Aller au contenu

Mémoires inédits de l’abbé Morellet/VIII

La bibliothèque libre.


CHAPITRE VIII.


Travaux sur la compagnie des Indes. Lettres inédites de Turgot et de Buffon. Prospectus d’un dictionnaire du commerce. Réfutation de Galliani. Autres lettres de Turgot. Statue de Voltaire.

En 1769, M. d’Invaux, contrôleur général, voyant d’une part le désordre monté au comble dans les affaires de la compagnie des Indes, et convaincu d’ailleurs de l’inutilité et des inconvéniens d’un tel privilège, me chargea de traiter cette grande question. M. Boutin, conseiller d’état et commissaire du roi, me fit communiquer tous les états de situation de la compagnie. Je prouvai, d’abord, qu’elle était désormais hors d’état de continuer son commerce par ses propres forces, le roi ne pouvant plus lui fournir les secours qu’il lui avait constamment donnés pendant quarante ans, pour la soutenir contre les vices de sa constitution et de son administration ; et je soutins ensuite la proposition générale, qu’une compagnie privilégiée n’était ni bonne, ni nécessaire, pour faire utilement le commerce de l’Inde.

M. Necker répondit à mon mémoire. Sa réponse laissait mes preuves entières, ce que je crois avoir démontré dans la réplique que je lui fis, et qui eut beaucoup de succès. M. Turgot et M. l’archevêque d’Aix estimaient cette réplique, comme un ouvrage bien raisonné, disaient-ils, et un modèle du genre polémique. J’ose conserver leurs éloges, parce qu’ils me les ont souvent répétés.

À la fin de 1769, un arrêt du conseil me donna gain de cause, et l’intervention même du Parlement, qui écouta les commissaires de la compagnie, sur les principaux faits que j’avais allégués, concourut à former la décision du conseil. Ce travail ne m’avait valu aucune récompense du gouvernement, le ministre étant sorti de place avant d’accomplir ses promesses. Mais, cinq ans après, à l’arrivée de M. Turgot au ministère, une gratification perpétuelle de deux mille livres sur la caisse du commerce, me fut décernée par un arrêt du conseil, pour différens ouvrages et mémoires publiés sur les matières de l’administration. Ce⠀⠀ sont les termes de l’arrêt. Je les rapporte pour faire observer que M. Turgot paya ainsi la dette de M. d’Invaux ou plutôt du gouvernement, et qu’on ne peut lui reprocher d’avoir prodigué les grâces⠀⠀ du roi à ses amis ; car il ne m’en a jamais fait accorder aucune autre.

J’ajouterai ici, sans scrupule, les félicitations que je reçus, pour l’un et l’autre ouvrage, de deux hommes dont le suffrage est de quelque poids. M. Turgot m’écrivait de Limoges, le 25 juillet 1769 :

« J’ai lu, mon cher abbé, votre ouvrage pendant mon voyage (il parle du premier Mémoire), au moyen de quoi j’ai été détourné de la tentation de faire des vers, soit métriques, soit rimés ; j’ai beaucoup mieux employé mon temps. Ce Mémoire doit atterrer le parti des directeurs ; la démonstration y est portée au plus haut degré d’évidence. J’imagine cependant qu’ils vous répondront, et qu’ils tâcheront de s’accrocher à quelque branche où ils croiront trouver prise ; mais je les défie d’entamer le tronc de vos démonstrations. J’en suis en général fort content, quoique j’y trouve quelques petits articles à critiquer, quelques défauts de développemens, quelques phrases obscures ; mais tout cela est une suite de la célérité forcée qu’il a fallu donner à la composition et à l’impression ; et comme je suis fort loin d’être sans péché, je ne vous jette point de pierres, etc.

Il combat ensuite une assertion que j’avais faite, que, le commerce rendu libre, le prix des marchandises indiennes, aux Indes même, n’augmenterait pas pour les acheteurs ; c’est une discussion trop abstraite pour que je l’insère ici, et je ne crois pas encore avoir eu tort en ce point. Mais je suis flatté de son approbation pour le fond et le plan de l’ouvrage, par la raison même qu’il est sévère, comme on voit, sur quelques détails d’exécution.

