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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XVI

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CHAPITRE XVI.


Défense du marquis de Chastellux contre Brissot. Nouveaux mémoires en faveur de la liberté du commerce. Lettre à l’archevêque de Sens. Première assemblée des Notables. Prieuré de Thimer.

En 1787, Brissot, que nous avons vu depuis membre de l’Assemblée législative et de la Convention, briller sur ces deux théâtres et aller finir sa carrière sur un échafaud, avait écrit une satire insolente et injuste sous le titre d’Examen critique des voyages dans l’Amérique septentrionale, de M. le marquis de Chastellux : je crus devoir prendre la défense de mon ami. Ma réponse était imprimée plus d’à moitié, lorsque M. de Chastellux, craignant d’engager un combat à outrance avec un mauvais homme, qui prenait déjà une sorte de crédit, me pria de suspendre l’impression. Je conservai seulement deux exemplaires des premières feuilles livrées, et fis transcrire à la suite la fin du manuscrit. L’un de ces deux exemplaires doit être resté entre les mains de Mme de Chastellux après la mort de son mari : on trouvera l’autre chez moi.

Je me trouvai engagé, vers ce temps-là même, à traiter de nouveau la question de la liberté du commerce de l’Inde. Depuis 1769 jusqu’à l’avénement de M. de Calonne au ministère, la compagnie était demeurée supprimée, et le commerce de l’Inde s’était fait avec quelque succès : on ne pouvait rien demander de plus pour des essais de liberté, faits après quarante années de privilège et de monopole.

M. de Clugny, et M. Necker lui-même, dans une administration de plusieurs années, n’avaient point rétabli la compagnie, quoique celui-ci dût être bien fortement tenté de confirmer la théorie de ses écrits par la pratique de son ministère. Cet essai malheureux était réservé à grossir le nombre des fautes de M. de Calonne, qui releva le privilège exclusif et créa une nouvelle compagnie, contre le vœu de la plupart des villes de commerce, avec des avantages exorbitans et aux dépens des consommateurs, aux dépens du revenu public.

Les villes maritimes, fatiguées du joug que leur imposait la compagnie, tentèrent de s’en délivrer. Elles envoyèrent à Paris des députés, chargés de suivre cette affaire au conseil. Ils daignèrent m’honorer de leur confiance, et je fis en leur nom un mémoire où, reprenant la question que j’avais traitée en 1769, sous de nouveaux points de vue, je fais valoir, en faveur de la liberté, le vœu de l’assemblée des notables dont je parlerai bientôt, et celui des principales villes du royaume. J’y prouve par des états authentiques que, pendant les quinze années qui ont suivi la révocation du privilège, les négocians particuliers ont fait heureusement et utilement pour eux le commerce de l’Inde ; que leur concurrence n’apporte aucun inconvénient ni à l’achat dans l’Inde, ni à l’importation de l’Inde en Europe, et qu’ils ne manquent point de capitaux ; que l’était fait des sacrifices énormes à la compagnie nouvelle ; qu’elle n’exporte pas autant de produits de notre territoire et de notre industrie qu’en exporte le commerce libre ; je démontre enfin que la suppression du privilège ne peut qu’être avantageuse et à la politique et aux finances de l’état. Les députés du commerce des villes de Marseille, Rouen, Lyon, Montpellier, Dunkerque, Bordeaux, Toulouse, la Rochelle, Nantes, Lorient et le Havre, dont plusieurs m’avaient fourni des renseignemens, et à qui j’avais lu mon mémoire, le signèrent et le payèrent fort noblement par une vaisselle d’argent de la valeur d’environ deux mille écus.

