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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XIV

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CHAPITRE XIV.


Paix de 1783, conclue par le lord Shelburne. Lettre du ministre anglais. Voyage aux Pays-Bas et en Hollande. Second voyage en Angleterre. Réception à l’Académie française. Lettres, inédites de Chamfort, de Thomas, de madame Necker.

En 1783, le lord Shelburne, revenu au ministère principal en Angleterre, s’occupa de terminer la guerre d’Amérique à laquelle il s’était toujours opposé, que l’Angleterre même jugeait dès-lors inutile et funeste, et dont toutes les puissances étaient lasses. Les négociations commencèrent avec la France dès la fin de 1782 ; il fit partir pour Paris deux hommes de confiance, dont l’un, négociant de Londres, très-intelligent et très-instruit, M. Vaughan, était chargé particulièrement de préparer la voie au traité de commerce qui devait suivre le traité de paix. J’eus avec lui plusieurs conversations.

Il était en relation, par sa mission même, avec M. de Vergennes et M. de Rayneval, premier commis des affaires étrangères, que je voyais quelquefois l’un et l’autre, et qui n’ignoraient pas ma liaison avec le lord Shelburne.

M. de Vergennes ayant envoyé à Londres, pour traiter, M. de Rayneval et le jeune comte de Vergennes son fils, milord Shelburne les reçut parfaitement, et mit dans la négociation tant de droiture et de facilité, qu’il inspira à M. de Vergennes, et en général au ministère français, beaucoup d’estime et de confiance, et acquit sur eux quelque droit : on va voir, par l’usage qu’il en fit, que ces détails ne me sont pas étrangers.

En effet, en signant la paix au commencement de 1783, il fit savoir au ministre, par M. de Rayneval et par le jeune comte de Vergennes, que, si sa manière de procéder dans le cours de cette négociation avait été agréable à sa majesté T. C. et à son ministère, il suppliait le roi de lui en témoigner sa satisfaction, en m’accordant une abbaye ; que les principes qu’il avait suivis, ils les tenait en partie de moi ; que j’avais libéralisé ses idées, c’était son expression ; et qu’il regardait comme un bienfait personnel ce que M. de Vergennes ferait pour moi en sollicitant cette grâce de sa majesté.

Il m’écrivit en même temps une lettre, où il m’instruisait de la démarche qu’il avait faite, et me prescrivait d’aller voir M. de Rayneval, qui devait seconder la demande de milord auprès de M. de Vergennes, et s’il était nécessaire, auprès du ministre de la feuille, l’évêque d’Autun. On trouvera dans mes papiers l’original de cette lettre ; mais je me dois à moi-même de la traduire.


LETTRE

DE MILORD SHELBURNE À L’ABBÉ MORELLET.
Du 23 mars 1783.

« mon cher abbé,

» Je vous remercie de votre obligeante lettre à l’occasion de la paix. Vos observations sur le traité sont très justes. Vous avez dû y reconnaître le grand principe qui y règne d’un bout à l’autre ; je veux dire, celui de la liberté générale du commerce. Je n’hésite pas à déclarer que, selon moi, toute paix est plus ou moins bonne en raison de ce qu’on y respecte plus ou moins cette liberté. Je vous fais aussi cette observation pour un motif dont il faut que vous soyiez instruit. J’ai prié M. le vicomte de Vergennes et M. de Rayneval de dire à M. le comte de Vergennes que, si dans le cours de notre négociation, il avait trouvé mes opinions dignes de son approbation et de son estime, c’était à vous que je les devais ; que vos conversations et vos connaissances avaient essentiellement contribué à étendre et à libéraliser mes idées sur ce sujet ; que j’aurais désiré de vous en montrer ma reconnaissance ; que malheureusement vous étiez trop bon catholique pour que je pusse vous faire accepter les places que notre Église pourrait vous offrir ; mais que je me regarderais moi-même comme infiniment et personnellement obligé à M. le comte de Vergennes si, en ma considération, il voulait acquitter cette dette envers vous, en vous procurant une abbaye ; et que, s’il connaissait quelque personne digne de sa protection à qui je pusse être utile ici, je me regarderais comme très-heureux de pouvoir le payer de retour. Depuis ce temps, les choses ont pris ici une autre tournure, et je ne pourrais sans doute plus réaliser l’offre que j’ai faite.

