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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XXV

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CHAPITRE XXV.


Massacres. Mort de MM. de Brienne. Le Préjugé vaincu. Dénonciation. Nouvel interrogatoire.

Les scélérats devenus les maîtres de la France ne trouvaient pas que les tribunaux révolutionnaires missent assez d’activité dans leurs opérations. Jusques vers le mois de septembre 1795, on n’exécutait que peu de condamnés en un même jour, et il y avait des intervalles. Mais la loi des suspects » rendue sur le rapport de Merlin de Douai, ayant fait jeter dans les cachots deux cent mille citoyens, ces affreux tribunaux ne manquèrent plus de victimes.

Vers la fin d’octobre, on vit commencer, à Paris, dans la personne des Brissotins, exécutés le même jour, au nombre de vingt-un, ces boucheries nationales qui allaient s’étendre par toute la France. Ce fut là désormais le spectacle que donna Paris presque tous les jours dans les trois derniers mois de 1793, et dans les sept premiers de 1794. Les exécutions comprirent des-lors le plus souvent quinze, vingt, trente, et enfin jusqu’à soixante personnes et plus, jugées en quelques heures et exécutées dans la même journée.

C’étaient des conspirateurs de Coulommiers, des conspirateurs de Sedan, des conspirateurs de Clamecy, les Brissotins, les Girondins, Danton, Chaumette, Hébert et tous ceux qu’on regardait comme leurs adhérens, le parlement de Toulouse et le parlement de Paris en masse, des conspirateurs de Verdun, les grenadiers des Filles-Saint-Thomas, des conspirateurs de la Moselle et ceux de Dijon, les fermiers généraux, les complices de Mme Élisabeth, les assassins prétendus de Robespierre et de Collot-d’Herbois, des conspirateurs de la Vendée, des conspirateurs des prisons, etc.

Alors, une nation de vingt-quatre millions d’hommes, une ville de six cent mille habitans, ont vu et souffert des condamnations collectives, d’après des jugemens où l’on se donnait à peine le temps d’appeler les prévenus par leur nom, et qui n’étaient, à proprement parler, qu’une reconnaissance de leurs personnes. Mais cette reconnaissance même n’a pas toujours été faite, puisqu’il est constant qu’il y a eu plusieurs fois des erreurs ; témoin Loiserolles père, condamné pour Loiserolles fils, et la duchesse de Biron appelée au tribunal pour la maréchale. Cette ville, ce peuple entier, ont vu et souffert des jugemens contre lesquels l’accusé ne pouvait ni se défendre lui-même, faute de temps et de liberté de parler, ni réclamer un défenseur ; jugemens sans appel, où vingt, trente et quarante personnes, la plupart inconnues les unes aux autres et n’ayant point eu ensemble de relations, étaient envoyées à la mort comme complices d’une même conspiration tramée dans des prisons séparées. Cette nation et cette ville ont vu et souffert que les membres de ces prétendus tribunaux se rassemblassent paisiblement tous les jours aux mêmes heures et dans le même lieu, pour recommencer les mêmes insultes à l’humanité. Enfin, cette nation et cette ville ont vu et souffert une assemblée nationale ou se disant telle, qui, chargée de défendre les propriétés, les libertés, les vies des Français, ordonnait ces horreurs, tandis que les moins coupables d’entre eux n’opposaient aucune résistance à ces lois de sang. Ce phénomène moral n’est pas encore expliqué, si même il est explicable.

C’est dans le cours de ces temps affreux que j’ai vu périr vingt personnes avec lesquelles j’avais passé ma vie ou entretenu des liaisons. M. de Malesherbes, et sa sœur, et sa fille, et son gendre, et la fille et le gendre de sa fille ; le comte de Brienne, et ses trois neveux, et Mme de Canisy ; Mme la duchesse de Biron ; M. de Thiars, les deux Trudaine, André Chénier, M. de Saint-Priest, M. de Choiseul-la-Baume ; Boulogne, Lahaye, La Borde, fermiers généraux ; M. de la Borde, le banquier de la cour ; Lavoisier ; Levieillard, propriétaire des eaux de Passy, ami de Franklin ; M. et Mme de Boisgelin ; le président de Nicolaï et Bailly, mes confrères à l’académie française, et tant d’autres victimes innocentes, dont les fastes de ces jours détestables ont conservé les noms.

