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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Note explicative

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Note explicative, en réponse à la lettre précédente et à quelques autres provocations du même genre.

M. Thomas Paine est un des hommes qui ont le plus contribué à établir la liberté en Amérique. Son ardent amour pour l’humanité, sa haine pour toute espèce de tyrannie, l’ont porté à prendre en Angleterre la défense de la révolution française, contre l’amphigourique déclamation de M. Burke. Son ouvrage a été traduit dans notre langue, sous le titre des Droits de l’homme. Il est universellement connu ; et quel est le patriote français qui n’a pas déjà, du fond de son âme, remercié cet étranger d’avoir fortifié notre cause de toute la puissance de sa raison et de sa réputation ? C’est avec un grand plaisir que je retrouve l’occasion de lui offrir le tribut de ma reconnaissance et de ma profonde estime pour l’usage vraiment philantropique qu’il sait faire d’un talent aussi distingué que le sien.

M. Paine suppose que j’ai donné un défi, et il l’accepte.

Je ne donne point de défi, mais je serai fort aise d’avoir fourni à un excellent auteur l’occasion de nous développer quelques vérités de plus.

M. Paine se déclare ouvertement contre le gouvernement monarchique. J’ai dit que le gouvernement républicain me paraissait insuffisant pour la liberté. Après un énoncé si positif de part et d’autre, il semble qu’il ne nous reste qu’à fournir nos preuves, le public étant là tout prêt à porter son jugement. Mais malheureusement les questions abstraites, celles surtout qui appartiennent à une science dont la langue n’est pas encore fixée, ont besoin d’être préparées par une sorte de convention préliminaire. Avant de s’attaquer, sous les enseignes au moins de la philosophie, il faut être bien sûr de s’entendre. M. Paine reconnaît si bien cette nécessité, qu’il a voulu commencer par donner ses définitions.

Je n’entends point, dit-il, par républicanisme, ce qui porte ce nom en Hollande et dans quelques états de l’Italie.

En écrivant cette ligne, l’auteur songeait sans doute que, de mon côté, je ne voudrais pas non plus me charger de défendre ni la monarchie ottomane, ni la monarchie britannique.

Pour être raisonnables dans cette discussion, et sûrement nous voulons l’être l’un et l’autre, il nous faut commencer par écarter tous les exemples. En fait d’ordre social, M. Paine ne peut pas être plus content que moi des modèles que nous offre l’histoire. La question ne peut donc s’établir entre nous qu’en simple théorie. M. Paine soutiendra sa réplique comme il l’entend. Je défendrai la monarchie telle que je la conçois.

Enfin, c’est à tout l’enfer de la monarchie, écrit M. Paine, que j’ai déclaré la guerre. Je le prie instamment de croire que, dans cette entreprise, je veux être son second, et non pas son adversaire ; mais je voudrais aussi ne pas ménager tout l’enfer des républiques. Ils ont été aussi réels l’un que l’autre ; ils ne valent pas mieux l’un que l’autre. Il n’est pas possible que M. Paine ou moi puissions jamais prendre le parti d’aucune espèce d’enfer.

Par républicanisme, c’est M. Paine qui parle, j’entends simplement un gouvernement par représentation. Et moi je demande un peu d’attention pour ma réponse ; j’ai eu quelque difficulté à comprendre pourquoi on cherche ainsi à confondre deux notions aussi distinctes que celles du système représentatif et du républicanisme.

Ce n’est que depuis l’événement du 21 juin dernier que nous avons vu surgir tout-à-coup un parti républicain. Quel est son objet ? Peut-il ignorer que le plan de représentation dont l’assemblée nationale a fait présent¸ à la France, quoique imparfait en plusieurs points, est cependans le plus pur et le meilleur qui ait encore paru sur la terre ? Quel est donc l’objet de ceux qui demandent une république, en la définissant simplement un gouvernement par représentation ? Quoi ! ce parti à peine éclos s’arrangerait-il déjà pour s’attirer l’honneur d’avoir demandé le régime représentatif contre l’assemblée nationale elle-même ? Entreprendrait-il sérieusement de persuader qu’en tout ceci il n’y a que deux opinions, celle des républicains qui veulent une représentation, et celle de l’assemblée nationale qui n’en veut pas ? Non, on ne peut pas croire à une telle chimère de la part de MM. les nouveaux républicains, ni espérer une docilité aussi aveugle de la part du public et de la postérité.