» Mais j’ai une trop haute opinion de M. de Vergennes, et son caractère m’est trop bien connu par les relations que j’ai eues avec lui, pour croire que cette différence de circonstances puisse en apporter aucune dans la force de ma recommandation auprès de lui.

» Voyez M. de Rayneval : je suis sûr qu’il vous accueillera avec considération et avec amitié ; et je me trouverai bien heureux de pouvoir vous prouver par-là l’estime et la sincérité avec lesquelles je suis moi-même, etc. »

Je ne puis m’empêcher d’arrêter un moment l’attention de ceux qui liront ces mémoires sur la noblesse d’un tel procédé. Certainement milord Shelburne n’avait pas appris grand’chose de moi. Le seul point sur lequel ma conversation ait pu lui être de quelque utilité, est le principe de la liberté du commerce, appliqué à diverses questions importantes de l’économie publique ; et c’est par allusion à cette doctrine, établie dans plusieurs de mes ouvrages, qu’il a daigné dire que j’avais libéralisé ses idées, lorsque seul, et avec son excellent esprit, il les aurait fort bien libéralisées lui-même.

Mais qu’un homme de cet ordre, qu’un homme en place, qu’un homme très-instruit et très-éclairé, pour obliger un homme obscur, parle de celui-ci avec cet avantage, et de lui-même avec cette modestie ; qu’il affiche cette sorte d’obligation envers un simple et pauvre auteur ; c’est un exemple rare. J’ai eu sans doute bien des relations du même genre avec des hommes en place et des ministres ; mais aucun n’a jamais pensé, et encore moins dit, que je lui pusse rien apprendre ; et il en est plusieurs, en effet, à qui je n’ai jamais rien appris. C’est là, il faut en convenir, un procédé dont la physionomie est étrangère.

Je ne dois pas oublier non plus de dire que cet empressement à profiter du crédit passager que pouvait avoir un ministre anglais, signant un traité, pour faire obtenir un bénéfice à un abbé français, peu susceptible par sa naissance et par ses occupations de cette espèce de grâces, était du lord Shelburne tout seul, et que je ne lui avais nullement suggéré ce dessein, dont je n’avais eu moi-même aucune idée. Aussi ai-je souvent reconnu que le désir d’obliger, et l’extrême bonté de milord pour moi, se montrent bien plus dans cette seule demande, imaginée par lui, que dans tous ses autres témoignages d’attachement et d’estime ; car il n’y a que la bonté véritable, la véritable amitié, qui s’avisent ainsi de tout.

M. de Vergennes rendit la demande de milord Shelburne au roi, qui n’hésita pas à donner au ministre anglais cette marque de son estime et de sa satisfaction ; ce qu’il exprima, comme M. de Vergennes me l’a redit, en des termes très-obligeans pour moi ; et M. d’Autun, instruit des intentions royales, tant par M. de Vergennes que par le roi lui-même, fit signer au roi le brevet d’une pension qui me fut accordée sur les économats : cette pension de quatre mille livres, sans retenue, valait mieux qu’une abbaye de huit ou dix, ruineuse en bulles et en réparations.

Toute bien conduite que fût cette affaire, elle ne laissa pas de se prolonger depuis le mois de février ou mars, époque du retour de Rayneval, jusqu’au mois de juin, selon le train ordinaire de ces choses-là : car il avait fallu attendre la vacance de quelque abbaye, et l’extinction de quelques pensions sur le fonds des économats. Ainsi, le lord Shelburne étant sorti du ministère à la fin de mars, je ne reçus la grâce qu’il avait sollicitée, que lorsqu’il n’était plus en posture de se plaindre d’un refus. Mais M. de Vergennes était fort éloigné de se donner avec lui un semblable tort, puisqu’il n’a cessé, depuis la retraite de milord Shelburne, de parler de l’estime qu’il avait pour lui, et de répéter qu’il n’avait jamais vu un homme public plus franc et plus droit en affaires ; et Francklin m’a rendu le même témoignage de cet homme, que la détraction qui s’attache aux gens en place a fait si ridiculement appeler en Angleterre Malagrida, du nom de ce fameux jésuite portugais.