Tous les jours étaient marqués par de nouveaux massacres, et le nombre des meurtres allait sans cesse croissant. Logé au faubourg Saint-Honoré à peu de distance du lieu des exécutions, je ne pouvais aller aux Champs-Élysées dans l’après-dîner, sans entendre les cris d’un peuple féroce applaudissant à la chute des têtes. Si je sortais en suivant la rue de mon faubourg vers la ville, je voyais ce même peuple courant en foule à la place de la Révolution se repaître de ce spectacle ; et, quelquefois, je rencontrais, sans pouvoir les éviter, les fatales charrettes. C’est ainsi que j’ai eu le malheur de voir sans les regarder, et le comte de Brienne, et toute sa famille, allant, au supplice avec Mme Élisabeth : image sanglante qui m’a longtemps poursuivi.

Puisque j’ai nommé les Brienne, que j’ai connus si long-temps, je ne puis me refuser à dire ici quelques mots de plus sur cette famille. Le comte de Brienne, appelé au ministère de la guerre par son frère l’archevêque de Sens, était un homme juste et droit ; il avait peu de talens ; mais, aidé d’un bon premier commis, il eût pu faire un bon ministre, parce qu’il voulait le bien. C’était malgré lui qu’il avait pris cette place, et il la quitta sans regret. On l’a blâmé, de s’être fait donner cent mille francs pour son ameublement à son entrée au ministère, et l’on a eu raison ; mais l’usage établi cache l’énormité de l’abus aux yeux de celui qui en profite, et il est possible qu’il n’ait pas cru se rendre coupable d’avidité, en imitant ses prédécesseurs. Depuis ce temps nous avons vu bien pis sans sourciller.

Il passait, comme je l’ai dit ailleurs, une grande partie de l’année dans sa terre de Brienne, qu’il avait si magnifiquement embellie, et où je fus témoin, pendant plusieurs automnes, de la joie et de la pompe de ses fêtes, pour lesquelles je faisais de petits vers et des chansons. Certes, je ne me doutais pas alors que je verrais un jour le maître de cette belle habitation dans une charrette, les mains liées derrière le dos ; allant au supplice avec toute sa famille.

Le comte de Brienne était le protecteur né de tous les gentilshommes de Champagne, et le bienfaiteur de tout ce qui l’environnait dans sa terre. Quinze ans avant la révolution sur les plaintes du dégât que faisaient les lapins d’une garenne qu’il avait à un quart de lieue de Brienne, il l’avait fait enclore de murs à grands frais. Un malheureux ne s’adressait point à lui sans bénir son inépuisable bonté. Un hospice pour les malades, de l’instruction pour les enfans, du travail et des secours aux pauvres, l’établissement d’une école militaire à Brienne ; tous ces biens étaient l’ouvrage de l’archevêque et de son frère. Aussi lorsqu’il fut arrêté, une trentaine de villages environnans envoyèrent une députation à Paris pour le réclamer ; mais, loin d’écouter cette sollicitation dictée par leur reconnaissance, on en fit un nouveau crime au malheureux seigneur de Brienne, qui avait, disait-on, séduit, corrompu et avili ses anciens vassaux.

La fin tragique du comte me conduit à rapporter celle de son malheureux frère : traîné d’abord dans une prison de Sens, on l’avait ensuite, à la fin de février 1794, remis chez lui, avec des gardes qui ne le perdaient point de vue. Son frère vient de Brienne le voir : là il est arrêté, et l’on arrête en même temps l’archevêque, les trois Loménie, ses neveux, dont l’un son coadjuteur, et Mme de Canisy, sa nièce. L’archevêque est indignement traité par les exécuteurs de cet ordre, venant du comité de sûreté générale. Le lendemain, son frère, partant avec des commissaires pour voir mettre les scellés à Brienne, entre dans sa chambre et le trouve mort. On dit qu’il s’était empoisonné pendant la nuit avec du stramonium et de l’opium combinés. Les exécuteurs des ordres du comité, ajoutant encore à la cruauté de leur mission, voulurent s’en prendre à son neveu, l’abbé de Loménie, de ce qu’ils ne pouvaient l’amener vivant à Paris ; ils prétendirent que l’archevêque avait dû ne rien cacher à son neveu, et, chose incroyable, si la révolution française n’avait pas épuisé tous les genres de barbarie, ils forcèrent l’abbé de Loménie d’assister à l’ouverture du cadavre et de signer le procès-verbal.