J’eus lieu d’être content aussi de son jugement sur le second Mémoire en défense du premier : « J’ai reçu, mon cher abbé, m’écrit-il de Limoges, le 3 octobre 1769, votre réponse à M. Necker. Je vous en fais mon compliment de tout mon cœur ; elle m’a fait le plus grand plaisir ; elle est aussi modérée qu’elle peut l’être, en démontrant, aussi clairement que vous le faites, les torts de votre adversaire. Je suis persuadé qu’elle fera revenir le public, et que M. Necker n’aura joui que d’un triomphe passager. C’est lui qui, à présent, aura du mérite à ne point se brouiller avec vous, etc. »

Je retrouve aussi dans mes papiers une lettre de M. de Buffon, à qui j’avais envoyé successivement mes deux Mémoires, et qui m’écrit de Montbar, le 9 novembre 1769, au sujet du dernier : « Je viens de lire votre réponse à M. Necker, et j’en suis, Monsieur, si plein et si content, que je ne peux me refuser au plaisir de vous le témoigner. Indépendamment de ce que vous avez très-certainement raison pour le fond, vous avez encore tout avantage pour la forme : votre ton, quoique ferme, est très-honnête. Cet ouvrage ne peut que vous faire honneur, et je ne doute pas que vos opposans ne reviennent à votre avis ; ils y seront forcés par la voix publique… etc. » Je n’ai pas besoin de faire remarquer ici que cette lettre est antérieure à la grande liaison qui s’est établie depuis entre M. de Buffon et M. et madame Necker, et à l’espèce de culte rendu par madame Necker à l’auteur de l’Histoire naturelle.

C’est aussi vers la fin de cette année-là que je publiai le Prospectus d’un Nouveau Dictionnaire de Commerce, entreprise que j’ai enfin abandonnée après vingt ans d’un travail assidu, parce qu’il m’était impossible de la poursuivre au milieu des orages de notre révolution.

Les libraires Étienne m’avaient d’abord proposé de donner une nouvelle édition du Dictionnaire de Commerce de Savary ; mais bientôt, m’étant convaincu par un examen réfléchi de cet ouvrage que le fond et la forme n’en valaient rien, je conçus le projet d’un dictionnaire nouveau, sur un plan beaucoup plus vaste, et par-là même plus difficile à exécuter, surtout avec l’exactitude, la correction et l’ensemble que je me suis toujours proposé de mettre dans cet immense travail.

Je ne me dissimule pas que l’abandon de cette entreprise, malgré tant d’obstacles imprévus, est le tort de ma vie littéraire,

On a du me blâmer de n’avoir pas fait un ouvrage utile, promis au public, encouragé long-temps par le gouvernement, dont les souscriptions ont été ouvertes, etc. ; et je ne me plains pas de ce jugement, moins injuste que la plupart de ceux auxquels sont soumis les pauvres gens de lettres qui se livrent à de longues et difficiles entreprises.

Je me propose seulement de réduire ici à leur juste valeur et mes torts et ces reproches, en rassemblant quelques observations, ou plutôt quelques faits, qui diminueront, je l’espère, aux yeux de mes lecteurs la gravité du délit.

Je dirai d’abord que, si un homme de lettres, jeune, ardent, se croyant tout possible, après avoir annoncé et entrepris un grand travail avec des vues d’utilité et de bien public, se trouvait ensuite dans l’impuissance de l’exécuter, parce que le plan serait trop vaste et trop difficile à remplir, on pourrait bien le blâmer d’avoir trop présumé de ses forces en projetant, mais non pas de n’avoir pas mis à fin de trop vastes projets.

Il y a deux reproches dont la gravité est fort différente, celui d’imprudence et celui d’infidélité ; je puis passer condamnation sur le premier, mais je n’ai pas mérité l’autre.

Une circonstance, inconnue au public, suffirait seule pour affaiblir beaucoup le tort que je puis avoir à me reprocher. Ici j’ai besoin de quelques détails personnels, et je demande qu’on me les pardonne.

