Aller au contenu

Mémoires inédits de l’abbé Morellet/III

La bibliothèque libre.

CHAPITRE III.

Voyage en Italie. Manuel des Inquisiteurs. Lettres inédites de Voltaire, de d’Alembert, etc. L’improvisatrice Corilla. Helvétius. Boulanger. Tartini.

La mort de Benoît xi, allant donner ouverture à un conclave, je pressai les parens de mon élève de nous y envoyer. Un oncle de mon pupille, abbé comme lui, qui avait fait ce voyage dans sa jeunesse favorisa notre projet auprès du chancelier de Lorraine, qui n’y était pas trop porté. Enfin, nous eûmes la permission de partir, mais un peu tard ; et nous voulûmes, par une extrême diligence, réparer le temps perdu : car nous allâmes de Paris à Rome en onze jours, après nous être reposés un seul jour à Lyon. Nous n’arrivâmes cependant qu’après l’ouverture du conclave.

Je me rappelle encore l’impression que j’éprouvai au passage du mont Cenis. J’étais porté sur une espèce de brancard ou civière, par des hommes qui se relevaient. Nous faisions route en silence : c’était la fin de mai, et le temps était admirable. L’aspect des montagnes, nouveau pour moi, les neiges couvrant encore les sommets des plus éloignées, les chutes d’eau et les torrens dans toute leur abondance et dans toute leur beauté, l’air vif et pur que je respirais pour la première fois à cette hauteur, le spectacle ravissant qui se présente sitôt que l’on commence à descendre vers la belle Italie, tout cela me jeta dans une sorte de rêverie si douce, si voluptueuse, que j’en étais hors de moi, et que le souvenir m’en affecte encore profondément, après plus de quarante ans écoulés.

Arrivés au-delà de Parme, nous suivîmes la côte de l’Adriatique, Pezaro, Fano, Sinigaglia. Là, nous prîmes les Apennins par Fossombrone, allant jour et nuit.

Je ne puis oublier de conter ici le risque que nous courûmes en traversant ces montagnes. Nous avions passé la nuit dans notre chaise, gravissant par des chemins bordés de précipices, au fond desquels nous entendions rouler des torrens. Les chevaux faisaient feu des quatre pieds sur ces rochers ; et, s’ils se fussent rebutés, rien n’était plus aisé que de reculer dans un abîme. Nous étions, l’abbé de la Galaizière et moi, enveloppés dans nos redingotes, ne soufflant pas le mot, et nous résignant à la destinée dont on nous avait fait peur en nous voyant partir ainsi de nuit, contre l’usage des voyageurs qui prennent cette route. Cependant le jour paraît, et nos inquiétudes diminuent. Il était neuf heures du matin, lorsqu’en entamant une longue montagne, je propose à mon compagnon de descendre pour nous dégourdir les jambes et soulager les chevaux. Nous montons en suivant la voiture. Tout-à-coup nous voyons les chevaux se rebuter, le postillon fouettant de toutes ses forces, et la chaise reculant toujours. Nous voulons mettre des pierres sous la roue ; l’impulsion de la voiture en arrière était déjà trop forte pour être arrêtée, et nous la voyons se diriger vers le précipice. Enfin, le postillon appelant vainement à son aide Sant-Antonio, se jette à bas précisément sur le bord du chemin, et la voiture et les chevaux font le saut.

Il est vrai de dire que ce précipice était infiniment moins terrible que ceux dont nous avions parcouru les bords toute la nuit. La première chute était d’environ vingt pieds ; et dans cet espace les traits se rompirent, et les chevaux, après avoir resté quelques momens étourdis, se relevèrent et se mirent à brouter sur une petite lisière de terre faisant terrasse, tandis que la chaise continua de rouler. Dans le reste de la pente, la terre était assez meuble, et couverte de broussailles qui amortissaient la rapidité de la descente. La chaise, à longs brancards et sans ressorts, étant chargée de deux grosses malles, son derrière, où était le centre de gravité, descendait le premier et la dirigeait, tandis que les brancards et la dossière, portant sur la terre et s’embarrassant dans les arbrisseaux, retardaient encore la vitesse de sa chute. Mais ce qu’il y eut de plus heureux, c’est qu’en descendant ainsi, le derrière de la voiture rencontra, environ aux deux tiers de la pente, un arbre assez gros, qu’il déracina en partie et plia, et sur lequel la voiture demeura comme à cheval. Les planches qui portaient les malles, ayant reçu par leur tranchant toute la force du coup, la chaise ne fut pas brisée. Nous en fûmes quittes pour quelques boulons cassés, et pour demeurer là deux ou trois heures, en attendant que, par un détour d’une demi-lieue, on tirât la voiture en coupant l’arbre sur lequel elle s’était perchée, et qu’on la ramenât dans le chemin à travers tous les circuits de la vallée. Il est probable que, si nous eussions été dans la chaise, notre voyage se fût terminé là : car, soit en voulant nous jeter dehors, soit en rendant la chute plus rude et en changeant la direction de la voiture, nous eussions beaucoup plus mal réussi. Notre postillon nous assura bien, et demeura convaincu, que c’était un miracle de Sant-Antonio, et nous dit qu’il fallait lui faire dire une messe que nous lui payâmes de bon cœur, mais dont je crois fort que Sant-Antonio n’a pas tâté.

