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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/Sur la société du baron d’Holbach

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Sur la société du baron d’Holbach.

Pag. 139. « Et le crime eût été de la dénoncer. » Extrait de Quelques Réflexions de l’abbé Morellet sur un article du Journal de l’Empire du 15 juillet 1806.

Je nommerai parmi les hommes avec qui j’ai été lié, la plupart des gens de lettres distingués que j’ai eus pour contemporains, tels que Mairan, Clairaut, Buffon, d’Alembert, Diderot, J.-J. Rousseau, Raynal, Condillac, d’Holbach, Duclos, Saint-Lambert, Helvétius, Wattelet, Brecquigny, Roux, Darcet, Saurin, Marmontel, Barthélemy, etc.

Je ne pousserai pas plus loin cette nomenclature, et je me contenterai d’inviter le sieur G*** expliquer comment un homme de lettres qui à passé sa vie dans les sociétés que je viens d’indiquer, a mené une vie méprisable ?

Je sais que parmi les hommes que je viens de nommer il en est plusieurs que nos nouveaux zélateurs me feront un crime d’avoir connus, et, puisqu’il faut le dire, aimés. Le motif de ce jugement sera la liberté de penser de la plupart de ces hommes et leurs opinions extrêmes sur certains objets délicats.

On voit d’abord là que MM. les inquisiteurs supposent dans tous ceux qu’ils appellent philosophes une même façon de penser et les mêmes opinions. Il leur arrive, comme aux Jésuites de Pascal, de considérer tous ceux qui leur sont contraires comme une seule personne, et d’en former comme un corps de réprouvés dont ils veulent que chacun réponde pour tous les autres. Ils supposent que tout homme qui a vécu avec d’Holbach a pris pour catéchisme le Système de la nature, et que celui qui a été attaché à Helvétius a réduit, comme lui, les principes de la morale à l’intérêt.

Ils ne voient pas que c’est surtout dans une société de philosophes qu’est vrai l’axiome : Vingt têtes, vingt avis ; tot capita, tot sensus. Qu’en aucun endroit peut-être on n’a combattu ces opinions plus fortement que dans les maisons dont le maître s’était creusé la tête toute la matinée pour les établir dans son cabinet.

Mais leur grande erreur, en ceci, est de supposer que c’est avec le métaphysicien qu’on vit ; non, c’est avec l’homme d’esprit, avec l’homme sociable et doux, avec l’homme riche en connaissances utiles. Et que m’importe la manière dont il pense sur une question abstraite de morale ou de métaphysique, sujet que nous n’entendons peut-être bien ni lui ni moi ; que m’importe, dis-je, si je trouve en lui tous les agrémens de l’esprit et tous les charmes de la société ?

Mais ce n’est pas tout, et, quoiqu’en disent de fanatiques instituteurs, chez ces mêmes hommes, taxés d’une trop grande liberté de penser, j’ai vu souvent toutes les vertus, l’éloignement du vil intérêt, la justice, l’humanité, la bienfaisance, la générosité, et surtout la passion du vrai, le désir ardent de le voir triompher de l’ignorance et de la sottise ; voilà ce que j’ai aimé et recherché en eux ; et si avec ces dispositions on peut les appeler méchans et pervers, je veux bien partager cette injure avec eux.