Quand je parle de représentation politique, je vais plus loin que M. Paine. Je soutiens que toute constitution sociale dont la représentation n’est pas l’essence, est une fausse constitution. Monarchique ou non, toute association dont les membres ne peuvent pas vaquer, tous à la fois, à toute l’administration commune, n’a qu’à choisir entre des représentans et des maîtres, entre le despotisme et un gouvernement légitime. On peut varier dans la manière de classer les représentans, de les coordonner entre eux, sans qu’aucune de ces formes diverses puisse s’attribuer exclusivement le véritable caractère essentiel et distinctif de tout bon gouvernement. Il ne faut pas ressembler à quelqu’un qui débuterait par dire : Tenez, moi j’entends par république le bon gouvernement, et par monarchie le mauvais ; mettez-vous là, et défendez-vous. Ce n’est pas à un homme d’esprit tel que M. Paine, qu’il est permis de rien prêter qui approche de ce langage.

Qu’on dispute tant qu’on voudra sur les différentes sortes de représentations ; qu’on examine, par exemple, s’il est bon d’employer exactement le même mode dans l’ordre exécutif et dans l’ordre législatif, et vingt autres questions de cette nature, il ne s’ensuit pas que ce soit à ces nuances qu’on doive attacher la différence qui sépare les monarchistes des républicains. Tous ces débats sont ou seront communs aux partisans des deux systèmes, et ils le seront également dans la double hypothèse d’une bonne et d’une mauvaise représentation. En effet, que vos procureurs fondés soient bien ou mal élus, bien ou mal fondés, il reste toujours à savoir quelle sera leur corrélation, comment vous les disposerez entre eux, pour la meilleure distribution et la plus grande facilité de l’action publique. En un mot, il vous reste encore à savoir si vous voulez une république ou une monarchie, parce que d’elles-mêmes les formes républicaines et les formes monarchiques se prêtent à une bonne comme à une mauvaise constitution, à un bon comme à un mauvais gouvernement. Ce n’est donc pas dans les caractères d’une véritable représentation qu’il faut puiser l’attribut distinctif qui signale les républicains. Voici, à mon avis, les deux points principaux auxquels on peut reconnaître la différence des deux systèmes.

Faites-vous aboutir toute l’action politique, ou ce qu’il vous plaît d’appeler le pouvoir exécutif, à un conseil d’exécution délibérant à la majorité, et nommé par le peuple ou par l’assemblée nationale ? c’est la république.

Mettez-vous, au contraire, à la tête des départemens que vous appelez ministériels, et qui doivent être mieux divisés, autant de chefs responsables, indépendans l’un de l’autre, mais dépendans, pour leur vie ministérielle, d’un individu supérieur par le rang, représentant de l’unité stable du gouvernement, ou, ce qui revient au même, de la monarchie nationale, chargé d’élire et de révoquer au nom du peuple, ces premiers chefs de l’exécution, et d’exercer quelques autres fonctions utiles à la chose publique, mais pour lesquelles son irresponsabilité ne peut pas avoir de danger ? ce sera la monarchie.

On voit que la question est presque en entier dans la manière de couronner le gouvernement. Ce que les monarchistes veulent faire par l’unité individuelle, les républicains le veulent par un corps collectif. Je n’accuse pas ces derniers de ne point sentir la nécessité de l’unité d’action ; je ne nie pas qu’on puisse établir cette unité dans un sénat ou conseil supérieur d’exécution ; mais je pense qu’elle y sera mal constituée sous une multitude de rapports ; je pense que l’unité d’action a besoin, pour ne perdre aucun des avantages qu’il est bon de lui procurer, de n’être point séparée de l’unité individuelle, etc.

Ainsi, dans notre système, le gouvernement est composé d’un premier monarque électeur et irresponsable, au nom duquel agissent six monarques nommés par lui et responsables. Au-dessous sont les directions de départemens, etc.

Dans l’autre système est, au premier degré de l’exécution, un conseil ou sénat nommé ou par les départemens ou par l’assemblée législative ; au-dessous, les administrations de départemens, etc.

Les personnes qui aiment à revêtir d’une image les notions abstraites, pourront se figurer le gouvernement monarchique comme finissant en pointe, et le gouvernement républicain en plate-forme. Mais les avantages que nous attribuons à une forme plutôt qu’à l’autre, sont tellement importans, qu’ils valent la peine de ne pas s’en tenir à une simple image. Je ne donne point de développement, ce n’est pas le lieu ; mais je ne craindrai pas de répéter que c’est aux deux points que je viens de toucher qu’il faut placer le caractère distinctif des deux systèmes ; c’est à-dire, à la différence qu’il y a entre une décision individuelle responsable, contenue par une volonté électrice irresponsable, et une décision à la majorité, déchargée de toute responsabilité légale. Les conséquences seront déduites ailleurs.

