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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/I

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MÉMOIRES
SUR
LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE,
ET
SUR LA RÉVOLUTION.

Vivere bis, vitd possHoo est :
Vivere bis, vitd posse priore frui.

Martial, x, 23.



CHAPITRE PREMIER

.

Premières années ; Jésuites de Lyon ; Séminaire ; Sorbonne. Turgot, Loménie de Brienne.

Arrivé à l’âge de soixante-dix ans, et à une époque où je ne suis plus fort éloigné du terme de ma carrière, que les troubles au milieu desquels nous vivons peuvent d’un moment à l’autre abréger encore, je veux profiter du temps qui me reste pour jeter un coup-d’œil en arrière sur le chemin que j’ai fait dans la vie, me rappeler les obstacles que j’y ai rencontrés, les moyens qui m’ont aidé quelquefois à les vaincre, les liaisons que j’ai formées, les caractères des hommes de quelque valeur que j’ai connus, les affaires de quelque importance publique auxquelles j’ai pris une faible part, enfin les évènemens de ma vie privée, et l’ordre de mes travaux littéraires.

Parler ainsi de moi, sera peut-être, aux yeux de quelques personnes, un tort et un ridicule. Je ne me justifierai pas par l’exemple de Montaigne, ce qui serait vain, ni par celui de J.-J. Rousseau, qui n’a pas besoin d’apologie lorsqu’il parle si éloquemment de lui, et à qui je ne prétends pas ressembler en cela, non plus que par la liberté et même l’injustice avec laquelle il parle souvent des autres. Mais je dirai que cet écrit devant, après moi, tomber entre les mains de ma famille, ce n’est qu’à moi-même et aux miens que je parle de moi, ce qui est assurément bien loisible.

J’ajouterai que je parle de moi, parce que c’est ce que je sais le mieux, parce que c’est ce que je puis rendre avec le plus d’intérêt pour moi-même, et peut-être, par cette raison, pour mes lecteurs ; c’est enfin, à mes périls et risques ; car, si j’ennuie, on me laissera là, et je ne puis espérer d’être lu qu’en méritant de l’être.

Je suis né à Lyon, le 7 mars 1727, l’aîné de quatorze enfans. Mon père était marchand papetier, et son commerce, borné comme ses capitaux, ne lui laissait guère les moyens de donner à ses enfans une éducation longue et coûteuse, comme celle qui peut former un homme de lettres.

Je fis pourtant mes études au collège des Jésuites. Là, négligé de mes premiers régens, à cause de la médiocrité de mon état, et n’ayant point d’autre guide, je me souviens qu’en sixième et en cinquième, je fus constamment un des derniers de la classe, et fouetté régulièrement tous les samedis, pour l’exemple et l’instruction des autres ; il est sûr que, pour moi, cela ne me servait de rien.

Je ne pense encore qu’avec horreur à la malheureuse condition où j’ai vécu pendant ces premières années d’une jeunesse douce et docile, qui ne demandait qu’à être encouragée, et à tout le temps que j’ai perdu par l’indifférence et l’injustice de mes maîtres.

En quatrième, je trouvai heureusement dans le jeune jésuite appelé Fabri, mon régent ; un homme doux et humain, qui démêla en moi quelque talent, et qui me donna la main pour me tirer de l’oppression où j’avais langui jusqu’alors. Je sentis que je pouvais valoir quelque chose. Je m’appliquai davantage, et, dans une classe où nous n’étions guère moins de quatre-vingts ou cent, je me mis tout de suite à être un des meilleurs écoliers, et à obtenir constamment les premières places ; à la fin de l’année, je remportai deux premiers prix.

Je continuai, sous le même régent, de me former et de faire des progrès, de sorte qu’en seconde j’eus, à la fin de l’année, deux prix et un accessit. Je me souviens, entre autres petits succès, que je faisais très-bien les versions, et surtout que je mettais avec une grande facilité des odes d’Horace en vers d’une mesure différente, sans altérer la pureté de la pensée ; il y avait même, je crois, quelque élégance dans les tournures.

En rhétorique, je ne fus pas si heureux. Je trouvai là, pour régent, un jésuite gentilhomme et provençal, appelé Pont-de-Vesse, qui ne fit pas grand état des petits talens du fils d’un petit marchand, et qui certainement, en beaucoup d’occasions, ne me rendit pas justice. Mes progrès furent encore interrompus. Mais j’avais déjà pris quelques bons principes et quelque goût. Je lisais sans cesse Horace et Juvénal, La Fontaine et les Lettres provinciales, entendant de ce dernier ouvrage ce que je pouvais, et, malgré mon ignorance du fonds des idées, sentant ce que la forme avait de piquant et d’ingénieux.