L’abbé de la Galaizière, arrivant à Rome des derniers, trouva toutes les places de conclavistes prises. La plupart de nos camarades de voyage n’en eurent point non plus. Mais comme ce n’est pas là le seul but d’un voyage à Rome, ils s’en passèrent. Nous courions les églises et les palais et les monumens. Je dois dire à ma honte que l’impression que je recevais de ces chefs-d’œuvre des arts était faible, en comparaison de celle que je voyais dans quelques véritables amateurs et dans les artistes. D’abord, ma vue est un peu courte, ce qui est un désavantage immense ; mais ensuite, je suis fort incliné à croire que l’habitude de penser un peu profondément, d’occuper au-dedans toutes les facultés de son âme, de se concentrer pour ainsi dire en soi, est, jusqu’à un certain point, ennemie ou exclusive de la sensibilité que demandent les arts du dessin. Difficilement un métaphysicien sera-t-il un habile artiste, ou un habile artiste un bon métaphysicien. Celui-ci est un homme intérieur, qui ne voit qu’en lui-même, qui a, si j’ose ainsi parler, les yeux tournés en dedans ; l’artiste et l’amateur sont, au contraire, tout yeux et tout oreilles ; leur âme se répand au-dehors ; les couleurs, les formes, les situations, voilà ce qui les frappe sans cesse, tandis que le philosophe n’est occupé que de rapports, de différences, de généralités, d’abstractions.

Que cette opposition de l’esprit et du goût des beaux-arts avec l’esprit métaphysique et philosophique, soit générale ou non, je déclare qu’au moins elle est en moi jusqu’à un certain degré. Les tableaux m’ont fait peu de plaisir.

J’en ai goûté davantage aux statues. Mais l’architecture est ce qui a produit sur moi la plus forte impression. L’église de Saint-Pierre et toutes les belles églises de Rome, le Panthéon, le Colisée, d’autres ruines antiques, les édifices de Florence et la belle architecture du Palladio à Padoue, Venise et sur la Brenta, voilà ce qui fixait le plus mes yeux et mon attention.

Cette manière d’être me disposait naturellement à m’occuper davantage chez moi. Je lisais, j’étudiais l’italien ; je recueillais surtout, comme j’ai toujours fait, les idées sur la voie desquelles mon esprit avait été mis la veille. Je me donnais même une occupation qui m’attacha, en contrastant d’une manière assez piquante avec ma robe, et avec la ville et le lieu que j’habitais. L’abbé de Canillac, auditeur de Rote, à qui nous étions recommandés, m’avait logé dans sa bibliothèque, toute formée de théologiens et de canonistes. En parcourant ce fatras, je tombai sur le Directorium inquisitorum de Nicolas Eymeric, grand inquisiteur au quatorzième siècle. Cet ouvrage, selon son titre, servait de guide aux inquisiteurs dans toute la chrétienté avant l’invention de l’imprimerie. Il fut imprimé dès le commencement du seizième siècle ; l’édition que je trouvais était de 1578, à Rome, in œdibus populi romani, c’est-à-dire, au Capitole : contraste curieux, sans doute, pour celui qui observe cette législation sacerdotale, absurde et barbare, partant du même lieu d’où émanaient les ordres des conquérans du monde, et le partage des royaumes, et les lois qui régissaient tant de nations. Cette lecture me frappa d’horreur ; mais c’était un in-folio énorme, qu’on ne pouvait faire connaître que par échantillon.

J’imaginai d’en extraire, sous le titre de Manuel des Inquisiteurs, tout ce qui me paraissait le plus révoltant ; et, avec un peu de peine, je vins à bout de donner un corps et une forme à toutes ces atrocités éparses. Je les rangeai selon l’ordre de la procédure, en commençant par l’information, et finissant par l’exécution des condamnés. Je m’interdis toute réflexion, parce que le texte seul suggérait assez celles que j’aurais pu faire.

À l’extrait du Directorium, j’ajoutai celui d’un autre gros volume in-folio que je trouvai dans la même bibliothèque ; c’était l’histoire de l’inquisition, d’A. Paramo, inquisiteur portugais. On y trouve l’établissement du saint-office en Portugal, par un fripon, nommé Saavedra qui, ayant fait de fausses bulles, vint fonder l’inquisition à Lisbonne, fit le procès à beaucoup de gens riches dont il s’attribua les dépouilles, et fut enfin reconnu, arrêté et mis aux galères, en même temps que l’institution, ouvrage de sa friponnerie, a été religieusement conservée.

Mon Manuel n’a paru qu’en 1762, et j’ai dû à M. de Malesherbes la permission de le publier ; mais j’ai souvent cité aux zélateurs de notre ancienne jurisprudence le fait suivant qui mérite d’être conservé.

J’avais communiqué, à mon retour en France, mon manuscrit à M. de Malesherbes. Il me dit, en me le rendant : Vous croyez peut-être avoir recueilli là des faits extraordinaires, des procédés inouis ; eh bien ! sachez que cette jurisprudence d’Eymeric et de son inquisition est, à très-peu près, notre jurisprudence criminelle tout entière. Je fus confondu de cette assertion, qui me parut alors un paradoxe (et j’ai toujours cru voir le goût du paradoxe dans M. de Malesherbes) ; mais depuis j’ai bien reconnu qu’il avait raison ; et M. Séguier, surtout, m’en a bien convaincu par son réquisitoire contre les accusés qu’a défendus M. Dupaty.

