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Mémoires inédits de madame la comtesse de Genlis (ladvocat)/I

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MÉMOIRES
DE MADAME LA COMTESSE
DE GENLIS.

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Presque tous mes contemporains ont laissé des mémoires contenant l’histoire de leur vie entière, ou du moins celle d’une longue suite d’années. J’ai lu tous ces mémoires, ils parlent du temps où j’ai vécu, des choses qui se sont passées sous mes yeux, et dont j’avois moi-même recueilli les détails dans un journal particulier auquel j’ai travaillé, sans interruption, tous les soirs pendant les quinze ans que j’ai passés de suite dans le plus grand monde[1]. Il est vrai que tous les mémoires qui ont été publiés jusqu’à cette année, 1812, contiennent un grand nombre d’anecdotes scandaleuses, et que je n’en ai jamais recueilli de telles ; mais je pourrai dans cet ouvrage réfuter beaucoup de calomnies, et ce sera d’une manière non suspecte, car elles me sont étrangères, et souvent même elles tombent sur des gens qui ont été mes ennemis. Le désir de faire cet acte de justice a beaucoup contribué à me donner l’idée d’entreprendre ces mémoires. D’abord j’ai connu presque tous les littérateurs célèbres de ce siècle, et ma jeunesse s’est passée durant la maturité et la vieillesse de ceux du siècle précédent. Ainsi j’ai pu me flatter de laisser sur plus d’un demi-siècle de notre littérature de bons mémoires, parce qu’ils seront parfaitement véridiques. J’ai dû croire encore qu’ayant passé une grande partie de ma vie à la cour et dans le plus grand monde, je pourrois donner un tableau fidèle d’une société éteinte ou dispersée, et d’un siècle non-seulement écoulé, mais effacé du souvenir de ceux qui existent aujourd’hui. Enfin, j’ai pensé que ma vie littéraire n’étoit pas dénuée de tout intérêt, et qu’il seroit assez curieux d’y voir comment une personne qui a tant aimé la solitude, la paix et les beaux-arts, et dont le caractère étoit naturellement doux, timide et réservé, a pu se résoudre à faire tant de bruit, à se mettre si souvent en scène et à s’engager dans des guerres interminables.

Si je sentois au fond de mon cœur le moindre ressentiment, la plus légère rancune contre les gens dont je veux parler, je renoncerois à cet ouvrage, dans la crainte qu’il ne s’y glissât, malgré moi, quelque trait amer ou malin ; je puis protester, avec une scrupuleuse vérité, qu’il n’existe pas dans mon âme un seul mouvement de malveillance contre qui que ce soit, et que, dans tous les instans de ma vie, je n’eusse jamais refusé de rendre un service, même secret, au plus ardent de mes ennemis, si j’en eusse eu le pouvoir. À soixante-six ans passés, quand on a beaucoup souffert, quand on est usé par un long travail, on voit de si près la nuit inévitable et prochaine du tombeau, qu’il ne faut pas un grand effort d’imagination pour se croire déjà enveloppé de ses ombres !… Là, toutes les illusions humaines ont disparu, toutes les petites vanités sont appréciées, toutes les inimitiés s’anéantissent… Du fond de la tombe, un cri éternel, un seul cri s’élève depuis la naissance du monde, il implore la miséricorde ! Le juge souverain n’y répond que par ces paroles : As-tu pardonné ?… Oui, Seigneur, j’ai pardonné sans restriction et du fond de cette âme que vous n’avez créée que pour vous connoître et vous aimer ; de cette âme formée pour un amour sublime, et que tout sentiment haineux souille et dénature… J’ai pardonné ! c’est vous seul que je prends pour juge ; daignez guider ma plume, ne souffrez pas qu’il s’en échappe un seul mot d’aigreur ; si j’ai commis quelque injustice, faites que je me la rappelle pour la réparer dans cet écrit, afin que vous ne me la reprochiez point. Que la candeur et la bonté brillent surtout dans cet ouvrage, et que pour être utile tout y soit pur[2].

Je naquis le vingt-cinq janvier de l’année mil sept cent quarante-six, dans une petite terre en Bourgogne, près d’Autun, et qu’on appelle Champcéri, par corruption, dit-on, de Champ de Cérès, nom primitif de cette terre. Je vins au monde si petite et si foible, qu’il ne fut pas possible de m’emmailloter ; et peu d’instans après ma naissance, je fus au moment de perdre la vie. On m’avoit mise dans un oreiller de plumes dont, pour me tenir chaud, on avoit attaché avec une épingle les deux côtés repliés sur moi on me posa, arrangée ainsi, dans le salon sur un fauteuil. Le bailli du lieu, qui étoit presqu’aveugle, vint pour faire son compliment à mon père ; et comme, suivant l’usage de province, il écartoit avec soin les grands pans de son habit pour s’asseoir, on s’aperçut qu’il alloit s’établir sur le fauteuil où j’étois ; on se jeta sur lui pour le faire changer de place ; et l’on m’empêcha ainsi d’être écrasée. On me donna une nourrice qui me nourrit au château ; cette nourrice cacha qu’elle étoit grosse de quatre mois ; mais elle me nourrit avec du vin mêlé d’eau et d’un peu de mie de pain de seigle, passée dans un tamis, sans me donner jamais une seule goutte d’aucun lait. Cette singulière nourriture, qu’on appelle, en Bourgogne, de la miaulée, réussit parfaitement : avec l’apparence de la délicatesse, je pris une très-bonne santé. J’éprouvai dans mon enfance une suite d’accidens fâcheux. À dix-huit mois je me jetai dans un étang, on eut beaucoup de peine à me repêcher ; à cinq ans je fis une chute, j’eus une grande blessure à la tête : comme elle rendit plus d’une palette de sang, on ne me fit pas saigner ; un dépôt se forma dans la tête, il perça par l’oreille au bout de quarante jours ; et, contre toute espérance, je fus sauvée. Peu de temps après, je tombai dans le brasier d’une cheminée ; mon visage ne porta point, mais j’ai conservé toute ma vie deux marques de brûlures sur le corps. Ainsi fut en danger tant de fois, dés ses premières années, cette vie qui devoit être si orageuse !

Mon éducation a été si extraordinaire, que je ne puis m’empêcher d’en rendre compte ici. Mon père vendit la terre de Champcéri (je n’avois alors que deux ans). Il possédoit une maison à Cosne, il alla s’y établir, et y passa trois ans. Le souvenir de cette maison, de son superbe jardin et de sa belle terrasse sur la Loire est resté ineffaçablement gravé dans ma mémoire, ainsi que celui du château de Myenne, à une lieu de Cosne, où nous allions sans cesse. Passant sur cette route, trente-cinq ans après, je reconnus dans l’instant ce château ; je n’avois pourtant que cinq ans, lorsque nous quittâmes Cosne. Mon père acheta le marquisat de Saint-Aubin, terre charmante par sa situation, son étendue et ses droits honorifiques et seigneuriaux. Je n’ai jamais pensé sans attendrissement à ce lieu qui m’a été si cher, et dans lequel se sont écoulées pour moi, six années d’innocence et de bonheur ! Ô combien, à l’instant où j’écris, il m’est plus doux de me retracer les promenades et les jeux de mon heureuse enfance, que la pompe et l’éclat des palais où j’ai vécu depuis !… Toutes ces cours si florissantes alors sont anéanties ! tous les projets qu’on y formoit avec tant d’assurance n’étoient que des chimères ! L’impénétrable avenir a trompé également la sécurité des princes et l’ambition des courtisans ! Versailles tombe en ruines, les délicieux jardins de Chantilly, de Villers-Coterets, de Sceaux, de l’Ile-Adam, sont détruits ; j’y chercherois en vain les traces de cette fragile grandeur que j’y admirois jadis ; mais je retrouverois les rivages de la Loire aussi rians, les prairies de Saint-Aubin aussi remplies de violettes et de muguets, et ses bois plus élevés et plus beaux ! Il n’y a point de vicissitudes pour les beautés immuables de la nature tandis que dans les révolutions sanglantes, les palais, les colonnes de marbre, les statues de bronze, les villes même disparoissent en un instant, la simple fleur des champs, bravant tous ces orages, croit, brille et se multiplie toujours.

Le château de Saint-Aubin ressembloit à ceux qu’a dépeints depuis madame Radcliff. Il étoit antique et délabré, il avoit de vieilles tours, des cours immenses, dans l’une desquelles étoit un canal bordé d’ébéniers, arbre très-rare alors. On nourrissoit de belles carpes dans cette pièce d’eau. À deux pas de la Loire, on avoit eu la maladresse de bâtir le château de manière que d’aucune fenêtre on n’apercevoit cette belle rivière. On me logea au rez-de-chaussée dans une tour formant une petite chambre humide qui donnoit sur une terrasse, au bas de laquelle étoit un vaste étang[3]. Ma mère habitoit l’autre côté du bâtiment ; j’étois séparée d’elle par une pièce où couchoit ma gouvernante, et par un immense salon. Les appartemens du premier étoient réservés pour les étrangers. La ville la plus voisine de nous étoit Bourbon-Laney, à deux lieues de Saint-Aubin ; mon père en étoit seigneur. Il y avoit dans cette ville des eaux minérales et chaudes ; elles étoient alors assez fréquentées : nous étions à six lieues de Moulins et à douze d’Autun.

En sortant du château, on se trouvoit sur le bord de la Loire ; et sur l’autre rive, vis-à-vis le château, étoit située la fameuse abbaye de Sept-Fonts, dont mon père étoit aussi seigneur, ce qui établissoit de grandes relations entre lui et les religieux de cet ordre. Nous allions quelquefois dîner dans cette abbaye, car il y avoit un appartement pour les étrangers, et les pères y donnoient à dîner. C’étoit un très-grand plaisir pour moi de m’embarquer, et de passer la Loire en bateau pour aller à Sept-Fonts. D’ailleurs j’avois tant de vénération pour ces saints solitaires, que je ne me lassois point de regarder ceux qui venoient nous tenir compagnie ; je savois que dans l’intérieur de leur maison ils gardoient un silence éternel, de sorte que je trouvois aussi curieux de les entendre parler, que s’ils eussent été naturellement privés du don de la parole. Lorsque nous fûmes établis à Saint-Aubin, on commença à s’occuper de mon éducation. Mademoiselle Urgon, maîtresse d’école du village, m’apprit à lire. Comme j’avois une très-belle mémoire, j’appris avec une très-grande facilité ; au bout de six ou sept mois je lisois couramment. J’étois élevée avec mon frère, plus jeune que moi de quinze mois ; je l’aimois tendrement ; à l’exception d’une heure de lecture, nous pouvions jouer ensemble toute la journée. Nous passions une partie du jour dans les cours ou dans le jardin, et le soir nous jouions dans le salon. Mon père, trouvant nos jeux trop bruyans, imagina de nous proposer de jouer aux pères de Sept-Fonts au lieu de jouer à madame. Cela nous parut charmant. Nous substituâmes à nos cris, à nos bruyans dialogues, des gestes et la plus paisible pantomime ; et le silence qu’on nous auroit vainement recommandé de toute autre manière, fut gardé avec autant de plaisir que d’exactitude.

J’avois six ans lorsqu’on envoya mon frère à Paris, pour le mettre dans la fameuse pension du Roule de M. Bertaud, le plus vertueux et le meilleur instituteur public de ce temps. C’est lui qui inventa la manière d’apprendre à lire en six semaines sans épeler, avec des boîtes de fiches. Deux ou trois mois après le départ de mon frère, ma mêre fit un voyage à Paris, et m’emmena avec elle. J’avois à Paris une tante, jeune et belle, nommée la comtesse de Bellevaux ; j’en parlerai avec détail dans la suite. Madame de Bellevaux avoit avec elle deux enfans, qu’un de nos parens, M. du Crest de Chigy, avoit, en se mariant, reconnus pour ses filles ; elles portoient par conséquent le nom de du Crest, et personne ne pouvoit juridiquement le leur contester. Elles appeloient madame de Bellevaux leur tante. Je ne fus pas émerveillée de Paris, et dans les premiers jours surtout je regrettai amèrement Saint-Aubin. On me fit arracher deux dents ; on me donna un corps de baleine qui me serroit à l’excès ; on m’emprisonna les pieds dans des souliers étroits, avec lesquels je ne pouvois marcher ; on me mit trois ou quatre mille papillottes sur la tête ; on me fit porter, pour la première fois, un panier ; et, pour m’ôter mon air provincial, on me donna un collier de fer ; en outre, comme je louchois un peu de temps en temps, on m’attachoit sur le visage tous les matins, dès mon réveil, des besicles que je gardois quatre heures[4]. Enfin, je fus bien surprise, quand on me dit qu’on alloit me donner un maître pour m’apprendre (ce que je croyois savoir parfaitement) à marcher. On ajouta à tout cela de me défendre de courir, de sauter et de questionner. Tous ces supplices me firent une telle impression, que je ne les ai jamais oubliés, et je les ai fidèlement dépeints depuis dans la petite comédie de mon Théâtre d’éducation, intitulée : La Colombe. Cependant une grande cérémonie, et ensuite de belles fêtes, me firent bientôt oublier mes chagrins. Je n’étois qu’ondoyée, on me baptisa solennellement ; madame de Bellevaux fut ma marraine ; M. Bouret, fermier général, mon parrain[5]. On me fit de beaux présens ; on me donna en outre beaucoup de bonbons et de joujoux, et je repris ma belle humeur. On me mena à l’Opéra, qui me causa un ravissement inexprimable. Je n’oublierai jamais que je vis jouer, par le fameux Chassé, qui étoit déjà très-vieux, Roland le furieux. Chassé me faisoit frémir en arrachant tous les arbres des coulisses. Il est remarquable que dans un temps où l’on attachoit tant de prix à la noblesse, on ait anobli cet acteur à cause de sa voix et de son beau chant. On fit à ce sujet le couplet suivant :


Avez-vous entendu Chassé
Dans la pastorale d’Issé ?

Ce n’est plus cette voix tonnante,
Ce ne sont plus ces grands éclats,
C’est un gentilhomme qui chante
Et qui ne se fatigue pas[6].

Nous allâmes passer une partie de l’été dans une charmante maison à Étioles, chez M. Le Normand, fermier général des postes, mari de madame de Pompadour, qui étoit déjà depuis long-temps favorite déclarée. De tous les personnages que je vis là, un seul me frappa, et j’en ai conservé un tel souvenir, que je me rappelle encore l’expression de son sourire, ses gestes, sa démarche, son maintien. C’étoit le maréchal de Loëwendal[7]. J’avois entendu dire que c’étoit un héros, on m’avoit expliqué ce que c’étoit qu’un héros ; tout le monde chantoit alors cette chanson faite pour lui, et si jolie dans son genre :

S’ti-là qu’a pincé Berg-op-Zoom
Est un vrai moule à Te Deum, etc. ;

et je regardois ce héros avec une espèce de saisissement. Cette première impression d’admiration fut si vive en moi, que ma physionomie l’exprima avec toute la naïveté de mon âge ; le maréchal m’en sut gré, il s’occupa beaucoup de moi ; il me prenoit souvent sur ses genoux, j’en étois plus flattée que de tout ce que les autres pouvoient faire pour moi.

J’avois quitté mon panier en arrivant à Étioles, pour prendre ce qu’on appeloit un habit de marmotte ou de Savoyarde : c’étoit un petit juste de taffetas brun avec un jupon court de la même étoffe, garni de deux ou trois rangs de rubans couleur de rose cousus à plat, et pour coiffure un fichu de gaze noué sous le menton. Je retrouvois un jardin ravissant, j’avois la permission d’y cueillir des fleurs, je dînois à table avec mon héros, ensuite je courois toute la journée sous les ombrages du jardin ; le soir je soupois dans ma chambre avec l’ainée de mes cousines qui n’avoit que quatre ans. Cette vie me paroissoit délicieuse. Sur la fin du voyage, on donna une grande fête au maître de la maison, et l’on m’y fit jouer le personnage allégorique de l’Amitié. J’avois un bel habit, je chantai avec beaucoup de succès un mauvais couplet, que je n’ai jamais oublié, tant cette journée me parut glorieuse. Après ce voyage, ma mère, ma tante, ma cousine et moi, nous partîmes ensemble dans une immense berline, et nous allâmes à Lyon, car on devoit nous faire recevoir, ma cousine et moi, chanoinesses du chapitre noble d’Alix. Comme il falloit d’abord que les comtes de Lyon examinassent les preuves de noblesse des postulantes, nous restâmes environ quinze jours à Lyon. Mes preuves étant en règle, nous allâmes à Alix, qui n’est qu’à peu de lieues de Lyon. Ce chapitre formoit, par ses immenses bâtimens, un coup d’œil singulier. Il étoit composé d’une grande quantité de jolies petites maisons toutes pareilles, et toutes ayant un petit jardin. Ces maisons étoient disposées de manière qu’elles formoient un demi-cercle dont le palais abbatial occupoit le milieu. Je m’amusai beaucoup à Alix : l’abbesse et toutes les dames me combloient de bontés et de bonbons, ce qui me donnoit une grande vocation pour l’état de chanoinesse. Cependant mon bonheur fut un peu troublé par la terreur que m’inspiroit une bête féroce, d’une espèce inconnue et singulière, qui désoloit alors ce canton ; on en contoit des choses si effrayantes, qu’aucune des dames n’osoit sortir de la maison pour aller se promener dans la campagne. Le gouvernement ordonna, à ce sujet, des chasses publiques ; et peu de jours après notre départ d’Alix, on tua ce terrible animal. J’ai vu depuis, quinze ans après, se renouveler cette espèce de fléau. Tout le monde a entendu parler de la hyène de Gévaudan qui a fait tant de ravages.

Le jour de ma réception fut un grand jour pour moi. La veille ne fut pas si agréable, on me frisa, on essaya mes habits, on m’endoctrina, etc. Enfin le moment heureux arrivé, on nous vêtit de blanc ma cousine et moi, et l’on nous conduisit en pompe à l’église du Chapitre. Toutes les dames habillées comme dans le monde, mais avec des robes de soie noire sur des paniers, et de grands manteaux doublés d’hermine, étoient dans le chœur. Un prêtre, qu’on appeloit le grand prieur, nous interrogea, nous fit réciter le credo, ensuite nous fit mettre à genoux sur des carreaux de velours. Alors il devoit nous couper une petite mèche de cheveux ; mais, comme il étoit très-vieux et presque aveugle, il me fit une petite coupure au bout de l’oreille, ce que je supportai héroïquement sans me plaindre ; on ne s’en aperçut que parce que mon oreille saignoit. Cela fait, il mit à mon doigt un anneau d’or bénit, m’attacha sur la tête un petit morceau d’étoffe blanc et noir, long comme le doigt, que les chanoinesses appeloient un mari. Il me passa les marques de l’ordre, un cordon rouge et une belle croix émaillée, et une ceinture d’un large ruban noir moiré. Cette cérémonie terminée, il nous fit une courte exhortation, après laquelle nous allâmes dans l’église même embrasser toutes les chanoinesses ; puis nous entendîmes la grand’messe. Le reste de la journée, à l’exception de l’heure de l’office, après le dîner, se passa en festins, en visites chez toutes les dames, et en petits jeux très-agréables. Dès ce moment, on m’appela madame la comtesse de Lancy[8] : mon père étoit, comme je l’ai dit, seigneur de Bourbon-Lancy, c’est pourquoi ce nom me fut donné. Le plaisir de m’entendre appeler madame surpassa pour moi tous les autres. Dans ce chapitre on étoit libre de faire ou non des vœux à l’âge prescrit ou plus tard ; quand on n’en faisoit point on ne gagnoit à cette réception que le titre de dame et de comtesse, et l’honneur de se parer des décorations de l’ordre. Les dames qui faisoient des vœux, avoient avec le temps d’assez bonnes prébendes ; on n’étoit obligée de résider au chapitre que lorsqu’on avoit fait des vœux, et dans ce cas, outre qu’on ne pouvoit plus se marier, on étoit forcée de rester au chapitre deux ans sur trois ; on alloit passer l’année de liberté où l’on vouloit. Il y avoit dans ce chapitre, ainsi que dans quelques autres, une espèce d’adoption formellement autorisée par les statuts. Chaque chanoinesse ayant fait des vœux avoit le droit d’aniècer, c’est-à-dire d’adopter pour sa nièce une jeune chanoinesse étrangère, sous la condition que cette jeune personne prononceroit ses vœux quand elle en auroit l’âge, et qu’en attendant elle resteroit toujours avec elle. Alors la tante adoptive pouvoit laisser après elle à sa nièce, ses bijoux, ses meubles, sa petite maison et sa prébende. Madame la comtesse de Clugny, une de nos parentes et chanoinesse de ce chapitre, offrit de m’aniècer. Elle étoit riche, et elle pressa beaucoup ma mère de consentir à cette adoption : ma destinée sans doute eût été beaucoup plus paisible si l’on y eût consenti !

Après un séjour de six semaines à Alix, nous partîmes ; je pleurai amèrement en quittant ces aimables chanoinesses, mon cœur dès lors s’attachoit avec une vivacité peu commune. À Lyon, nous nous séparâmes de ma tante et de ma cousine, qui retournèrent à Paris, et nous prîmes la route de la Bourgogne. Un sensible chagrin nous y attendoit : ma mère étoit accouchée l’année d’avant d’un garçon, que mon père avoit fait recevoir chevalier de Malte au berceau, ce qui étoit un grand avantage pour la suite en faisant des vœux et des caravanes ; c’est ainsi qu’alors on disposoit de la destinée de ses enfans, un peu légèrement il faut en convenir. Ce pauvre enfant venoit de mourir à l’âge de dix-huit mois ! J’avois eu une sœur morte pareillement au berceau. Je l’ai toujours regrettée ! quelle amie qu’une sœur ! Je suis sûre que j’aurois passionnément aimé la mienne…

J’étois dans ma septième année, j’avois une belle voix, j’annonçois beaucoup de goût pour la musique ; ma mère avoit pris des arrangemens à Paris pour faire venir de la Basse-Bretagne une jeune personne, fille de l’organiste de Vannes, excellente musicienne et jouant parfaitement du clavecin. Nous trouvâmes à Saint-Aubin un bon clavecin, un vieux Rucker arrivant de Moulins, et nous attendîmes avec la plus vive impatience mademoiselle de Mars, c’étoit le nom de la jeune musicienne. Elle vint en effet à mon extrême satisfaction ; sans être jolie, elle avoit de beaux yeux, une physionomie expressive, des manières remplies de douceur, un air sage et un peu grave, quoiqu’elle n’eût que seize ans. Je me passionnai pour elle dès les premiers jours, et ce sentiment a été aussi solide qu’il étoit vif. On la chargea de m’instruire, de me guider en tout ; on me livra entièrement à elle, et malgré sa grande jeunesse on ne pouvoit me remettre en de plus dignes mains.

Mademoiselle de Mars n’avoit nulle instruction profane, mais elle avoit de l’esprit naturel, un caractère doux et sérieux, une âme noble et sensible, et la piété la plus sincère.

Ma mère, distraite par ses occupations particulières et par les visites continuelles des voisins, ne s’étoit jamais occupée de moi, et l’on ne m’avoit encore appris qu’un peu de catéchisme, que m’avoient enseigné les femmes de chambre avec lesquelles je passois ma vie, et qui avoient d’ailleurs orné mon esprit d’un nombre prodigieux d’histoires de revenans. Au reste, ces femmes de chambre étoient d’excellentes filles, qui-ne m’ont jamais donné un seul mauvais exemple. Je quittai entièrement leur société pour celle de mademoiselle de Mars, qui valoit infiniment mieux. Je ne voyois ma mère et mon père qu’un moment à leur réveil, et aux heures de repas. Après le dîner, je restois une heure dans le salon ; je passois le reste de la journée dans ma chambre avec mademoiselle de Mars, ou à la promenade toujours seule avec elle. Mon père avoit une grande meute de chiens de chasse, il chassoit beaucoup ; il nous donnoit de temps en temps le divertissement d’une pipée, c’est-à-dire de voir de petits oiseaux pris à la glu dans une feuillée. Nous allions aussi à la pêche sur la Loire. On m’admettoit quelquefois aux pèches de nuit ; on étoit dans des bateaux avec des torches de paille enflammées qui attiroient le poisson, ce spectacle me paroissoit admirable. Mon père avoit reçu de la nature des dons rarement réunis : sa figure étoit d’une beauté remarquable, sa taille élevée et parfaite ; il avoit beaucoup d’esprit et d’instruction, ayant fait aux jésuites de Lyon d’excellentes études, ainsi que son frère aîné mort avant ma naissance : ce dernier étoit compté au nombre des bienfaiteurs de cette même maison des jésuites à laquelle il laissa par testament un très-beau cabinet de médailles. Mon père avoit quelques notions de la science numismatique, mais il avoit fait une étude particulière de la chimie et de la physique ; il avoit à Saint-Aubin un joli cabinet de physique, et je lui ai vu faire dans mon enfance une grande quantité d’expériences sur l’électricité et sur la machine pneumatique. Il joignoit à toutes ces connoissances un caractère d’une douceur angélique, une grâce infinie dans l’esprit, et l’âme la plus généreuse et la plus sensible ; il aimoit et savoit la musique, il donnoit du cor et jouoit passablement du violon. Il étoit entré au service dès sa première jeunesse, et il y montra la valeur la plus distinguée ; une affaire étrange lui fit quitter le service à trente-deux ans, trois ans avant son mariage. Il étoit capitaine dans le régiment de M. le duc d’Hostun, qui avoit pour lui une amitié particulière ; il étoit en garnison avec son régiment dans une ville de province ; une intrigue d’amour qu’il avoit à Paris le décida à y revenir secrètement passer trois jours sans congé ; il feignit d’être malade, se mit au lit, laissa un domestique qui devoit seconder ce stratagème ; et, sous un autre nom, il partit seul à franc-étrier au milieu de la nuit, et il arriva à Paris. Le lendemain même, passant à minuit sous les guichets du Louvre, il fut attaqué par trois hommes ; mon père tira son épée, s’appuya contre le mur, tua un des assassins, en blessa un autre mortellement qui tomba, et mit le troisième en fuite. Pendant ce temps il survint du monde, la garde accourut, mon père fut arrêté et conduit chez un commissaire chez lequel on transporta aussi le meurtrier qui respiroit encore. Il fut bien constaté par les aveux de ce misérable que mon père n’avoit fait que défendre sa vie contre trois brigands ; mais ce qu’il y avoit de fâcheux, c’est qu’il falloit se nommer et faire connoître qu’on étoit à Paris sans congé. Mon père demanda à être conduit chez M. le duc d’Hostun son colonel, qui heureusement étoit à Paris ; mon père comptoit sur son amitié, il avoit raison.