Ma rhétorique achevée, il fut question, pour mon père, de prendre un parti sur mon compte. J’avais quatorze ans. Un mien oncle, qui ne manquait pas de sens, et qu’on appelait dans la famille le docteur, parce qu’il lisait la gazette, entretenait quelques relations avec la famille du supérieur du séminaire des Trente-trois, à Paris ; ce supérieur était de Lyon, et s’appelait Sarcey. Le docteur obtint de lui, par l’entremise de ses parens, qu’on me recevrait dans son séminaire pour une modique pension de 300 fr., si je m’en souviens bien, avec promesse de sa part que, si je montrais quelque application et quelque talent, j’aurais une bourse.

Ce plan contrariait le petit projet que j’avais déjà formé de me faire jésuite. Je résistai quelque temps autant que je le pouvais, ayant affaire à un père violent, et à la grande autorité de mon oncle. J’alléguai d’assez bonne foi ce qu’on appelait, en ce temps-là, une vocation. Mais enfin, je me soumis, et on m’envoya à cheval, par des voituriers, à une tante que j’avais à Roanne ; et de Roanne, je voyageai par la Loire et le canal de Briare, avec des bateliers, qui m’obligeaient de leur payer à chaque station tout le vin qu’ils buvaient, et qui consommaient les provisions que m’avait données ma tante ; et c’est ainsi que je commençai mon apprentissage du métier de dupe, que j’ai souvent fait depuis.

Arrivé au séminaire, vers la fin de 1741, j’eus moins de peine qu’un autre à me soumettre à la vie dure qu’on y menait, la maison paternelle ne m’ayant pas gâté. On s’y levait à quatre heures et demie, en hiver comme en été, et la rigueur de cet usage ne fut adoucie qu’à la troisième ou quatrième année de mon séjour, par la tolérance du supérieur, homme de sens, qui, en maintenant la régularité dans sa maison, était pourtant disposé à l’indulgence.

Le séminaire des Trente-trois était renommé, parmi les séminaires de Paris, pour les bonnes études. Aussi a-t-il fourni un grand nombre de sujets aux chaires de l’université, à celles de Sorbonne, aux cures de Paris, aux places de grands-vicaires. Quand j’y arrivai, les maîtres de conférence étaient l’abbé Sigorgne, depuis professeur de philosophie au collège du Plessis, bon mathématicien et le premier qui ait enseigné dans l’université de Paris, ce qu’on appelait alors le système de Newton ; l’abbé de Launay, depuis professeur de théologie en Sorbonne et archidiacre de Paris ; l’abbé Camyer, de la maison de Sorbonne, depuis professeur de philosophie au collège du Plessis, auteur d’un très-bon cours de philosophie, et plusieurs autres, inconnus aux gens du grand monde, mais qui, dans leur sphère, ont bien mérité des lettres et concouru à l’instruction publique.

Ces leçons, ces exemples, ces motifs d’émulation excitèrent la mienne. Je travaillais avec ardeur. Je contentai mes maîtres et mes professeurs du collège de Navarre, et je gagnai l’amitié de mon supérieur, qui, ayant reconnu en moi de l’application et quelque bon esprit, me fit maître de conférence. Ma pension ne me coûta plus rien. Je devins bientôt philosophe et théologien très-argut. Je poussais surtout les objections avec une grande adresse ; je me défendais moins bien que je n’attaquais ; mais enfin, sur plus de cent jeunes gens de toutes provinces, j’étais ce qu’on appelait un des meilleurs sujets.

Ces petits succès déterminèrent mon père et ma famille à faire encore un effort de dépense pour me faire obtenir le grade de bachelier en théologie ; et, mon quinquennium achevé, je soutins en effet ma tentative d’une manière qu’on appelait distinguée dans la sphère étroite des écoles.