Je puis croire que dans ce petit travail je n’ai pas manqué mon but ; car, cette lecture donne pour l’intolérance plus d’horreur qu’un traité en forme n’en peut exciter. Une femme de ma connaissance m’a dit qu’en lisant le Manuel, arrivée vers la moitié, elle ne put soutenir cette impression plus long-temps, et qu’elle trouva quelque soulagement à jeter le livre au feu et à le cogner sur la braise avec ses pincettes, comme si elle eût grillé un inquisiteur. Je l’envoyai à Voltaire, qui écrivit à M. d’Alembert : « Si j’ai lu la belle jurisprudence de l’inquisition ! Eh oui, mort-dieu, je l’ai lue, et elle a fait sur moi la même impression que fit le corps sanglant de César sur les Romains. Les hommes ne méritent pas de vivre, puisqu’il y a encore du bois et du feu, et qu’on ne s’en sert pas pour brûler ces monstres dans leurs infâmes repaires. Mon cher frère, embrassez pour moi le digne frère qui a fait cet excellent ouvrage. Puisse-t-il être traduit en portugais et en castillan ! Plus nous sommes attachés à la religion de notre Sauveur J.-C., plus nous devons abhorrer l’abominable usage qu’on fait tous les jours de sa divine loi. Il est bien à souhaiter que vos frères et vous donniez tous les mois quelque ouvrage édifiant comme celui-là, qui achève d’établir le royaume du Christ, et de détruire les abus, etc. » Cette lettre n’est pas dans la correspondance de Voltaire, et j’ai dû la conserver dans mes mémoires.

Enfin, je citerai en faveur de mon Manuel une grande autorité ; c’est celle de Frédéric ii, à qui d’Alembert en avait fait l’hommage pour moi. Celui-ci m’écrivit de Charlottembourg la lettre suivante, que je rapporte, et parce qu’elle me regarde, et parce qu’on y trouvera quelques détails relatifs à Frédéric ii, qui doit intéresser plus que moi. On voit que j’anticipe sur les temps.


Charlottembourg, près Berlin, le 16 juillet 1762.

« Le roi m’a chargé, mon cher abbé, de vous remercier des livres que je lui ai remis de votre part. Il connaissait les brochures, qu’il croyait de Voltaire ; cela vous prouve le cas qu’il en faisait ; il les a relues, et trouve (avec raison) les si et les pourquoi meilleurs que les quand ; il m’a dit que l’auteur de ces ouvrages était sûrement un homme de beaucoup d’esprit. Je lui ai dit que c’était un honnête prêtre, qui, à la vérité, ne disait pas beaucoup de messes ; et je ne doute pas qu’il ne vous prît volontiers pour son aumônier, surtout depuis le Manuel des Inquisiteurs. Vous ne sauriez croire l’impression que cet ouvrage lui a faite ; il ne le connaissait pas, il l’a lu et relu, et en a parlé plusieurs jours de suite avec l’horreur que ces gens-là méritent. Assurément, ce prince ne fera brûler personne pour savoir s’il y a en J.-C. deux personnes ou une nature, ou deux natures et une personne, ou deux volontés et deux hypostases, ou etc., etc. À l’égard du prince, vous seriez enchanté de le voir et de l’entendre, même après l’idée que vous en avez. Il me faudrait un volume pour vous dire tout ce que j’en sais, tout ce que j’en pense, et tout ce qui le rend respectable et aimable à mes yeux. Je réserve tout ce détail pour le temps où j’aurai le plaisir de vous embrasser, c’est-à-dire, pour les premiers jours de septembre ; je me contenterai d’ajouter que je reçois ici, de la part de tout le monde, toutes les marques de bonté imaginables, et qu’il est impossible d’avoir fait jusqu’à ce moment un voyage plus agréable à tous égards.

» Eh bien, le parlement veut donc consulter la faculté de théologie sur l’inoculation ? Ah ! les sots personnages ! Je suis bien charmé de cette sottise, qui les couvre de ridicule chez les étrangers. Je voudrais que vous entendissiez avec quel mépris le roi parle de ces gens-là, et que vous vissiez comme tous les gens qui pensent ici, tant soit peu, lèvent les épaules de ce bel arrêt. Que dites-vous aussi de la belle équipée de la Condamine à Londres ? Il faut avouer qu’en corps et en détail nous donnons une grande idée de nous aux nations !


» Ma foi, juge et plaideurs, il faudrait tout lier.


» Adieu, mon cher abbé ; mon adresse est à Postdam en Brandebourg ; mais ne m’écrivez pas passé le 14 du mois prochain, parce que je compte partir le 25 ou le 26. »

À cet amusement théologique et philosophique, comme on voudra l’appeler, j’en joignis un autre d’un genre bien different ; c’était celui d’entendre improviser la fameuse Corilla, appelée en son nom Magdalena Morelli, que je retrouvai depuis à Naples et à Florence.

Comme peu de gens ont vu des improvisateurs, au moins de ceux qui ont quelque célébrité, je parlerai de ce talent et des souvenirs qu’il m’a laissés.