Le duc arrangea cette affaire ; mais il ne voulut jamais consentir à laisser mon père passer encore quelques jours à Paris. Mon père fut obligé de retourner sans délai à sa garnison ; il en eut tant de dépit, qu’il se promit de quitter le service, ce qu’il fit en effet trois mois après, à trente-deux ans.

Mon père avoit pour moi la plus vive tendresse ; mais il ne se mêla de mon éducation que sur un seul point : il vouloit absolument me rendre une femme forte, et j’étois née avec une quantité de petites antipathies : j’avois horreur de tous les insectes, surtout des araignées et des crapauds ; je craignois aussi les souris ; je fus obligée d’en élever une. J’aimois passionnément mon père, et il avait un tel empire sur moi que je ne balançois jamais à lui obéir. Il m’ordonnoit sans cesse de prendre avec mes doigts des araignées, et de tenir des crapauds dans mes mains, chose qu’il faisoit continuellement. À ces commandemens terribles, je n’avois pas une goutte de sang dans les veines ; mais j’obéissois. Au reste, ces tours de force m’ont bien prouvé que les crapauds n’ont aucun venin ; mais ces violences ont beaucoup contribué à m’attaquer les nerfs, et n’ont fait qu’augmenter en moi ces antipathies que j’ai conservées toute ma vie. Cependant elles ont pu servir à me donner de l’empire sur moi-même, et cela seul est un grand bien. Du reste, mademoiselle de Mars étoit seule chargée de mes études, elle devoit me faire répéter mon catéchisme, un abrégé d’histoire du père Buffier, et me donner une leçon de musique et deux de clavecin. Dans ces dernières leçons elle exigeoit avec raison que je regardasse avec attention sur mon livre, afin d’apprendre à déchiffrer ; mais j’avois trouvé un artifice qui me dispensoit de cette peine. Je feignois d’aimer à la folie la pièce qu’on vouloit me faire apprendre, et sous ce prétexte je la faisois jouer continuellement à mademoiselle de Mars pendant deux ou trois jours. Au bout de ce temps je la savois par cœur, et alors la mémoire et l’oreille me suffisoient pour l’étudier à la grande satisfaction de ma maîtresse, qui s’applaudissoit des étonnans progrès que je faisois dans la musique ; tandis que j’avois les yeux attachés sur mon livre sans regarder les notes, et que je jouois absolument de routine. Quant au père Buffier il nous ennuya tellement, que nous l’abandonnâmes sans retour au bout de huit jours, et jamais on ne nous en a demandé compte. À la prière de mademoiselle de Mars, mon père tira de sa bibliothéque Clélie de mademoiselle de Scudéry, et le théâtre de mademoiselle Barbier[9] ; il nous donna ces deux ouvrages qui ont fait nos délices pendant bien long-temps ; dès lors, à huit ans, je commençai à composer des romans et des comédies que je dictois à mademoiselle de Mars, car je ne savois pas former une lettre. Nous avions les paroles imprimées de trois ou quatre opéras, nous trouvions un plaisir extrême à les chanter de tête en improvisant ; c’étoit un de nos plus grands amusemens. Au milieu de tout cela nous nous occupions sérieusement de la religion ; les sentimens religieux sont nés avec moi ; dès ma plus tendre enfance je n’ai jamais regardé un ciel étoilé non seulement sans plaisir, mais sans une émotion extraordinaire. Mademoiselle de Mars, qui étoit un ange, me parloit souvent de Dieu, surtout dans nos promenades. Nous n’avions mulle idée de botanique et d’histoire naturelle ; mais nous admirions avec extase les cieux, les arbres, les fleurs, comme preuves de l’existence de Dieu et comme ses ouvrages, et cette idée animoit et embellissoit pour nous toute la nature entière. Ce n’étoit point une savante institutrice qui me donnoit de graves leçons, c’étoit une jeune fille de dix-sept ans, remplie de candeur, d’innocence et de piété, qui me confioit ses pensées, et qui faisoit passer dans mon âme tous les sentimens de la sienne ; sous ce rapport nulle éducation n’a pu se comparer à la mienne. Tous les jours après le dîner en sortant du salon, nous allions dans nos chambres réciter l’office de la Sainte-Vierge, et c’étoit avec un tel goût, que lorsque quelque chose dérangeoit cette habitude, nous en éprouvions un véritable chagrin. Dans ce temps il m’est arrivé bien souvent, en me réveillant au milieu de la nuit, de me lever, et de me prosterner sur le plancher pour prier Dieu. J’étois aussi heureuse qu’un enfant peut l’être ; quoique fort inappliquée, je n’étois jamais grondée, on ne m’a jamais parlé de pénitence. Je savois sur le clavecin sept ou huit pièces que je jouois passablement ; j’avois une belle voix et je chantois trois ou quatre cantates de Clérambout, c’en étoit assez pour enchanter mes parens et pour me faire admirer de nos voisins. Mademoiselle de Mars m’enseignoit fort peu de chose ; mais sa conversation formoit mon cœur et mon esprit, et elle me donnoit en tout l’exemple de la modestie, de la douceur et d’une parfaite bonté. Je l’aimois et je l’admirois tant, je craignois tellement de lui déplaire, qu’elle m’auroit donné de l’application si elle l’eut voulut ; mais elle n’y pensoit pas ; contente de mon caractère, elle l’étoit de tout, et elle n’avoit nulle envie de me contraindre. Dès ce temps j’avois le goût d’enseigner aux enfans, et je m’étois faite maîtresse d’école d’une singulière manière. J’avois une petite chambre à côté de celle de mademoiselle de Mars, la chambre de cette dernière avoit une petite porte qui donnoit dans le salon, ma chambre ne communiquoit qu’à celle de mademoiselle de Mars ; mais ma fenêtre, sur la belle façade du château, n’avoit pas tout-à-fait cinq pieds d’élévation : au bas de cette fenêtre étoit une grande terrasse sablée, avec un mur à hauteur d’appui de ce côté, très-élevé extérieurement, et s’étendant le long d’un étang qui n’étoit séparé du mur que par un petit sentier couvert de joncs et d’herbages.

Des petits garçons du village venoient là pour jouer et couper des joncs ; je m’amusois à les regarder, et bientôt j’imaginai de leur donner des leçons, c’est-à-dire de leur enseigner ce que je savois : le catéchisme, quelques vers des tragédies de mademoiselle Barbier, et ce qu’on m’avoit appris par cœur des principes de musique. Appuyée sur le mur de la terrasse, je leur donnois ces belles leçons le plus gravement du monde. J’avois beaucoup de peine à leur faire dire des vers à cause du patois bourguignon, mais j’étois patiente, et ils étoient dociles. Mes petits disciples, rangés au bas du mur au milieu des roseaux et des joncs, le nez en l’air pour me regarder, m’écoutoient avec la plus grande attention, car je leur promettois des récompenses, et je leur jetois en effet des fruits, des petites galettes et toutes sortes de bagatelles. Je me rendois presque tous les jours à mon école en passant par ma fenêtre ; j’y attachois une corde au moyen de laquelle je me laissois glisser sur la terrasse ; j’étois leste et légère et je ne suis jamais tombée. Après ma leçon je faisois le tour par une des cours, et je rentrois par le salon sans qu’on prit garde à moi. Je choisissois pour ces escapades les jours de poste où mademoiselle de Mars écrivoit à ses parens : elle étoit tellement absorbée dans ses dépêches, qu’elle ne faisoit pas la moindre attention à ce qui se passoit autour d’elle ; ainsi je tins paisiblement mon école pendant fort long-temps, d’autant plus que c’étoit toujours à des heures où ma mère n’étoit pas dans le salon. Enfin mademoiselle de Mars me surprit un jour au milieu de mon école, elle ne me fit aucune réprimande ; mais elle rit tant de la manière dont mes élèves déclamoient les vers de mademoiselle Barbier, qu’elle me dégoûta de ces doctes fonctions.

Le premier chagrin vif et profond que j’aie éprouvé, fut causé par le départ de mon père, qui fit un voyage à Paris, en assurant qu’il reviendroit dans six mois. J’aimois mon père, comme j’ai toujours su aimer, avec une vivacité, un dévouement dont bien peu de cœurs sont capables. Son départ me causa un chagrin qui altéra ma santé ; le temps en s’écoulant ne le diminua que par l’espoir qu’il me donnoit de le voir revenir bientôt. Au bout de trois mois, ma mère voulut préparer une fête pour son retour. Elle avoit beaucoup de talent naturel pour la poésie, quoiqu’elle n’en sût pas parfaitement les règles, mais elle a fait de très-jolis vers. Elle composa une espèce d’opéra comique dans le genre champêtre, avec un prologue mythologique ; j’y jouois l’Amour. On donna des rôles à toutes les femmes de chambre, elle en avoit quatre, et toutes jeunes et jolies : de plus, on voulut jouer une tragédie, on choisit Iphigénie en Aulide ; ma mère joua Clytemnestre, et l’on me donna le rôle d’Iphigénie. Un médecin de Bourbon-Lancy, nommé le docteur Pinot, se chargea du rôle d’Agamemnon ; son fils aîné, âgé de dix-huit ans, eut un succès prodigieux dans celui du bouillant Achille : il étoit en effet très-bouillant, son génie théâtral avoit deviné toutes les contorsions, les convulsions, les tapemens de pied et les cris terribles que l’on a tant applaudis depuis à Paris sur le théâtre ; je me cachois pour en rire, car dès cet âge l’affectation, l’emphase et tous les mouvemens forcés me paraissoient exessivement ridicules. Mademoiselle de Mars pensoit comme moi, et nous nous amusions en secret, dans notre chambre, à contrefaire ce grand acteur, dont nous n’osions nous moquer aux répétitions. Ma mère, pour nous faire des habits, sacrifia sans pitié ses plus belles robes. Je n’oublierai jamais que, dans le prologue, mon habit d’Amour étoit couleur de rose, recouvert de dentelle de point parsemée de petites fleurs artificielles de toutes couleurs ; il ne me venoit que jusqu’aux genoux ; j’avois des petites bottines couleur de paille et argent, mes longs cheveux abattus et des ailes bleues. Mon habit d’Iphigénie, sur un grand panier, étoit de lampas, couleur de cerise et argent, garni de martre. Comme ma mêre n’avoit point de diamans, elle avoit fait venir de Moulins une grande quantité de fausses pierreries qui complétoient notre magnifique parure. Il y avoit dans le prologue un endroit qui me plaisoit beaucoup, et certainement l’idée en étoit neuve. Comme je l’ai dit, je représentois l’Amour ; un petit garçon du village représentoit un Plaisir ; je chantois un couplet dans lequel j’étois censée m’adresser à mon père, et je disois à la fin de ce couplet :


Au Plaisir j’arrache les ailes,
Pour le mieux fixer près de vous.


En achevant cela, je me jetois sur le petit Plaisir, et je lui arrachois en effet les ailes ; mais il arriva un jour à une belle répétition habillée, que les ailes étant trop fortement attachées, elles me résistèrent ; je secouai vainement le Plaisir, les ailes ne vinrent point ; je m’y acharnai, je jetai par terre le Plaisir, pleurant à chaudes larmes, je ne lâchai pas, tout terrassé qu’il étoit, et j’en vins à mon honneur, j’arrachai les ailes du Plaisir désespéré, et jetant les hauts cris.

Nous fîmes un nombre infini de répétitions habillées devant beaucoup de spectateurs ; cela dura trois mois, pendant lesquels on perfectionna le théâtre. Au bout de ce temps nous jouâmes une autre tragédie, Zaïre, et l’on me donna ce rôle ; mademoiselle de Mars jouoit Fatime. J’avois si naturellement la mesure des vers dans la tête, que je reprenois ceux qui la gâtoient sans savoir leur rôle. Nous jouâmes aussi les Folies amoureuses de Regnard ; j’y jouai le rôle d’Agathe. Nous appelions tout cela des répétitions ; mais c’étoient de véritables représentations ; il y venoit un monde énorme de Bourbon-Lancy et de Moulins ; et ces fêtes éternelles devoient coûter beaucoup d’argent. On trouva que l’habit d’Amour m’alloit si bien, qu’on me le fit porter d’habitude ; on m’en fit faire plusieurs. J’avois mon habit d’Amour pour les jours ouvriers, et mon habit d’Amour des dimanches. Ce jour-là, seulement pour aller à l’église, on ne me mettoit pas d’ailes, et l’on jetoit sur moi une espèce de mante de taffetas couleur de capucine, qui me couvroit de la tête aux pieds. Mais j’allois journellement me promener dans la campagne avec tout mon attirail d’Amour, un carquois sur l’épaule et mon arc à la main. Au château, ma mère et tous les voisins ses amis ne m’appeloient jamais que l’Amour, ce nom me resta. Tels furent régulièrement mon costume et mes occupations pendant plus de neuf mois. J’ai peint cette singulière éducation dans l’histoire de la comtesse de Rosmond, des Mères rivales, et j’ai été bien loin, dans ce roman, d’en exagérer la bizarrerie ; car dans la mienne, il y eut un inconcevable mélange de choses profanes et de pieuses cérémonies par exemple, je suivois toujours habillée en ange toutes les processions de la Fête-Dieu. Dans ce temps, on raisonnoit fort peu, on faisoit avec une grande simplicité beaucoup d’actions étranges, surtout en province, où la bonhomie du voisinage de châteaux étoit portée au comble. Il y a toujours eu du commérage et de la médisance dans les petites villes ; mais on n’en trouvoit point alors parmi les voisins de châteaux, ce qui prouveroit que plus on vit solitairement et en famille, et moins on est méchant et tracassier.

Je rends compte de ces petites particularités, parce qu’elles ont eu une grande influence sur le reste de ma vie ; car les impressions reçues dès l’enfance, lorsqu’elles ont été vives, ne s’effacent jamais. Cette bizarre éducation produisit dans mon imagination et dans mon caractère un mélange à la fois religieux et romanesque, dont on ne trouve que trop de traces dans la plus grande partie de mes ouvrages.

Les éloges outrés que l’on donnoit à la manière dont je jouois la tragédie et la comédie, ne m’enivrèrent point ; mademoiselle de Mars, sans chercher à rabattre ma vanité par des réflexions morales, attachoit réellement si peu d’importance à ce genre de succès, que cela seul m’empêcha de m’en enorgueillir. Tout naturellement elle ne me louoit que sur les choses qui tiennent à l’âme et au caractère, ou, pour mieux dire, alors elle me caressoit et avoit l’air de m’aimer davantage ; voilà ce qui me faisoit une grande impression, le reste ne m’en faisoit aucune. Quant à mon singulier costume, elle en avoit d’abord un peu ri, mais sans nulle causticité ; je lui soutenois qu’il étoit fort commode : À la bonne heure, disoit-elle ; et d’ailleurs elle ne le critiquoit en rien. Ce n’étoient point les fadeurs qu’on me disoit sur mon habit d’Amour qui me plaisoient ; ceux qui me prodiguoient le plus ces sortes de louanges, étoient précisément des personnages que je trouvois ennuyeux ou ridicules, de sorte que ces éloges n’eurent aucun danger pour moi. Ce qui me charmoit dans cet habillement étoit la singularité, car je suis née avec le goût des choses extraordinaires. Un de mes plus grands plaisirs dès lors, étoit de faire des châteaux en Espagne ; je me composois une destinée ; non-seulement je la remplissois d’évènemens singuliers, mais j’y plaçois des renversemens de fortune, des persécutions ; j’aimois à me figurer que j’aurois la force d’y résister. Je me suis supposée mille fois proscrite, calomniée, errante, forcée de me cacher sous des noms supposés, et de vivre de mon travail. À la fin de ces romans je ne manquois pas de triompher du sort et de mes ennemis ; mais cette partie de mon histoire m’amusoit peu, elle éteignoit mon imagination, je la terminois brusquement. Ces espèces d’exercices de tête, ces inventions, qui m’accoutumoient à me familiariser avec l’idée de la persécution et du malheur, ne m’ont pas été inutiles par la suite. Je dois dire une chose à ma louange, et qui m’a distinguée de toutes les personnes d’une imagination romanesque, c’est que je ne désirois les évènemens que pour déployer certaines qualités de l’âme que j’admirois, la patience, le courage, la présence d’esprit ; et c’est pourquoi je me plaçois toujours dans des situations malheureuses. Ainsi il y avoit dans ces rêveries un fond d’amour pour la gloire et pour la vertu qui surtout dans l’enfance les rendoit remarquables. D’ailleurs j’avois le plus grand éloignement pour tout mouvement extra-ordinaire de société, pour les commérages ; les rapports, les tracasseries, etc. J’aimois le repos intérieur et la solitude, je haïssois toutes les petites agitations, et personne au monde n’a eu plus que moi dans tous les temps de sa vie, l’esprit de paix et de conciliation.

Mademoiselle de Mars avoit tant de douceur, elle attachoit si peu d’importance aux petites choses, que je sentois peu mes défauts avec elle ; je ne me connoissois alors que celui de la brusquerie et d’une extrême vivacité. J’étois facile à conduire, et naturellement complaisante ; je n’avois ni hauteur, ni caprices, ni rancune, mais je supportois mal le moindre retard dans ce qu’on m’avoit promis, et alors je me fâchois, et je disois quelquefois beaucoup d’impertinences. Mademoiselle de Mars, toujours calme, n’étoit pas cependant sans défauts elle avoit de l’humeur, et lorsqu’il m’étoit échappé avec elle une parole peu convenable, elle me boudoit long-temps. Mais ces querelles étoient bien rares entre nous, ma vivacité et ma brusquerie ne s’exerçoit communément que contre les femmes de chambre, ou contre un de nos voisins qui venoit souvent au château, et que j’avois pris en horreur. C’est une chose si singulière que cette antipathie, que je ne dois pas la passer sous silence. Je ne crois pas aux règles sur la physionomie données par Lavater ; mais je crois que la nature a doué certains individus d’un instinct précieux, celui de connoitre à peu près l’âme par l’impression que produisent en eux certaines physionomies, et je suis persuadée que j’ai cet instinct. Ce personnage que je haïssois, étoit un gentilhomme que l’on prétendoit être de l’ancienne et illustre maison de Châlons, depuis long-temps éteinte ; il s’appeloit M. de Châlons, âgé alors de trente et quelques années ; quoiqu’il fût assez riche, il n’avoit jamais voulu se marier, sous prétexte d’une extrême dévotion ; il avoit une telle réputation de piété, qu’il passoit pour un saint. Sa figure étoit assez belle, mais sa manière de regarder en dessous et à la dérobée avoit commencé mon aversion pour lui. J’avois remarqué aussi que, lorsqu’il étoit à l’église, il faisoit de pieuses contorsions ; des yeux en l’air et des mains croisées sur la poitrine qui ne m’édifioient pas du tout. Enfin j’avois deviné qu’il étoit un hypocrite, et la suite a prouvé qu’il étoit le plus horrible scélérat dont on ait jamais entendu parler. Il a fait des crimes épouvantables qui furent à la fin découverts de cette sorte. Enhardi par la confiance qu’il avoit usurpée, il y compta trop ; le ciel lui mit un bandeau sur les yeux, et il en vint à commettre des forfaits d’une imprudence inconcevable. Sous prétexte de faire travailler au linge de sa maison, il fit venir d’Autun une jolie petite ouvrière qu’il avoit vue dans cette ville ; il la garda dans son château environ six semaines, ensuite elle disparut, et il manda à sa mêre qu’elle s’étoit sauvée avec un amant. En même temps il prioit cette femme de lui envoyer la sœur cadette de cette jeune fille, qui étoit aussi très-jolie, parce que, disoit-il, le raccommodage de son linge n’étoit pas fini. On la lui envoya ; au bout de deux mois, elle disparut ainsi que l’autre, et le monstre écrivit à la mère qu’elle avoit suivi l’exemple de sa sœur, et que de même elle s’étoit évadée. À cette fois, la malheureuse mère, éclairée par son désespoir, porta ses plaintes à la justice, qui ordonna une visite chez M. de Châlons. Ce scélérat fut averti, prit la fuite ; on n’a jamais pu découvrir ce qu’il étoit devenu. La Providence l’aura sûrement poursuivi et fait périr misérablement dans quelque asile obscur. On fit en effet une descente dans son château ; on trouva des traces de sang mal lavées dans un de ses cabinets, des poisons affreux dans une armoire, et dans son jardin plusieurs cadavres de femmes enterrées, et ceux de ses dernières victimes ! La première des jeunes filles fut reconnue par une bague de crin avec une devise, qu’il lui avoit laissée[10] !… Ainsi mon antipathie pour ce monstre ne fut que trop justifiée par la suite.

Au milieu de nos répétitions et de nos fêtes, un incident assez singulier vint répandre pendant une soirée la terreur dans le château. C’étoit dans ce temps que le fameux Mandrin, à la tête de sa troupe, exerçoit en Bourgogne ses brigandages : il n’en vouloit, disoit-il, qu’aux fermiers généraux et à leurs employés ; cependant de temps en temps il mettoit à contribution des personnes qui n’avoient rien de commun avec ses ennemis déclarés. Un soir on vint nous dire, qu’une troupe assez considérable, avec des uniformes pareils à ceux des gens de Mandrin, arrivoit dans le village ; que le commandant de la troupe s’en disoit colonel et se donnoit sous le nom de marquis de Breteuil[11], mais qu’on ne doutoit pas que cet homme ne fut Mandrin. Ce récit jeta l’alarme dans le château, ma mêre fut très-effrayée, mademoiselle de Mars le fut encore davantage ; M. Corbier, notre intendant, ne montra pas dans cette grande occasion une valeur bien déterminée. Ma mère le chargea d’aller dans le village prendre des informations ; il revint plein de terreur nous dire que le commandant et ses officiers, qui étoient chez le cabaretier du village, avoient des figures épouvantables ; qu’ils faisoient un vacarme affreux, et qu’il étoit impossible de méconnoitre en eux Mandrin et ses complices. Un instant après, un message nous annonça la visite de ce redoutable marquis de Breteuil. L’effroi fut au comble dans le château ; pour moi j’éprouvrai que la curiosité peut l’emporter sur la peur, je n’avois jamais vu de brigand, et j’avois un désir extrême de voir et d’examiner Mandrin. Dans ce moment critique nous vîmes arriver le père Antoine ; c’étoit un capucin qui desservoit la cure depuis trois mois, parce que le curé étoit mort. Ce bon capucin, excellent religieux, étoit très-brave, ce qu’il avoit prouvé dans plusieurs incendies, en exposant sa vie avec une intrépidité admirable ; nous l’aimions beaucoup, il m’avoit donné des images et des chapelets, il étoit mon confesseur, et j’avois pour lui autant d’attachement que de vénération. Ces sentimens, qu’il méritoit d’inspirer, m’ont laissé pour toute ma vie un respect particulier pour les capucins en général ; c’est pourquoi, en souvenir de ce vertueux religieux, j’en ai placé dans mes romans, que j’ai tâché de rendre intéressans, dans la Duchesse de La Vallière, et dans le Siége de la Rochelle.

La présence du père Antoine nous rassura un peu. Enfin, on annonça M. le marquis de Breteuil, et nous vîmes paroître un homme d’assez mauvaise mine, suivi de deux officiers qui avoient des figures très-rembrunies. Bien persuadée que je voyois Mandrin, je le regardois avec une application dont rien ne pouvoit me distraire, et je m’étonnois beaucoup qu’un brigand n’eut pas des traits plus marqués : comme il prolongeoit sa visite, l’heure avancoit, et l’on vint annoncer que le souper étoit servi ; ma mère d’une voix tremblante l’invita à souper, il accepta ; le père Antoine resta, on se mit à table ; tout d’un coup un gros chat de ma mère vint sauter sur l’épaule de M. le colonel, qui au même instant pâlit, et fut près de se trouver mal ; un des officiers dit que M. le marquis avoit une antipathie invincible pour les chats. Je me penchai vers mademoiselle de Mars, assise à côté de moi, et je lui dis tout bas : Ce n’est pas là Mandrin, car Mandrin n’auroit pas peur d’un chat. J’avois raison, ce n’étoit point Mandrin ; c’étoit en effet un marquis de Breteuil, colonel de je ne sais plus quel régiment[12].