J’ai parlé de mes liaisons avec M. Trudaine de Montigny, et de la bienveillance que me montrait son père. Celui-ci avait toute puissance sur l’administration du commerce. Les places de députés du commerce, d’inspecteurs des manufactures, dépendaient de lui ; mais parmi les places qu’il pouvait donner, il en était une que j’ambitionnais surtout, parce qu’elle m’aurait fourni de grands moyens pour exécuter l’ouvrage dont je commençais dès-lors à rassembler les matériaux.

Cette place était celle de secrétaire du bureau du commerce ; elle était possédée par un nommé Legrand, qui ne la remplissait pas. Elle mettait son titulaire au centre de la correspondance de toutes les villes de commerce du royaume, et de tous les consulats des pays étrangers. Il était clair que c’était de là seulement qu’on pouvait tirer tous les renseignemens nécessaires sur le commerce, tant étranger que national. C’était aussi à ce bureau que se discutaient toutes les questions générales et locales de la théorie administrative ; en un mot, c’était là le poste où il fallait placer l’homme de lettres à qui on voulait faire entreprendre un travail si vaste et si utile.

MM. Trudaine père et fils avaient senti cette convenance. Ils m’avaient promis l’un et l’autre, et surtout M. Trudaine de Montigny, de la manière la plus formelle, que la place me serait donnée sitôt qu’elle serait vacante, et qu’ils hâteraient ce moment par quelque arrangement avec le titulaire. ; Dans l’espérance de faciliter sa retraite, je renonçais aux deux mille francs qu’on m’avait donnés pour un commis, et à l’augmentation qu’on me promettait d’y faire ; content des appointemens de la place, et pouvant trouver dans des bureaux tout montés les mémoires et autres genres de secours dont j’avais besoin, ainsi que des hommes capables de faire avec moi de nouvelles recherches.

J’étais dans cette attente, lorsque M. d’Invaux fut nommé contrôleur général. Je crus avoir dès-lors la certitude d’exécuter mon grand ouvrage avec les secours que je devais espérer du nouveau ministre qui, depuis quelque temps, me montrait de la bienveillance et de l’estime.

M. d’Invaux, gendre de M. de Fourqueux, et beau-frère de M. Trudaine de Montigny, était arrivé là par M. de Choiseul, qui faisait cas de son mérite.

Mes liaisons avec M. Trudaine et M. de Fourqueux m’avaient rapproché naturellement de lui, sitôt qu’il eut épousé la seconde fille de Mme de Fourqueux ; il nous donnait à dîner les jeudis avec Abeille et Dupont de Nemours, pour causer d’économie publique. Je ne m’embarrassais guère de démêler lequel de nous trois avait la préférence auprès de lui ; mais il m’était bien permis de croire, quand je le vis ministre des finances, qu’il tiendrait la promesse que m’avait faite M. Trudaine : je savais que la place allait être vacante.

Je mc pressai dès-lors de publier mon Prospectus, qui devenait un titre de plus pour l’obtenir ; et, persuadé qu’elle était à moi, je ne craignis plus de prendre un engagement que je ne regardais pas alors comme téméraire, certain d’avoir bientôt les moyens de le remplir.

Ce prospectus, volume in-8° de 500 pages en petit caractère, était le fruit d’un très-grand travail : je dois en donner une légère analyse.

J’y trace le plan d’un nouveau dictionnaire de commerce, formé de trois parties ou vocabulaires.

Le premier vocabulaire, sous le nom de géographie commerçante, devait renfermer tous les noms des états politiques, des provinces de ces états, et de leurs principales villes.

Là devait se trouver le tableau de l’étendue et de la situation de l’état politique, de sa population, de sa culture, de ses mines, de ses pêches, de ses manufactures en tous genres ;

Ses instrumens de commerce, tels que les poids, mesures, monnaies, change, banque, roulage, navigation intérieure et extérieure, assurances ;

L’administration de son commerce par ses compagnies, communautés, réglemens, inspections, jurisprudence commerçante ;

Ses moyens de commerce ou ses capitaux et le taux de leur intérêt, son crédit public et sa dette ;

Les produits de son commerce dans les diverses entreprises ou spéculations, etc.

La seconde partie de l’ouvrage aurait été le vocabulaire de toutes les substances qui sont la matière du commerce, produits du sol, des mines, des pêches, et de l’industrie qui façonne ces différens objets, avec des définitions précises de chacun.