La signora nous recevait fort obligeamment, quelques-uns de nos abbés français et moi ; et, après un ou deux quarts-d’heure de conversation, elle était toujours également prête et également complaisante à improviser pour nous.

On lui donnait le sujet. Elle se recueillait un moment, et commençait à débiter assez posément quelques stances sur la mesure et le rhythme de celles du Tasse et sur un air syllabique fort simple, qu’accompagnait derrière elle un joueur de clavecin, ou plutôt d’une petite épinette. À mesure qu’elle avançait dans son sujet, elle s’animait ; et l’accompagnateur, qui la suivait toujours, hâtait la mesure. Ses yeux devenaient brillans, son visage se colorait, elle s’embellissait beaucoup. En continuant quelque temps, lorsque son sujet était assez abondant pour lui fournir une carrière un peu étendue, elle produisait et débitait les dernières stances avec une extrême rapidité, et aussi vite qu’on pourrait prononcer des vers qu’on saurait très-bien par cœur. Alors le feu lui sortait des yeux, sa gorge avait un mouvement élevé et rapide. C’était une vraie pythonisse, et je dois dire en même temps qu’elle ne se défigurait point, et que sa physionomie, en s’altérant ainsi, avait un caractère plein de force et d’agrément.

Elle déclamait un quart-d’heure entier, souvent davantage, et jusqu’à une demi-heure de suite. Il est bien naturel de demander si cette improvisation était élégante et correcte. Au temps dont je parle, quoique déjà un peu familiarisé avec la langue italienne, je ne l’entendais pas assez pour avoir un avis. Ce que je puis dire, c’est que je remarquais des stances très-agréables et remplies de traits piquans et spirituels, d’autres, d’un ton grave et noble, et qu’en tout, c’était un spectacle des yeux et un plaisir de l’esprit très-vifs l’un et l’autre, que de voir et d’entendre la Corilla.

Je serais ridicule de faire entrer, dans le récit rapide que je fais ici, des descriptions des grands monumens et des chefs-d’œuvre des arts que je vis à Rome. Ces descriptions sont partout, et celles des artistes et des vrais amateurs rendraient les miennes superflues, quand je pourrais me flatter de les faire bonnes ; or, j’ai dit que ce talent me manque absolument. Je rappellerais pourtant quelques-unes de mes impressions.

Celle que m’a faite Saint Pierre est, sans comparaison, la plus forte et la plus profonde que j’aie éprouvée, mais je ne dis pas la plus subite ; car, je puis confirmer de mon témoignage ce que beaucoup de voyageurs ont écrit, que cet édifice majestueux ne frappe pas d’abord de toute l’admiration qu’il inspire par degrés. On ne saisit pas dès l’entrée son immensité. De la porte on aperçoit deux anges placés contre les deux premiers piliers, et tenant les bénitiers à la moitié de leur hauteur. On les croit tout près de soi, on leur donne, à l’œil, la stature humaine ; on s’avance, et on marche beaucoup plus long-temps qu’on n’avait cru, avant d’arriver jusqu’à eux : là, tout ce que peut faire un homme de la taille commune est d’atteindre à l’eau bénite, et l’ange est une figure de dix à onze pieds[1].

Vous reconnaissez cette même illusion sur la distance et les grandeurs, en avançant dans ce vaste vaisseau. Les grands piliers, qui soutiennent des arcs immenses, vous paraissent à l’œil infiniment moins distans les uns des autres que vous ne l’éprouvez en parcourant l’espace qui les sépare ; et après l’avoir parcouru, l’étonnement redouble, lorsque, plus près de l’immense baldaquin sous lequel s’élève l’autel, vous en saisissez la hauteur. Enfin, ce n’est que lorsque vous avez, pour ainsi dire, développé vous-même ce grand plan, que vous en concevez toute l’étendue ; c’est alors, c’est du milieu de la basilique, qu’instruit par votre propre expérience des distances et de la grandeur des masses dans la partie que vous avez parcourue, et jugeant des autres par celles-là, vous êtes frappé de tout l’étonnement, de toute l’admiration que doit causer ce beau spectacle et que vous éprouvez une sorte d’amour-propre qu’inspire à l’homme le sentiment de la grandeur dans les ouvrages de l’homme, charme secret, qui peut-être nous attache le plus aux grands chefs-d’œuvre des arts.

J’ai entendu des artistes et des métaphysiciens soutenir que c’est un défaut dans cet admirable monument, de ne pas produire tout-à-coup toute son impression, et de ne pas faire sentir au premier instant toute sa grandeur. Je ne leur ai jamais ouï dire une bonne raison de ce jugement, que je combats, d’abord par le charme même de l’impression qu’on reçoit, toute graduée qu’elle est, et ensuite par quelques réflexions.

Il me semble que, dans tous les procédés des beaux-arts cherchant à faire leurs impressions sur nous, il y a des degrés, des progrès, un exorde, un milieu, une fin ; qu’on y marche toujours du doux au fort, du simple au magnifique : l’exorde d’une épopée doit être modeste ; le premier acte d’une tragédie ne peut pas être aussi tragique que le cinquième ; le vestibule d’un palais ne peut pas être aussi orné que le salon.