Ma pension obtenue, je n’eus rien de plus pressé que d’aller remercier mon bienfaiteur ; il était aux eaux de Spa, lui, sa femme et deux parentes, mesdemoiselles Vernon. Il m’avait instruit de son départ ; je me rendis à Spa, porteur de lettres de M. de Vergennes ; et j’y passai auprès de milord environ cinq semaines des mois d’août et septembre, logé chez lui et ne le quittant jamais. De là, nous gagnâmes les Pays-Bas, voyant Bruxelles, Malines, Anvers, et ensuite la Hollande, nous arrêtant quelques jours dans chaque ville considérable. Revenu à Bruxelles avec lui, je le quittai pour reprendre la route de Paris, tandis qu’il alla s’embarquer à Calais pour l’Angleterre.

Pendant mon séjour auprès de lui, il avait bien voulu exiger de moi que je revinsse le voir ; comme je savais qu’il comptait faire voyager son fils aîné en France l’année suivante, je le priai de vouloir bien me l’envoyer ; et je m’engageai de le lui ramener en Angleterre, après avoir fait ensemble notre tour de France.

En cette même année, à mon retour de Spa, je fis venir de Lyon ma nièce, mademoiselle Belz, depuis mariée à M. Chéron, membre de l’assemblée législative. Fille de la plus jeune de mes sœurs, qui avait épousé un négociant suisse, bourgeois de Zurich, établi à Lyon, elle montrait dès-lors pour le clavecin un talent prodigieux ; elle exécutait les plus difficiles sonates de Clémenti avec une netteté et une vigueur que je n’ai jamais vues qu’en elle, et qu’elle a non-seulement conservées, mais perfectionnées depuis par les leçons et les conseils d’Hullmandel, de Piccini, de Viotti, qui étaient sans cesse chez moi. Viotti surtout se plaisait à exécuter avec elle sa musique, pleine de verve et de grâce.

L’arrivée de ma nièce Belz remplit le vide que laissait dans mon ménage ma séparation d’avec Marmontel et sa femme, dont la famille augmentée demandait plus d’espace, et qui alla demeurer, comme je l’ai dit, à deux portes de la mienne, toujours dans la maison des Feuillans.

Quant à ma nouvelle nièce, je trouvai en elle tout ce que je pouvais y désirer, une âme sensible, un esprit naturel, droit, piquant, toujours animé et toujours agréable. Elle fut bientôt appréciée ce qu’elle valait, par une société spirituelle, M. de Saint-Lambert, Mme d’Houdetot, les jeunes dames V*** et F***, Mme de la B***, M. de l’Étang et sa nièce, depuis Mme P***, la société de Mme Helvétius, de Mme Brouțin, de M. de Savalette ; tous l’accueillirent et l’aimèrent, et contribuèrent dès-lors à lui procurer les plaisirs et les dissipations que son âge lui faisait rechercher. Ces amitiés, formées par elle dans le plus jeune âge, ne se sont jamais démenties, et je ne m’étonne pas qu’elle ait trouvé des amis fidèles[1].

On a vu qu’à notre retour de Hollande, j’avais proposé à milord Shelburne, en le quittant, de m’envoyer son fils aîné, depuis lord Whycomb, alors sir Fitz-Morice : son père n’étant pas encore marquis de Lansdown, titre qui, comme celui de duc, donne le titre de lord au fils aîné. Sir Fitz-Morice se rendit en effet à Paris au mois de juillet 1784 ; il logea chez moi ; il vit Paris ; je le menai chez tous ceux de mes amis qu’il voulut bien voir : car il se montrait quelquefois sauvage, et se refusait à faire des connaissances nouvelles. Ensuite, au mois d’août, nous partîmes pour aller à Brest par la Touraine. De là, nous gagnâmes Bordeaux, voyant tous les ports de l’Océan ; de Bordeaux, nous allâmes voir Marseille, Toulon, la Provence, et nous revînmes par Lyon et par la Bourgogne à Paris.