Mais là finissaient mes moyens. Pour entreprendre de courir la licence, il fallait des secours que ma famille ne pouvait me fournir. Je m’adressai à un mien cousin germain, élevé au collège d’Harcourt, et qui était alors en philosophie. Ce cousin était fils d’un vieux marin, frère de mon père, et devenu capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes, après avoir commencé par être mousse. Le capitaine venait de mourir en laissant à son fils quinze ou vingt mille livres de rente. Mon cousin me donna 1000 fr., avec lesquels j’entrepris non-seulement de courir la licence, mais de me faire agréger à la maison et société de Sorbonne. Cette route pouvait me conduire plus aisément à quelque établissement utile ; mais elle était en effet plus coûteuse que la simple licence, que j’eusse faite comme ubiquiste : c’est le nom qu’on donnait à ceux qui faisaient leur licence sans être attachés à aucun corps ou société.

Pour entrer dans la maison de Sorbonne, il fallait subir des épreuves, donner de bons renseignemens de sa conduite et de ses mœurs, et pour ceux qui, comme moi, ne tenaient qu’à des familles obscures, faire espérer quelque mérite et quelques succès. Je me tirai de tous ces examens ; je fus reçu dans la maison, et j’y obtins un logement ainsi que mes jeunes confrères.

Je dois donner ici quelque idée de cette société de Sorbonne, que les gens du monde ne connaissaient guère, et qu’ils ont toujours confondue avec ce qu’on appelait dans l’université la faculté de théologie, parce que les docteurs de cette faculté s’appelaient généralement docteurs de Sorbonne, même sans appartenir à la société particulière appelée société de Sorbonne.

Cette société, fondée sous le roi saint Louis par Robert Sorbon, son confesseur, et relevée et dotée par le cardinal de Richelieu, était une réunion théologique, où se suivaient les études et les exercices de la faculté de théologie. Les membres formaient entre eux une société, où l’on n’était admis qu’après certains, examens et quelques frais. La société comprenait environ cent ecclésiastiques, la plupart évêques, vicaires-généraux, chanoines, curés de Paris et des principales villes du royaume, et par conséquent ne pouvant vivre dans la maison. Il y demeurait habituellement environ vingt-quatre docteurs, dont six professeurs des écoles de Sorbonne, un procureur, un bibliothécaire, et dix à douze bacheliers se préparant à leur licence ou la courant, et après leur licence, faisant place à d’autres jeunes gens suivant la même carrière.

Les avantages de cet établissement, pour les membres de l’association, n’étaient pas à mépriser. Trente-six appartemens, que la maison comprend, étaient réservés de droit aux trente-six plus anciens docteurs, qui, s’ils ne les occupaient pas eux-mêmes, devaient les céder à quelques autres membres de la société ; et c’est ainsi qu’il se trouvait ; comme je l’ai dit, dix ou douze appartemens pour les jeunes gens courant la licence.

Ajoutez une église, un jardin, des domestiques communs, une salle à manger et un salon échauffés aux frais de la maison, deux cuisiniers, tous les ustensiles du service, comme vaisselle, couverts, payés et fournis, une riche bibliothèque, etc.

À l’heure du dîner, chacun, se rendant à la salle à manger, choisissait sur un menu, affiché dans l’antichambre, les plats dont le prix était taxé, et que les domestiques lui servaient.

À ces dépenses communes fournissaient environ cinquante mille livres de rente en maisons à Paris.

Cette société, qui paraît avoir servi de modèle à divers établissemens anglais, nommés fellowships, à Oxford et à Cambridge, soutenait l’étude de la théologie et des sciences religieuses. Nonobstant quelques travers qu’on peut reprocher à la Sorbonne, elle avait certainement son utilité, puisqu’elle conservait la religion, au moins tant qu’on voulait bien en conserver une.

Je ne puis m’empêcher d’observer ici l’injustice à laquelle nos assemblées nationales, et la première elle-même, se sont laissées aller en détruisant cet établissement ; injustice surpassée mille et mille fois, et presque effacée par tant d’usurpations et de crimes.

Pouvait-on assimiler la Sorbonne à une maison de moines, ou élever contre elle les mêmes reproches ? On n’y faisait point de vœux. Pouvait-on la taxer d’alimenter les pratiques superstitieuses ? La messe et les vêpres, les fêtes et dimanches, étaient les seuls exercices religieux. Le but des fondateurs, l’étude de la théologie, étant bien connu et bien déterminé, et n’ayant rien de contraire à la tranquillité publique, la fondation devait être regardée comme un simple club, ayant, si l’on veut, des occupations futiles, mais non nuisibles à la société. Détruire et dissoudre une pareille association, c’est donc porter atteinte à la liberté de ceux qui la composent, chacun ayant le droit de faire ce qui ne nuit pas à un tiers, et laissant à tous la liberté d’en faire autant.