Cela est ainsi, du moins dans tous les ouvrages des arts qu’on ne peut d’abord embrasser, en entier, mais qui se développent successivement. Or, un édifice immense est, à cet égard, comme une tragédie qu’on ne peut voir jouer ențière en moins de quelques heures, et un poëme qu’on ne peut lire en un jour. Il est certain qu’on ne peut voir Saint-Pierre en un coup-d’œil, ni en quelques minutes ; il faut donc aussi que les impressions qu’il fait naître soient graduées et aillent en croissant ; il n’en ressemble que mieux à un beau poëme et à une belle tragédie.

Puisque j’en suis sur les impressions des arts, je dirai ce que j’ai vu à Rome et à Naples de celle que produit la musique sur les oreilles italiennes, et ce qui m’a fait toucher au doigt la différence énorme entre un tel peuple et nous, qui prétendons à faire et à sentir la musique, dépourvus que nous sommes (je parle généralement) du sens auquel s’adressent les sons, et avec des oreilles doublées de maroquin, comme nous le disait Caraccioli, l’ambassadeur de Naples.

C’était l’usage à la Saint-Louis, que l’ambassadeur de France donnât le soir au peuple une illumination et un concert. L’évêque de Laon, Rochechouart, notre ambassadeur, logé au palais de France, place Saint-Marcel, avait fait établir un orchestre d’instrumens à cordes, sur un échafaud dressé au-devant de la façade, et un autre orchestre d’instrumens à vent, vis-à-vis, à l’autre côté de la petite place, chacun composé de plus de cent instrumens. La rue qui est le Corso, et la place, étaient couvertes de peuple. Les deux orchestres se répondaient alternativement et se réunissaient dans ces grands tutti, l’effet était admirable, le silence du peuple était profond, et on pouvait lui appliquer avec justesse le


Densum humeris bibit aure vulgus.


Mais il fallait entendre, à la fin de chaque pièce, les cris de sensibilité et de joie de cette multitude, et ses transports, ô benedetto ! ô che gusto ! piacer da morire, etc. J’en ai vu qui, ne sachant à qui s’en prendre de tant de plaisir, embrassaient les chevaux des carrosses mêlés parmi la foule ; et l’on sait que les chevaux italiens ne sont pas doux comme les chevaux anglais, ni même autant que les nôtres. Au milieu de ce délire, la plupart de nos Français n’entendaient que du bruit, et se gardaient bien d’y apporter la moindre attention.

Je conservai pendant mon voyage, quelque relation avec mes amis de Paris, M. Turgot, Diderot et d’Alembert ; et ces derniers m’en écrivaient de bonnes. Le livre de l’Esprit venait de paraître, et l’auteur était menacé par la Sorbonne, dont les censures faisaient encore peur, secondées qu’elles étaient par la Cour et le Parlement. Je ne connaissais alors Helvétius que par mes amis. Son livre, qui nous arriva en Italie, ne me plut point pour le fond. J’avais, et je conserve même aujourd’hui, une meilleure idée de l’humanité que celle qu’il en donne. M. Turgot détestait ses principes, et ne rendait pas autant de justice que moi à son talent, ou plutôt à son travail : car j’avoue que le livre d’Helvétius me paraît travaillé comme une pièce de fer mise et remise à la forge dix fois de suite. Rien n’y est fait de verve et de naturel, à la manière de Jean-Jacques ou des belles pages de Diderot, et avec cette facilité séduisante de Voltaire. Helvétius suait long-temps pour faire un chapitre. Il y a telle partie de l’Esprit et surtout de l’Homme, qu’il a composée et recomposée vingt fois. Dans les longs séjours que j’ai faits depuis avec lui dans ses terres, je le voyais ruminant une page pendant des matinées entières, tous ses volets fermés, se promenant dans sa chambre en long et en large pour échauffer ses idées, ou leur donner une forme qui ne fût pas commune. Enfin, je n’ai connu aucun homme de lettres travaillant avec tant de peine et d’effort. L’éloignement où j’étais de Paris, et les occupations que me donnait mon voyage, m’empêchèrent de suivre la destinée du livre de l’Esprit avec l’intérêt que j’y eusse mis sans doute au milieu de mes amis philosophes, qui regardaient tous Helvétius comme un apôtre et un martyr de la philosophie. Les Italiens, parmi lesquels je vivais, ne s’en occupaient pas encore, quoique ce fût le pays de l’Europe où cet ouvrage devait avoir le plus grand succès, et a fini par l’obtenir ; car, de tous les Européens, ceux qui estiment le moins l’humanité sont, sans contredit, les Italiens, qui, en général, ne croient pas assez à la vertu, et qui disent presque tous, dès vingt ans le mot de Brutus, qu’il ne faut dire, comme lui, qu’en mourant :


Ô vertu, tu n’es qu’un vain nom !


Quand je parle, au reste, du succès de ce livre en Italie, j’entends auprès des hommes qui y cultivent la philosophie, et non des moines et du clergé : ceux-là savaient à peine qu’il existait, et je citerai à ce sujet une balourdise de je ne sais plus quel cardinal, qui, ayant entendu parler d’un ouvrage d’Helvétius, fermier général, et lu en même temps dans les gazettes quelque expédition militaire du général Fermer, commandant un corps de troupes russes, nous dit un jour après avoir bien pensé : Non sapevo che il general Fermer maneggiasse ugualmente e la spada e la penna. Il croyait que le général était le même que l’écrivain.