Nous étions à peine reposés, que nous courûmes nous embarquer à Calais ; et nous arrivâmes à Londres vers le commencement d’octobre, ayant fait mille ou douze cents lieues en moins de deux mois : l’ardent jeune homme l’avait ainsi voulu.

Je retrouvai mon respectable ami, mon noble bienfaiteur, dans sa terre de Bowood en Wiltshire, où je passai encore trois mois agréablement et très-utilement pour moi. Je revins en France vers la fin de décembre.

Un honneur littéraire, que je ne me croyais pas en droit d’espérer, m’attendait dans ma patrie : au mois de juin 1785, je fus reçu à l’Académie française. Je proteste ici que je n’ai jamais pensé que cet honneur fut une dette méritée par mes travaux, et que je n’ai jamais éprouvé le moindre sentiment de jalousie contre aucun de ceux qui l’ont obtenu avant moi. Je m’étais fait peut-être une idée un peu trop haute du mérite académique ; mais telles ont été mes constantes dispositions depuis que je suis entré dans la carrière des lettres. C’est au public à décider si, dans ce jugement de ma conscience, j’ai été modeste, ou seulement juste envers moi-même.

Je dirai pourtant aujourd’hui, pour me relever un peu dans ma propre opinion, que j’ai assez de connaissance de l’art d’écrire pour n’être pas déplacé dans une compagnie dont l’art d’écrire est le principal objet ; peut-être aussi ai-je porté à l’Académie plus d’idées sur le mécanisme et la philosophie des langues que la plupart de mes confrères, et même une habitude d’analyser les pensées, de définir les mots, de fixer les notions, dont manquent souvent des hommes en qui on reconnaîtra d’ailleurs bien plus de talens qu’à moi.

Ceux de mes confrères qui ont eu la même assiduité que moi aux séances de l’Académie, me rendront ce témoignage que, dans le travail du dictionnaire, je n’étais pas un des moins actifs ni un des moins utiles d’entre nous. Quoique notre dictionnaire ne donne point les étymologies, comme elles servent beaucoup à faire reconnaître la véritable acception des mots, je me plaisais à indiquer celles que j’aurais adoptées. Quelque connaissance de plusieurs langues m’aidait en cela ; j’ai même des idées que je crois neuves sur les étymologies de la langue latine, la mère d’une partie des langues d’Europe, et de la française en particulier. Je laisse un travail assez considérable sur cette question difficile ; et mes nombreuses recherches grammaticales suffiraient, comme on voit, pour justifier mon admission à l’Académie.

Je ne veux pas oublier une circonstance de ma réception. J’ai dit, en parlant de ma pension sur les économats, que milord Shelburne, depuis lord Lansdown, l’avait demandée au roi en signant la paix, et qu’il avait motivé sa demande sur une raison aussi obligeante pour moi, que modeste de sa part.

J’avais communiqué dans le temps au chevalier de Chastellux, mon ami, la lettre où milord Shelburne s’exprimait dans les mêmes termes, et m’apprenait la demande qu’il avait faite à nos ministres.

Le chevalier de Chastellux, directeur de l’Académie à l’époque de ma réception, rappela ce témoignage si flatteur pour moi.

Rayneval, premier commis des affaires étrangères, et M. de Vergennes, et beaucoup d’autres gens de Versailles, surtout parmi les diplomates, blâmèrent cet endroit de sa réponse comme une indiscrétion, et peut-être comme une impertinence.

Je sus ces plaintes par Rayneval lui-même et par Chamfort, qui en fut scandalisé, et qui m’écrivit alors une lettre très-amicale pour me remercier de mon discours[2].

Cette lettre est si piquante et si conforme au ton habituel et caustique de Chamfort, que je ne crois pas inutile de la conserver, d’autant plus qu’on y retrouvera aussi les dispositions tout-à-fait révolutionnaires que Chamfort a montrées sans réserve dès les premiers temps de nos troubles, et la confiance avec laquelle il semble les annoncer.

