes les paroles qui leur échappaient.

Enfin il nous fut annoncé un soir que le lendemain le sénat viendrait en grande cérémonie pour porter à Bonaparte le décret qui allait lui donner la couronne. Il semble qu’à ce souvenir je retrouve encore toutes les émotions que cette nouvelle me fit éprouver. Le premier consul, en faisant part à sa femme de cet événement, lui avait dit que ses projets étaient de s’environner d’une cour plus nombreuse, mais qu’il saurait distinguer les nouveaux venus des anciens serviteurs qui s’étaient dévoués à son sort les premiers. Il l’avait chargée de prévenir particulièrement M. de Rémusat et moi de ses bonnes intentions à notre égard. J’ai déjà dit comme il avait supporté la douleur que je ne pus dissimuler à la mort du duc d’Enghien ; son indulgence à cet égard ne se ralentit point, et il trouva peut-être une sorte d’amusement à pénétrer le secret de toutes mes impressions, et à en effacer peu à peu l’effet par les témoignages d’une bienveillance soigneuse, qui ranima mon dévoûment pour lui prêt à s’éteindre. Je n’étais point encore de force à lutter avec succès contre l’attachement que je me sentais disposée à avoir pour lui ; je gémissais de sa faute que je trouvais immense ; mais quand je le voyais, pour ainsi dire, meilleur que par le passé, je pensais qu’il avait fait un bien faux calcul, mais je lui savais gré de ce qu’il tenait sa parole en se montrant doux et bon après, comme il l’avait promis. Le fait est qu’il avait à cette époque besoin de tout le monde et qu’il ne négligeait aucun moyen de succès. Son adresse avait réussi de même auprès de M. de Caulaincourt, qui, séduit par ses caresses, reprit peu à peu sa sérénité passée et devint à cette époque l’un des plus intimes confidens de ses projets futurs. En même temps Bonaparte, ayant questionné sa femme sur l’opinion que chacun des personnages de cette cour avait émise au moment de la mort du prince, et apprenant d’elle que M. de Rémusat, habituellement silencieux par goût et par prudence, mais toujours vrai quand il était interrogé, n’avait pas craint de lui avouer sa secrète indignation, Bonaparte, qui alors s’était apparemment promis de ne s’irriter de rien, aborda un jour M. de Rémusat sur cette question, et, lui développant ce qu’il lui plut de sa politique, vint à bout de lui persuader qu’il avait cru nécessaire au repos de la France cet acte rigoureux. — Mon mari, en me racontant cet entretien, me dit : « Je suis loin d’adopter son idée qu’il lui fallut se souiller d’un pareil sang pour assurer son autorité, et je n’ai pas craint de le lui dire ; mais j’avoue que j’éprouve du soulagement en pensant que ce n’est point une passion telle que la vengeance qui l’a entraîné, et je le vois si agité, quoi qu’il dise, de l’effet qu’il a produit que je crois qu’à l’avenir il n’essaiera plus d’affirmer sa puissance par de si terribles moyens. Je n’ai pas perdu cette occasion de lui montrer que dans un siècle comme celui-ci, et avec une nation telle que la nôtre, on jouait gros jeu en voulant en imposer par une sanglante terreur, et j’augure beaucoup de ce qu’il m’a écouté avec une extrême attention sur tout ce que j’ai voulu lui dire. »

On voit, par cet aveu sincère de ce que nous éprouvions tous deux, quel était alors le besoin que nous avions de l’espérance. Des juges sévères des sentimens des autres pourraient bien nous blâmer sans doute de cette facilité à nous flatter encore ; ils diront, avec quelque apparence de raison, qu’elle tenait beaucoup à notre situation personnelle. Ah ! sans doute, il est si pénible de rougir vis-à-vis de soi-même de l’état qu’on a embrassé, il est si doux d’aimer les devoirs qu’on s’est imposés, il est si naturel de vouloir s’embellir et son avenir et celui de sa patrie, que ce n’est qu’avec peine et après un long débat qu’on accueille la vérité qui doit vous flétrir la vie. Elle est venue plus tard, cette vérité, elle est venue pas à pas, mais avec tant de puissance qu’il n’a plus été permis de la repousser, et nous avons payé cher cette erreur que des âmes douces et faciles durent conserver aussi longtemps qu’il leur fut possible.

Quoi qu’il en soit, le 18 mai 1804, le second consul Cambacérès, président du sénat, se rendit à Saint-Cloud suivi du sénat entier et escorté d’un corps de troupes considérable ; il prononça un discours convenu, et donna à Bonaparte pour la première fois le titre de majesté. Il le reçut avec calme, et comme s’il y avait eu droit toute sa vie. Le sénat passa ensuite dans l’appartement de Mme Bonaparte, qui fut à son tour proclamée impératrice. Elle répondit avec sa bonne grâce ordinaire qui la plaçait toujours à la hauteur de la situation où elle était appelée.

En même temps furent créés ce qu’on appelle les grands dignitaires : le grand électeur, Joseph Bonaparte ; le connétable, Louis Bonaparte l’archi-chancelier de l’empire, Cambacérès ; l’archi-trésorier, Lebrun. Les ministres, le secrétaire d’état Maret, qui prit le rang de ministre, les colonels généraux de la garde, le gouverneur du palais Duroc, les préfets du palais, les aides de camp, prêtèrent serment, et le lendemain le nouveau connétable présenta à l’empereur les officiers de l’armée, parmi lesquels se trouva Eugène Beauharnais, simple colonel.