Parmi les correspondances que j’avais avec Pa‍ris, je n’oublierai pas celle de Boullanger, l’auteur du Despotisme oriental, de l’Antiquité dévoilée, et d’autres ouvrages d’une philosophie également hardie et systématique, dans le sens le plus étendu qu’on puisse donner à ces mots. J’avais fait, connaissance avec lui vers 1755. Il cherchait à me gagner à ses paradoxes historiques, sur lesquels il fondait toutes ses opinions philosophiques. Mais la sévérité de mon raisonnement mettait souvent son imagination au désespoir, lorsque de trois ou quatre assertions gratuites qu’il enchaînait les unes aux autres, je ne voulais en recevoir aucune, faute de bonnes preuves qu’il ne trouvait pas, et que je lui contestais toutes celles qu’il avait trouvées. Il eût pourtant bien voulu me séduire, et il n’y épargnait rien. J’ai eu de lui plusieurs lettres, que j’ai données à un de ses amis ; une entre autres qu’il m’écrivit à Rome, et qui commençait par ces mots : Vous voilà donc, mon cher ami, dans le pays de Janus, et où il développait tout son système de l’identité de Saint-Pierre avec Janus, qui a des clefs et un coq, et qui ouvre l’année comme Saint-Pierre les portes du ciel, etc. Il y aurait eu de quoi me mettre à l’inquisition dans un autre siècle ; mais en baisant les pieds du saint père après son exaltation, je ne m’avisai pas de lui dire qu’il était le successeur de Janus, et Rome moderne est aussi tolérante que l’ancienne.

Ce Boullanger était un homme de beaucoup d’esprit et d’un esprit original. Employé dans les ponts et chaussées dès l’âge de vingt-trois ans, il avait dirigé plusieurs fouilles en Champagne, en Lorraine et en Bourgogne ; ses travaux lui avaient suggéré différentes observations sur l’organisation du globe ; et puis, il s’était fait une théorie de la terre et des divers changemens qu’elle paraît avoir éprouvés ; et pour chercher dans l’histoire les preuves de ses systèmes, il s’était mis à apprendre le latin, le grec, et enfin les langues orientales. Ensuite, employant cette érudition nouvelle à l’appui de ses doctrines, il trouvait tout dans les mots, dans leur décomposition, et dans les analogies d’une langue à l’autre. Il crut voir que les dogmes et les rites religieux de tous les peuples prenaient leur origine dans les impressions qu’avaient laissées les grands bouleversemens du monde physique, et n’en étaient que des commémorations. À cette idée, qui a quelque chose de vrai et de grand, il attachait tout, il subordonnait tout ; il ne lisait, ne voyait, n’entendait rien qu’il n’y rapportât, ce qui lui suggérait sans cesse des interprétations ingénieuses, des vues profondes, d’heureuses applications, en même temps que cet esprit de système l’égarait dans un dédale de conjectures et de folies dont il est vraiment impossible de faire un ensemble.

Son principe général était que l’histoire ancienne n’est qu’une cabale : le nom de chaque personnage célèbre, dont les actions y sont racontées, exprime tous les événemens de sa vie, c’est-à-dire que les événemens ont été imaginés d’après ces noms. Ainsi Eve, dans la langue hébraïque et dans les autres langues orientales que les Juifs ont connues, signifiera vie, arbre, fruit, serpent, tentation, etc. Les ouvrages des rabbins ne sont que la suite des livres historiques de l’Écriture les faits qu’ils racontent résultent des nouvelles combinaisons qu’ils ont trouvées dans les noms propres.

Cette idée n’est pas nouvelle relativement à l’Écriture ; mais l’application que Boullanger en fait à toute l’histoire ancienne est certainement nouvelle. Il a même étendu ce principe à l’histoire des premiers siècles de l’Église : à son avis, Saint-Pierre est un personnage chimérique, dont on a tissu la vie d’après les significations différentes que donnent en hébreu et son nom et les syllabes de son nom, combinées à la manière juive. Son coq, ses clefs, etc., ont la même origine. Pilate est un être imaginaire de la même façon : c’est le prétérit d’un verbe, qui signifie en hébreu celui qui a jugé et qui a voulu trouver innocent.

Voici encore quelques idées de Boullanger sur l’histoire ancienne : tous les héros de l’antiquité se ressemblent et sont calqués d’après un même modèle ; de sorte qu’on peut faire une formule générale qui exprime toute leur histoire. Un grand homme doit naître des dieux, ou des fils des dieux ; sa naissance doit être extraordinaire et accompagnée de miracles ; il doit être exposé en naissant, et sauvé par des moyens singuliers ; il doit courir beaucoup de dangers pendant sa jeunesse, essuyer de grands travaux, détrôner des tyrans, combattre des monstres ou exterminer des brigands, être le conquérant et ensuite le législateur d’un grand peuple, mourir et disparaître sans savoir comment, être élevé au ciel et obtenir l’apothéose. Qu’on parcoure l’antiquité tout entiere, et on verra qu’Osiris, Minos, Thésée, Moïse, Romulus, Numa, etc., se ressemblent exactement en tous ces points ; et n’en faut-il pas conclure que leur histoire est un roman ?