En supprimant cet établissement, sans aucun dédommagement pour les associés, n’a-t-on pas commis aussi une insigne violation de la propriété envers chaque membre ? Pour entrer dans la société, chacun avait prolongé son éducation, subi des épreuves, fait des frais ; ces avances et leurs fruits étaient sa propriété.

De quel droit et avec quelle justice les assemblées, dites nationales, m’ont-elles privé de ces avantages, pour toujours, sans m’en donner la moindre indemnité ? J’avais ma part, au moins ma vie durant, de la propriété usufruitière des cinquante mille livres de rente attachées à l’association dont j’étais membre ; j’avais ma part de l’habitation, de l’usage d’une grande bibliothèque, des salles communes, du pain, du vin, que la maison fournissait à un prix modique ; et, sous prétexte que c’était là un établissement public, on me prive de tout ! Il a fallu renoncer aux plus simples notions de la justice et de la propriété, pour se permettre une telle spoliation ; et cependant, je le répète, je suis presque honteux d’avoir parlé de celle-là au milieu de tant d’autres bien plus criantes et plus barbares.

Mon admission dans la maison de Sorbonne me procura dès-lors un avantage précieux, en me faisant vivre sous le même toit et en me liant avec de jeunes ecclésiastiques, dont plusieurs, destinés par l’ancien ordre des choses à occuper les premières places du clergé, pouvaient me conduire à leur suite dans la carrière de la petite fortune que je pouvais raisonnablement ambitionner.

C’était d’abord M. Turgot, voué par son père à l’état ecclésiastique, et qui, entré comme moi dans la maison en 1748, ne la quitta qu’en 1750, à la seconde année de sa licence, au moment de la mort de son père ; l’abbé de Brienne, Loménie, depuis si connu par sa fortune et ses malheurs ; l’abbé de Cussé Boisgelin, depuis archevêque d’Aix, et qui nous suivait immédiatement dans l’ordre des licences, etc.

Je prendrai cette occasion de dire ici quelque chose du caractère des deux premiers, qui, appartenant d’ailleurs à l’histoire, seront mieux connus par elle. Je parlerai d’abord de M. Turgot.

Cet homme, qui s’élève si fort au-dessus de la classe commune, qui a laissé un nom cher à tous les amis de l’humanité et un souvenir doux à tous ceux qui l’ont particulièrement connu, annonçait, dès-lors, tout ce qu’il déploîrait un jour de sagacité, de pénétration, de profondeur. Il était en même temps d’une simplicité d’enfant, qui se conciliait en lui avec une sorte de dignité, respectée de ses camarades et même de ses confrères les plus âgés. Sa modestie et sa réserve eussent fait honneur à une jeune fille. Il était impossible de hasarder la plus légère équivoque sur certain sujet, sans le faire rougir jusqu’aux yeux et sans le mettre dans un extrême embarras. Cette réserve ne l’empêchait pas d’avoir la gaîté franche et naïve d’un enfant, et de rire aux éclats d’une plaisanterie, d’une pointe, d’une folie.

Il avait une mémoire prodigieuse, et je l’ai vu retenir des pièces de cent quatre-vingts vers, après les avoir entendues deux ou même une seule fois. Il savait par cœur la plupart des pièces fugitives de Voltaire, et beaucoup de morceaux de ses poëmes et de ses tragédies.

Il avait passé toute son enfance presque rebuté, non pas de son père, qui était un homme de sens, mais de sa mère, qui le trouvait maussade, parce qu’il ne faisait pas la révérence de bonne grâce, et qu’il était sauvage et taciturne. Il fuyait la compagnie qui venait chez elle ; et j’ai ouï dire à madame Dupré de St.-Maur, qui voyait Mme Turgot, qu’il se cachait quelquefois sous un canapé ou derrière un paravent, où il restait pendant toute la durée d’une visite, et d’où l’on était obligé de le tirer pour le produire. Il s’était élevé lui-même ; car son instituteur que j’ai connu, homme doux et raisonnable, était très-médiocre. Il fut mis au collège du Plessis pour y faire sa rhétorique et sa philosophie ; il eut le bonheur d’y trouver deux hommes qui sentirent ce qu’il valait et surent l’estimer. Guérin, professeur d’humanités, et Sigorgne, professeur de philosophie, quoique ses maîtres, le respectèrent dès qu’ils le connurent. Sigorgne enseignait alors le premier dans l’université la bonne astronomie physique, qui succédait aux rêveries du cartésianisme et des petits tourbillons.