Cependant nos fêtes continuoient toujours, et mon père absent depuis dix-huit mois ne revenoit point. Ma mère, voulant joindre la danse à la musique et à la tragédie, fit venir d’Autun une danseuse, qui s’appeloit mademoiselle Mion, et qui m’apprit à danser le menuet et une entrée toute seule, dans mon habit d’Amour que je portois toujours régulièrement. Mademoiselle Mion étoit rousse, et s’enivroit ; au bout de trois mois on la renvoya et on fit venir un danseur de cinquante ans, qui de plus étoit maître en fait d’armes ; il joignit à mon entrée une sarabande, et il me trouva si leste, qu’il proposa de m’apprendre à faire des armes, ce qui m’amusa beaucoup ; j’y réussis si bien, que ma mère eut l’idée de me faire jouer Darviane, dans Mélanide de La Chaussée, rôle dans lequel il faut tirer l’épée et se mettre en garde. Alors je quittai mon costume d’Amour, parce qu’on me fit faire un charmant habit d’homme que j’ai constamment porté jusqu’à mon départ de la Bourgogne. C’étoit une chose tout-à-fait inusitée dans ce temps d’élever une petite fille avec des habits si peu convenables à son sexe ; j’ai toujours été surprise depuis, par réflexion, que le père Antoine, qui étoit si pieux, n’ait pas fait là-dessus quelques représentations, et que personne, à ma connoissance, n’ait paru scandalisé de cette innovation. Au reste j’y ai gagné d’avoir eu, dans ma jeunesse, les pieds mieux tournés, de mieux marcher que les autres femmes en général, et surtout d’être plus agile qu’aucune que j’aie connue. Je menois une vie qui me charmoit : les matins je jouois un peu du clavecin, et je chantois ; ensuite j’apprenois mes rôles, et puis je prenois ma leçon de danse, et je tirois des armes. Après cela je lisois jusqu’au dîner avec mademoiselle de Mars. Une de nos voisines lui avoit prêté le roman de la Reine de Navarre, de mademoiselle de La Force[13], que nous dévorions ; nous le relûmes deux fois. Je l’ai relu vingt ans après avec un grand plaisir, et j’ai toujours conservé un goût particulier pour ce roman. Le souvenir du plaisir qu’il m’a fait, dans mon enfance, y contribue peut-être. En sortant de table, nous allions faire une lecture de piété, dirigée par le père Antoine ; c’étoit l’Évangile, l’Imitation de Jésus-Christ et des Pensées de la Journée chrétienne. Ensuite nous allions dans le salon, quand il n’y avoit pas de monde (ma mère alors étoit enfermée dans sa chambre), et nous nous amusions à faire des guirlandes de fleurs artificielles pour nos fêtes. C’étoit une femme de Bourbon qui nous les faisoit faire, mais des fleurs très-grossières faites avec du papier. Les femmes de chambre travailloient avec nous ; et souvent le bon père Antoine nous aidoit à les peindre. Après cela nous allions nous promener, mademoiselle de Mars et moi. Depuis nos fêtes, c’est-à-dire depuis que j’avois quitté les habits de femme, j’étois beaucoup moins raisonnable à la promenade : je ne causois plus, je ne me plaisois qu’à courir en avant, à sauter des petits fossés, et à faire mille folies, ce qui dura jusqu’à mon départ de la Bourgogne.

Voici la première origine de mon aversion pour Voltaire. La voisine qui prêtoit des livres à mademoiselle de Mars, lui préta une brochure nouvellement arrivée de Paris, et faite contre M. de Voltaire. Nous connoissions la plupart de ses tragédies, nous jouions Zaïre et nous avions lu les autres ; par cette raison la brochure nous intéressa ; nous y vîmes avec chagrin que cet homme, que nous avions admiré, étoit un impie ; la brochure étoit terminée par de mauvais vers, des stances satiriques dans lesquelles Voltaire n’étoit désigné que sous l’anagramme de son nom ; chaque stance étoit terminée par un vers ironique qui est toujours resté dans ma tête ; et que voici :


Ma foi, Tolvaire est un grand homme !


Nous ne trouvâmes pas les vers bons ; mais les accusations contenues dans les brochures nous firent une impression ineffaçable. Je n’ai jamais depuis relu, ni revu cette brochure. Comme il y a dans Zaïre des sentimens religieux, j’étois doublement indignée contre l’auteur ; je perdis beaucoup de mon admiration pour Zaïre, et je donnai toute préférence à mon rôle d’Iphigénie en Aulide, et par conséquent à Racine, car on m’assuroit que ce grand homme avoit été aussi vertueux qu’il est sublime. Cependant j’avois en des succès prodigieux dans le rôle de Zaïre, et tellement que des dames de Moulins, venues à nos représentations, déclarèrent gravement que mon talent de tragédienne surpassoit celui de la Clairon. Cette louange fit bien rire mademoiselle de Mars, qui se moquoit un peu de mon ton emphatique dans la scène où je disois : Est-ce vous, Nérestan ? De mon côté, je contrefaisois assez plaisamment, entre nous, ses yeux hagards, furibonds, son ton acre et son grasseyement, lorsqu’au dénoûment, elle disoit à Orosmane : Tigre altéré de sang !…. Toutes ces moqueries sur nous-mêmes nous faisoient rire aux larmes, ce qui nous accoutumoit naturellement à n’attacher aucun amour-propre à de petits ridicules, et à ne trouver d’importance qu’aux choses dignes d’être estimées ; enfin à ne mépriser que ce qui est vicieux, et non des puérilités.

Dans ce temps nous vîmes arriver à Saint-Aubin, un homme qui excita vivement ma curiosité. C’étoit un très-mauvais auteur, et le premier homme de lettres que j’aie vu dans ma vie. Ayant été au collége avec mon père, il en étoit assez aimé sans en être estimé sous aucun rapport : un procès l’obligea d’aller à Dijon, et de là il vint à Saint-Aubin. C’étoit le chevalier de La Morlière[14], auteur dès lors de quelques mauvais romans très-licencieux. On nous dit seulement qu’il avoit fait plusieurs ouvrages imprimés, ce qui me donna une grande considération pour lui ; mais je ne la gardai pas long-temps. M. de La Morlière, qui déclamoit fort bien, me fit répéter les rôles de Zaïre et d’Iphigénie, et à mademoiselle de Mars celui de Fatime dans Zaïre ; mais tout d’un coup il s’avisa de devenir amoureux de mademoiselle de Mars, qui trouva son amour ridicule, et sa déclaration impertinente ; elle lui montra beaucoup de dédain, et il la prit dans une aversion qui me le rendit odieux. Nous en fûmes heureusement débarrassées au bout d’un mois, il partit pour Paris. Peu de jours après, une affreuse épidémie de petite vérole se déclara à Saint-Aubin. On prit beaucoup de précautions pour m’en préserver ; mais mon imprudence les rendit inutiles. Celle des femmes de ma mère, que j’aimois le mieux, nommée Montigni, eut les symptômes de cette horrible maladie, qu’elle prit en effet ; mais, dans une maison du village dans laquelle on la conduisit, j’allai la voir furtivement et en secret sa vue me pétrifia d’horreur ; deux jours après je me sentis malade, et je pris une petite vérole confluente, dont j’ai été à la dernière extrémité, mais si bien soignée par notre docteur Pinot, que je n’en eus pas une seule marque. Mademoiselle de Mars me donna, dans cette maladie, les plus touchantes marques d’amitié, ce qui porta au comble mon attachement pour elle. Je me trouvai en pleine convalescence en automne ; alors nous quittâmes Saint-Aubin, parce que le château tomboit en ruines ; nous allâmes à Bourbon-Lancy, où ma mère loua une très-jolie maison avec un jardin. La comtesse de Sercey, ma tante, sœur de mon père, y arriva avec le comte de Sercey, son mari, tombé en paralysie : j’ai conté, à ce sujet, dans mes Souvenirs, un trait touchant d’amour paternel[15]. Tout l’hiver se passa, pour nous, à jouer la tragédie, la comédie, et sur un assez joli petit théâtre que ma mère fit faire. Je jouai Zaïre, Iphigénie ; Hector, dans le Joueur de Regnard ; Darviane, dans Mélanide ; un Paysan, dans George Dandin ; un autre petit rôle dans Attendez-moi sous l’orme ; et Cénie, dans la pièce de ce nom. L’hiver entier s’écoula dans ces divertissemens. En parlant de mes études, je n’ai point fait mention de l’écriture, par une bonne raison, c’est qu’on ne m’en a jamais donné une seule leçon. Il est assez singulier qu’une personne qui a tant écrit, n’ait jamais appris à écrire ; mais c’est un fait. Au mois de janvier 1757, ayant onze ans, je voulus écrire à mon père pour le nouvel an ; et n’ayant jamais tenu une plume, j’écrivis à mon père une longue lettre, avec une grosse et vilaine écriture ; mais d’une bonne orthographe, car la lecture, comme je l’ai dit, avait gravé dans ma tête tous les mots comme on doit les écrire. Depuis ce jour-là je m’exerçai toute seule à écrire, me perfectionnant peu à peu. Je n’ai point une belle écriture ; mais je me suis fait une écriture très-lisible et assez jolie. Enfin, mon père revint au printemps, ce qui prolongea nos fêtes pendant deux mois encore. Il m’arriva à cette époque une chose que je ne puis passer sous silence : nous avions, mademoiselle de Mars et moi, chacune un petit cabinet à côté de notre chambre ; et notre logement, tout au haut de la maison, étoit sous un grand grenier. Un jour, après le dîner, j’allai dans le cabinet de mademoiselle de Mars pour la presser de venir avec moi à la promenade ; elle écrivoit, et me dit qu’elle ne pourroit y aller que dans une demi-heure ; j’insistai, elle refusa positivement ; je ne me rebutai point, et je la tourmentai tant, qu’elle céda en grondant ; je l’entraînai presque de force ; à peine avions-nous passé le seuil de sa porte, la queue de sa robe étoit encore dans le cabinet (car alors les robes les plus simples avoient une petite queue), que le plafond de son cabinet tomba tout entier avec un fracas épouvantable ; une grosse servante, qui faisoit sécher du linge dans le grenier, tomba à cheval sur une poutre ; elle en fut quitte pour quelques contusions. Ainsi, mon importunité, ou, pour mieux dire, mon pressentiment, nous sauva la vie à l’une et à l’autre.

Avant de quitter la Bourgogne, je rendrai compte encore d’un fait qu’une femme n’oublie jamais ; c’est la première passion qu’elle ait inspirée. J’étois encore bien enfant, je n’avois que onze ans et trois mois, j’étois même fort petite pour mon âge, et j’avois un visage et des traits si délicats que ceux qui me voyoient pour la première fois, ne me donnoient que huit ou neuf ans tout au plus ; cependant un jeune homme de dix-huit ans étoit éperdument amoureux de moi ; c’étoit le fils du docteur Pinot, l’un des premiers médecins des eaux de Bourbon-Lancy. Il jouoit depuis deux ans avec nous la tragédie et la comédie ; j’ai déjà parlé de sa véhémence dans les rôles tragiques. Personne au monde ne soupçonnoit sa folie, et assurément je n’en avois aucune idée ; un matin que nous venions de répéter le Distrait de Regnard, ce jeune homme, après la répétition, saisissant un moment où sur le théâtre je me trouvois éloignée des autres acteurs et seule dans une coulisse, s’approche de moi précipitamment, et avec un air égaré me remet un billet en me disant tout bas qu’il me prioit de le lire, et de ne le montrer à personne ; très-surprise je pris ce billet, il s’éloigna aussitôt. Mademoiselle de Mars vint me rejoindre, je mis le billet dans ma poche, et nous montâmes dans notre chambre ; je me faisois un vrai scrupule de montrer ce billet à mademoiselle de Mars, on m’avoit si vivement recommandé le secret !… Mais un secret me pesoit vivement avec l’amie qui m’étoit si chère, en même temps ma curiosité étoit extrême. Enfin, mademoiselle de Mars me quitte, je cours m’enfermer dans mon cabinet, j’ouvre le billet, et j’y trouve une déclaration d’amour très-positive. Mon premier mouvement fut d’être excessivement choquée que le fils d’un médecin, qu’un homme qui n’étoit point gentilhomme osât me parler d’amour ! J’allai sur-le-champ montrer ce billet à mademoiselle de Mars, qui me dit que je devois le porter à ma mère, ce que je fis. Le jeune homme fut réprimandé par son père, comme il méritoit de l’être ; il conçut tant de chagrin de cette aventure, qu’il s’engagea et disparut. Quinze ans après, son père, ayant fait un voyage à Paris, vint me voir au Palais-Royal ; je lui demandai des nouvelles de son fils, ce qui le fit sourire ; et il me répondit qu’il l’avoit pleuré pendant trois ans le croyant mort, qu’au bout de ce temps il étoit revenu, qu’on avoit obtenu son congé, qu’il avoit fait un excellent mariage, qu’il étoit heureux et un très-bon sujet.

J’ai oublié de parler d’un de nos voisins, nommé le baron de Bussœuil, pour lequel j’avois une grande vénération : c’étoit un vieux garçon de quatre-vingts ans, parent de mon père, qui l’appeloit son oncle. Il avoit un joli château, et nous y allions assez souvent passer trois ou quatre jours. M. de Bussœuil avoit fait à quarante-cinq ans l’action la plus extraordinaire et la plus courageuse. Il étoit d’une grande taille et d’une prodigieuse force physique. Sur la fin d’un été, un loup enragé fit d’affreux ravages dans sa terre ; il assembla un matin ses paysans, les arma de fusils, et il fut décidé qu’en sortant de la grand’messe on iroit à la chasse de ce loup, ce qui fut exécuté ; mais en entrant dans un chemin creux qui conduisoit au bois, le loup apparut tout à coup de si près qu’il étoit impossible de l’éviter, car ce chemin étoit excessivement profond et étroit. M. de Bussœuil, à la tête de ses gens, leur cria de s’arrêter ; alors s’avançant vers le loup qui accouroit la gueule toute grande ouverte, il enfonce son bras dans cette gueule épouvantable, saisit l’animal furieux par la langue, l’arrête tout court, et le fait tuer à bout portant par ses gens ! Il eut le pouce de la main droite coupé, et alla sur-le-champ à la mer, ce qui le préserva de la rage[16].

Cette action fut mise dans toutes les gazettes ; elle parut si merveilleuse qu’elle valut à M. de Bussœuil la croix de Saint-Louis que lui envoya M. le régent, seul exemple, je crois, de cette grâce pour une action de ce genre. Ce respectable vieillard m’aimoit beaucoup, j’ai souvent été sur ses genoux ; j’avois un grand plaisir à baiser respectueusement la cicatrice de son pouce, et à lui entendre conter avec détail cette belle aventure.

Deux mois après la fuite romanesque du fils du docteur Pinot, ma mère partit pour Paris ; on fit les malles comme ne devant plus revenir ; ma mère m’emmena ainsi que mademoiselle de Mars et toutes ses femmes ; mon père seul resta. J’avouerai, à ma honte, que je quittai la Bourgogne sans attendrissement, ce beau pays où j’étois née, où mon enfance s’étoit écoulée d’une manière si douce et si riante, et que je n’aurois pu revoir quinze ans après sans répandre des larmes, et sans éprouver les plus vives sensations ! Mais l’enfance n’a point de ces émotions là, elle aime le changement, parce qu’elle a besoin de mouvement ; pour regretter il faut avoir pu comparer, il faut que le temps ait formé des souvenirs, qu’il ait pu même les mûrir par de longues réflexions ! Le voyage fut long parce que ma mère voyagea avec ses chevaux, et fit une partie de la route sur la Loire, dans un grand bateau qui contenoit avec nous notre voiture et nos chevaux. Nous séjournâmes, à Orléans chez une amie de ma mère, où je repris mes habits de femme pour ne plus les quitter. Là je lus pour la première fois Télémaque, et, loin d’en sentir la beauté, je le trouvai fort inférieur à Clélie ; malgré ce beau jugement, il fallut l’achever par complaisance pour mademoiselle de Mars, car nous passions presque toute la journée dans notre chambre. Ma mère nous y renvoyoit presque aussitôt après le dîner, à l’exception de deux soirées où l’on me fit chanter, jouer du clavecin, et déclamer le monologue d’Alzire :


Mânes de mon amant, j’ai donc trahi ma foi, etc.


et devant une très-nombreuse assemblée.

Nous arrivâmes à Paris sur la fin de l’été, J’eus un grand plaisir, celui de revoir mon frère que j’ai toujours aimé avec la plus vive tendresse. Ma tante, madame de Belleveaux, vint aussitôt nous voir à notre hôtel garni. Elle avoit alors vingt-neuf ans, et, si elle avoit eu des dents passables, sa beauté eût été parfaite. Une taille majestueuse, des manières nobles et remplies de grâce, un éclat éblouissant, des traits réguliers, une conversation spirituelle et piquante, des talens agréables la rendoient l’une des plus charmantes personnes que j’aie jamais vues. Elle me trouva jolie, elle fut charmée de ma voix et de ma déclamation, me caressa beaucoup, et je pris pour elle un grand attachement ; en même temps je la craignois extrêmement ; son élégance et ses grâces m’en imposoient beaucoup plus que n’auroit pu le faire de la sévérité ; j’avois peur qu’elle ne me trouvat l’air ou le ton provincial ; pour la première fois je redoutois le ridicule, je commencois à attacher de l’importance aux petites choses, l’air dangereux de Paris agissoit déjà sur moi. Au bout d’un mois nous allâmes loger et nous établir à demeure chez madame de Belleveaux ; j’y retrouvai avec joie mes deux cousines ; l’aînée avoit neuf ans, et la cadette sept. L’aînée étoit, à cet âge, d’une beauté remarquable, mais son visage parfait alors n’avoit rien d’enfantin ; ses traits étoient trop formés, et sa tête étoit celle d’une belle personne de vingt ans. Aussi, par la suite, n’a-telle pas même été jolie. À quinze ans, son nez, prodigieusement grandi, gâtoit sa figure ; son visage et son menton s’allongèrent à l’excès, il ne lui resta que de beaux cheveux blonds et une assez belle taille. La cadette, sans être jolie, avoit une figure agréable. Nous dînions à table et nous soupions dans nos chambres. Je continuois mes études avec mademoiselle de Mars, mais toujours fort nonchalamment pour le clavecin. On me donna un maître de guitare ; cet instrument me plut, et j’y fis de rapides progrés.

Je vis dans cet hiver, chez ma tante, un auteur célèbre, M. Marmontel[17]. Il venoit lui faire des lectures de ses Contes ; j’assistai à la lecture de celui qui est, je crois, intitulé le Soi-disant philosophe, dans lequel une grosse présidente barbouillée de tabac d’Espagne, mène en lesse, avec un ruban couleur de rose, ce soi-disant philosophe. Quoique je n’eusse que douze ans, je trouvai ce conte ridicule et plat ; c’étoit le bien juger. L’auteur étoit loin de se douter que cette petite fille qu’il voyoit là, feroit un jour imprimer une critique[18] de ses Contes, qui lui causeroit les plus violens accès de colère. L’inimitié et l’amitié n’ont jamais eu la moindre influence sur mes jugemens et sur mes opinions. Je trouvois ma tante spirituelle et charmante, et presque tous ses jugemens me paroissoient faux ; ils l’étoient en effet, mais elle parloit avec grâce, sans pédanterie ; elle avoit du naturel, et la fausseté de ses idées venoit plus de son ignorance et de sa mauvaise littérature que de son esprit : aussi ne paroissoit-elle être en elle que de la légèreté et du manque de réflexion. Elle a été auteur ; elle a fait imprimer un petit roman qui a pour titre Lettres d’une jeune veuve. Il est écrit avec grâce et naturel.

Je voyois aussi chez madame de Belleveaux, un financier homme de lettres ; M. de Mondorge[19], qui avoit alors au moins quarante-six ou quarante-sept ans, et qui, dix ou douze ans après, épousa l’aînée de mes cousines. M. de Mondorge avoit de l’esprit, de l’agrément, et une grande douceur. Il faisoit des chansons et des opéras. Le poëme de l’opéra intitulé les Talens lyriques est de lui. On me faisoit chanter toutes ses chansons. Je n’ai jamais oublié celle-ci, qui n’a point été imprimée :


D’Hébé vous avez la jeunesse
D’HéEt les appas,
Dans les yeux certaine finesse
D’HéQu’elle n’a pas.
Si la belle eût joint votre grâce
D’HéÀ sa beauté,
Jamais Ganymède à sa place
D’HéNe füt monté[20].

Comme elle remplissez mon verre ;
D’HéEt j’aime mieux

Avec vous boire sur la terre
D’HéQue d’être aux cieux.
Versez, versez toujours de même ;
D’HéRecommencez.
Ah ! s’il faut boire autant que j’aime,
D’HéVersez, versez.


M. de Mondorge avoit une très-jolie conversation, remplie de traits piquans et d’anecdotes ; il avoit un excellent ton, c’est le premier homme qui m’ait donné l’idée d’une conversation véritablement agréable. Je ne me lassois point de l’écouter. J’écrivois sans cesse, avec ma grosse vilaine écriture, des lettres énormes à la nièce d’un curé de Bourbon-Lancy : ma tante un jour en montra une de seize pages à M. de Mondorge, qui fit de cette lettre les éloges les plus exagérés. Il m’exhorta beaucoup à lire et à écrire, et me fit des prédictions très-flatteuses. Ce fut mon premier encouragement en ce genre. Les vers de M. de Mondorge me donnèrent l’envie d’en faire, j’en sentois parfaitement la mesure ; et la comédie et la tragédie, que j’avois tant jouées, m’avoient donné, dès ma première enfance, beaucoup de goût pour la poésie. Ma mère avoit une femme de chambre qui s’appeloit Victoire, l’un de mes noms de baptême étoit celui de Félicité : ces deux noms joints à celui de mademoiselle de Mars, me donnérent l’idée de ma première composition poétique ; je fis là-dessus les vers suivans :


Est-il rien Félicité, Mars et Victoire
Est-il rien Se trouvent rassemblés chez nous.
Est-il rien de plus grand, est-il rien de plus doux
Que de fixer chez soi le bonheur et la gloire ?


M. de Mondorge, en pensant à mon âge (je venois d’avoir douze ans), fut dans un enchantement inexprimable de ces vers ; il les écrivit, les montra à tout le monde, et, peu de jours après, il me fit présent des Poésies sacrées et des Odes de J.-B. Rousseau, magnifiquement reliées en maroquin rouge. Six mois après, je savois parfaitement bien tous ces beaux vers, j’avois toujours dans ma poche un de ces petits volumes. On se plaisoit à me faire déclamer ces admirables poésies ; celles que je déclamois le mieux étoient :


J’ai vu mes tristes journées, etc.,


l’Ode au Prince Eugène, et l’Ode à la Fortune. Il ne m’étoit guère possible de suivre le conseil de M. de Mondorge : je ne pouvois faire des lectures assidues, je n’avois point de livres ; ma tante ne lisoit que de petites brochures, dont la plupart m’étoient interdites. D’ailleurs j’aurois eu besoin d’être dirigée à cet égard, et je n’avois point de guide. Je donnois plus de quatre heures à la musique, tant pour le chant que pour le clavecin et la guitare ; j’employois une heure à répéter mes vers ; je passois tous les jours au moins trois heures chez ma tante ; en outre j’allois tous les jours à l’Opéra ou à la Comédie Françoise, ma tante avoit des loges à ces deux spectacles. Je vis débuter mademoiselle Arnoult[21] à l’Opéra ; je me souviens encore de l’habit qu’elle avoit : il étoit lilas et argent sur un grand panier. Je vis à la Comédie Françoise la première représentation d’Hypermnestre, de Lemierre[22] ; j’aimois le spectacle avec passion, et surtout la tragédie. Ainsi, mes journées se trouvoient employées, sinon convenablement, du moins en totalité, il n’en restoit rien pour des études sérieuses.

Dans ce même hiver, la Providence veilla sur mes jours d’une manière singulière. Ma mère, voulant me donner son portrait en miniature, le fit monter en bracelet avec un joli entourage d’opales et d’émeraudes. Ce bracelet, qui m’a été volé sept ou huit ans après, me fit tant de plaisir, et j’en ai conservé un souvenir si agréable, que j’en ai donné un pareil (en description) dans les Chevaliers du Cygne, à l’une de mes héroïnes. Ma mère imagina une manière charmante de me donner ce bracelet : ce fut de l’attacher à mon bras pendant mon sommeil. Je couchois seule dans une chambre, mademoiselle de Mars couchoit dans un cabinet à côté de moi ; nous étions toutes les deux profondément endormies, lorsque ma mère, tenant le bracelet et une lanterne sourde, entra doucement dans ma chambre. Quelles furent sa frayeur et sa surprise en trouvant la chambre remplie d’une épaisse fumée, et voyant mes rideaux et mon lit tout en flammes !… Je dormois du plus profond sommeil, le feu étoit près de m’atteindre, dix minutes plus tard j’étois perdue !… On m’arracha de mon lit ; on me porta dans une autre chambre ; on crie, on me questionne, on me gronde, toute la maison accourt ; je n’oublierai jamais cet effrayant tumulte !… J’avouai qu’ayant voulu lire, dans mon lit, les paroles de l’opéra gascon, Alcimadure, que l’on donnoit alors, dans l’espoir que je les comprendrois mieux en les entendant chanter, je m’étois endormie en faisant cette lecture, et sans avoir éteint la lumière. Pour me punir, on me fit attendre le bracelet que je ne pus obtenir que huit jours après cet événement.