Telle a été la fin de cet infortuné, suivie de celle de son frère, de sa nièce et de ses trois neveux. Il périt victime d’une révolution à laquelle il avait fait beaucoup de sacrifices. C’est avec une peine extrême que je suis contraint d’avouer que, dans son ministère, il a fait de grandes fautes, et qu’il s’est montré au-dessous de sa place et de l’opinion que l’on avait de lui. Cette opinion était justement fondée, ce semble, sur les talens qu’il avait montrés pour l’administration, tant dans son archevêché de Toulouse que dans les états de Languedoc ; et l’on fut étonné de le voir démentir trop tôt cette faveur générale qui l’appelait au ministère. Mais on ne peut se dissimuler surtout que, dans le cours de la révolution, il n’ait eu des torts bien plus graves.

Remplacé par M. Necker, au mois d’août 1788, il était allé passer l’hiver en Italie, et il s’y trouvait à la fin de 1789, après les premiers mouvemens de la révolution, après le 14 juillet, le 4 août et le 5 octobre. On ne peut imaginer aucun motif raisonnable de son retour en France. La perte du clergé était, dès-lors, résolue : c’est ce qu’il devait ignorer moins que personne. La constitution civile de cet ordre venait d’être décrétée. Cardinal et archevêque, sa place n’était plus à Paris, mais à Rome, où sa belle-sœur lui assurait les moyens de vivre honorablement, et où il eût joué un rôle plus digne de lui et plus convenable à son état.

Parmi les spectacles, horribles que Paris donnait alors tous les jours, je me rappelle encore celui qui frappa mes yeux vers le milieu de messidor, le 5 juillet 1794. Je traversais les Champs-Élysées, lorsque je vis amener de Neuilly et des villages voisins environ cent cinquante de ces nobles chassés de Paris par le décret du 17 germinal, hommes, femmes, vieillards, dans sept chariots découverts et quatre charrettes, plusieurs les mains liées, à midi, par un soleil brûlant. Quelques-unes des femmes ayant de petits parasols, des femmes du peuple disaient brutalement : Tiens, tiens, les b…, elles ont encore leurs parasols de l’ancien régime.

Le prétexte de cette nouvelle violence était que ces nobles, ou aristocrates, avaient tenté de soulever un camp formé dans la plaine des Sablons, en y jetant, disait-on, des billets où l’on exhortait les soldats à la révolte contre la Convention. Rien de plus absurde qu’un tel prétexte. Il est trop clair que cent cinquante personnes de tout âge et de tout sexe, et dont la plupart étaient des enfans et des femmes, ne pouvaient avoir formé un plan de conspiration, quel qu’il fût, et encore moins celui qu’on leur prêtait et qui était si ridicule dans ses moyens. Ils ne pouvaient donc être arrêtés ainsi collectivement que par suite du projet, bien connu depuis, de faire périr tous les nobles, comme ennemis irréconciliables de la révolution ; projet sanguinaire qui était manifestement celui des meneurs de la Convention, et à l’achèvement duquel la majorité de cette assemblée a donné constamment sa sanction. Les prisons de Paris, quoique très-multipliées, car on en comptait alors plus de trente, s’étaient ainsi remplies depuis les derniers mois de 1793. Pour exécuter plus sûrement, plus tranquillement les plans d’assassinat formés par cet horrible gouvernement, on avait chassé de Paris tous les nobles, par le décret du 17 germinal, c’est-à-dire, tous ceux dont les sollicitations, les réclamations, les plaintes, pouvaient donner quelque embarras aux égorgeurs, ou retarder l’expédition. On avait ensuite travaillé avec beaucoup d’activité, et quelques milliers de détenus avaient déjà péri. Les prisons, encombrées d’abord, s’étaient vidées rapidement, et les tribunaux révolutionnaires avaient moins de besogne. En renvoyant les nobles de Paris, et en ordonnant aux municipalités dans lesquelles ils se retireraient, de les faire connaître et de les surveiller, on savait où les prendre au besoin ; et c’est ainsi qu’on fit enlever aisément ceux dont je viens de parler : mesure qu’on suivit ailleurs, et qui se fût étendue partout, si le 9 thermidor n’eût pas mis fin aux opérations de cette belle justice.