Nous attendions un heureux effet de ce mémoire, et le ministre lui-même, malgré ses préventions, eût résisté difficilement, je ne dis pas à la force de nos preuves, mais au crédit que semblait prendre dans les esprits la cause de la liberté. Mais j’eus bientôt de nouveaux motifs de me flatter du succès. M. l’archevêque de Sens étant arrivé au ministère, je crus et je devais croire qu’aussi persuadé que moi des principes de la liberté du commerce, il en favoriserait le rétablissement. Je me chargeai donc de presser la décision du conseil sur la question que j’avais traitée dans mon nouveau mémoire, et j’en publiai aussitôt un second, en réponse à un précis pour la compagnie, fait par l’avocat Hardouin, et signé de Gerbier et de Bonières.

Mais le torrent des discordes civiles emporta bientôt nos mémoires, et la compagnie des Indes, et la monarchie.

On voit, en effet, que l’ordre des temps m’a conduit à l’assemblée des notables, prélude de la révolution, Elle s’ouvrit en février ; et dès-lors mes relations avec plusieurs de ses membres me donnèrent des occupations nouvelles. Je m’entretenais souvent des affaires publiques avec M. le maréchal de Beauveau ; et j’allais régulièrement à Versailles toutes les semaines chez l’archevêque de Sens, qui m’écoutait ainsi que beaucoup d’autres, mais se contentait de m’écouter.

Pendant toute cette première assemblée, j’ai constamment traité par correspondance avec l’archevêque, d’abord notable et puis ministre, la plupart des questions importantes qui commençaient à occuper les esprits.

J’ai conservé long-temps des notes que je lui envoyais chaque semaine, et dont j’allais chercher la réponse le vendredi. Alors il me rendait mes lettres avec des réponses en marge, et en trois ou quatre mots, à côté de chaque article ; et nous en causions dans nos promenades aux bois de Satory et à Belair, au-dessus de Bièvre, et ensuite au prieuré de l’abbé de Vermond, entre Versailles et Saint-Germain,

Mes observations roulaient sur ses opérations projetées ou faites ; et elles étaient toutes très-franches, sans qu’il s’en offensât jamais.

Ainsi je le poussais de toutes mes forces à l’établissement de la subvention que les parlemens rejetaient, à la destruction de la compagnie des Indes renouvelée par M. de Calonne. Je le détournais de la guerre de Hollande, qui ne pouvait avoir d’autre résultat que d’empêcher le stathouder d’accroître son autorité, ce que je ne croyais nullement dommageable à la France. Je blâmais quelques-unes de ses mesures de finance ; je lui proposais quelques hommes plus capables de le servir que ceux dont il était entouré. Je critiquais l’arrêt du conseil du mois de septembre 1787, par lequel il avait cassé les arrêts du parlement qui déclarait n’avoir pas le pouvoir d’enregistrer les édits, et dont les expressions me semblaient maladroites. Je le pressais, lorsqu’il a été forcé de recourir à son emprunt, qui lui a si mal réussi, de rendre ses comptes en le proposant, afin d’attirer plus de confiance. Je censurais cet emprunt même en beaucoup de points, etc., et, comme je l’ai dit, il se contentait de m’écouter.

J’allai plus loin ; et je fus assez hardi pour rédiger un projet d’emprunt, accompagné d’une promesse, non pas d’états-généraux sur l’ancien pied, mais d’un corps de représentans de chaque province, pris parmi les membres des administrations provinciales et toujours parmi des propriétaires, et qui, députés par ces administrations, seraient les interprètes fidèles des besoins des peuples et les défenseurs de leurs droits.

J’avais préparé tout au long et dans le plus grand détail l’édit qui présentait ces deux dispositions.

La totalité de l’emprunt était de 430 millions en cinq ans, dont cent millions en 1788, 90 millions en 1789, autant en 1790, 80 millions en 1791, et 70 en 1792. J’avais dressé des tableaux des moyens de ces cinq années, et de la libération qui s’opérait par les remboursemens et par l’extinction progressive des rentes viagères, etc. Je ne me rappelle pas mes autres inventions.

Ce travail fut une réponse à l’envoi que m’avait fait l’archevêque de son projet d’emprunt, dont je faisais en même temps la critique. Je l’accompagnai d’une longue lettre que j’ai conservée in short-hand, comme je la transcrivis à Auteuil, d’où j’allais partir pour Versailles.