La troisième, enfin, devrait être le vocabulaire de tous les termes abstraits et généraux de la théorie de l’économie publique, et la discussion de toutes les questions que ces termes amènent.

Ainsi, les mots argent, banque, circulation, grains, hypothèques, intérêt, luxe, manufactures, population, salaires, travail, valeur, etc., sont autant de textes sous lesquels devaient se trouver traitées toutes les questions agitées dans les ouvrages d’économie publique.

Mon Prospectus fut assez bien accueilli ; on fut content du plan, qu’on trouva, et que je crois encore bien conçu, et de quelques discussions importantes que j’y avais fait entrer sur la valeur, les monnaies, le change et la banque, pour donner une idée de la manière dont je traiterais les questions théoriques, partie de mon ouvrage à laquelle j’attachais le plus d’importance et de prix.

Quelques mois s’étaient à peine écoulés, que la place de secrétaire du bureau vint à vaquer par la banqueroute du sieur Legrand, titulaire. Je rappelle à M. Trudaine ses promesses ; à M. Fourqueux et à M. d’Invaux, l’intérêt qu’ils m’avaient montré ; à tous, le besoin que j’avais de la place pour mon travail. M. Trudaine de Montigny me répond du succès. Je me souviens même qu’il me demanda de conserver un commis qu’il me nomma, qu’il me chargea d’aller voir : je crus la chose faite. Il y avait, me disait-on, quelque mesure à prendre pour finir ; il fallait l’agrément de je ne sais plus qui, M. d’Aguesseau, je pense. J’attends, et après quelques jours M. d’Invaux donne la place à Abeille. On ne pouvait qu’approuver cette nomination, Abeille était propre à la chose ; mais c’était m’ôter le moyen de faire vite et bien l’ouvrage que j’avais entrepris : cette raison pouvait me valoir la préférence.

On conçoit les effets que produisit sur moi̟ ce ḍésappointement. Dès-lors je commençai à voir avec effroi l’immensité du travail que j’avais promis, en même temps que je vis se fermer le dépôt où j’aurais trouvé abondamment les secours que j’avais espérés.

Cependant je ne me décourageai pas, et je continuai de rassembler mes matériaux avec une grande activité ; mais l’insuffisance des efforts que peut faire en ce genre un seul homme abandonné à lui-même, se montra bientôt à moi par un fait qui n’était pas équivoque.

Pour obtenir des villes de commerce du royaume et des pays étrangers les instructions dont j’avais besoin, j’avais dressé des cahiers de questions à mi-marge, relatives à tous les faits intéressans qui devaient entrer dans le tableau du commerce de chaque pays. Ces questions étaient divisées et subdivisées avec assez de détail, de méthode et de précision, pour que le plus souvent il fût possible de répondre par oui ou par non, ou en énonçant des sommes et des quantités, ou en faisant une énumération sommaire dont le plan était tout tracé. On se fera une idée de ce travail, si je dis que les questions ainsi posées étaient au nombre de trois et quatre cents pour chacun des grands pays de l’Europe.

J’en avais envoyé par les bureaux des affaires étrangères, à nos consuls et à nos ministres en Russie, en Suède, en Danemarck, à Hambourg, en Hollande, en Angleterre, en Toscane, à Naples, à Turin, à Milan, à Cadix, etc., et dans l’intérieur du royaume, à toutes les chambres de commerce au nom du contrôleur général, en joignant à tous ces cahiers de questions un exemplaire de mon prospectus, où mon plan était développé.

C’était là, ce semble, des moyens assez bien choisis, à défaut de ceux dont on m’avait privé. Eh bien, on va voir combien ils étaient insuffisans, quand on saura que 25 ou 30 cahiers de questions dans la forme que je viens de dire, envoyés, répandus en France et dans l’Europe, ne m’ont pas obtenu une seule réponse, je ne dis pas à un seul de mes cahiers, mais à une seule de mes questions.