Il appelait cette ressemblance des principaux personnages des histoires anciennes, consonnance mythologique ; et il se proposait d’en faire sentir la réalité dans un petit ouvrage sous ce titre, par des parallèles suivis entre les vies des héros de l’antiquité. Par exemple, il prouverait que le David des Hébreux et l’Apollon des Grecs est un seul et même homme : leur nom, disait-il, a exactement la même signification grammaticale ; Apollo vient d’Απόλλυμί, perdo ; et le mot David, qui a peu d’analogie avec l’hébreu, vient directement du mot qui, dans presque toutes les langues orientales, signifie destructeur, exterminateur. Apollon et David sont tous deux bergers ; Apollon est chassé du ciel, David est chassé de la cour de Saül ; tous deux jouent de la lyre ; Apollon tue le serpent Python, David délivre Saül de l’esprit de Python qui l’obsédait ; Apollon est le Dieu des vers et du chant, David fait des hymnes ; Apollon est blond et beau, David erat rufus et pulcher aspectu ; Apollon envoie la peste dans le camp des Grecs, et David l’attire sur son peuple ; Apollon prédit l’avenir et inspire les Sibylles, David est prophète, etc.

Avec cet esprit bizarre, et malgré tout l’intérêt qu’il mettait à ses découvertes, souvent extravagantes, il n’avait aucun éloignement pour ceux qui ne les admettaient pas ; il riait tout le premier d’une conjecture hasardée ou folle qu’il avait faite la veille, et quand il me la communiquait, il trouvait bon que j’en risse aux éclats. Enfin son commerce littéraire était le plus doux du monde, parce que la singularité et la sagacité de son esprit étaient accompagnées de beaucoup de bonhomie et d’une simplicité d’enfant. Il est mort vers la fin de 1759, à mon retour d’Italie, regretté de tous ceux qui l’avaient connu.

Je quitte Boullanger pour retourner à Rome, où ses lettres venaient me trouver. Nous y restâmes trois mois, et nous partîmes pour Naples, quelques jours après le couronnement du nouveau pape Rezzonico, qui prit le nom de Clément XIII. J’avais fait à Rome peu de connaissances, et je m’y amusais médiocrement : cette foule d’abbés, gens de condition et destinés à l’épiscopat, éclipsait un pauvre homme de lettres, dans un pays où l’espèce de littérature philosophique à laquelle me portait mon goût n’était pas en grand honneur.

À Naples, les beaux spectacles qu’offrent les antiquités de Puzzoles et de Baies, et le Vésuve, et la Solfatare, et Pausylippe, et la beauté de la ville et du climat, et le charme de la musique, m’attachèrent davantage : aussi je laissai mon élève repartir pour Rome avec l’abbé de Brienne et l’abbé de Saint-Simon, depuis évêque d’Agde ; et moi, je prolongeai d’une quinzaine mon séjour à Naples. Je n’y trouvai point cependant de liaison littéraire à former, si ce n’est celle d’un comte Gázola, qui avait de beaux dessins. Mais le consul de France me donna quelques mémoires sur le commerce. Je tirai aussi plusieurs renseignemens de l’ambassadeur, M. d’Ossune, et de son secrétaire, Basquiat de la House, qui a depuis été ministre de France en d’autres cours.

Celui-ci était une espèce de loustic qui ne manquait pas d’esprit, et encore moins d’adresse. C’est lui qui, ayant en Gascogne, sa patrie, dans un petit village, un petit bien en vignes et en mauvais vin qu’on ne pouvait vendre, imagina de se faire donner par le pape un corps saint, qu’il baptisa d’un nom vénéré dans le pays, qu’il envoya avec toutes les bulles et indulgences possibles, et pour lequel il s’établit une fête et une foire ; où le concours de tous les villages voisins lui a depuis fait vendre et boire chaque année tout son vin en huit jours.

Puisque j’ai nommé ce Basquiat, je veux conter une autre facétie de sa façon, à laquelle je ne puis penser sans rire. Nous allions souvent chez l’ambassadeur, qui vivait fort noblement. Nous y trouvions quelquefois un M. de Turbilly, gentilhomme français, frère d’un autre Turbilly qui s’occupait en ce temps-là d’expériences d’agriculture, et de charrues, et de semoirs. Celui de Naples était ennuyeux à fuir d’une lieue, de ceux que les Italiens appellent secatore di strada publica, ennuyeux de grand chemin, par allusion aux voleurs qui vous attendent sur les routes pour vous assassiner. L’ambassadeur le recevait par bonhomie, sans disconvenir qu’il était le fléau de la société.

Lorsque Basquiat voyait que son ambassadeur commençait à se lasser de Turbilly, il lui demandait la permission de l’en débarrasser. Alors commençait une scène la plus divertissante du monde. Basquiat s’approchait du Turbilly, et le rencoignait bientôt dans la croisée la plus voisine de la porte. Là, le prenant à la boutonnière, il lui entamait un conte qui ne finissait pas, ou une discussion vague qui ne marchait pas, ou des raisonnemens à perte de vue, enchevêtrés les uns dans les autres avec un art vraiment prodigieux ; assaisonnant son discours de bâillemens si naturels qu’ils gagnaient bien vite le pauvre patient, et que ce symptôme nous mettait en état d’observer tous les progrès de son mal. Enfin, quand il commençait à tourner à la mort, Basquiat ouvrant la porte, le pauvre homme s’échappait, et nous laissait riant aux éclats du succès d’un ennuyeur, qui nous divertissait en ennuyant un ennuyeux.