Je ne crois pas inutile de la donner ici, parce qu’elle peut servir à prouver mon dévouement et mon zèle, si elle ne prouve rien de plus.

LETTRE

Écrite à M. l’archevêque de Sens, au commencement de novembre 1787, en lui envoyant un projet de préambule pour les édits portés au parlement le 19.

« Monseigneur,

» Voilà les papiers que je vous ai annoncés avant-hier ; je les accompagne de quelques observations qui en seront la préface.

» Le projet que je vous envoie diffère de celui que vous m’avez remis, principalement en deux points ; l’un est le développement de la marche progressive des diminutions de charges et libérations de revenus, qui sont la seule base sur laquelle puisse s’établir la confiance des prêteurs.

» On a dit en général que des emprunts bien combinés deviendraient une source de libération ; mais cette assertion est vague tant qu’on ne s’appuie pas de preuves ; et les preuves d’une vérité de ce genre ne peuvent être que des calculs ; il fallait, je crois, les donner.

» Je sais bien qu’on ne peut pas faire entrer des calculs dans le corps d’un édit ; mais on peut et on doit les y joindre, si vous voulez que votre emprunt se présente au public de la manière la plus propre à le recommander.

» Voilà ce qui me fait déplorer que vous n’ayez pu retarder votre emprunt jusqu’à la publication du compte que le roi a promis. C’est ce compte à la main, qu’il fallait demander à emprunter ; et puisque votre bilan laisse encore voir des ressources, les prêteurs les y auraient vues et vous auraient porté leur argent.

» Le tableau que je vous trace de vos moyens pour les cinq années qui vont suivre, renferme la partie de votre compte qui peut fonder la confiance ; il faut donc à tout prix donner au public ou celui-là ou un semblable.

» Je n’ai eu pour le dresser d’autres secours qu’un des états de recette et de dépense donné aux notables, et qu’on m’a dit fourni par M. Gojard ; mais cet état, que je trouve d’ailleurs mal fait, n’est pas suffisant pour déterminer avec précision les ressources que doit vous fournir chaque année le progrès des libérations.

» Il y a des parties qui ne sont pas connues : tels sont, par exemple, des emprunts de Gênes et de Hollande, dont on ne connaît ni le capital originaire, ni les remboursemens effectués.

» Je n’ai pas eu non plus des détails dont j’aurais eu besoin sur la marche réelle des remboursemens, ni sur celle des extinctions des rentes viagères ; et ce défaut de pièces m’a forcé de bâtir sur des suppositions générales : que, sur la totalité des remboursemens à faire, portée dans l’état à environ 51 millions, il s’en exécutait annuellement un vingtième, et que les rentes viagères s’éteignaient par trentièmes, etc. ; mais ce n’est pas là une manière de calculer assez précise ; il faudrait énoncer chaque partie de remboursement qui doit se faire ou être faite à une telle époque, chaque partie d’extinction qui aura lieu dans chaque année ; ce que je n’ai ni fait ni pu faire.

» Je ne regarde donc ce travail que comme une sorte de cadre où vous pourrez placer le véritable tableau, si vous êtes persuadé, comme moi, qu’il est indispensable de le publier.

» Ce tableau, fait avec plus d’exactitude, présenterait sûrement des ressources que j’ai omises ; et peut-être montrerait-il comme plus abondantes celles-là même que j’ai indiquées. On dit qu’on ne se trouve jamais plus riche que lorsqu’on déménage ; et je crois que, en examinant bien les affaires d’un grand pays comme la France, on doit généralement y reconnaître plus de ressources encore que de besoins ; et les comptes y sont surtout bons à cela.

» Je ne connais pas sans doute la situation de vos affaires aussi bien que vous ; mais je vais toujours vous dire ce que je suis tenté d’en penser, d’après l’opinion des hommes instruits.