Je n’en travaillais pas moins avec une grande persévérance, et je ne travaillais pas seul, car je n’avais pas l’extravagance de croire que je pusse suffire à une telle entreprise. Vers le temps de l’arrivée de M. d’Invaux au ministère, M. Trudaine m’avait fait accorder sur la caisse du commerce une indemnité annuelle de quatre mille livres. Je me donnai dès-lors deux collaborateurs, un copiste fort intelligent, et un homme de lettres travaillant avec une extrême assiduité, celui-ci à faire les extraits des ouvrages que j’avais rassemblés, et l’autre à mettre au net ce que j’avais écrit. Dans les momens les plus pressés, je prenais un second copiste, de sorte qu’il est vrai de dire que j’employais religieusement en frais de bureaux plus des deux tiers des secours qui m’étaient accordés. Et qu’on ne croie pas que ces hommes qui m’aidaient ne fussent pas de bons coopérateurs : le premier que j’aie eu chez moi, et qui, après douze ans de travaux, est mort à la peine dans ma maison, était M. Caillard, homme de beaucoup d’instruction et d’un excellent esprit, sachant l’anglais et l’italien, frère aîné de celui qui a été secrétaire d’ambassade en Russie, en Suède, en Hollande, et depuis ministre à Ratisbonne, en Hollande et à Berlin, aujourd’hui garde des archives des relations extérieures, et possesseur d’un des plus riches cabinets de livres qu’un particulier puisse rassembler. Je nommerai aussi M. Boutibonne, depuis avocat au conseil ; M. Desmeuniers, devenu membre et président de la première assemblée nationale, et puis du Directoire, et puis sénateur ; M. Peuchet, qui s’est fait connaître par divers ouvrages et par des articles dans l’Encyclopédie de Panckoucke.

Enfin, un de mes collaborateurs que je puis citer avec quelque vanité, est M. Bertrand, depuis directeur de la compagnie d’Afrique, et un des chefs de division au département de l’intérieur, homme d’un esprit très-orné, d’un caractère très-noble, de principes en même temps libres et sages, riche en connaissances variées, et surtout en économie politique, ainsi qu’il l’a bien prouvé lorsque le ministre de l’intérieur Chaptal l’a appelé auprès de lui au conseil de commerce, dont il est secrétaire aujourd’hui[1].

Malgré l’emploi de ces moyens et ma propre activité, un ouvrage aussi vaste ne pouvait avancer que lentement ; mais un autre obstacle en retardait les progrès, et a depuis continué de m’en distraire, sans qu’on puisse m’en faire un crime.

Le ministre des finances, qui me payait, devait naturellement disposer de mon temps quand il en avait besoin. M. Trudaine de Montigny avait le même droit en sa qualité d’intendant des finances et du commerce, et surtout comme mon bienfaiteur et mon ami. Les questions d’administration qui s’élevaient à tous momens rentraient dans les objets de mes études.

Il est arrivé de là que M. d’Invaux m’a invité à faire mes deux premiers mémoires contre la compagnie des Indes ; M. de Choiseul et M. Trudaine, la Réfutation de l’abbé Galliani sur le commerce des grains ; M. Trudaine, ma Théorie du paradoxe contre Linguet ; M. de Sartine et M. Lenoir, différens mémoires sur l’approvisionnement de Paris ; que M. Turgot, pendant son ministère, m’a demandé différens travaux, et que ma liaison avec lui m’attirant beaucoup de sollicitations et de mémoires, m’a pris un temps destiné à mon ouvrage ; que mes relations avec plusieurs membres de l’assemblée des notables m’ont encore imposé bien des occupations diverses, jusqu’à la révolution qui a tué mon entreprise, ainsi que tant d’autres plus regrettables ; qu’enfin, une grande partie de ma vie, que je voulais consacrer à ce travail, m’a été dérobée par les administrateurs eux-mêmes, ou du moins a été employée pour eux, et que si ce n’est pas d’eux seuls qu’on peut se plaindre, ce n’est pas non plus moi seul qui suis coupable.

C’est de 1770 que date une de mes premières distractions involontaires, la Réfutation des Dialogues de l’abbé Galliani sur le commerce des blés, faite à l’invitation de M. Trudaine de Montigny, pour seconder les vues raisonnables du ministère, et en particulier de M. le duc de Choiseul, en faveur de la liberté du commerce.

