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Mémoires inédits de l’abbé Morellet/XXXII

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CHAPITRE XXXII.


Entretien avec le premier Consul.

Je ne puis négliger, dans le compte que je rends de ma vie, la conversation que j’ai eue avec Bonaparte, à la fin de 1803, au palais des Tuileries. J’avais été invité avec M. Suard, par Mme Bonaparte, à aller passer la soirée chez elle, un jour où il y avait moins de monde qu’à l’ordinaire, c’est-à-dire, encore une vingtaine de femmes et un petit bal : nous nous y rendîmes. Mme Bonaparte nous reçut très-bien, causa avec nous environ un quart-d’heure, nous dit que Bonaparte nous verrait avec plaisir, mais qu’il viendrait peut-être un peu tard. Le petit bal commença, et nous y assistâmes pendant une demi-heure. Mme Bonaparte me fit proposer de faire sa partie au wisk ; mon ignorance ne me permit pas d’accepter cet honneur. M. Suard joua. Je continuai d’être spectateur du bal, et de causer avec quelques personnes de ma connaissance. À minuit, Bonaparte n’étant pas arrivé, Mme de Vaisnes, qui nous avait amenés tous deux, nous proposa de nous ramener ; et nous nous en allâmes sans avoir vu le premier consul, qui n’arriva, comme nous l’apprîmes le lendemain, qu’après une heure sonnée.

Environ trois semaines après, nous reçûmes, M. Suard et moi, une invitation semblable à la précédente ; et Mme Bonaparte nous fit dire par Mme ou M. Remusat, que le consul regrettait de ne nous avoir pas entretenus, et moi en particulier ; mais que nous causerions sûrement avec lui cette fois.

Nous nous rendîmes au palais vers les dix heures, et nous trouvâmes le consul jouant un wisk dont Mme Bonaparte était. Il nous salua à notre entrée. Son jeu fini, il causa une demi-heure avec le général Mortier, et ensuite avec un autre général. J’étais dans le fond du petit salon, près de la porte de la pièce où l’on dansait, et causant avec le ministre de l’intérieur. Il vint à moi tout droit, et me dit brusquement : Vous êtes le secrétaire de l’Académie ? Non, lui dis-je, citoyen consul, car c’était le titre qu’il avait encore. Ah ! oui, reprit-il, vous êtes l’abbé Morellet. Vous êtes économiste, n’est-ce pas ? — Je lui dis qu’il y avait différentes sortes d’économistes ; que je n’étais pas des purs ; que j’apportais à leur doctrine quelques modifications. — N’est-ce pas Quesnay qui a été votre maître ? — Non : j’ai peu connu Quesnay ; j’ai dû mes premières connaissances en ce genre à un intendant de commerce, M. de Gournay, et à la société de MM. Trudaine, le grand-père et son fils, intendans des finances, et ayant le commerce dans leur département. — Vous voulez l’impôt unique, n’est-ce pas ? — Il est vrai que je crois qu’on pourrait le demander aux seuls propriétaires, s’il était modéré ; mais lorsqu’il est excessif, on est obligé de le dissimuler, et, pour cela, de le prendre sous toutes sortes de formes, et de le tirer d’où l’on peut. — Les assistans sourirent à ma réponse.

Vous voulez aussi, ne dit-il, la liberté du commerce des grains ? — Oui, citoyen consul, je crois que, dans l’état constant, la liberté entière, illimitée est le meilleur des moyens, et même le seul, d’empêcher ou de modérer les variations des prix, et d’établir le prix moyen le plus favorable à toutes les classes d’habitans d’un grand pays ; seul but que doive se proposer un gouvernement éclairé. — Cependant, si M. Turgot s’en était rapporté à la liberté du commerce pour approvisionner la ville de Reims au temps du sacre, il eût été fort embarrassé, et ce fut heureusement M. de Vaisnes qui l’en détourna. — Citoyen consul, l’exception ne contrariait pas le principe ; une ville de dix à douze mille habitans, où se fait subitement et extraordinairement une réunion de soixante à quatre-vingt mille personnes, peut bien avoir besoin que le gouvernement, qui opère ce changement de situation, prenne quelques précautions pour des approvisionnemens qui ne sont pas dans la marche ordinaire des choses. Et, pour avoir pris ce soin, non pas en achetant lui-même et vendant des grains, mais en invitant les négocians, en les encourageant même par quelques-primes, l’administrateur ne pourrait pas être regardé pour cela comme ayant abandonné le principe général de la liberté constante du commerce. — Vous ne voulez pas non plus de droits de douane ? — Non, citoyen consul, et, s’ils sont nécessaires, nous ne les voulons pas exorbitans, parce qu’ils deviennent dès-lors un encouragement à la contrebande, plus puissant que toutes les prohibitions. Lorsqu’une balle de mousseline paye dix-huit mille francs de droits, poursuivis-je, il n’y a point de barrière qu’elle ne franchisse. Le fisc perd ainsi toute la valeur des droits qu’il aurait perçus, s’ils eussent été plus modérés. Les négocians de quelque importance ne s’exposent pas à être pris en contravention, lorsqu’il n’y a pas beaucoup à gagner. Enfin, toute cette sévérité des douanes est une véritable guerre déclarée aux consommateurs, qui, au fond, sont la nation ; car tout le monde est consommateur de tout ce qu’il ne fabrique ou ne vend pas ; de sorte qu’on sacrifie l’intérêt de la nation à celui de quelques fabricans et manufacturiers, qui ne sont qu’une portion infiniment petite de la nation. J’ose même le dire, ajoutai-je, il n’y a point d’administrateur qui puisse être sûr qu’en faisant un pareil sacrifice pour établir et encourager un genre d’industrie, il ne fait pas perdre à son pays, par quelque autre côté, plus qu’il ne lui fait gagner par sa prohibition.

Sur ce que je venais de dire, que les droits de douanes, ainsi forcés, rendaient peu de chose au fisc, le ministre de l’intérieur observa qu’ils avaient donné, dans l’année, 35 millions. Je me rejetai sur
les frais que cette recette avait coûtés, sur la multitude d’employés qu’il fallait, et sur les inconvéniens de cette frontière de quatre lieues de profondeur, faisant le tour de la France, dans laquelle la circulation était obstruée par la nécessité des passe-avant et la défense de marcher la nuit, gênes insupportables pour le commerce… Mais le consul, gardant toujours l’offensive, et ne répondant rien à mes raisons, passa à quelques autres objections que