Je dirai ici un fait qui pourra donner quelque idée de ces temps horribles. J’étais seul dans une assez grande maison, M. et Mme d’Houdetot, mes locataires, étant absens ; séparé de ma sœur, que je n’avais pas pu garder avec moi, faute de place, et de ma nièce qui était restée à la campagne auprès de Mme d’Houdetot. J’étais sans domestique, réduit au service d’un homme qui venait faire ma chambre le matin, et que je ne revoyais de la journée. Je trouvais un bien grand soulagement dans l’habitude que j’ai de m’occuper en écrivant, car il m’était impossible de faire aucune lecture suivie ; mais, comme cette occupation avait pour unique objet de poursuivre et de combattre à outrance ces hommes de sang et leurs lois cruelles, et leur extravagante administration, et leurs crimes de tous les jours, j’étais à tout moment dans une extrême agitation. Après avoir consacré ainsi mes journées entières à répandre sur le papier mes pensées et mes sentimens sur ce gouvernement détesté, je ne me couchais pas sans penser que je pourrais être réveillé pour être jeté en prison. La solitude de ma maison me donnait aussi quelque crainte de brigands d’une autre espèce, les simples voleurs. Toutes ces impressions me poursuivant dans mon sommeil, il m’arrivait souvent de m’éveiller en sursaut et de me jeter à corps perdu de mon lit au milieu de ma chambre, croyant voir et entendre un homme qui voulait m’arrêter ou m’assassiner, et m’imaginant que je lui plongeais un poignard dans le sein. Je me suis trouvé ainsi plus d’une fois jeté sur le carreau, ayant heureusement évité le marbre de ma commode, qui était dans mon chemin, et contre lequel je me serais brisé la tête ou démis l’épaule avec une chute moins heureuse. Je pris enfin le parti de tendre une corde d’un chevet de mon lit à l’autre, du côté par où je pouvais m’élancer. Cette corde, se trouvant en mon chemin, m’arrêtait par le milieu du corps ; et, après avoir rencontré cet obstacle deux ou trois fois, mon somnambulisme cessa.

C’est vers cette même époque, au commencement de messidor (juin et juillet 1794), lorsqu’on égorgeait chaque jour sur la place de la Révolution vingt et trente, et par degrés, jusqu’à soixante personnes, que, cherchant à soulager les sentimens d’horreur et d’indignation dont j’étais oppressé, je m’avisai d’écrire un ouvrage d’un genre tout nouveau parmi nous, où l’ironie est poussée à l’extrême, et où je tâche de rendre encore plus odieuses les atrocités, en proposant d’enchérir sur celles dont nous étions les témoins. Il y a quelque chose d’effroyable dans l’idée de cet ouvrage, mais il porte l’empreinte de ces temps barbares. Je l’ai écrit dans un moment de fureur contre les destructeurs des hommes, et je ne l’ai jamais publié. Il a pour titre : le Préjugé vaincu, ou Nouveau moyen de subsistance pour la nation, proposé au comité de salut public en messidor de l’an II de la République (juillet 1794).

Pour en dire le sujet en deux mots, j’y propose aux patriotes, qui font une boucherie de leurs semblables, de manger la chair de leurs victimes, et, dans la disette à laquelle ils ont réduit la France, de nourrir ceux qu’ils laissent vivre des corps de ceux qu’ils tuent.

Je propose même l’établissement d’une boucherie nationale sur les plans du grand artiste et du grand patriote D***, et une loi qui oblige tous les citoyens à s’y pourvoir au moins une fois chaque semaine, sous peine d’être emprisonnés, déportés, égorgés comme suspects, et je demande que, dans toute fête patriotique, il y ait un plat de ce genre, qui serait la vraie communion des patriotes, l’eucharistie des jacobins, etc.