Il répond à un billet qui accompagnait l’envoi de mon discours pour lui et pour M. de Vaudreuil.


LETTRE DE CHAMFORT.
20 Juin 1785.

« Mais vraiment, Monsieur, je ne sais pas pourquoi votre billet finit par la plaisante prière de dire du bien de votre discours. Est-ce que vous avez cru que je ne le lirais pas ? Amitié à part, je me serais, pardieu, bien passé la fantaisie d’en dire le bien que j’en pense. Il y a de si bonnes choses, qu’on voudrait les ôter d’un discours académique, vu le malheur dont ces sortes d’ouvrages sont menacés. J’ai bien peur que, dans le naufrage de l’armée de Xercès (allusion à un endroit de mon discours), la collection de nos harangues, en huit volumes, ne soit ce qui coule d’abord à fond ; il ne serait pas mal d’avoir quelques allèges ou barques suivant la flotte, pour sauver quelques débris.

» Quel parti vous avez tiré de ce pauvre abbé Millot ! Je n’en ai jamais su tant tirer de son vivant, et je vous aurais demandé votre secret. Au surplus, vivent les morts pour être quelque chose !

» Je sais que nombre de gens à Versailles ont trouvé mauvais que, dans la réponse du marquis de Chastellux, on citât les propres termes de la lettre où le marquis de Lansdown vous rend un si honorable témoignage. Après avoir bien écouté ce qu’on m’a dit de noble et d’imposant sur ce beau texte, j’ai cru, je me trompe peut-être, mais j’ai cru que la vanité des places, ou de l’importance locale, s’affligeait de voir un simple homme de lettres, comme on dit, honoré d’une telle preuve d’estime par un grand ministre. En secret, dans une lettre bien cachetée, dans l’arrière-cabinet, cela peut se passer, à la bonne heure ; mais en public, ah monsieur l’abbé, c’est une terrible affaire ! Ô vanité ! ô sottise de l’importance ! je jure Dieu que je vous causerai tôt ou tard de grands chagrins ! Il ne tenait qu’à moi d’en jurer sur le poëme de la Fronde ; mais cela serait trop sublime, et puis d’ailleurs on dirait que cela est pillé de Démosthènes.

» Je vous rends mille grâces de votre traduction de Smith, et du plaisir que l’ouvrage m’a fait : c’est un maître livre pour vous apprendre à savoir votre compte. ; et si on me l’eût mis dans les mains à l’âge de quinze ans, je m’imagine que je serais dans le cas de prêter quelques centaines de guinées à l’auteur, et ce serait de tout mon cœur ; assurément. Je ne vous le renvoie point encore, parce que je l’ai laissé à la campagne, et qu’il y a quelques chapitres bons à relire et à méditer.

» Adieu, monsieur l’abbé, je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur.

» P. S. J’ai remis à M. de Vaudreuil un exemplaire de votre discours, le seul que j’eusse alors ; il l’a lu avant moi, et m’en a parlé de façon à prévenir mon jugement, si j’étais sujet à me laisser prévenir. Il m’a prié de vous faire tous ses remercîmens ; il n’est pas de ceux que la publicité de la lettre de milord Lansdown scandalise. Il trouve très-bon, très-simple qu’on ait des talens, du mérite, même de l’élévation, et qu’on soit honoré à ces titres, fût-ce publiquement, quand même on ne serait par hasard ni ministre, ni ambassadeur, ni premier commis. Il devance de quelques années le moment où l’orviétan de ces messieurs sera tout-à-fait éventé. »

J’ajouterai ici une lettre d’un ton bien différent, celle que Thomas m’écrivit alors d’Oullins, près de Lyon, où il est mort peu de temps après[3] dans les bras de l’archevêque Montazet, son ami. Si je transcris encore cette lettre, je le fais moins, en vérité, pour m’honorer d’un tel suffrage, tout honorable que je le trouve, que pour essayer de répandre quelque intérêt dans ces Mémoires, par les nombreuses pièces inédites dont je suis seul dépositaire.


À Oullins, près de Lyon, 13 juillet 1785.