Vers ce temps parut le mauvais et pernicieux livre de M. Helvétius[23], intitulé de l’Esprit. J’entendois beaucoup disserter sur cet ouvrage, et dans un bon sens ; tont le monde fut indigné du but et des principes de l’auteur. On appeloit M. Helvétius un philosophe ; et tout ce que je recueillois, à ce sujet, et que j’écoutois avec curiosité, jetoit, dans mon jeune esprit, les germes d’un profond mépris pour la philosophie moderne. M. de Mondorge venoit tous les jours conter quelque trait relatif à ce livre et à son auteur ; entre autres la rétractation de l’auteur, que l’on trouva honteuse, parce que l’on crut qu’elle n’avoit rien de sincère. M. de Mondorge parloit très-bien sur l’infamie des principes de son livre[24].

Lorsque l’hiver fut passé, nous allâmes à Saint-Mandé dans une maison de campagne de ma tante. Cette maison étoit charmante, elle avoit un joli jardin avec une porte qui donnoit dans le bois de Vincennes. Nous étions là quatre enfans, dont j’étois la plus âgée, mon frère, mes deux cousines et moi. Ma tante logeoit au rez-de-chaussée ; le salon, très-beau et très-grand, étoit au premier ; on y fit mettre mon clavecin, et on nous l’abandonna pour mes études et pour nos jeux, excepté les jours où il venoit beaucoup de monde, ce qui n’arrivoit guère que tous les huit ou dix jours. D’ailleurs ma tante se tenoit dans sa chambre avec ma mère et trois ou quatre personnes de sa société intime.

Cet été s’écoula délicieusement pour moi ; après mes trois ou quatre heures d’étude musicale, j’étois maîtresse de l’emploi de mon temps, que je passois en promenades et en jeux nouveaux inventés par moi. C’étoient des pantomimes formées de lambeaux des tragédies que je connoissois, et des romans que j’avois lus, avec quelques petites inventions de ma façon. Les acteurs étoient mon frère, mes cousines, mademoiselle de Mars et moi ; et les spectateurs les femmes de chambre. Bientôt j’ajoutai à cela des pièces, toujours d’un genre héroïque, dans lesquelles il falloit parler de tête ; j’étois obligée d’y jouer un rôle qui remplissoit presque toute la pièce, car j’avois beaucoup de peine à faire parler mes acteurs. Cependant cet amusement prit une telle célébrité dans la maison, que nous eûmes bientôt pour spectateurs ma mère, ma tante et les personnes de leur société. On nous demanda des représentations fixes deux fois par semaine, ce qui dura tout l’été. Jéliote y venoit de temps en temps, et chantoit à la fin des pièces, et souvent des duos avec moi. Ces jours-là je jouois du clavecin et de la guitare, et l’on donnoit de grands éloges à ces espèces de petites fêtes.

Mon frère n’étoit pas à beaucoup près un enfant aussi brillant que moi ; sa figure étoit jolie, mais il étoit gauche, maladroit, et d’une inconcevable simplicité. Il avoit en vain demandé à mon père la permission de tirer des coups de fusil, on lui répondit qu’on le lui permettroit lorsqu’il sauroit passablement faire des armes, chose pour laquelle il n’annonçoit nulle disposition. Alors il prit un parti aussi violent que mystérieux : il chargea secrètement un fusil, s’enferma dans sa chambre, et, pour tirer sans faire de bruit, il imagina d’enfoncer le bout de son fusil sous les matelas de son lit ; il tira de cette discrète manière, mit le feu au lit, et fut renversé du coup… On accourut, et l’on découvrit avec surprise ce singulier expédient. Nous avions dans notre jardin une petite porte qui donnoit dans le bois de Vincennes ; une vieille servante nommée Véronique en avoit une clef, qu’elle nous prêta plus d’une fois pour une demi-heure ; alors nous faisions plusieurs petites escapades dans le bois, et, pour nous donner une certaine dignité aux yeux des passans, nous imaginâmes, l’aînée de mes cousines et moi, de nous faire porter alternativement la queue de nos petites robes par mon frère (les robes et même les fourreaux de ce temps avoient toujours des queues), ce qui étoit d’autant plus singulier, qu’étant destiné à l’état ecclésiastique, il étoit toujours habillé en abbé ; mais il n’en portoit pas moins nos queues avec beaucoup de douceur et de sérieux nous nous promenions ainsi avec une grande gravité pendant notre demi-heure. Malgré cette simplicité, cet enfant avoit beaucoup d’esprit et de génie. Six mois après il trouva dans le Journal encyclopédique un problème proposé aux savans ; il en envoya au même journal la solution qui étoit bonne, avec cette signature : par un écolier de onze ans, de chez M. Bertaut. On ignoroit à sa pension que cette solution fut de lui, et l’on fut très-surpris en apprenant qu’il en étoit l’auteur ; de ce moment ses maîtres s’attachèrent à lui, et il en profita au delà de leurs espérances.

Nous retournâmes à Paris sur la fin de l’automne, et l’hiver suivant se passa comme le précédent. Au jour de l’an, M. de Mondorge me fit présent des poésies de Gresset[25], et des fables de La Fontaine. J’appris par cœur par son conseil, de Gresset, la charmante pièce de vers intitulée : Épître à ma sœur sur ma convalescence, la Chartreuse ; et de La Fontaine, les fables du Chêne et du Roseau, du Mulet, du Rat de ville, du Loup et de l’Agneau, de l’Amour et de la Folie, de la Colombe et de la Fourmi, de Baucis et Philémon, des deux Pigeons et du Lièvre dans son gîte, que je n’ai jamais oubliées ; ce qui, joint à tout ce que je savois déjà, remplit ma tête de très-bons vers. J’ai oublié de dire que, pendant les sept mois que nous avions passés à Saint-Mandé, j’avois assisté régulièrement et de moi-même aux leçons de latin que recevoit tous les jours mon frère, d’un répétiteur très-bon homme et très-instruit, qui, charmé de ma mémoire, sut intéresser assez mon amour-propre pour m’inspirer toute l’application du meilleur écolier. Il me donna des soins particuliers, et j’avois fait de tels progrès, que je m’étois attachée à cette étude. Je désirois la continuer à Paris, ma mère ne le voulut pas ; j’y gagnai toujours quelques notions de grammaire, qui par la suite ne m’ont pas été inutiles.

Sur la fin de l’hiver, j’éprouvai de grands chagrins, qui me furent d’autant plus sensibles, que jusque-là j’avois été parfaitement heureuse ; mais je n’ai senti vivement que les peines du cœur, et non les revers de la fortune. Je m’étois placée si souvent, dans mes châteaux en Espagne, dans des situations malheureuses, que ces mêmes rêveries avoient donné à mes idées je ne sais quelle vigueur et quelle élévation qui me mettoient pour ainsi dire au-dessus des coups du sort. Mon esprit n’étoit pas formé, je tenois encore à l’enfance par mes goûts et par une extrême naïveté ; mais mon âme avoit une force qu’on a bien rarement à treize ans. On me déclara la ruine entière de mon père, et la vente de Saint-Aubin ; toutes les dettes payées, il ne nous restoit plus qu’une modique pension viagère de douze cents francs, sur les têtes de mon père et de ma mère, et pas un asile sur la terre !… À cette même époque, ma mère et ma tante se brouillèrent ; ma mère m’annonça que nous la quitterions sous un mois, et qu’il falloit me séparer de mademoiselle de Mars, que sa situation ne lui permettoit plus de garder !… J’aimois ma tante, je chérissois mademoiselle de Mars ; ma douleur, qui fut extrême, déplut à ma mère ; il fallut la cacher…… J’en eus le courage, mais je pleurois tous les soirs dans mon lit, et souvent deux ou trois heures. Mademoiselle de Mars n’étoit pas moins affligée, non qu’il ne lui fût aisé, avec ses talens et son esprit, de trouver une place plus lucrative, d’autant plus qu’elle avoit à Paris une tante fort à son aise, qui la prenoit chez elle, jusqu’à ce qu’elle fût placée ; mais elle m’aimoit véritablement, et nous nous étions promis tant de fois de ne jamais nous séparer !… Je n’oublierai jamais la veille de cette cruelle séparation ! Elle me permit de veiller avec elle jusqu’à une heure après minuit, elle me donna d’excellens conseils pour la suite de ma vie ; elle me fit promettre d’avoir plus d’application, d’employer mieux mon temps et de modérer ma vivacité, qui ne me portoit pas à la colère, mais qui me donnoit un enthousiasme ardent pour tout ce qui me plaisoit. Enfin elle m’exhorta à conserver mes sentimens religieux. Nous échangeâmes nos Heures ; j’ai conservé plus de vingt ans les siennes, qui étoient une Journée chrétienne, sur laquelle son nom étoit écrit ; je les ai perdues dans un voyage. Je lui donnai une petite bague de mes cheveux, que j’avois à cette intention reprise à ma cousine. Nous nous engageâmes à prier Dieu l’une pour l’autre tous les jours, soir et matin ; nous versâmes un torrent de larmes, je pleurai dans mon lit presque toute la nuit. Mon réveil fut affreux ; on m’apprit qu’elle étoit partie à sept heures du matin ; elle m’avoit laissé l’espérance que je la reverrois encore et qu’elle déjeuneroit avec moi ; je pleurois si amèrement que j’en étois défigurée ; on me gronda, je fis les plus grands efforts sur moi-même ; mais j’étouffai toute la journée.

Quinze jours après, nous quittâmes ma tante, qui me montra beaucoup de tendresse et de regrets : elle me serra long-temps dans ses bras, et ses larmes coulèrent avec les miennes ; je me souviens qu’elle me dit : « Pauvre enfant, tu ne seras jamais heureuse, tu es trop sensible. » Elle avoit raison. Elle me donna un charmant petit panier de porcelaine, rempli de pastilles de chocolat, enveloppées dans du papier, parmi lesquelles se trouvoit une très-belle bague de rubis entourée de brillans. Je regrettai peu mes cousines : la cadette étoit trop enfant, l’aînée avoit peu de sensibilité, et beaucoup de jalousie des préférences souvent trop marquées de sa tante pour moi ; elle a été depuis une femme très-estimable. Nous allâmes loger rue Traversière, dans un petit appartement au rez-de-chaussée donnant sur un jardin humide ; cet appartement me parut bien triste et bien mesquin en le comparant à l’élégante maison que nous venions de quitter. Combien je m’y trouvai seule, privée de l’amie si chère avec laquelle j’avois passé sept ans et demi, c’est-à-dire plus de la moitié de ma vie !

Au bout de quinze jours, nous allâmes à Passy chez M. de la Popelinière, fermier général, où nous passâmes tout l’été. M. de la Popelinière étoit un vieillard de soixante et six ans, d’une santé robuste, d’une figure douce, agréable et spirituelle ; il n’avoit pas l’air d’avoir plus de cinquante ans. On a pu donner quelques ridicules à cet homme, célèbre par son faste et sa bienfaisance, il eût été impossible de lui trouver un tort ou un vice. Il avoit beaucoup d’esprit, un caractère facile et doux, et une très-belle âme ; il faisoit avec agrément des vers, des chansons, des comédies et des romans. Il protégeoit avec discernement les artistes et les auteurs sans fortune. Mariant et dotant tous les ans six pauvres filles, il faisoit en outre un bien infini à Passy, faisant travailler les ouvriers, répandant d’abondantes aumônes dans les familles indigentes. Il avoit les mœurs les plus pures, la conduite la plus décente et la plus régulière ; il tenoit un grand état de maison sans avoir jamais fait aucune dette ; il recevoit beaucoup de monde et très-bonne compagnie ; il faisoit les honneurs de sa maison avec autant de grâce que de noblesse ; il ne jouoit jamais, et ne permettoit chez lui que des jeux de commerce ; enfin, sobre, généreux, il aimoit passionnément la littérature, les arts, les talens ; il possédoit aussi toutes les vertus domestiques ; bon maître, bon parent, ami fidèle et tendre, tel étoit l’homme sur lequel la moquerie pendant plus de trente ans fut inépuisable. Il est vrai qu’il y eut trop de pompe, d’appareil et de singularité dans quelques-unes de ses actions, et c’est ce qu’on ne pardonne pas surtout à un bourgeois. D’ailleurs, de tous les défauts, l’ostentation dans la bienfaisance est celui pour lequel le monde a le moins d’indulgence. On n’aime pas ces grands exemples qui jettent une espèce de blâme sur ceux qui, pouvant les suivre, ne les imitent pas. On ne veut point qu’il s’établisse en maxime qu’il vaut mieux, même par vanité, employer une grande fortune à faire du bien, qu’à briller seulement par un luxe frivole. On répète qu’il faut se cacher pour faire le bien, comme si de certaines actions, et les plus belles et les plus utiles, pouvoient se faire en secret ! C’est ainsi que la petite et plate vanité a dans tous les temps fait avec succès la satire d’un noble amour-propre, et souvent même a calomnié les intentions les plus pures de la charité chrétienne la plus sincère. Pour moi, à toutes les époques de ma vie, je me suis livrée au doux plaisir d’admirer le bien partout où je l’ai vu. Chercher de mauvais motifs aux belles actions, c’est en quelque sorte participer à la bassesse de sentimens des ingrats, qui ne manquent jamais de trouver des raisons de ce genre pour se dispenser de la reconnoissance qu’ils doivent à leurs bienfaiteurs.

Le jour même de notre arrivée à Passy, je donnai une nouvelle preuve du talent dont la nature m’a douée, de lire sur les physionomies et d’y découvrir les vices cachés du cœur. Après avoir fait et reçu les premiers complimens, je me détournai, et je vis derrière moi un homme de cinquante ans, gros et court, habillé en abbé, et dont la figure me parut si repoussante, qu’elle me fit tressaillir ; ma mère me demanda ce que j’avois, je lui répondis tout bas : Regardez cet abbé, je suis sûre qu’il sera pendu. Ma mère me gronda, mais je gardai mon opinion. Cet homme étoit le fameux abbé de La Coste, qui cinq mois après alla à Toulouse de la part de M. de la Popelinière chercher mademoiselle de Mondran, fille d’un capitoul, que M. de la Popelinière, sur sa réputation de talens, vouloit épouser, et qu’en effet il épousa. Cette singularité romanesque ne réussit pas. Ce mariage rendit M. de la Popelinière si malheureux, qu’au bout de dix-huit mois, le chagrin le conduisit au tombeau. Son destin étoit d’être malheureux en femmes. Tout le monde sait les aventures scandaleuses de sa première femme avec le maréchal de Richelieu. J’en ai mis le fond dans l’histoire de monsieur et de madame du Resnel, dans mon roman des Mères rivales. Pour revenir à l’abbé de La Coste, peu de temps après le mariage de M. de la Popelinière avec mademoiselle de Mondran, il fut convaincu du double crime d’avoir fait les plus infâmes libelles diffamatoires sur M. de la Popelinière et plusieurs autres personnes, et d’en avoir jeté les soupçons, avec la plus grande vraisemblance, sur un ami de M. de la Popelinière, qu’il vouloit perdre. Afin de le mieux persuader, ce scélérat disoit beaucoup de mal de lui-même dans ces libelles. On découvrit toutes ces horreurs et beaucoup d’autres, et un grand nombre de faux et d’escroqueries.

Cet indigne abbé (qui n’étoit point prêtre) fut livré à la justice et condamné au carcan et aux galères. Le jour où il fut conduit à la Grève pour y subir ce supplice, un étranger, voyant dans les rues un grand attroupement, demanda ce que c’étoit ; quelqu’un répondit : C’est l’ambassadeur de M. de la Popelinière qui fait son entrée.

Le surlendemain de notre arrivée à Passy, j’assistai à la célébration des noces de six pauvres filles mariées par M. de la Popelinière. Elles étoient toutes vêtues uniformément en paysannes, mais avec élégance. M. de la Popelinière donnoit ces habits, un joli trousseau, cinq cents francs en argent à chaque couple, et il faisoit tous les frais de noces ; il consacroit, tous les ans, six mille francs à cette charité : il y eut un bal champêtre dans le château de Passy, et un grand festin pour les nouveaux mariés. Je dansai beaucoup, je m’amusai infiniment, et je me passionnai pour M. de la Popelinière, qui donnoit des fêtes d’un si beau genre. Je le regardois avec admiration. Il nous lisoit de temps en temps, quand nous étions en petite société, des morceaux d’un roman oriental intitulé Daïra, qu’il composoit alors, et qui me paroissoit charmant. Il y avoit chez lui une femme à talent qui s’appeloit par hasard du nom de la terre que nous avions possédée (Saint-Aubin). Ma mère avoit quitté ce nom pour reprendre celui de du Crest ; mais par habitude on l’appeloit encore souvent la marquise de Saint-Aubin. La personne attachée à M. de la Popelinière qui se nommoit ainsi n’avoit pas un seul talent supérieur ; mais elle en avoit beaucoup d’agréables : elle étoit bonne musicienne, elle chantoit assez bien l’italien, elle jouoit de la musette ; elle étoit d’ailleurs honnête, modeste, bonne et fort aimable. Je vis là, aussi à demeure, madame Belot[26], auteur de la traduction estimée de l’histoire terre de M. Hume : c’étoit une femme d’un très-grand mérite. J’entendis pour la première fois à Passy jouer de la harpe. M. de la Popelinière avoit une musique à lui et parfaitement bonne. Gossec, excellent compositeur, qui vit encore, en étoit. Mais ce qui m’en charma le plus fut un vieux joueur de harpe, un Allemand nommé Gaiffre, qu’on appeloit le roi David, et à qui l’on doit l’invention des pédales. Avant lui la harpe, n’ayant point de pédales, étoit un instrument si borné qu’on ne le connoissoit qu’en Allemagne dans les rues et dans les tavernes. Gaiffre l’ennoblit par une invention qui en fit le plus beau des instrumens. Il n’en jouoit que pour préluder fort médiocrement, quoiqu’il fut bon harmoniste ; mais il manquoit de doigts, et n’avoit pas l’idée de ce qu’on peut faire sur cet instrument admirable. Il avoit en tout quatre ou cinq écoliers, parmi lesquels se trouvoient M. de Monville et madame Saint-Aubin, qui tous ne savoient faire que quelques arpégemens pour s’accompagner en chantant ; et c’étoient là les seules personnes qui jouassent en France de la harpe. Au reste, le bon Gaiffre posoit mal à la harpe ses écoliers, qu’il faisoit asseoir coup trop bas, ce que font encore les maîtres de harpe ; mais il posoit bien les mains, ce qui est un grand point. Je pris une passion si démesurée pour cet instrument, que je conjurai ma mère, avec la plus vive instance, de me donner Gaiffre pour maître, ce qu’elle fit. Je pris tout de suite des leçons ; mais, n’ayant que la harpe de Gaiffre, je ne pouvois pas étudier seule, je ne jouois que deux fois la semaine avec mon maître. Gaiffre, qui étoit le meilleur homme du monde, charmé de mon zèle et de mes dispositions, s’attacha singulièrement à moi ; il me donnoit d’énormes leçons et quelquefois de trois heures. Si j’avois eu à moi une harpe à Passy, rien n’eut manqué à mon bonheur. On joua la comédie et des pièces faites par M. de la Popelinière[27] ; on m’y donna des rôles ; je jouai un rôle d’ingénue, et un autre de soubrette, dans deux pièces intitulées, l’Indolente et les Joueurs ; elles n’ont jamais été imprimées. Je dansai, à ces représentations, une danse, seule, qui eut le plus grand succès. Un maître de ballets de la Comédie Italienne, nommé Deshaies, m’apprit cette danse que l’on me fit danser non-seulement sur le théâtre, mais continuellement dans le salon. J’avois pour la danse les plus grandes dispositions ; mais je ne les ai point cultivées par la suite, n’y mettant aucun amour-propre. Je n’ai jamais aimé la danse qu’à la campagne ; je n’ai été aux bals à la cour et à la ville que pour avoir le bon air d’être invitée, et pour mettre un joli habit différent de ceux qu’on portoit dans le monde. Il m’a toujours paru inconcevable d’attacher du prix à un talent dont on ne peut s’amuser seul, qu’il est impossible (lorsqu’on n’en fait pas son état) de porter à une certaine supériorité, et que la plus médiocre danseuse de l’Opéra possède toujours infiniment mieux que la femme de la société la plus exercée dans ce genre.

M. de la Popelinière étoit enchanté de mes petits talens ; il disoit souvent en me regardant et en poussant un profond soupir : « Quel dommage qu’elle n’ait que treize ans ! » (1759) Je compris fort bien à la fin ce mot, si souvent répété, et je fus fâchée moi-même de n’avoir pas trois ou quatre ans de plus, car je l’admirois tant que j’aurois été charmée de l’épouser. C’est le seul vieillard qui m’ait inspiré cette idée. Il me donna son portrait parfaitement bien gravé : il étoit représenté assis devant un bureau, tenant des roses effeuillées, avec ces vers faits par son ami M. de Broussonel :


Par se prCe sage, des arts le Mécène,
Par ses propres talens plein de célébrité,
Est au sein de Plutus l’homme de Diogène,
Et le plus tendre ami qu’ait eu l’humanité.


M. de la Popelinière trouvant, avec raison, que ces vers n’alloient point au sujet, fit ceux-ci :


Pour ces fleurs il n’est qu’un printemps ;
Du moins la vie a son automne.
Prenons ce que le sort nous donne,
Et connoissons le prix du temps.


Ces vers me parurent alors si charmans, ils se gravèrent tellement dans ma tête, que plus d’un demi-siècle écoulé depuis n’a pu les effacer de ma mémoire. Comme j’avois grande envie de plaire à M. de la Popelinière, j’aurois bien voulu que ma mère lui eût dit les vers que j’avois faits sur mon nom et ceux de mademoiselle de Mars et de Victoire. M. de Mondorge en avoit paru si surpris, que je me flattois que M. de la Popelinière en seroit content ; mais ma mère n’en parla jamais, et je n’osois pas lui confier ma secrète vanité d’auteur, car je la craignois tant, qu’il m’étoit impossible de lui parler à cœur ouvert. Il y a quelque chose d’extrême dans mon caractère, et une grande mesure dans mes opinions ; ce qui a fait que j’ai bien raisonné, que j’ai eu du goût, et que néanmoins j’ai fait beaucoup d’étourderies et de fausses démarches. Ou j’ai une confiance sans bornes, ou je n’en ai point du tout. Mon amitié est du dévouement, mon estime de l’admiration ; j’ai toujours parfaitement vu les défauts de ceux que j’aimois, mais je ne les appelois des défauts que parce que je sentois qu’ils devoient paroitre tels aux autres ; pour moi ce n’étoient que des écorces fâcheuses, j’en faisois des vertus, et ces vertus, créées par mon imagination, m’attachoient d’autant plus, que je me disois qu’elles n’existoient que pour moi, et que je me croyois seule capable de les découvrir et de les apprécier. Quand je n’aimois pas, je voyois sans exagération le bien et le mal ; jamais l’aversion et le ressentiment ne m’ont fait faire de faux jugemens. Je respectois ma mère, ma soumission profonde pour elle ne s’est jamais démentie un instant. Je croyois devoir lui payer en soins, en respect, en obéissance parfaite (et jusqu’à sa mort), ce que je ne pouvois lui donner en intimité de confiance. Il y avoit dans nos genres d’esprit, nos opinions, notre humeur, et nos caractères la plus singulière opposition. Elle étoit sérieuse, sévère, imposante ; sa figure étoit la plus noble que j’aie vue ; elle avoit de grands yeux noirs un peu couverts, mais d’une singulière beauté ; je n’ai jamais pu soutenir son regard pénétrant. Au reste elle possédoit d’admirables qualités ; elle étoit charitable, généreuse ; sans être dévote elle avoit des sentimens religieux, un esprit infini, qui auroit eu beaucoup d’éclat si elle eût eu plus d’instruction. Lorsqu’elle avoit envie de plaire, personne au monde ne pouvoit être plus aimable.

Je me levois de grand matin à Passy, et j’allois, avant le réveil de ma mère, me promener dans le jardin avec mademoiselle Victoire ; cette dernière s’asseyoit sur un banc, et cousoit tandis que je me promenois sous ses yeux. Là je faisois des châteaux en Espagne, et souvent des dialogues en parlant tout haut, habitude que j’ai conservée toute ma vie, et qui m’a procuré les plus agréables amusemens et même les plus grandes consolations que j’aie goûtées. Dans ces premiers dialogues, je me supposois toujours avec mademoiselle de Mars venant me voir secrètement. Je lui contois tout ce qui m’arrivoit, tout ce que je pensois ; je la faisois parfaitement parler dans son caractère ; elle me donnoit de très-bons conseils pour le présent et pour l’avenir ; elle me contoit aussi de son côté toutes sortes de choses que j’inventois avec une merveilleuse facilité. Je me passionnai pour ces entretiens imaginaires, au point que la réalité n’auroit guère eu plus de charmes pour moi. J’étois au désespoir quand mademoiselle Victoire me rappeloit, et je promettois bien à mon amie de revenir le lendemain à la même heure.