M. Turgot saisit avidement cette doctrine, et fit quelques progrès dans les mathématiques, pour lesquelles il n’eut pourtant jamais une aptitude véritable, et qu’il se plaignait souvent de n’avoir pas assez approfondies.

Il se lia aussi, dans le même temps, avec l’abbé Bon, maître de quartier à Sainte-Barbe, homme de beaucoup d’esprit et de talent. Cette liaison le mêla dans une affaire, qui devint funeste pour Sigorgne et l’abbé Bon. Celui-ci avait fait des vers où le Roi et Mme Pompadour étaient très-maltraités, à l’occasion du renvoi du prétendant, qu’on avait arrêté au sortir de l’Opéra en 1748, et forcé de sortir du royaume, parce que les Anglais avaient exigé ce sacrifice. La pièce commençait par ce vers :


Peuple jadis si fier, aujourd’hui si servile, etc.


Elle fit du bruit. On voulut en découvrir et en punir les auteurs. Sigorgne en avait donné des copies ; on disait même qu’il les avait dictées à ses écoliers. Il fut arrêté et mis à la Bastille. Il ne voulut point nommer l’auteur, quoique sa liberté fût à ce prix, et il passa plus d’une année en prison, d’où il ne sortit que pour être exilé à Vaucouleurs, en Lorraine, pays de sa naissance.

À quelques années de là, l’évêque de Mâcon lui donna un canonicat ; l’exilé devint le grand-vicaire de l’évêque, et obtint une abbaye, par le crédit de M. Turgot, dès la première année du nouveau règne.

Pour l’abbé Bon, désespéré que ses vers eussent fait le malheur de son ami, il traîna depuis une vie languissante, et fut, dès ce moment, frappé de la maladie dont il est mort avant le temps. C’était un homme d’une énergie rare ; admirateur passionné des bons ouvrages, il ne parlait qu’avec enthousiasme de Fénélon, de Vauvenargues et de Voltaire ; il y joignit bientôt Jean-Jacques Rousseau, qui commençait à s’illustrer peu de temps après l’époque dont je rappelle le souvenir ; et ces sentimens, il les avait inspirés à M. Turgot, on avait du moins contribué à les développer en lui.

Les trois hommes que je viens de citer, gens de mérite assurément, ont toujours regardé M. Turgot avec une vénération profonde, qui devenait une sorte de culte, et je leur ai entendu dire souvent qu’ils se tenaient heureux d’avoir vécu dans le siècle où vivait M. Turgot. Les caractères dominans de cet esprit, que j’admirais comme eux, étaient la pénétration, qui fait saisir les rapports les plus justes entre les idées, et l’étendue, qui en lie un grand nombre en un corps de système. La clarté n’était pas son mérite. Quoiqu’il ne fût pas véritablement obscur, il n’avait pas les formes assez précises, ni assez propres à l’instruction. Souvent un trop grand circuit, trop de développemens nuisaient à ses explications. L’article Existence de l’Encyclopédie pèche par ce côté. Je n’ai pas trouvé, non plus, qu’il rangeât toujours les idées dans leur ordre le plus naturel, ni qu’il en suivit toujours la gradation, dont la force de son intelligence lui permettait de se passer.

L’esprit de M. Turgot était dans une activité continuelle ; mais lorsqu’il se mettait au travail, lorsqu’il était question d’écrire et de faire, il était lent et musard. Lent, parce qu’il voulait donner à tout un degré de perfection tel qu’il le concevait, naturellement difficile jusqu’à la minutie, et parce qu’il ne pouvait s’aider de personne, n’étant jamais content de ce qu’il n’avait pas fait lui-même ; il musait aussi beaucoup, perdant le temps à arranger son bureau, à tailler ses plumes, non pas qu’il ne pensât profondément en se laissant aller à ces niaiseries ; mais, à penser seulement, son travail n’avançait pas.