Les obstacles que Bonaparte avait trouvés dans sa famille pour l’adoption qu’il voulait faire le déterminèrent à la rejeter à un temps éloigné. L’hérédité fut donc déclarée, dans la descendance de Napoléon Bonaparte, et à défaut d’enfans, dans celle de Joseph et de Louis, qui furent créés princes impériaux. Le sénatus-consulte organique portait que l’empereur pourrait adopter pour son successeur celui de ses neveux qu’il voudrait, mais seulement quand il aurait dix-huit ans, et ensuite l’adoption était interdite à ceux de sa race.

La liste civile devenait celle accordée au roi en 1791, et les princes devaient être traités conformément à l’ancienne loi rendue le 20 décembre 1790. Les grands dignitaires auraient le tiers de la somme accordée aux princes. Ils devaient présider les collèges électoraux des six plus grandes villes de l’empire, et les princes seraient à perpétuité, dès l’âge de dix-huit ans, membres du sénat et du conseil d’état.

Seize maréchaux furent aussi créés à cette époque, outre quelques sénateurs à qui le titre de maréchal fut donné[12].

Voici la formule du décret :

« Napoléon, par la grâce de Dieu et par les constitutions de la république, empereur des Français, à tous présens et à venir, salut.

« Le sénat, après avoir entendu les orateurs du conseil d’état, a décrété, et nous ordonnons ce qui suit :

« La proposition suivante sera présentée à l’acceptation du peuple français :

« Le peuple français veut l’hérédité de la dignité impériale dans la descendance directe, naturelle, légitime et adoptive de Napoléon Bonaparte, et dans la descendance directe, naturelle, légitime de Joseph Bonaparte et de Louis Bonaparte, ainsi qu’il est réglé par le sénatus-consulte organique du 28 floréal en XII. »

Ce sénatus-consulte fut proclamé dans tous les quartiers de Paris, et, comme il fallait penser à tout, en même temps un article du Moniteur apprit qu’il fallait donner aux princes le titre d’altesse impériale, aux grands dignitaires celui de monseigneur et d’altesse sérénissime ; que les ministres seraient appelés monseigneur par les fonctionnaires publics et les pétitionnaires, et les maréchaux monsieur le maréchal.

Ainsi disparut pour tout à fait le titre de citoyen, déjà oublié depuis longtemps dans le monde, où celui de monsieur avait repris ses droits, mais dont Bonaparte se servait toujours fort scrupuleusement. Ce même jour 18 mai, ayant invité à dîner ses frères, Cambacérès, Lebrun et les ministres de sa maison, nous l’entendions, pour la première fois ; se servir du nom de monsieur, sans que l’habitude rappelât une seule fois sur ses lèvres celui de citoyen.

En même temps, on créa les titres des grands officiers de l’empire, les maréchaux, huit inspecteurs et colonels généraux d’artillerie, du génie, de cavalerie et de la marine, et les grands officiers civils de la couronne dont je parlerai plus tard.

  1. Voyez la Revue du 15 juin, du 1er et du 15 juillet.
  2. Voici ces vers :
    Des dieux que nous servons connais la différence :
    Les tiens t’ont commandé le meurtre et la vengeance ;
    Et le mien, quand ton bras vient de m’assassiner,
    M’ordonne de te plaindre et de te pardonner.
    (Alzire, acte V, scène VII.) (P. R.)
  3. Le lendemain du jour où j’écrivais ceci, on me prêta précisément un livre qui a paru cette année et qui s’appelle Mémoires secrets sur la vie de Lucien Bonaparte. Cet ouvrage a pu être fait par quelque secrétaire de Lucien. Il renferme quelques faits qui manquent de vérité. Il y a quelques notes à la fin, ajoutées par une personne digne de foi, dit-on. Je suis tombée sur celle-ci, qui m’a paru curieuse : « Lucien apprit la mort du duc d’Enghien par le général Hullin, parent de Mme Jouberthon, et qui arriva chez elle quelques heures après avec la contenance d’un homme désespéré. On avait assuré le conseil militaire que le premier consul ne voulait que constater son pouvoir, et devait faire grâce au prince ; on avait même cité à quelques membres ces vers d’Alzire ; Des dieux que nous servons connais la différence, etc. »
  4. Alors commandant de Paris.
  5. On m’a assuré depuis qu’il avait été fort affligé.
  6. M. Bacciochi était alors colonel de dragons, et absolument étranger aux affaires publiques. Il avait la passion du violon et en jouait toute la journée.
  7. M. de Fontanes fut nommé dans ce temps président du corps législatif et plus tard président perpétuel.
  8. La Toscane avait été, après le traité de Lunéville (1801), érigée en royaume d’Étrurie, et donnée au fils du duc de Parme. Le roi étant mort en 1803, sa veuve, Marie-Louise, fille de Charles IV, roi d’Espagne, lui succéda jusqu’en 1807, époque où ce petit royaume fut incorporé & l’empire, pour en être distrait en 1809 en faveur de Mme Bacciochi, qui prit le titre de grande duchesse de Toscane. (P. R.) ; l’amour fut le plus fort, et il refusa tout. Il s’ensuivit une scène violente, une rupture complète, et l’exil de Lucien du sol français.
  9. Achille était le fils aîné de Murat.
  10. Le général Klein épousa depuis la fille de la comtesse d’Arberg, dame du palais. Il fut nommé sénateur et conservé pair de France par le roi.
  11. Depuis le maréchal Ney.
  12. Voici les noms des quatorze maréchaux nommés à cette époque : Berthier, Murat, Moncey, Jourdan, Masséna, Augereau, Bernadotte, Soult, Brune, Lannes, Mortier, Ney, Davout, Bessières ; et les sénateurs qui eurent ce titre : Kellerman, Lefebvre, Pérignon, Sérurier.