« Je vous remercie, mon cher et nouveau confrère, du discours que vous avez eu la bonté de me faire tenir par l’archevêque de Lyon. Je l’ai lu avec beaucoup de plaisir ; et après l’avoir lu, j’ai dit avec Ovide :


Materiam superabat opus.


Vous avez fait valoir avec beaucoup d’art un fonds assez ingrat. L’esprit et la raison ont dicté vos jugemens. C’est une riche broderie que vous avez jetée sur un canevas simple et modeste, et qui a mis en relief une étoffe unie. Le mérité est tout entier pour l’artiste, qui a su lui donner du prix par son travail. Vous voyez [illisible] que j’emprunte mes expressions du pays. J’aime beaucoup vos réflexions sur les Mémoires de Noailles ; elles ont autant de finesse que de vérité. En effet, le véritable intérêt des Mémoires est d’être, pour ainsi dire, un ouvrage dramatique, et de mettre en scène celui même qui a été acteur. L’historien attache par des résultats et des tableaux, l’auteur des Mémoires par des détails ; et les détails de caractère sont encore plus piquans que ceux d’action. L’abbé Millot a fait disparaître cet intérêt qui tenait à l’homme, et il n’avait pas de quoi y suppléer par un intérêt qui tînt à lui-même et à sa manière de voir et de sentir. Son âme, sans mouvement, était loin de pouvoir se transporter dans un mouvement étranger. Tout ce que vous dites sur son caractère personnel, et sa manière d’être en société, est plein d’esprit ; vous avez tiré parti de son silence même. C’est peindre, pour ainsi dire, dans l’ombre, et faire sortir des traits qui étaient sans couleur. Vous avez créé une physionomie à celui dont le défaut était de n’en pas avoir. Votre création, cependant, paraît tenir à un être réel, et même à celui que nous avons connu. On le voit, quand vous le racontez, mieux peut-être que lorsqu’on le voyait lui-même. C’est comme certains objets de la nature, qui, pour se dessiner à l’œil, ont besoin d’être mis à distance. Ainsi, grâce à vous, il aura après sa mort une sorte de caractère qui s’effaçait de son vivant. M. le marquis de Chastellux, dans son discours ingénieux et fin, vous a rendu toute la justice qui vous était due. Il a mis sous les yeux du public le bilan de vos richesses. J’aurais désiré moi-même pouvoir me joindre à ceux de nos confrères dont vous avez obtenu les suffrages. Je les remercie d’avoir donné un bon esprit et un philosophe de plus à l’Académie, etc.

» Mille tendres complimens, je vous prie, à M. et à Mme Marmontel. J’ai reçu d’elle dernièrement une lettre infiniment aimable, et l’archevêque m’a remis le discours sur l’autorité de l’usage dans la langue ; il m’a paru excellent pour les idées et le style. J’aurai le plaisir d’écrire bientôt au bon ménage, où l’on fait de si jolis enfans et de si bons ouvrages. »

Enfin, puisqu’en écrivant ses Mémoires il est permis de recueillir tout ce qui peut faire valoir le personnage, je conserverai une lettre très-flatteuse de Mme Necker, qui donnera un nouvel exemple du genre de son esprit, et intéressera du moins mes lecteurs par ce côté, si elle leur déplaît par l’exagération que j’y vois.