Ce que je dis, qu’il n’était jamais content, et que cette difficulté pour soi-même lui faisait perdre un temps précieux, a été bien marqué dans tout le cours de son ministère et a vraisemblablement contribué à sa retraite. Il avait demandé des préambules, pour les édits qu’il préparait sur les blés, sur les vins, sur les jurandes, sur les corvées, ses quatre principales opérations, à M. de Fourqueux, à M. Trudaine, à M. Abeille, à Dupont et à moi. Je me souviens qu’il m’avait remis trois de ces préambules sur les blés, en m’en demandant mon avis. Je les lui rendis au bout de quelques jours, sans en faire moi-même un nouveau, parce que je les trouvais tous bons. Il insista pour que je lui disse quel était celui que je trouvais le meilleur. Je lui répondis : Celui que vous donnerez le premier. Il y avait deux mois qu’on attendait ce malheureux édit ; il le fit attendre encore deux mois, et je ne me trompe pas en disant qu’il a consumé à rédiger ce préambule plus de deux mois entiers du peu de temps que le tourbillon des affaires lui laissait pour la méditation.

Cette rage de perfection l’a suivi jusque dans sa retraite, et j’en tire un nouvel exemple des travaux sur la physique expérimentale, qui l’ont occupé après son ministère. Il avait entrepris, avec l’abbé Rochon, de perfectionner les thermomètres. La difficulté est de déterminer un point fixe, le même dans tous les temps et dans tous les lieux, d’après lequel on puisse graduer le tube. Il croyait toucher au but en fixant, avec plus de précision qu’on n’a fait jusqu’à présent, le degré de l’eau bouillante, lorsqu’après un grand nombre d’expériences, il reconnut que, dans les tubes parfaitement purgés d’air, comme il faut qu’ils le soient, la pression de l’air extérieur agit sur la bouteille et le tube, selon la variation de l’atmosphère ; de sorte que la liqueur monte ou descend plus ou moins par l’effet de cette pression, indépendamment de l’effet de la dilatation ou contraction de la liqueur. Dès-lors, la graduation du thermomètre perd cette extrême précision, à laquelle on voudrait arriver. Je le trouvai, comme il cherchait à vaincre cet obstacle. Je lui dis : Vous voilà, faisant en physique comme en administration, combattant avec la nature qui est plus forte que vous, et qui ne veut pas que l’homme ait la mesure précise de rien.

Un autre personnage avec qui je me liai en Sorbonne, et qui a eu depuis une si brillante et ensuite une si malheureuse destinée, est l’abbé Loménie de Brienne, évêque de Condom, archevêque de Toulouse, puis de Sens, puis ministre du roi Louis XVI, puis cardinal, puis évêque constitutionnel, puis se donnant la mort pour ne point venir à Paris mourir sur un échafaud avec toute sa famille.

L’abbé de Brienne, descendant des Loménie, secrétaires d’état sous Henri III, Henri IV, Louis XIII et Louis XIV, encore écolier, pensait déjà à devenir ministre, et paraissait sûr de l’avenir. Il avait une grande application ; étudiant la théologie comme un Hibernois, pour être évêque, et les Mémoires du cardinal de Retz, pour être homme d’état ; lisant avec avidité tous les bons livres, s’en nourrissant avec tout ce que l’esprit lui donnait de discernement, mais avec peu de ce qu’on appelle goût, don de la nature, qui lui a toujours manqué ; d’ailleurs facile à vivre, point dénigrant, point jaloux ; dépensier et généreux, quoiqu’alors fort peu riche, mais, comme tous les abbés de condition, appelés aux bénéfices et à l’épiscopat, se tenant assuré de payer un jour ses dettes par son mariage, comme on disait, avec une église bien dotée. Il avait une telle ardeur de se distinguer dans la carrière, que, pris d’un grand mal de tête la veille du jour où il devait soutenir sa thèse, appelée majeure, il envoya chercher un chirurgien, se fit tirer trois palettes de sang, mit sur les bancs le lendemain à sept heures du matin pour en sortir à six heures du soir, répondant à tout venant et fort bien. Il fut prieur de la maison à la seconde année, M. Turgot l’ayant été l’année précédente, et il obtint le premier lieu de la licence, sans qu’on put dire qu’il ne l’avait pas mérité, quoiqu’il eût d’assez redoutables rivaux.