J’ose dire que dans cette ironie, qu’on peut appeler sanglante, il y a de ce que les Anglais appellent humour, et que, si elle eût pu être imprimée à l’époque où je l’ai écrite, elle eût produit quelque effet. Mais comme il n’y avait aucun moyen humain de l’imprimer et de la répandre, qu’on eût été trahi ou découvert cent fois, et que son premier résultat eût été de me mener à l’échafaud, je la gardai dans mon portefeuille. Après le 9 thermidor, je la lus à Suard, homme d’un goût délicat et sûr, pour savoir si je céderais à la tentation de la publier, et de contribuer ainsi à affermir notre conversion. Il rejeta bien loin cette idée, et je me le tins pour dit. Ses raisons étaient principalement l’horreur et le dégoût qu’il croyait devoir frapper mes lecteurs, et surtout les femmes, aux images repoussantes que j’avais rassemblées, et l’impression défavorable qu’on prendrait, disait-il, de l’écrivain, qui avait pu arrêter si longtemps sa pensée sur ces horribles objets et les peindre à loisir.

J’ai répondu à ces objections dans un Post-scriptum qui accompagne l’ouvrage, et ma réponse est une discussion morale et littéraire où je me crois justifié. Je l’ai écrite avec soin, et je serais fâché que le texte et le commentaire fussent tout-à-fait perdus. On les trouvera dans mes papiers.

Au mois de juillet 1794, libre encore, au grand étonnement de mes amis et au mien, quand la foudre grondait et frappait tout autour de moi, je fus dénoncé enfin par-devant le comité révolutionnaire de ma section. J’aurais même couru de grands dangers, si je n’avais eu affaire à une section qui, entre toutes celles de Paris, a montré le plus de modération, ou, si l’on veut, le moins de violence.

J’ai su depuis d’où était venue cette délation, et je vais le dire. Une femme du peuple, appelée Gattrey, qui avait logé dans une petite chambre d’une maison voisine, dont la vue donnait sur mon jardin, était passée depuis à la section de l’Observatoire. Là, voulant servir la république à sa manière, elle imagina de me dénoncer au comité révolutionnaire de sa nouvelle section.

Son mari avait été cocher chez M. de Coigny, mon voisin, qui, forcé comme tant d’autres de mettre bas son carrosse, et voyant cet homme disposé à s’enrôler, lui avait donné un cheval et un équipage complet, avec une pension pour ses anciens services. En son absence, sa femme ne s’en employait pas moins tout entière à décrier M. de Coigny, et Mme de Montrouge et Durfort, avec lesquelles il logeait, comme des aristocrates et des conspirateurs. Elle était parvenue à faire mettre les scellés et établir des gardes chez eux. Elle passait d’ailleurs sa vie ou aux jacobins, ou à faire des leçons de patriotisme aux commères du quartier, qu’elle assemblait autour d’elle pour leur lire et leur commenter la feuille du matin ou du soir, et vomir tout ce qu’on peut imaginer d’horreurs contre le roi, la reine, et les nobles et les prêtres. Comme elle tenait ses séances dans une petite cour voisine de mon jardin, j’entendais de ma fenêtre toutes ses harangues, dignes d’une furie sortie des enfers, surtout dans les grandes occasions, comme le jugement du roi, de la reine et de Madame Élisabeth. Elle m’avait cependant jusqu’alors épargné, quoiqu’elle dît bien que j’étais un aristocrate ; mais quelque bienveillance des marchands de mon voisinage, qui étaient contens de mes manières, et surtout de ma dépense chez eux, me défendait et modérait son emportement contre moi. Ma sœur, avant de me quitter, avait tâché de la gagner en lui donnant quelque ouvrage en linge ; mais elle travaillait si mal que ma sœur fut obligée de ne plus l’employer, ce qu’elle fit avec tous les ménagemens imaginables pour ne point l’irriter.