» La plupart des gens d’affaires ne s’imaginent pas que votre emprunt réussisse, même après avoir passé au parlement, et je ne sais si personne peut vous donner l’assurance qu’il y passe. Je crois pourtant qu’il n’est pas impossible de faire entendre raison à ces messieurs, en leur montrant bien nettement l’alternative du retard des remboursemens ou conversion en contrat, et de l’enregistrement de l’emprunt.

» J’ignore si vous vous détermineriez au retard ou à la conversion, ou à aucun des deux, car c’est toujours une banqueroute. Mais si, en cas de refus, vous étiez décidé, je vous conseillerais fort de présenter au parlement, d’une main votre emprunt, et de l’autre un plan de retard ou de conversion de toute la dette exigible ou susceptible de remboursement.

» En supposant que le refus d’enregistrer doive vous forcer à quelque mesure pareille, je crois toujours qu’il est important de présenter votre emprunt, fussiez-vous sûr qu’il sera rejeté, et de le présenter appuyé de tout ce qui peut le justifier et le faire goûter du public, afin que les reproches tombent sur ceux qui les mériteront, pour avoir, encore cette fois, contrarié la seule opération qui peut rétablir les affaires.

» Les parlemens me conduisent naturellement à l’autre point, plus difficile peut-être, où mon projet diffère du vôtre.

» Vous ne doutez pas qu’en refusant votre emprunt ou en l’acceptant, les parlemens ne vous mettent encore en avant les états-généraux : vous êtes forcé d’avoir une réponse à ce qui va là dans l’une ou dans l’autre supposition.

» S’ils vous refusent, ils auront à dire qu’ils ne peuvent admettre de nouveaux emprunts sans qu’on donne à la nation quelque sécurité contre la continuation des mêmes abus, etc., enfin, ce qu’ils ont déjà dit, et ce que la nation entière dit avec eux.

» Je sais bien, et tous les gens sensés conviennent, que les états-généraux, tels qu’on les a eus jusqu’à présent, sont une pauvre garantie. Mais c’est ce que vous ne ferez pas entendre, tant que vous n’en offrirez pas une quelconque, et même une meilleure.

» Il n’y en a point d’autre qu’une représentation vraiment nationale ; il n’y en a point d’autre qui puisse vous dispenser des états-généraux.

» On se fût contenté d’abord d’un conseil de finance bien organisé, où l’on eût appelé quelques hommes indépendans, c’est-à-dire, nommés par différens corps de l’état, ou tour-à-tour par quatre ou huit administrations provinciales. Je vous ai proposé ce plan dans le temps : il a été rejeté.

» Aujourd’hui, à qui voulez-vous que la nation se fie ? Les parlemens, qui la défendaient si mal, l’ont encore abandonnée. Les promesses du roi tiennent au caractère et aux principes de ses ministres. Le conseil des finances, tel qu’il est, se laisse conduire par le ministère. Il nous faut une barrière au retour des abus ; il nous faut des états-généraux, ou l’équivalent : voilà ce qu’on répète de tous côtés.

» Si vous avez une fois donné ou même promis, mais promis solennellement cet équivalent, le refus d’enregistrer sera universellement blâmé, et les reproches des suites tomberont sur les parlemens. Si vous n’avez rien fait pour affaiblir cette grande objection, elle retombera de tout son poids sur le gouvernement et sur vous.

» C’est la réponse à cette objection que j’ai voulu vous suggérer, en faisant promettre au roi, dans le préambule de son édit, d’accorder à ses peuples une garantie contre les surprises qui peuvent être faites à sa justice ; garantie formée par une représentation tirée des administrations provinciales, sous une forme ou une autre, s’assemblant à des intervalles réglés, et, hors le temps de ses assemblées, agissant par une commission intermédiaire, qui correspondrait avec les administrations elles-mêmes.