« Nous l’avons lu et relu, M. Necker et moi, Monsieur, votre beau et excellent discours ; vous y avez observé cette juste mesure, cette précision dans le coup-d’œil et dans les idées, qui rendraient intéressans et nouveaux les objets les plus communs ; votre discours convient à tous les genres d’esprits ; je ne connais personne qui ne s’honorât de l’avoir fait, et personne aussi qui ne trouvât du plaisir à le lire. Sans mettre l’abbé Millot au-dessus de sa valeur, vous la lui avez si bien donnée, que vous lui faites gagner beaucoup dans l’opinion ; votre raison est toujours celle d’un homme d’esprit, et votre esprit celui d’un homme raisonnable ; vous prouvez bien que c’est dans la vérité seule que l’on peut puiser des idées et des éloges durables, et vous dégoûterez de toutes les louanges vagues et exagérées, qui montrent moins le mérite de l’objet que le peu de sagacité de celui qui le loue. Ce que vous dites sur la vie privée de l’abbé Millot est neuf, piquant et ingénieux. Sans avoir mis dans votre ouvrage une chaleur qui eût été déplacée, vous entraînez vos lecteurs par l’ordre, la variété et l’agrément des idées ; et quand on vous a lu, on se trouve plus instruit et on se sent un plus grand goût d’instruction. Voilà, à la lettre, et sans y rien ajouter, l’impression que nous avons reçue, M. Necker et moi, d’un commun accord, et dont nous nous sommes rendu compte mutuellement. Je n’ai reçu votre discours que huit jours après l’impression, mes paquets ne me parvenant qu’une fois par semaine. Nous avons appris de toutes parts le succès prodigieux de M. Marmontel ; je lui ai proposé de venir passer quelques jours à Marolles, aux vacances de l’Académie, et de vous engager à l’accompagner ; j’enverrais mon carrosse à Paris pour vous chercher. Je désire que cet arrangement puisse vous convenir. Nous nous réunissons, Monsieur, pour vous offrir l’assurance, etc.

» Marolles, 28 juin 1785. »

En finissant ce que j’avais à dire de ma réception à l’Académie, je crois devoir rappeler ce qu’en a écrit M. de La Harpe au grand-duc de Russie, et qu’il imprime maintenant, en 1801, avec sa Correspondance[4] : Le public a vu, dit-il, de très-mauvais œil la préférence donnée à l’abbé Morellet par l’Académie, sur Sedaine, et peu de choix ont été plus généralement désapprouvés.

Cette décision est bien tranchante, comme toutes celles de l’inexorable critique. Il est difficile de juger avec quelque certitude qu’un choix est généralement désapprouvé : car chaque homme de lettres ne voit guère que sa société, et ne peut constater l’opinion générale. Mais La Harpe, dans ce jugement, ne se sert pas non plus du terme propre ; et si, comme il le fait entendre lui-même, c’est à cause de la préférence donnée sur Sedaine qu’on a vu ma nomination de mauvais œil, c’est rendre très-infidèlement cette opinion que de dire : Peu de choix ont été plus généralement désapprouvés.

Qu’on me permette aussi une observation.

La Harpe, autrefois mon ami, imprimant en 1801 ce qu’il écrivait en 1785, semble ratifier aujourd’hui le jugement qu’il prête au public de ce temps, et supposer qu’il n’a pas été adouci ni révoqué depuis. Un critique plus juste, ou au moins plus indulgent, qui eût cru à cette sévérité du public de 1785, en la rappelant en 1801, aurait remarqué que, plus tard, l’écrivain qui, en 1794, a défendu les enfans des condamnés, victimes des tribunaux révolutionnaires, réclamé pour eux et contribué à leur faire rendre leur patrimoine, celui qui a combattu avec quelque courage et quelque énergie pour la cause des pères et mères d’émigrés, et contre d’injustes jugemens, et contre la loi des ôtages, avait acquis quelque droit à l’estime publique.

Je trouve, au reste, dans la même lettre de M. de La Harpe, de quoi me consoler de la sévérité du public de 1785 ; car il prononce lui-même que je suis un homme d’esprit et un littérateur très-distingué ; et ces titres doivent suffire dans une compagnie littéraire, qui ne peut pas être composée tout entière d’hommes de génie. Je souscris de bon cœur à ce jugement ; car je ne prétends pas au génie, et je laisse même ceux qui se croient dignes, d’y prétendre, M. de La Harpe tout le premier, jouir en paix de leur opinion.

  1. Madame Cheron avait condamné à l’oubli, tout ce passage des Souvenirs de son oncle ; nous le publions malgré elle, et nous regrettons que l’auteur ait interrompu trop tôt ses Mémoires pour parler de son autre nièce, dont les attentions filiales ont aussi consolé ses dernières années.
  2. Imprimé dans les Mélanges, tome I, page 1. La réponse de M. de Chastellux, ibid, page 37.
  3. Le 17 septembre 1785.
  4. Tome IV, page 332 de la seconde édition.