Mais son mari, ayant obtenu je ne sais quelle place qui l’attirait dans la section de l’Observatoire, elle ne fut pas plus tôt établie dans sa nouvelle demeure, qu’elle alla me dénoncer à son comité révolutionnaire, qui envoya deux de ses membres au comité de ma section pour demander que je fusse arrêté. On sait que la commune de Paris avait établi ce petit commerce entre les sections, jusque-là qu’il était même loisible au comité d’une section d’aller arrêter un citoyen dans l’arrondissement d’une autre, sauf à rendre compte à celle-ci de l’emprisonnement de l’accusé.

Mon comité répondit aux députés de l’Observatoire qu’il n’avait eu jusqu’à ce moment aucun sujet de me regarder comme suspect, qu’il ne pouvait me faire arrêter sans m’avoir interrogé, et qu’on leur rendrait compte du résultat de l’examen.

En conséquence, le 15 juillet, en rentrant chez moi, à neuf heures du soir, je trouvai une invitation du comité révolutionnaire de ma section pour m’y rendre le soir même. Je m’y transportai sur-le-champ, après avoir pris quelque argent dans ma poche, et caché parmi mes livres quelques portefeuilles de mes écrits les plus libres contre ces messieurs, lorsque j’en laissais vingt autres, tous très-capables de me faire conduire à la place de la Révolution. Je ne pris pourtant pas mon bonnet de nuit, autant par une sorte de sécurité qui n’était pas trop bien fondée, que par cette réflexion qui n’était guère plus sage, qu’on ne me mènerait pas en prison sans m’avoir ramené chez moi.

Arrivé au comité vers les dix heures du soir, je le vois composé presque tout entier d’artisans en bonnets rouges, et dont deux ou trois seulement m’étaient connus de vue. Alors commence mon interrogatoire.

Comment t’appelles-tu ? — André Morellet. Quel âge as-tu ? — Soixante-sept ans. — D’où es-tu ? — De Lyon. — Un de ces gens me reprend : De commune-Affranchie. Je répète, de Commune-Affranchie. On venait de changer le nom de cette malheureuse ville, après y avoir égorgé cinq ou six mille personnes, et en avoir fait un amas de ruines.

Depuis quand es-tu à Paris ? — Depuis 1740. — Quel est ton état ? — Homme de lettres ; car, quoique j’aie porté l’habit que portaient les abbés, je n’ai jamais exercé les fonctions ecclésiastiques.

De quoi vis tu ? Quels sont, tes moyens d’exister ? — D’une pension que la Convention m’a accordée au mois de juillet 1793, motivée sur 35 ans de travaux utiles, et dont voici le brevet, sous le titre de récompense nationale.

Et je leur présentai le brevet, qui passa sous les yeux du président, et puis du secrétaire, les seuls qui me parussent savoir lire. Cette pièce commença à produire pour moi un effet favorable. Ils inclinaient la tête en signe d’approbation. J’observai cette disposition bénigne, et j’en profitai pour leur dire que les travaux dont le brevet faisait mention étaient tous en faveur de la liberté du commerce, de la liberté de conscience, de la liberté de la presse, et je leur citai les titres de quelques-uns de ces écrits.

Que faisais-tu en 1789 ? — J’assistais aux séances de l’académie française, dont j’étais membre, et je m’occupais des travaux dont je viens de vous parler.

Où étais-tu le 10 août ? — Dans la vallée de Montmorency.

Chez qui ? — Là, je me trouvai un peu embarrassé par la crainte de compromettre la personne que je nommerais ; je cherchai à mettre quelque obscurité dans ma réponse. J’ai, leur dis-je, trois maisons dans la vallée, où je vais alternativement et à mon choix. Je citai Mme d’Houdetot, M. de Saint-Lambert et Mme Broutin, et j’ajoutai que je ne me rappelais pas bien précisément où je m’étais trouvé le 10 août. Un de mes bonnets rouges, un menuisier, m’observe malignement que le 10 août était trop remarquable pour qu’on pût oublier où l’on était ce jour-là. Je balbutiai pour écarter ou affaiblir l’objection, qui était en effet assez vive et assez pressante.