» Je ne puis que donner une indication vague de ce nouvel établissement, qu’on ne formerait que d’après un plan bien détaillé et bien réfléchi, et qui serait l’objet d’une loi nouvelle, mais dont la seule perspective produirait un grand effet sur le crédit, si les parlemens s’y prêtaient, et contre les parlemens, s’ils ne voulaient point l’adopter. Mais surtout, votre emprunt admis, il est évident que la réunion de vos deux moyens, tableau des ressources et garantie contre l’abus qu’on en pourrait faire encore, ranimerait la confiance et le crédit.

» Si cette proposition paraît étrange, ce sera faute de connaître la force de l’opinion publique, et la faiblesse du crédit, deux circonstances qui rendent un grand changement nécessaire. Sur le premier de ces points, j’ai bien peur qu’à Versailles on ne soit pas du tout au courant. Il suffirait cependant, pour s’y mettre, de se rappeler les sacrifices pénibles qu’on vient d’être obligé de faire à l’opinion, en retirant des édits, en rappelant les parlemens, etc., etc. »

Suivaient quatre observations sur le projet d’emprunt que m’avait envoyé l’archevêque.

L’une, sur l’insuffisance des économies dans les premières années, qu’il ne fallait pas avouer.

La deuxième, sur l’insuffisance des vingtièmes, qu’il ne fallait pas dire non plus.

La troisième, sur la guerre, qu’il ne fallait pas croire possible.

La quatrième, sur d’autres emprunts dont il n’était pas adroit de parler, etc.

Ce Mémoire, qui m’avait pris dix ou douze jours d’un travail assidu, me fatigua beaucoup, et j’attribue à cette cause un état d’affaissement dans lequel je tombai soudain vers la fin de novembre ; je n’avais ni fièvre ni douleur, mais point d’appétit, une stupeur extrême. Vicq-d’Azir ne me donna aucun remède, et jugea fort bien que je me guérirais par le repos. En effet, après une quinzaine de jours, je me trouvai dans mon état accoutumé.

Je dois dire, au reste, que la partie la plus intéressante de ce travail était l’ouvrage de Dufresne Saint-Léon, homme actif et laborieux, qui ne manque pas d’idées sur les matières de finances, mais qui, peut-être, ne sait pas les développer avec assez de simplicité. Je fis alors des efforts inutiles pour engager l’archevêque à l’employer, quoiqu’il eût auprès de lui des hommes bien moins dignes de son choix.

Tandis que je rêvais, dans mon obscurité, aux moyens de sauver de l’abîme notre malheureuse France, la fortune, qui m’avait déjà regardé d’un œil assez favorable, cette fortune après laquelle je puis dire en vérité que je n’avais jamais couru, mais que j’avais attendue en travaillant, vint me visiter tout de bon et avec plus de bienveillance que je n’en pouvais espérer ni prévoir, sans faire ce qu’on appelle des châteaux en Espagne.

Au mois de juin 1788, je devins titulaire et possesseur d’un fort bon bénéfice, le prieuré de Thimer, possédé par l’abbé de Bouville, et qui m’échut à sa mort en vertu d’un indult que m’avait donné M. Turgot. Mais les lecteurs français ne sauront bientôt plus ce que c’était qu’un indult ; c’était un droit des officiers du parlement et des maîtres des requêtes, au premier bénéfice vacant à la nomination de l’évêque ou abbé à qui l’indult avait été signifié, et que le collateur était tenu de conférer à cet officier s’il était clerc lui-même, ou au clerc à qui cet officier l’avait cédé.