Les comédies, les danses, les concerts, me forcèrent, à mon grand regret, d’interrompre mes études de harpe, d’autant plus que je n’en pouvois pas jouer avant le réveil de ma mère, parce que, couchée près d’elle dans un petit cabinet, elle m’auroit entendue. Mais comme j’aimois les fêtes, la musique et la conversation, je m’amusois infiniment à Passy. Tous les dimanches nous avions, dans la chapelle de la maison, une messe en musique : madame de Saint-Aubin y jouoit d’un petit orgue, Gossec et les autres musiciens y exécutoient de belles symphonies. Ce jour-là il y avoit un grand dîner, beaucoup de monde de Paris, et toujours des ambassadeurs et des ambassadrices leur conversation m’amusoit. M. de la Popelinière les faisoit toujours parler de leur pays, ce que j’écoutois avec beaucoup de curiosité ; on causoit encore après le dîner ; on ne jouoit qu’aux échecs. À cinq heures il y avoit, dans une grande galerie, un beau concert auquel venoit encore du monde de Paris. On soupoit à neuf heures. Après souper communément on faisoit une petite musique particulière ; M. de Monville, qui venoit toujours le dimanche, y jouoit de la harpe, je chantois, et je jouois de la guitare. À onze heures et demie, on alloit se coucher. Les autres jours je me couchois à dix heures, même les jours de comédie, excepté encore le mardi, consacré en général aux beaux-esprits et aux savans. Ces jours-là nous avions toujours l’abbé d’Olivet[28], de l’Académie françoise ; madame Riccoboni, auteur des Lettres de milady Catesby (qu’elle avoit déjà données au public) ; le célèbre Vaucanson[29] ; le chevalier de Laurés, qui faisoit des vers ; M. Bertin, autre poëte[30]. Ces jours-là venoient aussi beaucoup d’artistes ; je ne me souviens que du peintre Latour : il avoit un caractère fort original ; il donnoit à deviner comment il venoit de Paris à Passy, en disant que ce n’étoit, ni en bateau d’aucune espèce, ni en voiture d’aucun genre, ni à pied, ni à cheval, ou sur un âne ou un mulet, ni même par terre, ni en nageant. Personne ne pouvoit deviner cette énigme. Voici comment il l’expliquoit : il se mettoit en chemin, se plongeoit dans la rivière, et, ne sachant pas nager, il s’accrochoit avec ses deux mains à un bateau ; et ainsi remorqué, il arrivoit à Passy traîné par ce bateau. Après le souper, il y avoit toujours une petite lecture, et en outre on me faisoit déclamer des vers. J’en savois par cœur un nombre prodigieux. Telle étoit ma vie, qui me convenoit d’autant plus que j’avois une amie dans la maison ; c’étoit une jeune personne, jolie, douce, intéressante, que M. de la Popelinière avoit en quelque sorte adoptée pour sa fille. Il l’avoit mariée à M. de Zimmerman, officier dans les Gardes Suisses, qui étoit jeune, aimable, et qui jouoit du violon de la seconde force ; l’histoire de madame de Zimmerman étoit singulière. La voici : Elle étoit fille d’un pauvre gentilhomme, et avoit été élevée au fond d’une province, à cent cinquante lieues de Paris : pour une affaire de famille qui dépendoit des fermiers-généraux, elle écrivit à M. de la Popelinière, qu’elle ne connoissoit que de réputation. M. de la Popelinière, sachant que c’étoit une jeune personne de dix-huit ans qui lui écrivoit, lut la lettre avec intérêt quoiqu’elle fût extrêmement simple ; mais il en admira la belle écriture et l’orthographe parfaite ; il accorda la grâce qu’on lui demandoit, alors il reçut une lettre charmante de remercîment ; il répliqua, une correspondance s’établit, elle dura six mois. M. de la Popelinière se passionna pour cette jeune provinciale qui montroit tant d’esprit, de grâce, de sensibilité. Il écrivit dans la province pour prendre des informations sur elle ; on lui mande que celle qui l’intéresse si vivement est jolie, et qu’elle est un ange par son caractère et par sa conduite. Le voilà amoureux, il déclare ses sentimens, il reçoit une réponse qui achève de lui tourner la tête ; il offre sa main, on accepte, l’on part, et l’on arrive. La première entrevue le refroidit un peu, mais sans le faire changer ; il ne trouva pas sa future aussi jolie qu’il se l’étoit figuré, parce qu’elle étoit mal mise, qu’elle avoit l’air gauche, et beaucoup de taches de rousseur. Au bout de quelques jours, M. de la Popelinière fut si mécontent de son esprit, qu’il lui vint des soupçons sur les lettres charmantes qu’il avoit tant admirées. Il questionna cette jeune personne, qui lui avoua naïvement qu’elle ne savoit même pas l’orthographe, et qu’elle n’avoit fait que copier des lettres faites par le curé du lieu. M. de la Popelinière lui donna un beau trousseau, pour trente mille francs de diamans, et cent mille francs de dot ; et il logea et nourrit chez lui les deux époux. Madame de Zimmerman, quand je l’ai connue, étoit mariée depuis cinq ans : elle n’avoit plus de taches de rousseur ; un maître à danser lui avoit donné bonne grâce ; elle avoit appris l’orthographe ; elle étoit agréable, jolie, modeste, sage ; il me sembloit que M. de la Popelinière devoit la regretter.

Nous retournâmes à Paris dans les premiers jours d’octobre. Je quittai M. de la Popelinière avec peine, j’avois pris pour lui un véritable attachement. Nous allâmes loger dans la rue Neuve-Saint-Paul. Nous avions là un fort joli voisinage, la famille de M. Le Fèvre, un créole très-riche, qui demeuroit sur le quai des Célestins ; il avoit quatre filles charmantes dont la plus jeune étoit de mon âge. Elles étoient aimables, bonnes, jolies et remplies de talens : nous faisions de la musique tous les jours, je passois presque toutes mes journées chez elles, et j’y employois une partie du temps à jouer de la harpe, à chanter, à jouer de la guitare et du clavecin. Ainsi je cultivois parfaitement la musique. On me donna un maître de chant italien, nommé Pellegrini, qui venoit à six heures du matin ; je prenois cette leçon à la lumière. Philidor[31] me donna des leçons d’accompagnement. Au milieu de l’hiver, j’eus la fantaisie d’apprendre à jouer de la musette ; au lieu de souffler avec la bouche, on donnoit le vent au moyen d’un soufflet posé sous le bras. J’avois tant de dispositions pour les instrumens, qu’en moins de deux mois j’en jouai presque aussi bien que mon maître. Alors M. de Zimmerman, que nous voyions tous les jours, m’apprit à jouer du par-dessus de viole, et j’y réussis de même. Cependant j’aimois la harpe de préférence à tout, j’en jouois au moins cinq heures par jour. Gaiffre, après m’avoir donné quarante-deux leçons, ne voulut plus prendre de cachets ; mais il venoit toujours par amitié ; et il me faisoit déchiffrer. J’avois réformé tout son doigté : il faisoit les grandes roulades d’un doigt, en glissant ce doigt sur toutes les cordes, ce que certaines personnes font encore aujourd’hui, ce qui ne peut avoir ni tact, ni aplomb, et chose aussi ridicule que si l’on doigtoit ainsi sur le clavecin. Gaiffre ne faisoit point de cadences, et j’en fis avec beaucoup de facilité. Enfin, j’imaginai de me servir du petit doigt de la main droite dans les arpégemens. J’exerçai ma main gauche séparément en lui faisant faire tout ce que faisoit la droite. Comme il n’y avoit de gravé, pour la harpe, que quelques niaiseries de Gaiffre, je me mis à jouer des pièces de clavecin, et bientôt les plus difficiles, les pièces de Mondonville, de Rameau, et ensuite de Scarlati, d’Alberti, d’Hendel, etc. J’étois encouragée par la vive admiration de Gaiffre, je faisois d’inconcevables progrès ; on venoit m’entendre comme une merveille, tout le monde voulut apprendre à jouer de la harpe ; Gaiffre en étoit le seul maître, il ne pouvoit suffire à ses écolières. J’eus le plaisir extrême d’être la cause de la fortune de cet excellent homme, qui en étoit reconnoissant comme si je n’eusse joué de la harpe que dans ce dessein. Ma passion et mon ardeur pour cet instrument croissoient avec mes succès. Sur la fin de l’hiver, je me mis à jouer au moins sept heures par jour, très-souvent huit ou neuf, et quelque fois dix ou douze. Cette rage d’étude dura plus d’un an ; au bout de ce temps, en jouant depuis dix-huit mois, sans compter mes petites études de Passy, j’étois réellement de la première force, et d’une force tout-à-fait inconnue jusqu’alors sur cet instrument.

Mon père, qui étoit resté en Bourgogne, revint pour peu de temps, et partit pour Saint-Domingue, où il espéroit rétablir sa fortune. Ce grand voyage m’affligea sensiblement ; je ne trouvai de consolation que dans ma harpe ; j’avois quatorze ans et demi. Je fis dans ce temps une étrange conquête, celle du baron de Zurlauben, colonel des Suisses ; il avoit quatre-vingts ans, il prit pour moi une si extravagante passion, qu’il voulut m’épouser ; mais je déclarai, malgré ma timidité, que rien au monde ne me feroit consentir à épouser un vieillard. Peu de mois après, M. de Monville devint veuf ; lorsqu’il eut quitté les pleureuses, il vint nous voir, et revint souvent. Malgré ma jeunesse, je m’aperçus bientôt du sentiment qu’il avoit pour moi. Il étoit jeune, il n’avoit alors que vingt-six ou vingt-huit ans ; il étoit beau et d’une beauté noble, romanesque, élégante, qui me plaisoit particulièrement ; ses manières étoient remplies de grâce ; il avoit des talens charmans, de l’agrément dans l’esprit et le caractère le plus aimable ; il joignoit à tout cela une grande fortune, c’étoit le seul homme de cet âge que j’eusse remarqué et qui m’eût paru digne de l’être. Cependant, j’étois décidée à n’épouser qu’un homme de qualité, un homme de la cour. J’aurois préféré à tout autre M. de la Popelinière, un fermier-général, et un vieillard ; mais ce vieillard avoit subjugué mon admiration, et je ne voyois dans M. de Monville qu’un homme aimable. Depuis que je n’avois plus mademoiselle de Mars, la vanité étoit devenue le principal mobile de mes actions. On cultivoit si peu mon cœur et ma raison, on me louoit tant sur des choses frivoles, que j’avois pris enfin un amour-propre puéril qui me faisoit attacher une grande importance aux talens agréables qui pouvoient donner de la célébrité. J’aimois véritablement la musique et la harpe ; mais je n’aurois jamais fait des études aussi longues et aussi constantes, sur un instrument, sans le plaisir secret que je trouvois à être citée comme un prodige, et à voir les artistes les plus célébres venir m’entendre et m’écouter avec admiration. Pellegrini me dédia une œuvre musicale de sa composition ; quand je vis mon nom gravé à la tête d’une épître remplie de flatteries, ma joie fut extrême, et je la montrai naïvement. Je n’ai jamais eu de dissimulation que celle qui tient au courage ; j’ai su cacher mes peines, je n’ai jamais su déguiser mes sentimens et mes opinions. Il en a résulté que la force et l’empire sur moi-même ne m’ont point donné la prudence, mais aussi que la franchise et le naturel n’ont point donné de mollesse à mon caractère.

Je fus très-flattée qu’un savant, un géomètre d’une grande réputation eut une envie passionnée de m’entendre jouer de la harpe : il est vrai qu’il avoit fait je ne sais quel ouvrage sur l’harmonie, c’étoit d’Alembert ; il se fit présenter chez ma mère et parut charmé de ma harpe. Il avoit une figure ignoble, il contoit des historiettes burlesques, avec une voix de fausset aigre et criarde, il me déplut beaucoup. Je voyois souvent aussi, dans ce temps, le célèbre Rameau[32], pour lequel j’avois une grande vénération. Mais j’ai oublié de parler d’un personnage très-singulier que j’ai vu presque tous les jours, pendant plus de six mois, avant le départ de mon père ; c’étoit le fameux charlatan, comte de Saint-Germain[33]. Il avoit l’air alors d’avoir tout au plus quarante-cinq ans, et par le témoignage de gens qui l’avoient vu trente ou trente-cinq ans auparavant, il paroit certain qu’il étoit infiniment plus âgé ; il étoit un peu au-dessous de la taille moyenne, bien fait et marchant fort lestement ; ses cheveux étoient noirs, son teint fort brun, sa physionomie très-spirituelle, ses traits assez réguliers. Il parloit parfaitement le françois sans aucun accent, et de même l’anglois, l’ialien, l’espagnol et le portugais. Il étoit excellent musicien ; il accompagnoit de tête sur le clavecin tout ce qu’on chantoit, et avec une rare perfection, dont j’ai vu Philidor étonné, ainsi que de sa manière de préluder. Il étoit bon physicien, et très-grand chimiste ; mon père étoit fort en état d’en juger, et admiroit beaucoup ses connoissances en ce genre. Il peignoit à l’huile, non pas de la première force, comme on l’a dit, mais agréablement ; il avoit trouvé un secret de couleurs véritablement merveilleux, ce qui rendoit ses tableaux très-extraordinaires ; il peignoit dans le grand genre, des sujets historiques ; il ne manquoit jamais d’orner ses figures de femmes d’ajustemens de pierreries ; alors il se servoit de ses couleurs pour faire ces ornemens, et les émeraudes, les saphirs, les rubis, etc., avoient réellement l’éclat, les reflets et le brillant des pierres qu’ils imitoient. Latour, Vanloo, et d’autres peintres, ont été voir ces tableaux, et admiroient extrêmement l’artifice surprenant de ces couleurs éblouissantes, qui avoient l’inconvénient d’éteindre les figures, dont elles détruisoient, d’ailleurs, la vérité par leur étonnante illusion. Mais, pour le genre d’ornement, on auroit pu tirer un grand parti de ces singulières couleurs, dont M. de Saint-Germain n’a jamais voulu donner le secret. M. de Saint-Germain avoit une conversation instructive et amusante : il avoit beaucoup voyagé, et il savoit l’histoire moderne avec un détail étonnant, ce qui a fait dire qu’il parloit des plus anciens personnages comme ayant vécu avec eux ; mais je ne lui ai jamais rien entendu dire de semblable. Il montroit les meilleurs principes, il remplissoit avec exactitude tous les devoirs extérieurs de la religion, il étoit fort charitable, et tout le monde s’accordoit à dire qu’il avoit les mœurs les plus pures. Enfin, tout étoit grave et moral dans son maintien et dans ses discours. Cependant, il faut avouer que cet homme si extraordinaire par ses talens et par l’étendue de ses connoissances, et par tout ce qui peut mériter la considération personnelle, le savoir, des manières nobles et sérieuses, une conduite exemplaire, la richesse et la bienfaisance ; que cet homme, dis-je, étoit un charlatan, ou du moins un homme exalté par quelques secrets particuliers, qui lui avoient certainement procuré une santé très-robuste et une vie plus longue que la vie ordinaire de l’homme. J’avoue que je suis persuadée, et mon père le croyoit fermement, que M. de Saint-Germain, qui paroissoit avoir alors tout au plus quarante-cinq ans, en avoit au moins quatre-vingt-dix. Si l’homme n’abusoit pas de tout, il parviendroit communément à une vieillesse plus avancée encore, dont on voit quelquefois des exemples ; sans ses passions et son intempérance, l’âge de l’homme seroit cent ans et la très-longue vie cent cinquante ou cent soixante. Alors, à l’âge de quatre-vingt-dix on auroit la vigueur d’un homme de quarante ou de cinquante ans ; ainsi ma supposition sur M. de Saint-Germain n’a rien de déraisonnable, si l’on admet encore la supposition qu’il eût trouvé, au moyen de la chimie, la composition d’un breuvage, particulièrement d’une liqueur appropriée à son tempérament ; on pourroit admettre aussi, sans croire à la pierre philosophale, qu’il avoit à l’époque dont je parle un âge beaucoup plus avancé que celui que je lui donne. M. de Saint-Germain, pendant les quatre premiers mois de notre intimité, non-seulement ne dit pas une extravagance, mais ne dit pas une seule phrase extraordinaire ; il avoit même quelque chose de si grave et de si respectable dans sa personne, que ma mère n’osoit pas l’interroger sur les singularités qu’on lui attribuoit ; enfin, un soir, après m’avoir accompagnée d’oreille plusieurs airs italiens, il me dit que dans quatre ou cinq ans j’aurois une belle voix, et il ajouta : « Et quand vous aurez dix-sept ou dix-huit ans, serez-vous bien aise d’être fixée à cet âge-là, du moins pour un très-grand nombre d’années ? » Je répondis que j’en serois charmée. « Eh bien, reprit-il très-sérieusement, je vous le promets ; » et aussitôt il parla d’autre chose.

Ce peu de mots enhardit ma mère, qui, un instant après, lui demanda s’il étoit vrai que l’Allemagne fût sa patrie. Il secoua la tête d’un air mystérieux, et poussant un profond soupir : « Tout ce que je puis vous dire sur ma naissance, répondit-il, c’est qu’à sept ans j’errois au fond des forêts avec mon gouverneur, … et que ma tête étoit mise à prix !… » Ces paroles me firent frissonner, car je ne mettois pas en doute la sincérité de cette grande confidence… « La veille de ma fuite, continua M. de Saint-Germain, ma mère, que je ne devois plus revoir !… attacha son portrait à mon bras !… » — « Ah Dieu ! » m’écriai-je. À cette exclamation M. de Saint-Germain me regarda, et parut s’attendrir en voyant que j’avois les yeux remplis de larmes. « Je vais vous le montrer, » reprit-il. À ces mots il retroussa sa manche, et il détacha un bracelet parfaitement peint en émail, et représentant une très-belle femme. Je contemplai ce portrait avec la plus vive émotion. M. de Saint-Germain n’ajouta rien et changea de conversation. Lorsqu’il fut parti, j’eus un grand chagrin, celui d’entendre ma mère se moquer de sa proscription, et de la reine sa mère, car cette tête mise à prix dès l’âge de sept ans, cette fuite dans les forêts avec un gouverneur, donnoient à entendre qu’il étoit le fils d’un souverain détrôné… Je croyois et je voulois croire ce roman d’un si grand genre, en sorte que les plaisanteries de ma mère me scandalisèrent beaucoup. Depuis ce jour M. de Saint-Germain ne dit rien de remarquable dans ce genre ; je ne l’entendis parler que de musique, des arts, et des choses curieuses qu’il avoit vues dans ses voyages. Il me donnoit sans cesse des bonbons excellens, en forme de fruits, qu’il m’assuroit avoir faits lui-même ; de tous ses talens ce n’étoit pas celui que j’estimois le moins. Il me donna aussi une boîte à bonbons très-singulière, dont il avoit fait le dessus. La boîte, d’écaille noire, étoit fort grande ; le dessus en étoit orné d’une agate de composition beaucoup moins grande que le couvercle ; on posoit cette boîte devant le feu, et au bout d’un instant, en la reprenant, on ne voyoit plus l’agate, et l’on trouvoit à sa place une jolie miniature représentant une bergère tenant une corbeille remplie de fleurs ; cette figure restoit jusqu’à ce qu’on fit réchauffer la boîte, alors l’agate reparoissoit et cachoit la figure. Ce seroit une jolie manière de cacher un portrait. J’ai depuis inventé une composition avec laquelle j’imite à s’y tromper toutes sortes de cailloux, et même des agates transparentes ; cette invention m’a fait deviner l’artifice de la boîte de M. de Saint-Germain.

Pour finir tout ce qui a rapport à cet homme singulier, je dois dire que quinze ou seize ans après, en passant à Sienne, en Italie, j’appris qu’il habitoit cette ville, et qu’on n’y croyoit pas qu’il eût plus de cinquante ans. Seize ou dix-sept ans après, étant dans le Holstein, j’appris de M. le prince de Hesse, beau-frère du roi de Danemarck, et beau-père du prince royal (aujourd’hui sur le trône), que M. de Saint-Germain étoit mort chez ce prince, six mois avant mon arrivée dans ce pays. Le prince eut la bonté de répondre à toutes mes questions sur ce fameux personnage ; il me dit qu’il n’avoit l’air ni vieux ni cassé à l’époque de sa mort, mais qu’il paroissoit consumé par une insurmontable tristesse. Le prince lui avoit donné un logement dans son palais, et faisoit avec lui des expériences de chimie. M. de Saint-Germain étoit arrivé dans le Holstein, non avec l’apparence de la misère, mais sans suite et sans éclat. Il avoit encore plusieurs beaux diamans. Il mourut de la consomption. Il montra en mourant d’horribles terreurs, et même sa raison en fut altérée ; elle s’égara tout-à-fait deux mois avant sa mort ; tout en lui annonçoit alors le trouble affreux d’une conscience agitée. Ce récit me fit de la peine, j’avois conservé beaucoup d’intérêt pour ce personnage extraordinaire.

Aussitôt que mon père fut parti pour Saint-Domingue, ma mère s’occupa sérieusement de reprendre et de suivre la plus triste des affaires, un procès contre sa mère !… mais la mère la plus dénaturée !… Madame la marquise de La Haie, ma grand’mère, avoit épousé en premières noces M. de Mézières, qui possédoit une terre en Bourgogne, auprès d’Avallon. M. de Mézières avoit beaucoup d’esprit et étoit un très-grand géomètre. C’est une anecdote parfaitement connue dans la province, que M. de Mézières, voisin de la célèbre madame du Châtelet, cultiva ses dispositions pour la géométrie, et lui donna tous les matériaux des ouvrages qu’elle a publiés depuis. Il est assez bizarre que ce soit mon grand-père qui ait ainsi contribué à établir la réputation de la plus grande admiratrice qu’ait eue M. de Voltaire !…

Ma grand’mère devint veuve, jeune encore et très-belle. Elle avoit eu deux enfans de M. de Mézières, un garçon et une fille qui étoit ma mère, l’un âgé de huit ou neuf ans et l’autre de six. Elle mit la fille au couvent dans l’abbaye de Malnoue près de Paris et le garçon au collège, et elle se remaria avant que l’année de son veuvage fût tout-à-fait révolue. Elle épousa en secondes noces le marquis de La Haie, qu’on appeloit le beau La Haie ; il avoit été page, et ensuite l’amant de madame la duchesse de Berri, fille de M. le Régent ; il étoit fort riche. Madame de La Haie prit en horreur les enfans de son premier mariage, elle déclara à l’abbesse de Malnoue qu’elle destinoit sa fille au cloître, et qu’elle vouloit qu’on l’élevat dans cette idée. Aussitôt que M. de Mézières son fils eut treize ans, elle l’envoya comme mauvais sujet en Amérique. Cet enfant étoit cependant l’homme le plus distingué, et même le plus étonnant par son esprit, par son génie, son courage et ses vertus. Arrivé dans l’Amérique septentrionale, il se sauva et il alla se réfugier en Canada parmi les sauvages ; il n’avoit pas quatorze ans. Il leur fit entendre qu’il étoit abandonné de ses parens et qu’il vouloit vivre avec eux ; ils y consentirent à condition qu’il subiroit l’opération du tatouage, c’est-à-dire, qu’il se laisseroit peindre tout le corps à leur manière, avec des sucs d’herbes, opération très-douloureuse qu’il supporta avec un courage qui charma les sauvages. Il avoit une mémoire prodigieuse, la santé la plus robuste ; bientôt il apprit leur langue, et il excella dans tous leurs exercices. Pour ne point oublier ce qu’il savoit (il avoit fait pour son âge d’excellentes études et remporté tous les prix de ses classes), il traçoit tous les jours sur des écorces d’arbres, des passages de poésie latine et françoise et des figures de géométrie. Il se fit de ses écorces un recueil prodigieux qu’il conserva avec le plus grand soin ; il acquit parmi les sauvages la plus haute considération, et avant l’âge de vingt ans il devint leur chef par une proclamation unanime. Les sauvages déclarèrent la guerre aux Espagnols. Mon oncle apprit aux sauvages à la faire avec plus d’intelligence, il remporta, en les commandant, des avantages qui surprirent les Espagnols, qui trouvèrent que le jeune chef des sauvages avoit des talens extraordinaires. Ils parlèrent de paix, mon oncle fut envoyé pour la négocier ; et il mit le comble à l’étonnement des Espagnols, en ne leur parlant qu’en latin. Ils questionnèrent ce singulier sauvage ; et, touchés du récit qu’il leur fit, charmés de l’esprit et même du génie qu’il leur montra, ils lui offrirent de l’attacher au service des Espagnols ; il y consentit à condition qu’ils feroient la paix avec les sauvages. Quand cette paix fut faite il se sauva, et passa chez les Espagnols ; il s’y conduisit d’une manière si parfaite, qu’il y fit un riche mariage, et, au bout de dix ou douze ans, il fut nommé gouverneur de la Louisiane. Il acquit de belles habitations, se forma une superbe bibliothèque et vécut là parfaitement heureux. Par la suite il fit un voyage en France, sa cruelle mère n’existoit plus. J’étois alors au Palais-Royal ; il venoit dîner presque tous les jours chez moi il étoit grave et mélancolique, il avoit un esprit infini, sa conversation étoit du plus grand intérêt. Outre les choses extraordinaires qu’il avoit vues, il avoit prodigieusement lu[34] et sa mémoire étoit admirable. On voyoit à travers ses bas de soie les serpens peints par les sauvages, qu’il avoit ineffaçablement gravés sur ses jambes. Il me montra sa poitrine qui étoit couverte de grandes fleurs peintes aussi, les couleurs en étoient très-vives. J’éprouvois pour cet homme singulier et respectable, une admiration et une tendresse extrêmes. Il répondoit à toutes mes questions avec laconisme, mais avec une excessive bonté. Je n’ai jamais vu personne dire plus de choses en moins de paroles. Il avoit conservé un tendre souvenir des sauvages, et même de leur genre de vie. Il me dit une chose qui me surprit ; c’est qu’en général les voyageurs qui ont parlé avec détail des sauvages (à un peu d’emphase près), les ont assez bien jugés ; quoiqu’ils n’eussent ancune connoissance de leur langue, il les ont fait parler à peu près comme ils parlent. « La raison en est simple, disoit mon oncle : si l’on jugeoit les Européens, ajoutoit-il, d’après leurs démonstrations et leur extérieur on s’abuseroit beaucoup ; mais on ne se trompe point en jugeant les sauvages : leurs mouvemens, leurs physionomies, leurs actions peignent ce qu’ils sont et ce qu’ils pensent. » Mais, malgré cette réflexion de mon oncle, comme les idées métaphysiques ne se représentent point de cette manière, une grande quantité de discours que les voyageurs prêtent aux sauvages n’en sont pas moins ridicules. Mon oncle me donna un petit mémoire qu’il fit à ma prière sur les sauvages ; je l’insérai six ou sept ans après dans les Annales de la Vertu, en en faisant honneur à son auteur. Ce morceau, quand cet ouvrage parut, fut très-remarqué ; on regretta qu’il n’eut pas plus d’étendue. Je n’y avois pas changé un seul mot. Cette manière d’écrire est bien extraordinaire dans un homme expatrié depuis l’enfance, et qui avoit passé quinze ans parmi les sauvages. Ma mère étoit toujours en tiers avec nous, elle dirigeoit la conversation et communément je ne pouvois qu’écouter. C’étoit une occasion unique de m’instruire avec certitude d’une infinité de choses curieuses dont la connoissance eût été bien utile à mon étude favorite, celle du cœur humain ; je n’ai profité que superficiellement de cette précieuse occasion. Cependant, comme je veux donner dans quelques mois un recueil de nouvelles, j’en veux faire une que j’intitulerai le Sauvage européen ; j’y mettrai tout ce qu’il m’a dit, et je tâcherai de suppléer au reste par l’imagination[35].