Après sa licence, il fut fait grand-vicaire de l’archevêché de Rouen ; mais conservant toujours l’habitude de l’application et du travail, qu’il commençait encore à tourner davantage vers tout ce qui tenait à l’administration, il écrivit en 1754, un petit ouvrage qui est demeuré inconnu, et qu’on ne distribua que sous le manteau ; un ecclésiastique, qui voulait être évêque, étant bien forcé, en ce genre, d’être sage avec sobriété, sapere ad sobrietatem, et de cacher un peu sa sagesse.

Cet ouvrage est le Conciliateur, brochure de cinquante et quelques pages, mais où les principes de la tolérance, les principes sains et vrais, sont énoncés d’une manière nette, précise, complète, et solidement établis. J’en parlerai peut-être.

Après avoir donné quelque idée de ces deux hommes, les plus marquans de ceux avec qui je suis entré dans le monde, je reviens à moi-même et à la Sorbonne.

Devenu membre de cette société, j’ose dire que je gagnai l’amitié ou la bienveillance de la plupart de mes confrères. On ne m’appelait que le bon Morellet. J’étais, comme je n’ai pas cessé de l’être, violent dans la dispute, mais sans que mon antagoniste eût à me reprocher les moindres injures. Ma chaleur n’était que pour mon opinion, et jamais contre mon adversaire ; et je crachais quelquefois le sang, après une dispute dans laquelle je n’avais pas laissé échapper une seule personnalité ; du reste, prenant tout bien, ne jugeant point en mal, supposant toujours les hommes justes et bons, et fermement convaincu que cette terre deviendrait incessamment, par le progrès des lumières et de la vertu, un séjour de paix et de félicité parfaites ; principes, dont j’ai été depuis forcé de rabattre beaucoup, j’en conviens.

Je passai en Sorbonne, et dans ces douces illusions, environ cinq années, toujours lisant, toujours disputant, toujours très-pauvre, et toujours content. J’étais logé sous le comble, avec une tapisserie de Bergame et des chaises de paille. Je vivais dans la bibliothèque, qui était belle et bien fournie. Je n’en sortais que pour aller aux thèses et dans la salle à manger commune. Je ne connaissais personne que mes confrères. Je n’allais point aux spectacles, faute d’argent ; et puis, pour ne pas violer les lois, ou plutôt les coutumes et les mœurs de la maison. Je dévorais les livres. Locke, Bayle, Le Clerc, Voltaire, Buffon, Massillon me délassaient de Tournely, de Morin, de Marsham, de Clarke, de Leibnitz, de Spinosa, de Cudworth ; et comme plusieurs de mes confrères apportaient dans ces études la même ardeur que moi, nos discussions étaient de nouveaux et puissans moyens d’instruction.

En 1750 et 1751, je fis ma licence avec quelque distinction. Nous étions environ cent vingt dans cette carrière : à la distribution des places, je fus le quatorziême ou le quinzième, si je m’en souviens bien, et je puis croire qu’il n’y avait pas véritablement quinze de mes confrères qui valussent mieux que moi ; mais j’étais obscur, je n’avais aucune protection ; je fus fort content de mon lot.

C’est au milieu de ces hommes et de ces occupations, que j’ai passé dans la maison de Sorbonne les cinq années, que je me rappelle encore avec plaisir.

Je me souviens qu’à la fin de notre licence, plusieurs d’entre nous partant pour aller à leurs diverses destinations dans la carrière ecclésiastique, nous dinâmes ensemble chez l’abbé de Brienne, et que nous nous donnâmes rendez-vous en Sorbonne en l’année 1800, pour jouer une partie de balle derrière l’église, comme nous faisions souvent après le dîner. Cette partie serait sans doute moins nombreuse ; car, de quatorze ou quinze que nous étions en 1750, la plupart ne sont plus. Elle ne serait pas non plus jouée fort lestement, puisque j’aurais alors soixante-quatorze ans sonnés[1]. Mais un autre obstacle qu’aucun de nous ne prévoyait, aurait rompu notre partie de balle. La Sorbonne n’existe plus : la nation s’est emparée d’un établissement qui ne lui appartenait pas plus que les associations du même genre, fondées à Cambridge ou à Oxford. Je n’ai jamais eu le courage d’aller la revoir, depuis que les Vandales en ont arraché, en le mutilant, le beau mausolée du cardinal de Richelieu. J’écarte l’occasion des tristes regrets et des douloureux souvenirs.



  1. Au moment où je relis ceci, mars 1815, j’ai soixante-dix-huit ans faits, et je suis le seul de mes confrères que je sache vivant.