Nous pourrions, au surplus, les républicains et nous, n’être pas d’accord sur plusieurs grandes questions du régime social, sans qu’il y ait raison d’y voir autant de nouvelles différences entre le républicanisme et le monarchisme. Par exemple, on peut présenter plusieurs combinaisons pour élire le conseil ou le sénat d’exécution, avec le dessein de les étendre plus ou moins sur les corps administratifs délibérans. De même on peut croire qu’il y a plus d’un mode propre à régler ce qu’on appelle succession au trône ; car on est libre, dans son opinion, d’être républicain ou monarchiste, de plusieurs manières.

Si l’on me demande, et je me doute bien qu’on me le demandera, ce que je pense sur l’hérédité du monarque électeur, je répondrai sans balancer, qu’en bonne théorie il est faux que la transmission héréditaire d’un office public quel qu’il soit, puisse jamais s’accorder avec les lois d’une véritable représentation. L’hérédité, en ce sens est autant une atteinte au principe, qu’un outrage à la société. Mais parcourons l’histoire de toutes les monarchies ou principautés électives : en est-il une seule dont le mode d’élection ne soit pire encore que le mode héréditaire ? Qui sera assez insensé pour oser blâmer la conduite de l’assemblée nationale, pour lui reprocher d’avoir manqué de courage ? Que pouvaient faire, il y a deux ans, des hommes qui au fond ressemblent beaucoup aux autres, c’est-à-dire, qui jugent ce qu’on leur offre par ce qu’ils connaissent, et ne connaissent, pour la plupart, de possible que ce qui s’est déjà fait ? Lors même qu’ils auraient cru pouvoir entrer dans l’examen de cette question, y avait-il pour eux à balancer, entre l’hérédité absurde, mais paisible, et une tout aussi absurde élection, souvent accompagnée de guerre civile ? Aujourd’hui, à là vérité, on est habitué au mode électif ; on y a assez réfléchi pour croire qu’il peut exister une grande variété de combinaisons à cet égard. Il en est certainement une très applicable à la première fonction publique. Elle me paraît réunir tous les avantages attribués à l’hérédité, sans avoir aucun de ses inconvéniens ; tous les avantages de l’élection, sans avoir aucun de ses dangers. Cependant je suis loin de penser que la circonstance soit favorable pour changer sur ce point la constitution décrétée, et je suis très-aise de marquer fortement mon opinion à ce sujet. Les obstacles ne sont plus les mêmes ; je le veux ; mais ont-ils tous disparu, mais n’en est-il pas survenu de nouveaux ? Une division intérieure serait-elle un mal indifférent, à l’époque où nous sommes parvenus ? L’assemblée nationale est sûre de l’union de toutes les parties de la France pour la constitution déjà connue.

Un besoin universel se fait sentir de l’achever et de l’asseoir enfin partout avec une uniformité et avec une force capable de donner de l’empire à loi. Eh bien, serait-il raisonnable de prendre ce moment pour jeter une pomme de discorde au milieu des départemens, et hasarder des variations dans les décrets, dont il serait si difficile ensuite de poser les bornes ? Du reste, si la nation veut un jour s’expliquer, par une assemblée constituante, sur la place du monarque, soit qu’elle devienne élective, soit qu’elle reste héréditaire, nous ne perdrons pas pour cela la monarchie, puisqu’il y aura toujours ce qui en fait l’essence, décision individuelle, tant de la part des monarques agissans, que du monarque électeur. Enfin, j’espère que l’opinion publique s’éclairant de plus en plus dans les matières politiques, on s’apercevra généralement que le triangle monarchique est bien plus propre que la plate-forme républicaine, à cette division des pouvoirs qui est le véritable boulevart de la liberté publique.

J’entends par république, c’est M. Paine qui parle, un gouvernement fondé sur les principes de la déclaration des droits. Je ne vois pas pourquoi ce gouvernement ne pourrait pas être une monarchie.

Principes, ajoute-t-il, avec lesquels plusieurs parties de la constitution française se trouvent en contradiction. Cela se peut, et il est à croire que si l’on s’était proposé de faire une république, il eût encore été possible de commettre des fautes contre la déclaration des droits. Mais qui ne voit que ces contradictions peuvent se corriger sans que la France cesse d’être monarchie ? Enfin M. Paine me permettra de lui dire une seconde fois que, puisque je ne lui demande pas de soutenir telle république en particulier, il est juste qu’il me laisse la même liberté relativement à la monarchie. Je désire que notre discussion, si elle a lieu, ne sorte pas des sphères théoriques. Les vérités que nous établirons pourront descendre plus tôt ou plus tard, pour s’appliquer sur les faits. Mais j’ai déjà assez donné à entendre qu’en ce moment je sentais bien plus le besoin instant d’établir la constitution décrétée, que celui de la réformer.