Pour revenir à l’histoire de ma mère, elle fut mise au couvent dès l’âge de six ans, et élevée dans l’idée que sa mère la destinoit à l’état monastique. L’abbesse de son couvent, madame Rossignol, étoit une personne de beaucoup d’esprit ; elle prit pour ma mère la plus vive affection et donna les plus grands soins à son éducation. On payoit sa modique pension, mais sans maîtres. L’abbesse lui fit apprendre la musique, à chanter des motets et à jouer de l’orgue. Ma mère dînoit avec l’abbesse et passoit avec elle toutes les journées. Elle voyoit souvent à son parloir le poëte Fuzelier[36], qui récitoit de jolis vers de sa composition, ce qui donna à ma mère le désir d’en faire. Pour son essai elle fit une espèce de cantique sur sainte Cécile : l’abbesse en fut enchantée et le montra à Fuzelier, qui donna à ma mère quelques règles de versification, qu’elle n’a jamais bien sues, et c’est dommage, car elle avoit beaucoup de dispositions pour la poésie. Le jour où elle eut quatorze ans accomplis on lui fit prendre le voile. Sa mère ne venoit la voir que tous les six mois tout au plus ; mademoiselle de Mézières, qui n’en avoit jamais reçu une seule caresse, n’osoit ni parler, ni lever les yeux en sa présence, et se contentoit d’écouter en silence les lieux communs que débitoit madame de La Haie, sur les dangers du monde et les douceurs du cloître. Ma mère avoit à peine atteint sa seizième année lorsque madame de La Haie lui déclara qu’il falloit faire ses vœux et s’engager irrévocablement ; ma mère pleura, on n’en tint compte, et l’on désigna un jour du mois suivant pour la cérémonie. Ce jour arrivé, ma mère déclara nettement qu’on auroit bien la puissance de la conduire à l’église, mais que là, au lieu de prononcer le oui irrévocable, elle diroit non. L’abbesse assura madame de La Haie, qu’elle le feroit certainement, qu’elle l’avoit annoncé depuis l’enfance, qu’elle avoit un caractère très-décidé, et que toute violence à cet égard ne serviroit qu’à donner au public un scandale odieux. Madame de La Haie fut outrée, mais il fallut céder. Ma mère reprit ce jour même ses habits mondains, qu’elle avoit quittés deux ans auparavant comme elle avoit grandi durant son inutile noviciat, ses habits étoient ridiculement courts, mais elle ne les en reprit pas avec moins de joie. On la laissa au couvent, sans jamais l’en faire sortir. Elle devint une personne très-agréable et très-distinguée par sa figure, ses talens et son esprit. Elle étoit chérie de tout ce qui la connoissoit, à l’exception de sa mère, qui montroit sans déguisement pour elle l’aversion la plus injuste et la plus dénaturée. Ma mère resta dans ce couvent jusqu’à l’âge de vingt-six ans et demi ; à cette époque elle se lia intimement avec la marquise de Fontenille, une veuve retirée dans l’intérieur du couvent. La marquise étoit parente de mon père, qui venoit assez souvent la voir au parloir ; il y vit mademoiselle de Mézières, en devint amoureux, et la demanda en mariage. Madame de La Haie, par une animosité inconcevable, refusa pendant trois mois son consentement. Ma mère ne pouvoit cependant pas espérer un meilleur mariage : elle n’avoit que quarante ou quarante-cinq mille livres de légitime ; et elle trouvoit un très-bon gentilhomme, qui avoit dix ou douze mille livres de rentes, trente-sept ans, et qui étoit aimable, rempli d’esprit et beau comme un ange. Madame de La Haie ne donna ni légitime, ni trousseau, ni présens : la bonne abbesse fit les frais de noce. Ma mère se maria dans l’église du couvent ; madame de La Haie vint cependant à la messe nuptiale avec ses deux enfans du second lit, son fils âgé de onze ans, et sa fille de huit ans et demi, et qui a été depuis madame de Montesson. Ma mère partit aussitôt pour la Bourgogne, pour sa terre de Champcery, où je reçus le jour quinze mois après son mariage.

Ma mère, à diverses époques, avoit vainement demandé sa légitime, c’est-à-dire la portion qui lui revenoit du bien de son père ; à force de persécutions, elle n’en avoit pu obtenir qu’une très-petite partie ; à l’époque de sa ruine elle devint plus pressante ; enfin, comme je l’ai dit, après le départ de mon père pour Saint-Domingue, elle se décida à plaider. Elle écrivit elle-même un mémoire, et avant de le faire imprimer et de commencer la procédure, elle chargea son avocat de le communiquer à madame de La Haie. Ce mémoire, très-respectueux par les expressions, étoit foudroyant par les faits. Madame de La Haie le sentit, elle envoya chez ma mère son fils, le marquis de La Haie, qui se fit médiateur entre sa mère et sa sœur. Le marquis de La Haie, sans être disgracié de la nature et sans être borné, n’étoit ni beau, ni distingué par l’esprit, mais il étoit sensible et bon. Il ne m’avoit jamais vue, il me regarda beaucoup, avec attendrissement, et me témoigna le plus tendre intérêt. Tout à coup il nous proposa de nous mener sur-le-champ chez madame de La Haie, en ajoutant qu’en nous voyant tout s’arrangeroit. Il pressa ma mère si vivement, qu’elle y consentit. Il nous mena dans sa voiture et nous conduisit d’abord chez madame de Montesson, qui vint nous faire une visite à notre arrivée à Paris, et qui ensuite ne revint plus. Madame de Montesson étoit chez elle, mon oncle nous mena dans son appartement, elle n’étoit point habillée et ne nous attendoit point ; elle parut plus embarrassée que touchée de notre visite. Cependant elle dit qu’elle approuvoit l’idée de mon oncle, qu’elle alloit s’habiller et qu’elle viendroit avec nous. Je ne lui trouvai ni la cordialité, ni la bonté de mon oncle. Sa toilette me parut longue, il ne sembloit que dans cette occasion elle auroit dû se faire avec plus de promptitude. Mon oncle vouloit absolument qu’elle s’occupât de moi ; à toute minute, il lui disoit en me regardant : « Comme elle est intéressante ! comme elle est jolie !… » Madame de Montesson ne répondoit rien, elle se contentoit de pencher la tête en faisant un soupir, et en prenant un air attendri. Enfin, lorsqu’elle fut habillée, elle donna le bras à ma mère, et passa devant nous ; mon oncle me prit affectueusement par la main, il s’aperçut que je tremblois, et tâcha de me rassurer en me disant les choses les plus aimables et les plus tendres. Nous montâmes en voiture et nous nous rendîmes dans la rue Cassette, où demeuroit ma grand’mère. Je voyois ma mère très-émue, ce qui me causoit un saisissement inexprimable : il me sembloit si extraordinaire que celle qui m’inspiroit tant de respect pût craindre quelqu’un !… D’ailleurs j’avois entendu dire de si terribles choses de ma grand’mère que le sang ne me parloit point du tout pour elle. Arrivés dans sa maison, mon oncle et ma tante nous laissèrent dans un cabinet et allèrent la prévenir ; au bout d’un demi-quart d’heure, ils revinrent avec ma grand’tante, mademoiselle Dessaleux, sœur de ma grand’mère. Mes deux tantes donnèrent le bras à ma mère en l’assurant qu’elle seroit bien reçue ; mon oncle me conduisit. Je n’avois pas une goutte de sang dans mes veines en entrant dans la chambre de ma grand’mère. Sa figure acheva de me glacer ; on m’avoit dit qu’elle étoit belle encore, elle ne me parut qu’effrayante. Elle étoit fort grande, fort droite, toute sa personne avoit quelque chose de hautain et d’impérieux que je n’avois vu qu’à elle ; il y avoit encore de la beauté dans ses traits, mais elle avoit beaucoup de rouge et de blanc, et une physionomie à la fois immobile, froide et dure… Elle me fit peur, ma mère courut se jeter à ses pieds. À ce spectacle je fondis en larmes. Ma grand’mère releva sèchement ma mère sans l’embrasser, ce qui m’indigna. Mon oncle, qui me tenoit toujours par la main, me présenta à ma grand’mère en disant : Maman, regardez cette charmante petite !… et il ajouta plus bas : Maman, embrassez-la… Elle jeta sur moi un regard sombre et fixe, qui me fit baisser les yeux, mon oncle me dit de lui baiser les mains ; j’obéis en tremblant, elle me baisa au front, alors je m’éloignai promptement, et j’allai me jeter en sanglotant dans les bras de ma mère. Madame de La Haie sonna et demanda avec emphase un verre d’eau, madame de Montesson et mademoiselle Dessaleux eurent l’air de croire qu’elle alloit se trouver mal, quoiqu’il n’y eût pas la moindre altération sur ce visage peint, qui ne pouvoit changer ; madame de Montesson s’empressa auprès de sa mère, avec cette tête penchée et ces yeux à moitié fermés, enfin, toutes les mines qu’elle prenoit dans les occasions touchantes, et qui lui donnoient l’air du monde le plus hypocrite. Lorsque madame de La Haie eut bu, et fait trois ou quatre soupirs, mon oncle avec une bonté infinie, parla en faveur de ma mère. Madame de Montesson dit quelques mots dans le même sens. Madame de La Haie répondit d’abord par des reproches, ensuite elle s’adoucit, elle dit quelques phrases maternelles ; elle ajouta que ma mère devoit se fier à elle, se désister de ses poursuites, et qu’elle ne perdroit rien à lui donner cette preuve de respect, ma mère s’attendrit et promit tout ; alors elle fut embrassée, et presque caressée. On se quitta parfaitement réconciliées. Je voyois ma mère heureuse, charmée ; ma joie intérieure alloit jusqu’au transport. Ma mère, avec une bonne foi et une générosité touchantes, envoya chercher sur-le-champ ses gens d’affaires et signa son désistement, qu’elle fit remettre le jour même à madame de La Haie. Mon oncle revint nous voir, et me témoigna plus de tendresse que jamais ; il étoit bon, honnête, et de la sincérité la plus parfaite ; mais il partit à cette époque pour l’armée, et il fut tué à la bataille de Minden.

Je perdis beaucoup à sa mort, je suis sûre que j’aurois toujours trouvé en lui un bon parent, un zélé protecteur, et que, s’il eût vécu, la conduite de madame de La Haie eût été toute différente. Après son départ nous retournâmes plusieurs fois chez ma grand’mère sans être reçues. Enfin vint la nouvelle de la mort de mon oncle, la juste douleur de madame de La Haie suspendit toute idée d’affaires ; mais, lorsque les premiers momens furent passés et que ma mère renouvela ses demandes, elle ne reçut que des réponses sèches et vagues ; elle pressa, on ne répondit plus ; elle insista, elle écrivit sans relâche, on finit par lui faire dire qu’elle n’avoit rien à prétendre, qu’elle l’avoit reconnu elle-même en donnant son désistement. Ce coup fut rude à supporter, tous les gens d’affaires furent indignés de cette basse et révoltante injustice, ceux mêmes de madame de La Haie en parurent consternés. Pour moi je fus saisie d’étonnement et d’indignation au point d’être malade ; je n’avois pas d’expressions pour peindre ce que j’éprouvois ; je suis persuadée que si le hasard m’eût fait rencontrer madame de La Haie, je me serois évanouie ; je ne pouvois penser à elle sans frémissement, je ne crois pas avoir éprouvé dans le reste de ma vie un sentiment plus pénible et plus violent. Ma mère à ce sujet me dit ces belles paroles : Ce qui me console, c’est que je vous ai donné un bon exemple, celui d’une confiance généreuse et du respect filial le plus parfait. Je ne répondis à ma mère que par mes larmes ; depuis ce moment-là nous ne revîmes plus ma grand’mère et ma tante.

À cette époque, on conta dans le monde une anecdocte si universellement répandue et reçue, que je ne puis la passer sous silence ; la voici : Après la mort du marquis de La Haie, tué à Minden, comme je l’ai dit, M. le duc de Bourgogne, fils aîné du dauphin, âgé alors de douze ans et se mourant d’un mal inconnu, montra beaucoup de chagrin de cette mort M. de La Haie avoit été son gentilhomme de la manche et celui qu’il aimoit le plus[37]), et M. le duc de Bourgogne ajouta : C’est lui qui est cause de mon mal, mais je lui avois promis de n’en point parler. Ce jeune prince, questionné, raconta qu’étant seul un jour avec M. de La Haie, ce dernier avoit voulu le placer sur un grand cheval de carton, et l’avoit laissé tomber très-lourdement ; et comme mon oncle ne vit aucun danger à une chute sans blessure, sans fracture, et dans laquelle la tête n’avoit point porté, il avoit supplié le prince de n’en point parler. C’étoit depuis ce temps que le prince souffroit et dépérissoit, sans que les médecins connussent la cause de son mal. Il avoit un abcès dans le corps. Ce jeune prince mourut : il annonçoit un grand caractère, beaucoup d’esprit et de sensibilité ; s’il eût vécu, le malheureux Louis XVI n’auroit point été roi ! ce qui seul eut donné naturellement une autre direction aux événemens. Ainsi, un joujou d’enfant, un cheval de carton, changea le destin de la France et celui de l’Europe entière[38] !…

J’avois quinze ans lorsque nous allâmes au mois d’avril à Chevilly, près de Paris, chez monsieur et madame de Joui[39]. M. de Joui, père de madame d’Esparbès (qui vit encore et qui avoit alors vingt-deux ans), étoit dans la robe et d’une famille de finance. Fils d’une madame Thoinard, célèbre par sa richesse et son avarice, M. de Joui étoit fort prodigue, il avoit des dettes immenses ; mais sa maison étoit encore très-brillante, et l’on ne connoissoit point le mauvais état de ses affaires. Il avoit de l’esprit, une mauvaise tête : sa société étoit douce et agréable ; mais nous n’en jouissions guère, il étoit presque toujours à Paris. Madame de Joui étoit un ange et l’avoit toujours été ; je n’ai jamais vu de piété plus sincère, d’indulgence plus parfaite, de caractère plus aimable et plus accompli : elle avoit quarante ans, et elle étoit encore belle ; ses manières étoient remplies de douceur et de noblesse, le son de sa voix alloit au cœur. Elle adoroit son mari, dont elle connoissoit les torts sans avoir jamais l’air de lui en soupçonner un seul. Chevilly étoit un lieu charmant et ne ressembloit à aucun autre. La maison n’étoit qu’une ferme ornée, mais commode et charmante à habiter. Elle étoit placée entre une grande cour et un bois délicieux, surtout au printemps, car il étoit exactement tapissé de violettes doubles et de muguet. Je n’oublierai jamais le plaisir extrême que j’ai goûté durant tout le printemps à cueillir des fleurs dans ce bois embaumé, pour en faire tous les matins des bouquets pour madame de Joui !… Il y avoit dans ce corps-de-logis, appelé la Ferme, une laiterie célèbre alors ; elle étoit neuve, éblouissante ; tout en coquillages nacrés et en marbre blanc, et les vases en porcelaine. On y trouvoit à toute heure et en abondance de la crème excellente. Le jardin de Chevilly avoit, je crois, quarante arpens, il étoit tout entier planté d’arbres fruitiers ; sa forme étoit carrée et entourée de quatre terrasses élevées ; chaque terrasse bordée de rosiers superbes, disposés en talus du côté du jardin, et contenue par un treillage vert au bas duquel on voyoit une guirlande de fraisiers entourant le jardin ; de l’autre côté de la terrasse étoit un mur à hauteur d’appui, au-dessus duquel on découvroit la campagne ; par delà ce mur étoit un profond fossé faisant tout le tour du jardin et défendu par des pointes de fer. Au bout de chaque terrasse se trouvoit un petit pavillon bâti en pierres de taille, renfermant un joli salon, au-dessus duquel étoit une terrasse à l’italienne, on y montoit par un petit escalier. Au milieu de ce magnifique verger, s’élevoit un grand pavillon bâti aussi en pierres de taille, et d’une élégante architecture. L’intérieur étoit composé d’un très-beau salon au rez-de-chaussée, élevé de cinq marches, on y entroit par une grande porte de glace ; le plancher étoit en marbre blanc, les murs peints à fresque en paysages ; il étoit superbement meublé, toutes les chaises étoient recouvertes d’étoffes d’argent. Au-dessus de ce vaste salon, se trouvoit un petit appartement de trois jolies pièces, c’étoit là notre logement. Des arbustes et des fleurs formoient autour de ce pavillon une double couronne, rompue seulement vis-à-vis la porte de glace, pour laisser le passage libre. Ainsi, nous étions là au milieu des fleurs et des fruits de toute espèce. Très-souvent on venoit prendre des glaces ou faire des collations dans le salon, et alors j’étois chargée d’en faire les honneurs. J’y ai reçu plusieurs fois la vieille maréchale de Villars, âgée alors de quatre-vingt-trois ans, veuve du grand Villars, qu’elle avoit épousé à quinze ans ; c’étoit la vieille la plus belle et la plus majestueuse que j’aie jamais vue. J’ai oublié de dire que dans un des côtés de la cour on voyoit d’immenses volières remplies de toutes les espèces de poules les plus rares, la plus utile des collections, puisqu’elle produisoit d’excellens œufs. Derrière l’un des côtés du jardin, se trouvoient en outre de vastes basses-cours. J’ai vu depuis en France, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, etc., de superbes habitations ; je n’en ai jamais vu de si riante et de si agréable à mon gré. M. de Joui, créateur de ce jardin, y avoit dépensé des trésors ; mais du moins il y avoit dans cette dépense une simplicité de bon goût, ce n’étoit pas là un luxe financier. Il semble qu’on devroit être à l’abri du malheur de se ruiner lorsqu’on dédaigne tous les colifichets d’un faste vulgaire, et que l’on n’aime à s’entourer que des véritables richesses offertes par la nature, des fleurs, des fruits, des animaux domestiques ; mais il est vrai que beaucoup d’autres goûts, beaucoup moins innocens, ont infiniment plus contribué au bouleversement de la fortune de M. de Joui, que la ferme et le jardin de Chevilly.

Il m’arriva à Chevilly une aventure qui fit beaucoup d’honneur à mon courage, la voici : Un soir, qu’il étoit venu beaucoup de monde de Paris, on eut envie de m’entendre jouer de la harpe ; j’envoyai à notre pavillon chercher ma harpe, on me l’apporta, mais sans clef ; et, au lieu de donner une seconde commission, j’allumai ma petite lanterne de papier, et je courus à notre pavillon ; il étoit nuit, et je savois que le laquais de ma mère et sa femme de chambre n’y étoient pas : ils sortoient le matin quand leur ouvrage étoit fait, pour n’y retourner qu’à l’heure de notre coucher, à l’exception de deux ou trois heures dans la journée que la femme de chambre y passoit avec moi durant mes études. Nous étions tout le reste du temps à la ferme, séparée du pavillon par une immense cour et une grande partie du jardin. J’allai donc en courant à notre pavillon : en approchant, je remarquai sur le sable une traînée de taches qui me parut noire comme de l’encre ; je n’y fis pas grande attention, et, tout essoufflée, j’arrivai à la porte de glace, après avoir monté le petit perron. Je vis avec quelque surprise que la porte étoit entr’ouverte, et que deux carreaux de glace étoient cassés ; j’entre dans le salon, et j’y aperçois un extrême désordre ; toutes les chaises étoient renversées, et je retrouve sur le plancher de marbre blanc ces mêmes taches que j’avois vues sur le sable et sur le perron, et qui ne m’avoient paru que de l’eau qui dans l’obscurité semble être noire ; je me penche vers le plancher en approchant la lumière de ma petite lanterne, et je découvre avec horreur que ces taches sont de sang, ce qui me fit aisément deviner que toutes les traces que j’avois vues en étoient aussi : saisie de frayeur, j’imaginai qu’on avoit commis un meurtre dans ce pavillon, et que les assassins avoient pris la fuite. Mon premier mouvement fut de me sauver, mais je pensai sur-le-champ qu’il seroit beau de rapporter ma clef, et à l’instant je m’y décidai. Je traverse le salon comme un trait, sans regarder autour de moi ; je monte l’escalier, j’entre dans la chambre de ma mère, frémissant d’y trouver un cadavre ; je passe dans mon cabinet, je saisis ma clef, croyant tenir un trésor de gloire ; aussitôt avec plus de joie de mon exploit, que de terreur de l’aventure, je retourne rapidement sur mes pas, je me retrouve hors du pavillon avec ravissement, je franchis à toute course le jardin et la cour, enfin je touche la ferme, je monte l’escalier, et j’entre en triomphe dans le salon en élevant le bras, montrant ma conquête et m’écriant : « Voilà bien ma clef de harpe !… » À ces mots je tombe dans un fauteuil ; j’étois pâle comme la mort, je respirois à peine… On m’entoure, on me questionne, et je conte ma superbe aventure. Elle produisit un grand effet, on éleva aux nues mon courage héroïque, les hommes surtout, car les femmes critiquoient un peu la témérité de mon action ; elles n’avoient pas tort, cette espèce de vanité eut été une vertu dans un homme, ce n’étoit qu’une folie dans une femme ; et sans le reste d’enfantillage qu’on a toujours à quinze ans, et que j’avois plus qu’une autre, cette folie bizarre eût manqué de grâce. Cependant tous les hommes, s’armant très-sérieusement, font allumer des flambeaux et se rendent au pavillon ; ils trouvèrent que je n’avois rien exagéré ; ils virent les traces de sang, les carreaux de glace brisés, le salon souillé de sang dans toute son étendue, et avec une effroyable abondance. Toutes leurs recherches, d’ailleurs, ne leur apprirent rien de plus. En sortant du pavillon, on vit qu’il y avoit sur le sable deux traces de sang qui s’éloignoient l’une de l’autre ; on suivit celle qui ne conduisoit pas au pavillon, elle mena dans une basse-cour dont, malgré les défenses du maître de la maison, la porte étoit ouverte ; et, en suivant toujours la trace, on parvint à l’étable d’une truie qui nouvellement avoit mis bas ! Cette truie, échappée dans cet état, avoit parcouru le jardin en y laissant çà et là des traces de sang dont plusieurs étoient rompues par ses allées et venues ; cet animal, ayant trouvé la porte du salon mal fermée, l’avoit poussée en cassant les vitres ; elle s’étoit fait à la gorge plusieurs coupures ; elle étoit entrée dans le salon, avoit bouleversé les meubles et inondé de sang le plancher, ensuite elle avoit regagné son étable. Tel fut le denoûment de cette fameuse aventure qui fit un grand bruit dans la société de madame de Joui.