L’abbé Galliani, secrétaire de l’ambassade de Naples, avec qui nous passions notre vie, et dont l’esprit était si piquant, rappelé par sa cour à la demande de M. de Choiseul, pour quelques légèretés contre le ministre, avait laissé à Diderot le manuscrit de ses Dialogues, que le philosophe fit imprimer après y avoir passé la pierre-ponce : C’était bien moins le développement des principes de l’abbé, qui n’en avait guère, qu’une malice contre M. de Choiseul, protecteur de la liberté du commerce des grains, contre les économistes, et même, par divers côtés, contre les philosophes ; mais cette malice était agréable, délicate, ingénieuse, et ce n’était pas une petite entreprise de la repousser, parce qu’on peut difficilement employer la plaisanterie en arme défensive, et que, lorsqu’on y répond par des argumens sérieux, il arrive que celui qui est parvenu à vous faire rire conserve aisément les rieurs et les approbateurs de son côté.

On reconnaîtra la difficulté de faire une bonne réponse à cet ouvrage, dans la manière dont en avait jugé M. Turgot, si déclaré en faveur de la liberté, et à qui ses principes de tout genre devaient donner tant d’éloignement pour les Dialogues. Je trouve ce jugement consigné dans deux de ses lettres, l’une adressée de Limoges à moi-même, le 19 janvier 1770 ; l’autre à Mlle de l’Espinasse, du 26 du même mois.

« Vous êtes bien sévère, m’écrivait-il ; ce n’est pas là un livre qu’on puisse appeler mauvais, quoiqu’il soutienne une bien mauvaise cause ; mais on ne peut la soutenir avec plus d’esprit, plus de grâces, plus d’adresse, de bonne plaisanterie, de finesse même, et de discussion dans les détails. Un tel livre, écrit avec cette élégance, cette légèreté de ton, cette propriété et cette originalité d’expression, et par un étranger, est un phénomène peut-être unique. L’ouvrage est très-amusant ; et malheureusement il sera très-difficile d’y répondre de façon à dissiper la séduction de ce qu’il y a de spécieux dans les raisonnemens, et de piquant dans la forme. Je voudrais avoir du temps, mais je n’en ai point ; vous n’en avez pas non plus. Dupont est absorbé dans son journal ; l’abbé Beaudeau répondra trop en économiste, etc. »

Dans la lettre à Mlle l’Espinasse, après avoir loué encore la légèreté, l’originalité, l’agrément du style et de la forme, le mélange de la gaîté la plus folle et des raisonnemens les plus suivis, il ajoute : « Vous croiriez que je trouve son ouvrage bon, et je ne le trouve que plein d’esprit, de génie même, de finesse, de profondeur, de bonne plaisanterie, etc. ; mais je suis fort loin de le trouver bon, et je pense que tout cela est de l’esprit infiniment mal employé, et d’autant plus mal, qu’il aura plus de succès et qu’il donnera un appui à tous les sots et les fripons attachés à l’ancien système, dont cependant l’abbé s’éloigne beaucoup dans son résultat. Il a l’art de tous ceux qui veulent embrouiller les choses claires, des Nollet disputant contre Francklin sur l’électricité, des Montaran disputant contre M. de Gournay sur la liberté du commerce, des Caveyrac attaquant la tolérance, Cet art consiste à ne jamais commencer par le commencement, à présenter le sujet dans toute sa complication, ou par quelque fait qui n’est qu’une exception, ou par quelque circonstance isolée, étrangère, accessoire, qui ne tient pas à la question et ne doit entrer pour rien dans la solution. L’abbé Galliani, commençant par Genève pour traiter la question de la liberté du commerce des grains, ressemble à celui qui, faisant un livre sur les moyens qu’emploient les hommes à se procurer la subsistance, ferait son premier chapitre des culs-de-jatte ; ou bien à un géomètre qui, traitant des propriétés des triangles, commencerait par les triangles blancs comme les plus simples, pour traiter ensuite des triangles. bleus, puis des triangles rouges, etc.