Où as-tu été depuis ? — Là, je me trouvai fort. À Paris, leur dis-je, où je suis revenu dès le lendemain du 10, et d’où je ne suis sorti qu’en avril dernier. Je vis que cette réponse ne leur déplaisait pas, et qu’on me savait quelque gré d’être revenu à Paris le 11 d’août, lorsque tout le monde cherchait à s’en tirer, et que moi-même j’avais été fort affligé d’y être retenu. Et où es-tu allé en avril ? — Au Val, près de Saint-Germain, chez le maréchal de Beauvau, que je n’ai point quitté jusqu’à sa mort.

Un de mes juges dit à cela : Le maréchal de Beauvau était un bon citoyen. Et je ne manquai pas d’ajouter que je l’avais toujours connu pour tel.

Ici mon interrogatoire devint plus étrange.

Pourquoi, me demanda-t-on, étais-tu gai avant le 10 août, et as-tu été triste après ?

Citoyens, répondis-je, je ne crois pas avoir été ni gai ni triste. Je suis, ajoutai-je, en donnant à mes traits le plus de gravité que je pus, je suis d’un caractère sérieux, comme il convient à un homme de mon âge, et j’ai vu les évènemens publics en homme raisonnable, soumis à l’autorité.

Là, ils se regardèrent en laissant voir qu’ils étaient contens de ma réponse. Où étais-tu le jour de la mort du tyran ? ‑ À Paris. — Mais où, en quel endroit de Paris ? — Chez moi, n’étant pas employé à la garde, que mon âge me dispense de monter en personne.

N’as-tu pas une maison de campagne près de Paris ? — Non.

N’en as-tu pas eu une ? — Non. À la vérité j’ai eu, à vingt-cinq lieues de Paris, à Thimer, auprès de Châteauneuf, un prieuré ; mais ce n’est pas sans doute ce que vous appelez une maison de campagne près de Paris ?

Ah ! dit le questionneur, c’était un prieuré. Et qui t’avait donné ce prieuré ? Ils voulaient que je répondisse, le tyran. J’éludai la difficulté en disant que je l’avais eu par un indult du citoyen Turgot, le ministre dont j’avais été trente ans l’ami. Et sur cela je leur expliquai en peu de mots ce que c’était qu’un indult. Au nom de M. Turgot, plusieurs d’entre eux dirent : Oui, c’était un bon citoyen, et le meilleur des contrôleurs généraux que nous ayons eus.

Mon interrogatoire étant fini, on me lut le procès-verbal, dont la rédaction n’était pas malveillante. On me le fit signer, et on me dit de sortir, en ajoutant qu’on allait me rappeler.

On me fit rentrer deux minutes après, la délibération en ma faveur n’ayant pas souffert de difficulté, et n’ayant entraîné aucune discussion. Le président me dit d’un air assez obligeant : Citoyen, le comité est content de tes réponse, tu peux te retirer sans remords. Il voulait dire sans inquiétude, mais je ne m’embarrassais guère du mot propre.

Il était onze heures, il faisait une pluie battante ; il me fallait revenir par des rues désertes, et par les Champs-Élysées, qui étaient une mer de boue. Un des membres du comité, voyant mon embarras, se chargea de me ramener chez moi sous un grand parapluie dont il était pourvu. Je causai avec lui en chemin ; et j’en tirai quelques faits qui me servirent à connaître d’où venait la dénonciation, et qui me tranquillisèrent sur les suites qu’elle pouvait avoir, autant qu’il était permis alors de se rassurer. Et ce n’est pas dire beaucoup ; car, en ce temps-là, toutes les craintes étaient raisonnables.

C’est ainsi que se passait la seconde année de cette république, qui, en abolissant la royauté comme une tyrannie exécrable, avait garanti à tous les Français la liberté, la propriété, la vie. La liberté ! et il y avait alors dans l’étendue de la France deux cent mille suspects, dont une moitié, peut-être, de femmes, de vieillards, d’enfans, jetés dans des prisons horribles, entassés les uns sur les autres, nourris comme de vils criminels. La propriété ! et toutes les propriétés étaient au pillage, les biens de cinquante mille familles séquestrés, ceux des malheureux condamnés par les tribunaux révolutionnaires, confisqués et vendus. Enfin, la vie ! et à cette époque, en y comprenant les malheurs de la Vendée, deux cent mille Français avaient péri par les ordres de ce hideux gouvernement !