Je passai tout cet été de la manière la plus agréable à mon gré. Monsieur et madame de Joui avoient des enfans : un garçon élevé chez eux qu’on appeloit M. Thoinard, qui n’avoit alors que quatorze ans ; il étoit beau, sérieux, studieux, et passoit presque toutes les journées enfermé avec son gouverneur ; il a été depuis tué en Corse : l’autre enfant étoit madame la comtesse d’Esparbès, âgée alors de vingt-deux ans, et qui vit encore au moment où j’écris ces mémoires ; elle étoit fort petite ; elle avoit la vue très-basse, des yeux bleus éteints, un nez un peu cassé ; elle étoit rousse et cependant fort jolie, quoique sa physionomie fût peu agréable ; mais elle avoit un teint éblouissant, une bouche et des dents parfaites, et des mains charmantes. À propos de ces jolies mains, je me souviens de lui avoir entendu dire, qu’à souper dans les petits appartemens, elle étoit chargée de peler avec ses doigts des cerises pour le roi (Louis XV), qui ne les mangeoit qu’ainsi, en les trempant dans du sucre. Madame de Joui dit un jour à ma mère, en ma présence, que l’éclatante blancheur des mains de madame d’Esparbès lui coûtoit cher, parce que, sans en avoir le moindre besoin, elle se faisoit saigner souvent pour l’entretenir ; cependant sa blancheur n’étoit nullement blafarde. Elle venoit de temps en temps passer deux ou trois jours à Chevilly ; elle avoit de la gaieté, de la grâce, elle étoit aimable. Madame d’Amblimont et madame d’Esparbès étoient alors, à la cour, les favorites de madame de Pompadour[40], qui leur donnoit dans son intérieur intime d’étranges petits noms d’amitié ; elle les appeloit mon torchon, et ma salope. Ce n’étoit pas là le ton des maîtresses de Louis XIV.

Notre séjour à Chevilly se termina par une scène bien douloureuse. Les créanciers de M. de Joui, d’accord avec sa famille qui vouloit sauver ce qui restoit de sa fortune, obtinrent une lettre de cachet pour le faire enfermer à Pierre-Encise, où il resta plusieurs années. Rien ne peut donner l’idée de la douleur qu’éprouva madame de Joui, cette intéressante et vertueuse femme ! M. de Joui fut arrêté et enlevé à six heures du matin, sans qu’on eût le moindre soupçon de cette violence, même la vieille Madame de Joui reçut aussitôt après son départ les visites de sa fille et de quelques parentes ; ces visites furent très-courtes, et ces personnes ne revinrent plus durant le peu de temps que nous restâmes à Chevilly. Nous ne quittâmes point madame de Joui pendant trois jours et trois nuits qu’elle fut dans un état affreux ; on accorda à mes instantes prières la permission de passer tout ce temps avec elle, c’est-à-dire sans me coucher. Ce sont les premières nuits que j’aie passées de ma vie, elles furent consacrées à la compassion et à l’amitié. Durant ces veilles et ces tristes jours, madame de Joui s’évanouissoit souvent, pleuroit sans discontinuer, me faisoit faire des lectures pieuses, nous serroit les mains et nous embrassoit en silence. Elle ne parloit que pour nous prier de temps en temps d’aller nous coucher ; et sur notre refus elle nous embrassoit avec une expression déchirante. Enfin le quatrième jour on se coucha. Nous allâmes le lendemain matin à l’église ; nous restâmes encore cinq ou six jours à Chevilly, ensuite nous partîmes pour Paris. Madame de Joui arrangea à la hâte quelques affaires, et, après nous avoir fait les plus tendres adieux, elle partit pour Lyon, afin de se rapprocher de son malheureux mari.

Ma mère loua une petite maison dans la rue d’Aguesseau : elle recevoit quelques gens de lettres, entre autres Sainte-Foix, auteur des Essais sur Paris, de la jolie comédie de l’Oracle et de celle des Grâces, et de quelques autres petites pièces de théâtre : sa tournure et ses manières contrastoient étrangement avec la grâce de ces agréables productions ; il avoit un ton brusque et grossier, un visage affreux et la physionomie la plus rude et la plus sinistre. Une comédienne très-spirituelle, mademoiselle Bryant, disoit de lui et de M. Bertin le poëte, qui avoit un visage long et pâle, les joues pendantes, les yeux éteints et le regard sombre, que le premier (Sainte-Foix) ressembloit au crime et le second au remords. Il n’y avoit rien de plus frappant que ce mot, pour ceux qui avoient vu ces deux figures. Au reste Sainte-Foix, quoique un peu ferrailleur, étoit au fond un bon homme, et d’une parfaite probité. Quelques artistes venoient aussi chez ma mère : Latour le peintre, qui parloit bien de son art ; Honavre, le plus célèbre claveciniste de ce temps, qui me donna quelques leçons de clavecin. Il faisoit seul alors une difficulté qui me charma. C’étoit une cadence avec une basse faite de la même main ; je la transportai sur-le-champ sur la harpe, en lui conservant le nom de cadence de Honavre ; elle étonna d’autant plus, que personne n’en pouvoit bien faire de simples sur cet instrument. Casimir en a inventé une bien plus miraculeuse et que lui seul peut faire : c’est de faire de la même main avec la cadence, des trils simples et doubles avec le troisième, le quatrième et le petit doigt, et avec une perfection incroyable, et de même de la main gauche. Casimir, qui a recréé la harpe, fait beaucoup d’autres choses impossibles aussi sur le piano ; et il exécute sur la harpe, sans rien y changer, les plus grandes difficultés du piano. Nous voyions encore alors Philidor le compositeur et fameux joueur d’échecs ; Gaviniés, le violon[41] le plus célèbre à cette époque ; et Barthelmont, excellent violon aussi, qui venoit m’accompagner tous les jours, ce qui acheva de me perfectionner. Il venoit gratuitement et avec un zéle et un attachement que je n’ai jamais oubliés. Il fit fortune peu d’années après. Il passa en Angleterre, et devint premier violon de la reine ; il avoit autant de vertus que de talens. L’année d’ensuite, j’entendis avec admiration le fameux Pugnani, dont l’un des grands titres de gloire est d’avoir été le maître de Viotti, artiste fait pour servir à jamais de modèle à ceux qui se consacrent aux arts, par son prodigieux talent, la culture de son esprit, ses mœurs, sa conduite noble et pure dans tous les temps, et les qualités de son cœur. Au milieu de tout cela, je faisois continuellement de la musique outre la harpe, dont je jouois six ou sept heures par jour, je jouois du clavecin, de la guitare, de la mandoline, du pardessus de [42] viole, et de la musette, instrument qui avoit beaucoup de grâce ; on souffloit (comme je l’ai déjà dit) non avec la bouche, mais avec un soufflet posé sous le bras. Avec ces occupations je n’avois guère le temps de lire et de cultiver mon esprit ; mais je répétois toutes les semaines les odes de Rousseau et les vers de Gresset, ce qui, joint au dictionnaire de la fable de Chompré, que je savois exactement par cœur, formoit toute mon instruction. J’avois un goût extrême pour la poésie ; de temps en temps je faisois des vers et des chansons, mais que je me gardois bien de montrer, et que communément je n’écrivois même pas. Je les composois en me promenant dans notre petit jardin, c’étoit là mon plus grand amusement.

Ma mère avoit renouvelé connoissance avec une amie de couvent, madame la comtesse de Civrac, très-belle encore, quoiqu’elle ne fut plus jeune, et qui me combloit de bontés. Nous allions souvent souper chez elle ; j’y jouois sans cesse de la harpe, elle étoit passionnée pour mon talent ; et je n’oserois rapporter toutes les choses véritablement folles que je lui inspirois quand elle me voyoit à ma harpe. J’entendis là Albanèze[43], compositeur et chanteur très-agréable. Madame de Civrac nous fit faire connoissance avec madame la duchesse d’Uzès, sa sœur, et avec madame la comtesse de Beuvron. Je soupois dans ces maisons trois ou quatre fois la semaine, et j’y jouois sans cesse de la harpe. Malgré toutes les louanges dont on m’accabloit, et malgré ma grande jeunesse et mon inexpérience, un instinct de bon goût né avec moi me faisoit sentir que ma mère prodiguoit beaucoup trop ma harpe et mon chant. J’étois mal à mon aise dans ces brillantes sociétés, quoique j’y fusse caressée à l’excés. Je pensois deux choses : la première, qu’il ne faut se produire dans le grand monde que lorsqu’on peut y être à peu près comme les autres, pour la manière d’être mise, etc. ; la seconde, que sans mes talens on n’auroit eu aucune envie de m’attirer. Ces idées me blessoient, me donnoient le goût de la solitude, et une excessive timidité, que j’ai conservée bien long-temps.

Mon père, en revenant de Saint-Domingue, fut pris par les Anglois avec tout ce qu’il rapportoit ; on le conduisit à Lanceston, ville maritime d’Angleterre ; il trouva là beaucoup de prisonniers françois, et, entre autres, un jeune homme dont la jolie figure, l’esprit et les grâces lui inspirérent le plus vif intérêt ; c’étoit le comte de Genlis, qui, en revenant de Pondichery, où il avoit commandé un régiment pendant cinq ans, avoit été conduit en Chine, à Kanton, où il passa cinq mois, et ensuite à Lanceston.

Durant son séjour à Lanceston, il se lia intimement, comme je l’ai déjà dit, avec mon père, qui portoit habituellement une boîte sur laquelle étoit mon portrait, me représentant jouant de la harpe ; cette peinture frappa le comte de Genlis, il fit beaucoup de questions sur moi, et il crut tout ce que lui dit un père, qui ne me voyoit nul défaut. Les Anglois avoient laissé à mon père mon portrait, mes lettres et celles de ma mère, qui ne parloit que de mes succès et de mes talens. Le comte lut ces lettres, qui lui firent une profonde impression. Il avoit un oncle, ministre alors des affaires étrangères (le marquis de Puisieux) ; il obtint promptement sa liberté, et il promit à mon père de s’occuper de lui faire rendre la sienne. En effet, aussitôt qu’il fut à Paris, il vint chez ma mère lui apporter des lettres de mon père ; et en même temps il sollicita avec ardeur son échange, et trois semaines après mon père arriva à Paris.

Peu de temps après l’arrivée de mon père, j’éprouvai la plus vive impression de douleur que j’eusse encore ressentie. Des embarras d’argent déterminèrent mon père à faire une lettre de change. À la surveille de l’échéance, n’ayant pas la somme entière, ma mère, au désespoir, eut le courage de s’adresser à sa sœur, madame de Montesson, de lui exposer sa situation et de lui demander six cents francs. Elle reçut par écrit le refus le plus sec et le plus absolu !… J’ai lu ce billet d’une sœur !… Mon âme oppressée pardonna dans la suite cet indigne procédé !… mais que de choses depuis ont dû me le rappeler !… Mon père fut arrêté, et conduit au Fort-l’Évêque ; … il me seroit impossible de donner une idée de l’excès de ma désolation… Ma mère alla le lendemain matin à la prison, elle ne vouloit pas m’y mener ; je la conjurai avec tant d’instance de ne pas m’abandonner, en me laissant seule avec ma douleur, qu’elle me permit de la suivre. Quel fut mon saisissement en apercevant ce triste séjour !… et comment peindre ce que j’éprouvai en entrant dans la chambre où mon père étoit renfermé ! Je courus me jeter à ses genoux, j’avois besoin de me prosterner devant lui pour le dédommager, par mon respect et par ma tendresse, de l’humiliation de sa situation ; je baisois ses pieds, que j’arrosois de mes pleurs ; il me releva en me disant que je lui faisois mal, et que j’affoiblissois son courage. Nous retournâmes à la prison passer les journées presque entières pendant tout le temps que mon père y resta, c’est-à-dire pendant quatorze jours. Enfin, la lettre de change fut payée, et mon père recouvra sa liberté. Mais le chagrin l’avoit frappé d’un trait mortel !… Il étoit foible, languissant, sédentaire, ne voulant pas sortir ; son seul plaisir étoit de m’entendre jouer de la harpe, et de causer avec moi. Je le questionnois sur Saint-Domingue, sur l’esclavage des nègres, sur les belles productions du pays, sur la navigation et sur son séjour en Angleterre. Sa conversation étoit aussi spirituelle qu’instructive ; je n’ai connu personne qui ait autant lu, et avec une plus belle mémoire. Chaque jour il s’affoiblissoit, quoiqu’il fut encore dans la force de l’âge ! enfin, une maladie se déclara, et ce fut une fièvre maligne : il y succomba ! Je le perdis après l’avoir soigné, veillé, pendant un grand nombre de nuits, seule consolation d’un tel malheur ; car c’en est une d’avoir rempli ces devoirs sacrés !… Dans ce moment affreux, une amie prêta à ma mère un appartement dans l’intérieur du couvent des Filles du Précieux-Sang, rue Cassette. Nous allâmes nous y renfermer ; nous y passâmes quatre mois et demi. À notre grand étonnement, madame de Montesson vint au parloir nous y faire une visite de compliment ; ma mère la reçut sèchement, et j’eus avec elle une froideur glaciale. Elle ne revint plus. Madame de Montesson, au sein de l’opulence, avoit refusé à sa sœur, dans l’affliction et la détresse, six cents francs ! et elle ne crut pas pouvoir se dispenser de lui faire une visite d’usage ! Ce trait peint tout son caractère ; elle n’eut jamais l’idée d’un véritable sentiment, et elle ne respecta réellement d’autres devoirs que ceux qu’impose la bienséance[44].

Je pris au Précieux-Sang une grande vénération pour les religieuses des ordres austères (celles-ci suivoient la règle et pratiquoient toutes les austérités des Carmélites), ainsi que pour la perfection de leur piété, de leur sainteté, qui surpasse tout ce que j’en pourrois dire, et elles se trouvoient heureuses, parce qu’elles étoient tout à Dieu. Là, point de petites cabales, point d’envie, point de commérages ; là ces filles angéliques n’étoient constamment occupées qu’à prier Dieu, qu’à soigner les malades de la maison, et qu’à travailler pour les pauvres. Elles faisoient pour eux des couvertures, des vêtemens, des layettes d’enfant ; et les dimanches, de la charpie pour les hôpitaux et pour les prisons. Plusieurs religieuses me prirent en amitié, entre autres la mère Séraphine et la mère Véronique. Je les regardois avec une vénération particulière en pensant qu’étant depuis leur première enfance dans ce couvent, leurs bouches si pures n’avoient proféré que les louanges de l’Éternel, ou des paroles de paix et de charité ; que leurs oreilles n’avoient jamais rien entendu de scandaleux, et que leurs mains sages et ingénieuses, comme celles de la femme forte, n’avoient travaillé que pour les infirmes et les indigens.

La mère Véronique, attaquée de la poitrine, étoit condamnée par le médecin à n’avoir pas trois mois à vivre. Ma mère avoit deux grands flacons de sirop de calebasse, que mon père avait rapportés de Saint-Domingue ; j’en obtins un pour la mère Véronique, et à la grande surprise du médecin et de toutes les religieuses, je la guéris radicalement en moins de deux mois[45].

Je n’ai point parlé jusqu’ici d’un ancien ami de mon père, parce que je voulois rapporter à la fois tout ce qui le concerne. C’étoit le baron d’Andlau ; il venoit nous voir très-souvent au parloir ; il avoit plus de soixante ans, il étoit expansif et rempli de bonté ; il me témoignoit la plus grande amitié ; j’en étois d’autant plus touchée que j’attribuois ces marques d’affection au souvenir qu’il conservoit de mon père ; mais enfin il me fit connoître ses véritables sentimens par la plus singulière déclaration d’amour qu’on ait jamais faite il m’envoya par son valet de chambre un gros paquet contenant sa généalogie toute entière, en me faisant prier de l’examiner avec attention ; mais toute mon application à cet égard ne me rendit nullement favorable à ses vœux. Il vint le jour même demander solennellement mon cœur et ma main ; il fut très-surpris que ses superbes parchemins eussent produit si peu d’effet sur mon esprit. Ma mère m’ordonna cependant de réfléchir à sa proposition, en me représentant qu’il étoit riche et qu’il avoit une grande naissance ; je persistai avec beaucoup de fermeté dans mes refus, et il n’en fut plus question. Il ne discontinua point ses visites, mais il fut beaucoup plus froid avec moi ; il ne s’occupa plus que de ma mère, et il s’en occupa si bien, que dix-huit mois après il l’épousa ; j’aimois infiniment mieux l’avoir pour beau-père que pour mari. Je reprends la suite de mon récit. J’enchantois le couvent avec ma harpe. Je chantai deux fois des motets dans la tribune intérieure et grillée de l’orgue, la religieuse organiste jouoit bien de l’orgue, j’étois accompagnée par elle et par ma harpe ; il y eut les deux fois un monde énorme dans l’église extérieure pour m’entendre. Ma mère ne voyoit personne au parloir ; elle brodoit, elle écrivoit toute la journée. Elle faisoit son second roman intitulé : Lettres de deux jeunes personnes. J’ai oublié de dire qu’elle avoit envoyé le premier (le Danger des liaisons) à M. de Voltaire, qui lui fit une réponse remplie de choses flatteuses, et qui commençoit par quatre vers qui ont été imprimés dans plusieurs recueils, et qui n’en valoient guère la peine ; les voici :


J’ai lu votre charmant ouvrage.
Savez-vous quel en est l’effet ?
On veut se lier davantage.
Avec la muse qui l’a fait.


Ma mère avoit plusieurs lettres de M. de Voltaire. Pour moi, je lisois quelques livres que madame la comtesse de Sercey, ma tante, sœur de mon père, me prêtoit, entre autres les Essais sur Paris de Sainte-Foix, qui m’intéressoient d’autant plus que j’en connoissois l’auteur : je trouvois cet ouvrage ce qu’il est, très-amusant, rempli de traits d’esprit et de petits faits curieux ; les Poésies de madame Deshoulières, que j’apprenois par cœur, et les Œuvres de Moncrif[46]. Je joignis à ces livres les Pensées du comte Oxenstiern[47], et le Traité de l’opinion de M. Legendre[48], deux ouvrages que mon père aimoit beaucoup, et qui lui avoient appartenu ; par cette raison ils m’étoient précieux. Je les ai perdus depuis dans un déménagement, ce qui me fit beaucoup de peine. Le Traité de l’opinion me charma ; cet ouvrage, qu’on ne lit plus, est très-curieux et très-instructif. Je commençai à faire mes premiers extraits sur ce livre, et de ce moment je n’ai jamais lu un volume sans en faire l’extrait, ou du moins sans en extraire quelque chose. Ces occupations, le temps assez considérable que je passois à l’église, et ma harpe et mes autres instrumens, me firent trouver très-courts les quatre mois et demi que nous passâmes au couvent du Précieux-Sang. Je formai là une liaison d’amitié avec une jeune personne charmante, que j’ai retrouvée depuis dans le monde, mademoiselle de Roissi ; elle n’avoit que treize ans, mais elle étoit extrêmement raisonnable pour son âge, et très-spirituelle. Elle m’aimoit à la folie, et, quand nous quittâmes le couvent, elle étoit dans une telle affliction, que je convins avec sa gouvernante de lui cacher le jour de notre départ.

Nous allâmes nous établir dans le couvent de Saint-Joseph. Ma mère loua un appartement dans l’intérieur du couvent. Madame Du Deffand en avoit un à l’extérieur, mais je n’eus dans ce temps aucun rapport avec elle. Deux ou trois mois après, mon cousin, le marquis de Sercey, partit pour Saint-Domingue ; la veille de son départ se trouva être le jour de sa fête. Ma tante voulut célébrer ce jour, mais seulement en famille ; elle conjura ma mère de m’y amener et de m’y faire jouer un petit rôle ; ma mère y consentit. J’aimois tendrement ma tante et mes cousins ; je fis une romance pour mon cousin, et j’en composai aussi l’air, dont je me souviens encore, ainsi que du premier couplet que voici (nous étions aux derniers jours du mois d’octobre) :


De ces fleurs l’éclat dure encore ;
Vous partez, il va se flétrir :

Voici les derniers dons de Flore,
L’Amitié vient vous les offrir.


J’ai oublié les autres ; je me rappelle que le dernier fut trouvé très-touchant. Habillée en bergère, je lui chantai cette romance après lui avoir donné un bouquet, et en m’accompagnant de la musette. Ensuite je revins, habillée en Espagnole, chanter avec la guitare une autre romance sur un air de la garde, dont ma mère avoit fait les paroles. Enfin je jouai de la harpe, ce qui termina cette petite fête. Dans les premiers jours de notre établissement à Saint-Joseph, ma mère fit connoissance avec un compatriote qui n’avoit alors que vingt-huit ou vingt-neuf ans, et qui lui fut amené par un de ses amis, M. Marin. C’étoit M. de Sauvigny[49], connu alors par sa tragédie en trois actes, la Mort de Socrate, qu’il avoit donnée. deux ans auparavant ; pièce très-froide, qui cependant eut du succès, et qui annonçoit le talent de la versification. M. de Sauvigny avoit fait encore les Amours de Pierre le Long et de Blanche Bazu, en style marotique ; ouvrage charmant, plein de grâce et de naïveté. Je n’ai jamais aimé ce genre d’imitation, mais ici l’imitation est si parfaite qu’elle a tout le mérite de l’originalité. Il y a dans ce roman de charmantes romances, que Marot lui-même n’auroit pu faire plus naïves et plus agréables, et qu’Albanèze mit en musique.

Un mois après le départ de mon cousin pour Saint-Domingue, mon sort fut fixé sans retour ; j’épousai M. de Genlis, mais secrètement[50]. M. de Genlis, âgé de vingt-sept ans, n’ayant ni père ni mère, pouvoit disposer de lui-même ; mais il avoit une trop bonne raison de redouter une opposition à son mariage. M. le marquis de Puisieux, chef de sa famille, dès les premiers jours de son arrivée en France, lui avoit parlé d’un mariage avec une jeune personne, orpheline, possédant actuellement quarante mille livres de rentes ; elle s’appeloit mademoiselle de La Motte ; M. de Genlis y consentit. M. de Puisieux s’occupa vivement de cette affaire ; cinq semaines après, il dit à M. de Genlis qu’il espéroit réussir ; M. de Genlis ne s’en soucioit déjà plus, mais il n’osa l’avouer. Au bout de quelque temps M. de Puisieux lui dit que la chose étoit sûre, et qu’il avoit donné sa parole ; M. de Genlis n’eut pas le courage de lui déclarer ses sentimens, et ce fut dans ce moment que je me mariai. Ainsi, M. de Puisieux devoit être excessivement mécontent que celui qu’il regardoit comme son fils, et qui n’étoit pas riche, épousât une jeune personne qui n’avoit rien, et surtout qu’il lui eût laissé faire une infinité de démarches superflues, et donné sa parole en vain !… aussi, sa colère a-t-elle été violente et longue.

Huit jours avant mon mariage, nous quittâmes Saint-Joseph, et nous allâmes demeurer chez madame la comtesse de Sercey, ma tante, qui logeoit dans le cul-de-sac de Rohan. Je me mariai là à sa paroisse à minuit. Le lendemain, on déclara mon mariage, qui fit beaucoup de bruit, car la colère de M. de Puisieux, qui se plaignoit avec amertume, fit, pendant plusieurs jours, le sujet de toutes les conversations. M. de Genlis, cadet de Picardie, n’avoit que douze mille livres de rentes, et, pour toute espérance, sa part dans la succession de madame la marquise de Dromesnil, sa grand’mère, qui avoit environ quarante mille livres de rentes. Elle habitoit Reims, et elle avoit quatre-vingts ans. M. de Genlis avoit servi dans la marine avec le plus grand éclat de valeur et d’intelligence. À un fameux combat sur mer, commandé par M. d’Aché, de vingt-deux officiers il ne resta que M. de Genlis, mais couvert de blessures, dont une à la cuisse qu’il garda ouverte pendant cinq ans : il la fit fermer en se mariant, sans prendre aucune précaution d’ailleurs, ce qui causa, par la suite, un affreux dérangement dans sa santé. Pour ce combat, dont je viens de parler, M. de Genlis eut la croix de Saint-Louis à vingt-un ans moins trois mois, grâce extraordinaire dont je n’ai vu qu’un seul exemple après celui-ci. M. de Bullion, pour une belle action à la guerre, l’eut aussi, mais un peu moins jeune ; il avoit vingt-quatre ans. M. de Genlis resta long-temps aux Indes ; il y commanda un régiment pendant cinq ans, et se trouva au siège de Pondichéry ; il s’y conduisit avec la brillante valeur qu’il a toujours montrée. Pondichery fut pris par les Anglois, alors tous les officiers françois passèrent en France. M. de Genlis, comme je l’ai dit, fut pris par les Anglois et conduit à la Chine ; il séjourna quatre mois et demi à Kanton, et de là fut mené à Lanceston, dans le Cornouaille. Lorsqu’il fut à Paris, M. de Puisieux, qui étoit alors ministre des affaires étrangères, l’engagea à quitter la marine, il étoit capitaine de vaisseau, et à passer au service de terre, avec le grade de colonel ; il fut fait colonel des grenadiers de France.