» Je dirai encore généralement que, quiconque n’oublie pas qu’il y a des états politiques séparés les uns des autres et constitués diversement, ne traitera jamais bien aucune question d’économie politique. Je n’aime pas non plus à le voir toujours si prudent, si ennemi de l’enthousiasme, si fort d’accord avec tous les ne quid nimis, et avec tous ces gens qui jouissent du présent et qui sont fort aises qu’on laisse aller le monde comme il va, parce qu’il va fort bien pour eux, et qui, comme disait M. de Gournay, ayant leur lit bien fait, ne veulent pas qu’on le remue. Oh ! tous ces gens-là ne doivent pas aimer l’enthousiasme, et ils doivent appeler enthousiasme tout ce qui attaque l’infaillibilité des gens en place, dogme admirable de l’abbé, politique de Pangloss, qu’il étend à tous les lieux et à tous les temps.

» Je crois possible de lui faire une très-bonne réponse ; mais cela demande bien de l’art. Les économistes sont trop confians pour combattre contre un si adroit ferrailleur. Pour l’abbé Morellet, il ne faut pas qu’il y pense ; il se ferait un tort réel de se détourner encore de son dictionnaire, etc. »

J’ai rapporté ces lettres, non-seulement parce qu’elles regardent l’ouvrage que j’ai réfuté, mais pour conserver un exemple honorable de l’esprit de justice qui animait M. Turgot, louant, comme on vient de voir, avec une sorte d’enthousiasme ce qu’il trouve d’agrément et de talent dans un livre où ses principes les plus chers sont combattus, et souvent offerts à la risée publique.

Les conseils, j’ai presque dit l’ordre de M. Turgot, ne purent l’emporter, d’une part, sur mon goût pour le polémique, et de l’autre, sur le désir que me montrait M. Trudaine de Montigny, et qu’avait M. de Choiseul, qu’on défendît leur opération contre les plaisanteries de l’abbé. Le succès même des Dialogues était un aiguillon pour moi, et j’ambitionnais la gloire de vaincre toutes les difficultés en faisant une bonne réponse.

J’écrivis donc, au commencement de 1770, la Réfutation des Dialogues sur le commerce des blés, in-8° de près de quatre cents pages. Elle ne parut guère qu’en 1774. L’abbé Terray la fit saisir en arrivant au ministère. Je crois pouvoir dire que je n’y laisse pas debout un seul des sophismes dont l’Italien se sert pour attaquer la liberté de ce commerce. J’y remonte surtout au vrai, au premier principe, qui seul suffit pour décider la question, les droits de la propriété. J’établis une doctrine que j’ai développée depuis avec plus d’étendue dans un traité de la Propriété que j’ai eu long-temps le désir de publier. Voici, en peu de mots, ma doctrine :

Le droit de la propriété, dont la conservation a été le motif premier, ou du moins principal, de la réunion des hommes en un corps social, étant antérieur à la société elle-même, la société ne peut y donner atteinte sous aucun prétexte, même sous celui du bien public, au moins dans l’état habituel de la société ; dans l’état de guerre, le sacrifice de la propriété ne peut être exigé d’aucun individu ni d’aucune classe de citoyens plutôt que de toute autre, et doit être alors réparti sur tous, en raison des facultés de chacun, etc.

Ce principe seul, bien saisi, suffit pour terminer la question, puisqu’il est évident que toute entrave mise au commerce des grains est une atteinte à la propriété des possesseurs de terre, ou, ce qui est la même chose, des cultivateurs qui en exercent les droits ; atteinte qui, non-seulement les frappe seuls et sans proportion avec les autres citoyens, mais se fait aux dépens de ceux-là en faveur de ceux-ci, et blesse par conséquent toute justice distributive, toute égalité aux yeux de la loi.

Quoique je pense avoir fait un assez bon ouvrage dans la Réfutation de l’abbé Galliani, je ne me dissimule pas qu’il doit être aujourd’hui parfaitement oublié ; mais il me suffit qu’il n’ait pas été inutile autrefois ; et peut-être un jour en tirera-t-on quelque profit, si l’on veut revenir aux vrais principes de la liberté si cruellement violés dans tout le cours d’une révolution faite, disait-on, pour arriver à la liberté.

