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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Sur Marmontel

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Sur Marmontel.

Pag. 75. « Marmontel retourna dans sa chaumière… près de Gaillon, où il a vécu tranquille jusqu’à sa mort, le 31 décembre 1799. » L’abbé Morellet, dans une note manuscrite, renvoyait ici à l’éloge de Marmontel qu’il prononça à l’institut, de 31 juillet 1805, et il y joignait quelques traits d’un article sur Marmontel, inséré dans le Publiciste.

« Marmontel et Daubenton ne sont plus. La mort les a frappés du même coup, le même jour, et presqu’au même âge, l’un dans le temple des arts qu’il avait embelli, l’autre sous le toit du pauvre où l’infortune l’avait contraint de chercher un asile. Le goût perd dans le premier un de ses plus fermes soutiens, la nature regrette dans le second son plus fidèle interprète, et dans l’un et dans l’autre la vertu pleure un défenseur et un ami…

» Marmontel est depuis long-temps placé dans le rang de ces hommes à qui la littérature en France est redevable de sa gloire. Formé à l’école de Voltaire et du sage Vauvenargues, il nous retrace dans ses écrits la douce philosophie de l’un et le goût épuré de l’autre. Il est sublime dans l’Épître aux poëtes ; dans Didon il se montre le digne imitateur du chantre d’Enée ; la vie, la grâce, le naturel, un coloris charmant règnent dans ses contes, qui sont à la fois la leçon et la peinture des mœurs. Les Incas sont le seul ouvrage qui, en France, puisse soutenir la comparaison avec le Télémaque. De si beaux modèles donnaient à Marmontel le droit de tracer, à l’exemple de Cicéron, la théorie de l’art qu’il possédait si bien. Ses Élémens de littérature sont en ce genre le livre le mieux fait qui soit dans aucune langue.

» Les fruits de sa vieillesse sont encore inconnus. On admirera quelque jour deux traités en dialogue, et dignes de Platon, dans lesquels les plus importantes questions de la morale et de la politique sont développées avec cette éloquence entraînante, cette raison victorieuse devant lesquelles s’évanouit la fausse lueur du sophisme ; traités qui intéresseront d’autant plus qu’ils ont fait, quelques instans, l’unique consolation d’une auguste victime. Il a laissé des Mémoires sur sa vie, qui peuvent être regardés comme une galerie où viennent se ranger les portraits des hommes célèbres dont il a été l’ami, le contemporain ou l’émule.

» C’est dans les principes de son cœur vertueux que Marmontel a puisé la résistance qu’il a constamment opposée aux innovations dangereuses : il est glorieux pour lui d’avoir su se préserver de l’épidémie révolutionnaire. Lorsque l’histoire retracera les écarts de nos littérateurs, elle prononcera son nom avec le respect que l’on doit aux talens relevés par la probité. Dès le commencement de nos désastres, Marmontel fit entendre les accens de la sagesse et de la justice ; mais sa voix se perdit au milieu des vociférations des agitateurs. Étonné de nos premiers attentats, voyant tous ses amis enrôlés sous les drapeaux du fanatisme révolutionnaire, il va loin de la capitale gémir sur les calamités de son pays. Une petite chaumière, la demeure d’un laboureur, située au pied d’une colline et sur les bords de la Seine, est l’asile que choisit cet ami des muses. C’est là que l’on a vu le chantre des Incas, le secrétaire de l’Académie française, le respectable Marmontel, pauvre, oublié de ses contemporains, partager son temps entre l’étude et l’éducation de ses enfans ; c’est à leur utilité qu’ont été consacrés les derniers fruits de ses veilles. Une Grammaire, une Métaphysique, un Traité de morale, que le meilleur des pères et le plus distingué des littérateurs a composés pour ses enfans, sont trois chefs-d’œuvre de sentiment, de raison et de goût.

» En l’an 5, lorsque la France, se réveillant de sa léthargie, voulut enfin mettre des hommes honnêtes à la tête de ses affaires, Marmontel fut nommé, par acclamation représentant du département de l’Eure. Il accepta avec dévouement cette honorable et pénible mission. On se rappelle encore le discours touchant et noble qu’il prononça dans l’assemblée électorale de la ville d’Évreux, et la réponse que ce vieillard presque octogénaire faisait à ceux qui redoutaient pour lui un fardeau pesant : « Le courage est dans le cœur, disait-il, et le cœur ne vieillit jamais »

» Au 18 fructidor, journée si fatale à la France, sa fermeté électrisait les plus timides. Il ne dut qu’au hasard le plus inattendu le bonheur d’échapper aux soldats qui arrêtèrent ses malheureux collègues. Il retourna dans son premier asile, où la mort l’a enlevé à son épouse, à ses enfans, aux lettres et à l’amitié. Du moins il est mort avec la consolation d’avoir vu l’aurore d’un plus beau jour. La postérité dira qu’il a vécu sans tache et sans remords. »