Les déclarations des droits de France et d’Amérique ne sont qu’une seule et même chose en principes, et presque en expressions. Tant pis, je voudrais que la nôtre fût meilleure. Cela ne serait pas difficile.

Et c’est là le républicanisme que j’entreprends de défendre contre ce qu’on appelle monarchie et aristocratie. Un homme qui vit en France, en Europe, doit convenir que s’il ne nous faut prendre le sens des mots république et monarchie que dans la réputation qu’ils se sont faite dans le monde, il y a de quoi dégoûter seulement d’en parler. N’aurais-je pas beau jeu, si je voulais suivre l’exemple que me donne M. Paine, pour jeter d’avance quelque défaveur sur ce qu’on appelle république et aristocratie ? Qui sait même si, dès à présent et à la majorité des voix, on ne trouverait pas plus de vraisemblance à l’alliance que j’attaquerais, qu’à celle qu’on a d’abord l’art de nous opposer ? De bonne foi, un sénat d’exécution serait-il moins aristocrate que des ministres agissant sous l’élection libre et irresponsable d’un monarque, dont l’intérêt évident et palpable serait toujours, mais toujours, inséparable de celui de la majorité ? J’ai peut-être tort de laisser déjà percer mes doutes sur la bonté du système républicain. Qu’ils sont loin de m’entendre ceux qui me reprochent de ne pas adopter la république, qui croient que de ne pas aller jusque-là, c’est rester en chemin ! Ni les idées ni les sentimens que l’on dit républicains ne me sont inconnus ; mais, dans mon dessein d’avancer toujours vers le maximum de liberté sociale, j’ai dû passer la république, la laisser loin derrière, et parvenir enfin à la véritable monarchie. Si je suis dans l’erreur, je déclare au moins que ce n’est ni faute d’attention, ni faute d’y avoir mis le temps ; car mes recherches et mes résultats ont précédé la révolution.

Je conviens que, pour une note, tout ceci devient un peu long, et j’en demande pardon ; mais j’ai voulu éviter, si la discussion doit avoir lieu, qu’elle ne dégénère en dispute de mots. Il résulte, je crois, de ce qu’on vient de lire, que des hommes jaloux de parler un langage précis ne se permettront pas de prendre le républicanisme pour l’opposé du monarchisme. Le corrélatif de un est plusieurs. Nos adversaires sont des polyarchistes, des polycrates, voilà leur vrai titre. Quand ils se disent républicains, ce ne doit pas être par opposition à la monarchie ; c’est parce qu’ils sont pour la chose publique contre la chose privée ; certes, et nous aussi. L’intérêt public, il est vrai, a été bien long-temps sacrifié à la chose particulière ; mais ce malheur n’a-t-il pas été commun à tous les états connus, sans égard à leurs diverses dénominations ? Si, au lieu d’adopter des notions claires, heureusement préparées par l’étymologie même, on persiste dans une confusion de mots qui ne nous paraît bonne à rien, sans doute je ne voudrai pas y mettre de l’obstination ; je souffrirai qu’on emploie le terme république pour synonyme de constitution représentative ; mais je déclare qu’après l’avoir pris dans ce sens, je me sentirai encore le besoin de demander si l’on veut, après tout, que notre république soit monarchique ou polyarchique. Établissons donc, s’il le faut, la question en ces termes : Dans une bonne république, vaut-il mieux que le gouvernement soit polyarchique que monarchique ?

Je finirai cette réponse par une remarque que j’aurais dû placer à la tête. Ma lettre insérée dans le Moniteur du 6 juillet n’annonce pas que j’aie le loisir en ce moment d’entrer en lice avec les républicains polycrates. Mes expressions sont celles-ci : « J’aurai peut-être bientôt le temps de développer cette question, etc. » Pourquoi bientôt ? parce que je me persuade toujours que l’Assemblée nationale aura mis incessamment la dernière main à son ouvrage, et qu’elle est au moment de finir. Jusque-là, il m’est impossible de quitter mes opérations journalières pour remplir les journaux de telle discussion que ce soit. On me répond que cette question est à l’ordre du jour : c’est ce que je ne vois pas. D’ailleurs un ami de la vérité n’aime pas à traiter les questions de droit sous l’empire des questions de fait. La recherche des principes et leur publication donne déjà assez de peine, surtout à un homme abandonné à ses seules forces individuelles, pour qu’il ne s’expose pas au regret d’avoir voulu parler raison dans les circonstances où des volontés très-décidées ne laissent pas la faculté d’y prêter l’oreille, et de n’avoir abouti enfin qu’à servir, malgré lui, les desseins de tel ou tel parti.


Emm. Sieyes.