J’avais cet indult depuis près de vingt ans, sans qu’il m’eut rien produit. M. Turgot me l’avait fait placer d’abord sur le doyenné de Cairac, en Quercy ; mais l’évêque d’Autun, Marbœuf, ayant eu l’abbaye de Bonneval au diocèse de Chartres, M. Turgot obtint de lui que son indult fût transporté sur cette abbaye. Or, entre le petit nombre de bénéfices, la plupart assez minces, qui étaient à la collation de Bonneval, se trouvait le prieuré de Thimer au pays chartrain, benéfice de 15 à 16,000 livres de rente, à vingt-quatre lieues de Paris, avec une charmante habitation. L’abbé de Bouville, possesseur actuel, était vieux et infirme : c’était beaucoup de chances pour moi. Mais il pouvait résigner. Ma bonne ou ma malheureuse étoile ne lui en donna pas le temps ; on le trouva mort dans son lit, le 14 juin. J’étais depuis quelques jours à Auteuil chez Mme Helvétius, ne songeant nullement au prieuré du pauvre abbé, lorsque je reçus de Paris un exprès, qui m’apportait cette petite nouvelle. Je fus bien félicité par les amis que j’avais alors à Auteuil, et bien embrassé par M. Helvétius. Je partis pour Rouen, où était l’évêque d’Avranches, Belbeuf, à qui l’abbaye de Bonneval avait passé, toujours grevée de mon indult, et qui devait me conférer le bénéfice. Je revins à Paris lestement ; et le jour de Saint-Pierre, 29 juin, je me trouvai à Thimer, où je pris possession.

Je trouvai là une maison ancienne, mais solidement bâtie et fort bien distribuée, et un jardin de sept à huit arpens, y compris le jardin potager. Le revenu était alors de quinze mille livres, partie en un domaine et terres affermées, partie en dîmes, les unes affermées, les autres reçues en nature par moi-même : je le portai à seize mille livres.

Ajoutez à cela tous les droits seigneuriaux de chasse, cens et rentes honorifiques, etc. Voilà le bien qui m’arriva, comme on dit, en dormant, à l’âge de soixante-deux ans, selon le mot du bon La Fontaine :


À ceux qDieu prodigue ses biens
À ceux qui font vœu d’être siens.


À mon âge, il était naturel d’être pressé de jouir. Aussitôt après ma prise de possession, je revins tout disposer à Paris pour embellir mon nouvel établissement. De retour à Thimer, vers le milieu de juillet, j’achetai pour deux mille livres de meubles, à l’inventaire de mon prédécesseur, et j’établis chez moi les maçons, les menuisiers, les charpentiers, j’employai un colleur de Réveillon, qui y travailla six semaines ; je mis à l’œuvre un tapissier de Dreux, qui acheva de me meubler en entier, sauf quelques parties de meubles que j’envoyai de Paris.

Je commençai aussi l’arrangement de mon jardin, et des plantations nouvelles, et des travaux pour l’écoulement des eaux. Comme le pays n’a point de fontaines, je rétablis de grands bassins à recevoir les eaux de pluie ; celles des puits étaient d’ailleurs excellentes. Je réparai tout ; rien ne fut oublié. Enfin, après avoir employé à embellir et compléter mon petit ermitage environ deux mois, de toute l’activité dont Dieu m’a doué, et qui n’est pas petite, je me trouvai en état, au commencement de septembre, les vacances de l’Académie étant ouvertes, d’y recevoir ma sœur et ma nièce, madame Piscatory et sa fille, depuis madame Pastoret, et d’y passer fort agréablement les deux mois que me laissaient les vacances jusqu’à la Toussaint. En relisant le détail dans lequel je viens d’entrer, je suis tenté de le trouver d’une personnalité ridicule ; car, après moi, à qui peut-il être intéressant de savoir comment était construite et meublée la maison dont j’ai été chassé, et de quel agrément ou de quel revenu était le bénéfice dont j’ai joui si peu de temps ? Mais qu’on pardonne ces souvenirs à ma douleur et à mes regrets. Je viens de décrire l’asile qu’espérait ma vieillesse. Sans doute on ne sera pas vivement touché d’une perte qui m’est commune avec tant d’autres ; mais j’ai promis l’histoire de mes plus secrets sentimens, je rends compte de toutes les impressions de ma vie ; et, comme celles-là m’ont profondément affecté, il est naturel que je les transmette, je ne dis pas à nos neveux, mais à mes neveux, afin qu’ils sachent que je fus heureux un instant, et qu’ils apprennent, s’il le faut, à ne pas l’être toujours.