L’année suivante, je publiai la traduction de l’ouvrage de Beccaria, Richerche intorno alla natura dello stile, Recherches sur le style. Cet ouvrage, plein de vues fines et d’analyses profondes, est souvent obscur, et parce que l’auteur n’y a pas développé assez nettement des idées très-abstraites, et parce qu’il a négligé d’appuyer sa théorie d’assez d’exemples. Je dis dans la préface que je n’ai pas toujours pu dissiper cette obscurité ; mais les défauts de l’ouvrage laissent encore beaucoup de place aux pensées utiles et justes, et l’abbé Delille, bon juge en matière de style, m’a dit plusieurs fois qu’il avait lu et relu ma traduction avec plaisir et avec profit.

Vers 1772, je trouve, dans l’histoire littéraire de mon siècle, l’érection d’une statue à Voltaire par les gens de lettres ses contemporains, monument de leur union et de la justice rendue à un grand homme pendant sa vie.

Ce projet naquit dans la société des philosophes et des encyclopédistes, dans celles de Mme Necker, de Mme Geoffrin, du baron d’Holbach, d’Helvétius, de Mme Dangivillers. Il ne fut pas plus tôt connu qu’il fut attaqué par les ennemis des lettres et de la philosophie. Des gens du monde trouvèrent d’abord plaisant qu’on érigeât une statue à un particulier encore vivant, à qui ils n’en auraient pas élevé une après sa mort. Ils étaient cependant embarrassés de dire ce qu’il y avait de plaisant, c’est-à-dire de ridicule, à donner à l’auteur de la Henriade, de Zaïre, de Mérope, de l’Essai sur les mœurs des nations, et de tant d’ouvrages qui ont éclairé les hommes, un témoignage éclatant de la reconnaissance publique pour de si grands plaisirs et de si grands bienfaits.

Je me rappelle qu’une des puissantes raisons données dans le temps par les ennemis de cet homme célèbre, était que Corneille et Racine n’avaient pas de statue. (On a réparé depuis cette ingratitude et cet oubli.)

Nous répondions que si ces grands hommes n’avaient pas obtenu cette justice de leurs contemporains, c’étaient les Devisé et les Subligny qui s’y étaient opposés sans doute, comme leurs successeurs s’opposaient aujourd’hui à ce qu’on la rendit à Voltaire ; que c’était précisément parce que Racine et Corneille n’avaient pas encore de monument érigé à leur gloire, qu’il fallait en ériger un à Voltaire vivant.

Cependant l’ignorance, la médiocrité, la jalousie, et la superstition surtout, avaient si bien travaillé, que nous vîmes alors Voltaire lui-même craignant que cet hommage si pur, si volontaire, ne lui attirât quelque persécution, et que son repos ne fût troublé jusque dans la retraite qu’il avait choisie ; et d’Alembert, Mme Necker, M. d’Argental, tous ses amis, furent obligés de le rassurer. Mais ce qui acheva de déterminer l’exécution du projet, fut la part qu’y prirent le roi de Danemarck, l’impératrice de Russie, le grand Frédéric et plusieurs princes d’Allemagne.

Nous l’emportâmes enfin, la souscription fut bientôt fournie et l’exécution confiée à Pigale. La statue est demeurée long-temps sans être placée dans un lieu public. Elle passa d’abord à M. d’Ornoy, président au Parlement, et neveu de Voltaire. Portée alors dans sa terre d’Ornoy en Picardie, elle a été donnée par lui-même, en 1806, à l’Institut, et placée dans la bibliothèque.

Les gens de goût en ont généralement blâmé l’exécution. Pigale, pour montrer son savoir en anatomie, a fait un vieillard nu et décharné, un squelette, défaut à peine racheté par la vérité et la vie que l’on admire dans la physionomie et l’attitude du vieillard.

C’est à Diderot qu’il faut s’en prendre de cette bévue, car c’en est une. C’est lui qui avait inspiré à Pigale de faire une statue antique comme le Sénèque se coupant les veines. En vain plusieurs d’entre nous se récrièrent, lorsque Pigale apporta le modèle. Je me souviens d’avoir bien combattu et Diderot et Pigale ; mais nous ne pûmes détourner de cette mauvaise route, ni le philosophe, ni l’artiste échauffé par le philosophe.

  1. Écrit en 1803.