Je rassemblai aussi à Naples différens mémoires d’économie publique, et je fis, à l’aide du consul, une collection d’échantillons de toutes les étoffes de laine légères, et des étoffes de coton que les Anglais portent dans ces pays. J’envoyai ces échantillons à M. Trudaine, qui les distribua, comme objets d’imitation, à nos fabriques françaises.

En quittant Rome et Naples, nous allâmes passer six semaines en Toscane et d’abord à Florence, où je fis connaissance avec le président Neri, qui venait de terminer un grand travail sur les impositions de la Lombardie autrichienne, Il censimento di Milano, et avec le comte Firmani, depuis gouverneur du Milanais ; ensuite, nous vîmes Sienne, Pise, Lucques, Livourne. J’eus à Livourne plusieurs mémoires sur le commerce de cette place, ainsi que sur celui de la Toscane, et j’en traduisis de grands morceaux destinés à M. Trudaine et au bureau du commerce.

Revenus à Florence, nous allâmes à Venise, où nous passâmes encore un mois environ, mais à mener une vie bien monotone, sauf le temps où nous allions voir les chefs-d’œuvre de l’école vénitienne. Je ne fis, dans cette ville, de connaissance utile à mes vues que celle d’Angelo Quirini, qui a depuis joué un grand rôle dans sa république, mais que je ne pus connaître qu’en passant.

Je vis à Padoue, en décembre 1758, le célèbre Tartini. Je l’écoutai parler musique. Le bonhomme était fort occupé de faire adopter à l’Académie des sciences de Paris son système sur le principe de l’harmonie. J’avais cru, sur ce que j’en avais entendu dire (car je n’avais pas lu son ouvrage), qu’il n’avait d’autre prétention que de faire recevoir comme la véritable base fondamentale le troisième son qui résonne lorsqu’on en fait entendre deux autres, expérience qui lui appartient. Mais il a bien d’autres idées : il veut assigner le premier principe physique de l’harmonie ; il rejette la coïncidence des vibrations, etc., et il prétend le trouver dans le rapport de certaines ordonnées à certaines abscisses ; il prétend que ce rapport est toujours le même que celui des termes de la proposition harmonique, et il prouve, en passant, que la quadrature du cercle est impossible à trouver ; il ajoute, toujours en passant, que son principe est universel dans l’ordre physique, et qu’il est une clef du système de l’univers. Comme il craignait que l’Académie ne se déterminât pas à lire son ouvrage, qui est fort mal écrit et qui est une énigme perpétuelle, il en avait fait un petit extrait en quatre pages in-folio de très-fine écriture, et il me promit de m’en envoyer une copie. Morelli de Vérone, homme habile en beaucoup de genres et surtout en mathématiques, m’a assuré que la partie mathématique de l’ouvrage est fort mauvaise. Dans la conversation que j’eus avec Tartini, je lui parlai de l’expérience de de Lusse, dans laquelle on entend résonner, et sur le clavecin et dans les instrumens à vent, divers sons qui ne peuvent être regardés en aucune manière comme harmoniques du son fondamental. Il me dit qu’il avait fait de son côté des expériences analogues à celle-là, et que, si l’on touche ensemble les sons suivans ut1 ut2 sol ut4 mi sol, on entend un mezzo harmonico plus bas que le son ut. Dans cette expérience, il faut accorder le clavecin sans tempérament par quintes exactement justes.

Au reste, je fus très-content de sa conversation ; il avait de la vivacité et tout l’air d’un homme de beaucoup d’esprit. Il me joua un capriccio, que je trouvai médiocre : il n’avait plus de doigts et fort peu d’archet.

De Venise et de Padoue, après avoir parcouru les villes de cette partie de la Lombardie, nous arrivâmes à Milan, où nous passâmes janvier et presque tout février, faisant fort bonne chère avec les lupi milanesi, entendant un bon opéra, allant au Ridotto et au bal ; enfin menant une vie assez peu métaphysique, car l’école des philosophes milanais, Pietro et Alessandro Veri, de Frisi, de Beccaria, n’était pas encore élevée, ou du moins n’était pas assez connue pour attirer mon attention : je ne vis que plus tard ces hommes qui ont honoré leur patrie. Mais, à défaut de philosophie, dont on peut dire comme La Fontaine des chardons pour l’âne :


Point de chardons, pourtant ; il s’en passa pour l’heure ;
Il ne faut pas toujours être si délicat,
Il ne Et faute de servir ce plat
Il ne Rarement un festin demeure.


je me consolais à entendre tous les jours de bonne musique, et à causer quelquefois avec un cavalier Litta, qui en composait lui-même et nous donnait souvent des concerts. Je fis alors un petit écrit, intitulé De l’expression en Musique, qui n’a été imprimé que quelques années après, et qui n’est peut-être pas indigne d’être conservé[2]. J’y établis très-nettement des principes enseignés depuis par les deux écrivains qui ont le mieux analysé la théorie de l’union de la poésie avec la musique dans le mélodrame, et en général la nature de l’imitation dans les arts, M. le chevalier de Chastellux et M. Marmontel.

  1. Voyez Montesquieu, Essai sur le goût.
  2. On l’a conservé dans les Mélanges, tome iv, page 366.