Je ne passai que dix jours à Paris après mon mariage. M. de Genlis alla se présenter chez M. de Puisieux et chez madame la maréchale duchesse d’Estrée, fille de M. de Puisieux, et il ne fut pas reçu ; il leur écrivit et ne reçut point de réponse. Il me fit écrire à sa grand’mère, qui garda aussi un profond silence. De tous ses parens, le comte et la comtesse de Balincour furent les seuls qui, dans cette occasion, lui donnèrent des marques d’amitié. Ils vinrent me voir, et me comblèrent de caresses, ils me firent les prédictions les plus flatteuses. Cette visite me fit un plaisir inexprimable, et la reconnoissance qu’elle m’inspira commença la liaison si intime que j’ai eue depuis avec ces deux personnes que j’ai si tendrement aimées.

Une visite qui me toucha beaucoup moins fut celle de madame de Montesson, qui vint voir ma mère ; ce mariage plaisoit à sa vanité. Elle fut très-aimable pour M. de Genlis, qui me mena le lendemain chez elle et chez madame de Balincour ; nous partîmes pour Genlis quatre ou cinq jours après. Mon beau-frère, qui nous y attendoit, nous reçut avec beaucoup de grâce et d’amitié.

Le marquis de Genlis, âgé alors de trente-un ans (de quatre ans de plus que son frère), avoit une belle taille ainsi que son frère ; mais il se tenoit mieux, et je n’ai jamais vu de tournure plus noble, plus leste et plus élégante. Il avoit déjà perdu presque tous ses cheveux ; on disoit qu’il avoit eu des dents aussi parfaites que celles de son frère ; mais elles étoient déjà toutes gâtées ; d’ailleurs tous ses traits étoient beaux, et l’ensemble de sa figure très-agréable. Jamais homme n’a moins profité des avantages les plus brillans de la nature et de la fortune. Avec une figure remarquable, de l’esprit, de la grâce, il se trouva, à quinze ans, possesseur de la terre de Genlis, l’une des plus belles du royaume, et libre de toute hypothèque, avec la certitude d’avoir un jour celle de Sillery, qui lui étoit substituée. M. de Puisieux, son tuteur, et très-aimé du roi, le fit faire colonel à l’âge de quinze ans, et lui dit : « Soyez sage, vous ferez le plus grand mariage ; étant colonel à votre âge, vous avez devant vous la plus belle carrière militaire ; et à cause de vous, qui me tenez lieu de fils, j’obtiendrai du roi, à l’époque de votre mariage, l’érection de Sillery en duché. » Tout cela étoit sûr, en supposant même la médiocrité de talens, pourvu qu’on fût exempt de folies éclatantes. Mais, à dix-sept ans, il montra déjà la passion du jeu et une extrême licence de mœurs. Il fit des dettes, des extravagances ; on le gronda, on paya, on pardonna. Il ne se corrigea nullement. Enfin, à vingt ans, il perdit au jeu, dans une nuit, cinq cent mille francs contre le baron de Vioménil ; il devoit d’ailleurs environ cent mille francs. La colère de M. de Puisieux fut extrême, et l’emporta trop loin : il obtint une lettre de cachet, et fit enfermer, au château de Saumur, son pupille ; il l’y laissa cinq ans ; et, comme le disoit mon beau-frère, une année pour chaque cent mille francs. Sa carrière militaire fut perdue par cette rigueur ; ayant été obligé de quitter le service, il n’y rentra plus. Quand il sortit de Saumur, on avoit déjà payé la moitié de ses dettes ; M. de Puisieux alors le fit interdire et exiler à Genlis. Cette terre valoit à peu près soixante-quinze mille francs de revenu. On fit à mon beau-frère une pension de quinze mille francs, le surplus des revenus fut employé à payer le reste des dettes. Son exil dura deux ans, ensuite il eut la liberté d’aller à Paris, où il passoit seulement trois mois d’hiver ; mais M. de Puisieux déclara qu’il ne lèveroit l’interdiction que lorsqu’il feroit un bon mariage. Telle étoit encore la situation du marquis de Genlis quand j’arrivai dans son château. Malgré ses disgrâces et ses malheurs, il étoit d’une extrême gaieté. Rien n’annonçoit en lui le goût de la licence, il avoit le ton le plus décent et le plus parfait ; ses plaisanteries étoient toujours fines, mesurées et délicates ; on a beaucoup loué la politesse et la grâce de ses manières ; elles étoient en effet très-distinguées. On a cité de lui une infinité de bons mots ; il a passé pour avoir un esprit supérieur, c’est ce qu’il n’avoit pas ; il n’avoit que des saillies et un grand usage du monde ; d’ailleurs incapable de la moindre réflexion, et d’une frivolité dont j’ai vu peu d’exemples, il étoit au-dessous de la médiocrité aussitôt qu’il falloit agir ou parler sérieusement. Il prétendoit avoir beaucoup lu, et se plaignoit extrêmement de sa mémoire, ce qui signifie toujours qu’on est très-ignorant, et qu’on en rougit. Il méloit à tout une nuance d’ironie et un très-léger persiflage qu’il mit à la mode, mais que personne n’a su employer avec autant de grâce ; cette manière n’avoit en lui rien d’offensant, c’étoit son genre de gaieté, la méchanceté ne s’y joignoit jamais. Ce ton légèrement moqueur le rendoit piquant quand on ne le voyoit qu’en passant ; et, tout au contraire, finissoit par le rendre insipide quand on vivoit habituellement avec lui, car il étoit impossible de l’en sortir ; et j’ai toujours trouvé qu’il n’y a rien de plus fatigant et même de plus ennuyeux, à la longue, que les personnes qui n’ont qu’un seul ton et qu’un seul genre d’esprit, quelque brillant qu’il puisse être. On louoit aussi le marquis de Genlis de son égalité d’humeur qu’aucun évènement n’a jamais altérée ; mais cette louange n’est due qu’aux gens réfléchis et sensibles, l’égalité d’humeur vient alors du courage et de la force de l’âme ; les mêmes effets apparens sont souvent produits par l’insouciance et la légèreté.

Je ne restai que quelques jours à Genlis ; on m’y donna le divertissement de la pêche des étangs. Pour mon malheur, j’y allai avec de petits souliers blancs brodés ; arrivée au bord des étangs, je m’y embourbai ; mon beau-frère vint à mon secours, remarqua mes souliers, se mit à rire, et m’appela une jolie dame de Paris, ce qui me choqua beaucoup ; car, ayant été élevée dans un château, j’avois annoncé toutes les prétentions d’une personne qui n’étoit étrangère à aucune occupation champêtre. Je répondis avec assez d’aigreur aux plaisanteries de mon beau-frère ; mais, tous les voisins rassemblés à cette pêche répétant que j’étois une belle dame de Paris, mon dépit devint extrême ; alors je me penche, je ramasse un petit poisson long comme le doigt, et je l’avale tout entier, en disant : « Voyez comme je suis une belle dame de Paris. » J’ai fait d’autres folies dans ma vie ; mais certainement je n’ai jamais rien fait d’aussi bizarre. Tout le monde fut confondu. M. de Genlis me gronda beaucoup, et me fit peur en me disant que ce poisson pouvoit vivre et grossir dans mon estomac, frayeur que je conservai pendant plusieurs mois.

Dans les derniers jours de novembre, M. de Genlis me conduisit à l’abbaye d’Origny-Sainte-Benoite, à huit lieues de Genlis et à deux de Saint-Quentin. Je devois y passer quatre mois, c’est-à-dire tout le temps que mon mari resteroit à Nancy, où se trouvoit le régiment des grenadiers de France, dont il étoit l’un des vingt-quatre colonels. Me trouvant trop jeune pour m’emmener à Nancy et pour me présenter dans une cour qui passoit pour être très-licencieuse, malgré la piété, les vertus et la vieillesse du bon roi Stanislas, M. de Genlis pensa avec raison qu’il étoit plus convenable de me laisser dans un couvent où il avoit des parentes. D’ailleurs dans ce temps il n’étoit pas du tout d’usage que les jeunes femmes suivissent leurs maris dans leurs garnisons. Madame d’Avarey, sœur de madame de Coislin, est la première qui, trois ou quatre ans après, ait donné cet exemple, qui fut très-critiqué et qui n’a jamais été universellement suivi. Je pleurai beaucoup en me séparant de M. de Genlis, et ensuite je m’amusai infiniment à Origny. Cette abbaye étoit fort riche[51], elle avoit toujours eu pour abbesse une personne d’une grande naissance ; l’abbesse actuelle s’appeloit madame de Sabran ; avant elle, c’étoit madame de Soubise. Quoique les religieuses ne fissent point de preuves de noblesse, elles étoient presque toutes des filles de condition et portoient leurs noms de famille. Les bâtimens de l’abbaye étoient fort beaux et immenses. Il y avoit plus de cent religieuses, sans compter les sœurs converses et deux classes de pensionnaires, l’une d’enfans, l’autre pour les jeunes personnes de douze à dix-huit ans. L’éducation y étoit fort bonne pour former des femmes vertueuses, sédentaires et raisonnables, destinées à vivre en province.

J’avais un joli appartement dans l’intérieur du couvent, j’y étois avec une femme de chambre, j’avois un domestique qui logeoit avec les gens de l’abbesse dans les logemens extérieurs ; je mangeois à la table de l’abbesse qui faisoit fort bonne chère. Nous étions servies par deux sœurs converses. On m’apportoit mon déjeuner dans ma chambre. L’abbesse recevoit à dîner et en visite des hommes dans son appartement ; mais ces hommes ne pouvoient aller plus avant, et d’ailleurs le couvent étoit cloîtré. L’abbesse avoit des domestiques, une voiture et des chevaux ; elle avoit le droit de sortir en voiture, accompagnée de sa chapeline et des religieuses qu’elle nommoit pour l’accompagner. Elle alloit assez souvent se promener dans les champs, visiter quelques parties de ses possessions, ou des malades auxquels elle portoit elle-même des secours ; je l’ai suivie deux fois dans ces courses bienfaisantes qui étoient plus fréquentes en été. Chaque religieuse avoit une jolie cellule, et un joli petit jardin à elle en propre, dans l’intérieur du vaste enclos du jardin général. Une de ces religieuses avoit dans le sien un gros rocher d’où sortoit une fontaine d’une eau excellente à boire. La naïveté et la piété de toutes ces religieuses me rappeloient souvent mes angéliques religieuses de la rue Cassette. Cependant elles étoient beaucoup moins parfaites. C’étoit la même foi, la même candeur, le même goût du travail, mais non la même union entre elles. Madame l’abbesse avoit ses favorites, les grandes dignitaires, madame l’Économe, madame la Chapeline, ce qui formoit une espèce de parti, qui avoit un peu contre lui un autre parti, que l’on pouvoit appeler de l’opposition, mais sans haine, sans perfidie. La religion étoit là, entre deux, adoucissant et pacifiant tout.

Ce qui marquoit, surtout, les deux partis étoit la tendre union des membres de chaque parti, et les petites préférences données à ses amies. J’ai eu l’occasion de connoître à cet égard le fond des choses, car je n’hésitai point, malgré les bontés de l’abbesse, à me mettre dans le parti de l’opposition, c’est-à-dire à y choisir toutes mes amies, parce qu’il y avoit dans ce parti un petit air d’oppression qui me toucha. D’ailleurs, une parente de M. de Genlis s’y trouvoit. C’étoit madame de Rochefort, fille du marquis de Saint-Pouen, et sœur de madame de Balincour. Son père l’avoit forcée de se faire religieuse à dix-sept ans ; elle aimait son cousin, le comte de Rochefort, et elle étoit aimée ; elle fut très-malheureuse pendant les deux premières années de sa profession, ensuite elle s’accoutuma parfaitement à son sort ; elle avoit trente ans quand j’arrivai à Origny, et elle étoit une excellente religieuse. Elle avoit un visage agréable, une physionomie intéressante, des mains charmantes, et une très-belle taille. Elle me parla beaucoup de sa sœur, madame de Balincour, qu’elle aimoit tendrement, et qui tous les ans lui envoyoit ces petits présens qui charmoient les religieuses, du sucre, du café, de la laine et de la soie pour broder. Madame de Rochefort, de son côté, lui envoyoit toutes sortes de petits ouvrages faits avec ce soin et cette perfection dont les religieuses sembloient seules avoir le secret. Madame de Rochefort me fit promettre que, lorsque j’irois à Paris, j’engagerois madame de Balincour à demander pour elle à l’archevêque de Reims la permission d’aller passer pour sa santé trois ou quatre mois dans sa famille, c’est-à-dire chez cette sœur chérie : permission qu’on ne refusoit point à des personnes de l’âge et de la considération de madame de Balincour, et pour des religieuses qui avoient passé la première jeunesse. J’intéressai tellement par la suite monsieur et madame de Balincour en faveur de madame de Rochefort, qu’ils la firent venir. Elle passa quatre mois à Balincour, les trois premiers s’écoulèrent dans la paix et dans le bonheur ; mais M. de Balincour la mena chez une jeune paysanne nommée Nicole, qu’il avoit mariée quatre ans auparavant. Le tableau champêtre d’une union et d’une félicité parfaite, Nicole au milieu de son heureuse famille, Nicole entourée de ses trois petits enfans, de son jeune mari, de son père et de sa mère, rappela à l’infortunée religieuse ses premières amours et un bonheur perdu pour elle sans retour ; … et tandis que tout le monde contemploit avec plaisir cette scène intéressante, elle se trouva mal… Blessée d’un trait mortel, elle tomba promptement dans une consomption mortelle ; elle ne retourna point dans son couvent ; son père, qui sans doute pour sa punition vivoit encore, vint la prendre mourante et l’emmena en Auvergne, dans une terre où peu de temps après elle expira dans ses bras !… C’est cette histoire rapportée ici avec la plus scrupuleuse fidélité, dont je fis peu d’années après le premier roman que j’aie jamais montré. Je l’écrivis de mon mieux avec peu d’embellissemens. Je le lus à M. de Genlis et à M. de Sauvigny, ils en furent charmés. C’est le premier encouragement que j’aie reçu ; depuis j’ai placé dans Adèle et Théodore cette même histoire ; c’est l’épisode de Cécile.

Mais revenons à Origny. Je m’y plaisois, on m’y aimoit ; je jouois souvent de la harpe chez madame l’abbesse, je chantois des motets dans la tribune de l’église, et je faisois des espiègleries aux religieuses : je courois les corridors la nuit, c’est-à-dire à minuit, avec des déguisemens étranges, communément habillée en diable avec des cornes sur la tête, et le visage barbouillé ; j’allois ainsi réveiller les jeunes religieuses ; chez les vieilles que je savois être bien sourdes, j’entrois doucement, je leur mettois du rouge et des mouches sans les réveiller. Elles se relevoient toutes les nuits pour aller au chœur, et l’on peut juger de leur surprise lorsque, réunies à l’église, s’étant habillées à la hâte sans miroir, elles se voyoient ainsi enluminées et mouchetées. J’entrois fort librement dans les cellules, parce qu’il est défendu aux religieuses de s’y enfermer, et qu’elles sont obligées de laisser leurs clefs à leurs portes jour et nuit. Pendant tout le carnaval, je donnai chez moi, avec la permission de l’abbesse, des bals deux fois la semaine. On me permit de faire entrer le ménétrier du village, qui étoit borgne, et qui avoit soixante ans. Il se piquoit de savoir toutes les figures et tous les pas, et je me souviens qu’il appeloit les chassés, des flanqués. Mes danseuses étoient les religieuses et les pensionnaires ; les premières figuroient les hommes, et les autres les dames. Je donnois pour rafraichissemens du cidre, et d’excellentes pâtisseries faites dans le couvent. J’ai été depuis à de bien beaux bals, mais certainement je n’ai dansé à aucun d’aussi bon cœur, et avec autant de gaieté.

Il m’arriva une belle aventure qui donna dans le couvent une grande idée de mon courage. Une jeune personne voulant se faire religieuse vint avec sa mère à Origny, on les logea dans un grand appartement à côté du mien et vide depuis plus de trois ans. Tout le monde dans le couvent étoit couché avant dix heures ; pour moi j’écrivois, je lisois, je jouois de la harpe et communément jusqu’à deux heures du matin ; le soir même du jour de l’arrivée de la jeune novice, j’entendis à minuit doucement frapper à ma porte, c’étoient la novice et sa mère. Elles étoient toutes tremblantes, et me contèrent qu’elles avoient été réveillées par un bruit étrange qu’elles avoient entendu dans un cabinet voisin de leur chambre, et dans lequel elles n’étoient point entrées. Comme il faisoit beaucoup de vent ce soir-là, je leur représentai que ce bruit n’avoit rien d’étonnant. Elles me répondirent qu’il étoit si prodigieux, qu’il sembloit que l’on voulût du dehors briser et enfoncer la fenêtre qui donnoit sur les basses-cours. La mère pensoit que c’étoient des voleurs qui, ayant escaladé les murs, vouloient entrer dans cet appartement ; la fille disoit qu’elle croyoit que c’étoit tout simplement un revenant. Mademoiselle Victoire, ma femme de chambre, qui étoit fort courageuse, offrit d’aller vérifier la chose, et, piquée d’émulation, je dis qu’il falloit y aller avec elle. On y consentit, je distribuai les armes, un balai, des pincettes, des tenailles, une pelle ; je marchai à la tête, et nous allâmes très-gaiement dans l’appartement des deux étrangères ; arrivées à la porte du cabinet, nous écoutâmes et nous entendîmes, en effet, un bruit extraordinaire. Cependant, par un de ces premiers mouvemens d’imprudence et d’audace que j’ai eus mille fois dans ma vie, j’ouvris brusquement la porte, et je fis passer Victoire qui tenoit une bougie… Vis-à-vis la porte étoit la fenêtre avec un grand rideau blanc tiré… À peine la valeureuse Victoire a-t-elle jeté les yeux sur ce rideau, qu’elle pâlit, chancelle, et la lumière vacille dans sa main tremblante ; elle voyoit et je vis comme elle au même instant deux gros pieds d’homme qui passoient sous ce rideau… C’étoit voir un voleur ; mais, sans nulle réflexion, je m’élance vers le rideau en m’écriant : « Eh bien ! nous lui parlerons, ne me laissez pas seule, et avançons-nous ; … » en disant ces mots, je me jette sur le rideau brusquement… Quelle fut notre agréable surprise en découvrant que ces prétendus pieds n’étoient que des souliers d’homme posés de manière à produire l’illusion qui nous avoit tant effrayées ! Quant au bruit, il venoit d’un contre-vent dont un des pitons étoit détaché, de sorte que, mis en mouvement par le vent, il ballottoit avec fracas contre la fenêtre dont il avoit même cassé deux ou trois vitres. Cet appartement avoit été habité quelques années auparavant par une vieille dame que son laquais venoit servir, permission que l’abbesse donnoit aux dames pensionnaires, et que j’avois moi-même ; ces gros souliers avoient apparemment appartenu à son laquais, qui les avoit oubliés là ; on n’entroit jamais dans ce logement, et enfin ces souliers y étoient restés.

Je passai quatre mois et demi à Origny, et ce temps s’écoula pour moi très-agréablement ; j’appris des religieuses plusieurs petits ouvrages, et d’une servante de basse-cour comment on élevoit des pigeons et des poulets ; j’appris aussi à faire un peu de pâtisserie et quelques entremets ; ma guitare, ma harpe, mon écritoire m’occupoient une grande partie de la journée, et je donnois au moins tous les matins deux heures à la lecture. J’étois bien ignorante, car on ne m’avoit jamais donné de livres, puisque, jusque-là, on avoit consacré tout mon temps à la musique ; cependant j’étois fort curieuse, et je brûlois du désir d’acquérir de l’instruction on me prêta, dans le couvent, l’estimable Histoire ecclésiastique de Fleury, qui fit mes délices ; et une dame de Saint-Quentin me prêta des poésies de Pompignan, et un livre de romances de Moncrif. J’aimois passionnément les vers, et j’en fis beaucoup à Origny ; entre autres une espèce d’épître sur le bonheur de la vie religieuse et la tranquillité du cloître, et j’écrivois des extraits de tout ce que je lisois, habitude que j’ai conservée tout le reste de ma vie. Enfin j’écrivois de longues lettres à ma mère et à M. de Genlis, et au milieu de toutes ces occupations très-suivies et très-constantes, je trouvois encore le moyen de faire une telle quantité de tours de pensionnaires, qu’il faudroit un volume pour les raconter.

Ma mère me donna la preuve de tendresse et de bonté de venir me voir à Origny, et de passer avec moi six semaines dans ce couvent ; elle y logea, dans l’intérieur, dans un appartement qui étoit vacant tout à côté du mien. J’imaginai toutes sortes de choses pour l’amuser. Madame l’abbesse avoit une femme de chambre qui la servoit depuis dix ans, et qui s’appeloit mademoiselle Beaufort ; c’étoit la meilleure fille du monde, et qui faisoit des flans à la crème délicieux, ce qui produisit, entre elle et moi, une liaison très-intime. Elle me parla d’une noce de village qui devoit se faire chez des fermiers de sa connoissance à une lieue d’Origny ; elle avoit obtenu de madame l’abbesse la permission d’y aller ; je voulus être de la partie, mais mystérieusement et déguisée en paysanne, avec mademoiselle Victoire, et je déterminai ma mère à y venir avec nous, habillée aussi en paysanne, et le tout à l’insu de madame l’abbesse. Mademoiselle Beaufort, charmée de cette invention, nous fournit les habillemens, nous nous assurâmes d’une tourière, je fis dire à madame l’abbesse que nous avions la migraine, que nous dînerions dans nos chambres, et nous partîmes furtivement à une heure après midi. Nous allâmes à la ferme en charrette, nous fûmes présentées aux mariés comme des paysannes, parentes de mademoiselle Beaufort, qui ajouta que j’étois sa filleule ; je dansai beaucoup, j’eus les plus grands succés dans cette assemblée, que nous ne quittâmes qu’au déclin du jour. Mais un orage violent nous attendoit à Origny ; on nous avoit trahies ; madame l’abbesse savoit notre escapade, elle étoit fort scandalisée de nos déguisemens, et surtout que je fusse sortie de la maison sans le lui dire ; je lui représentai doucement qu’étant avec ma mère, cette sortie, du moins, n’avoit rien de scandaleux. Madame l’abbesse jeta tout son venin sur mademoiselle Beaufort. Le lendemain matin, la pauvre fille entra dans ma chambre en pleurant et en me disant que madame l’abbesse venoit de lui donner son compte. « Eh bien, lui dis-je, consolez-vous, je vous prends à mon service. » Mademoiselle Beaufort fut transportée de joie, et s’installa tout de suite dans mon appartement. Madame l’abbesse eut beau jeter feu et flamme, je persistai avec beaucoup de sang-froid dans ma résolution ; et je gardai mademoiselle Beaufort. Nous avions déjà joué dans nos chambres quelques petites scènes pour amuser ma mère les soirs, quand tout le couvent étoit couché. Mademoiselle Beaufort, à mon grand étonnement, me demanda de lui donner un petit rôle de bergère ; elle avoit quarante-cinq ans, ses cheveux étoient gris, elle étoit fort couperosée, et les deux dents de devant lui manquoient. Nous jouâmes l’Oracle, et je lui fis jouer le rôle de l’amoureux, que Lucinde appelle Charmant, et qu’elle conduit en lesse, avec un ruban couleur de rose n’ayant point de costume, nous l’habillâmes galamment avec une redingote de Lemire, mon domestique, et nous l’assurâmes qu’il étoit indispensable qu’elle eût sur la tête un bonnet de coton, brodé en laine de couleur, que lui prêta le laquais de ma mère ; ce fut, dans cet agréable équipage, qu’elle joua, de la manière la plus comique le rôle de Charmant. Comme elle me demandoit toujours un rôle de bergère, je fis une petite pastorale pour elle ; nous donnâmes tant de louanges à son jeu et à sa grâce, elle fut si persuadée qu’elle étoit ravissante dans ce costume, que je lui proposai de le garder toujours, et elle y consentit. De ce moment elle fut constamment habillée en bergère d’idylle, avec des petits habits blancs bordés de rubans de diverses couleurs, et portant sur l’oreille un petit chapeau de paille orné de fleurs, ou coiffée en cheveux qu’elle poudroit à blanc pour cacher ses cheveux gris ; quand elle sortoit de chez moi pour aller dans le couvent, j’exigeois toujours qu’elle prit sa houlette, chose dont elle contracta parfaitement l’habitude. Toutes mes amies encourageoient ses illusions pastorales, et quand les autres se moquoient d’elle, mademoiselle Beaufort disoit que c’étoit pour faire leur cour à madame l’abbesse. Je la gardai ainsi en bergère plus de deux mois, c’est-à-dire jusqu’au moment où M. de Genlis, arrivant de son régiment, vint me reprendre l’aspect de mademoiselle Beaufort (que j’appelois toujours ma bergère) l’étonna beaucoup ; mais, à force d’instances, je le décidai à l’emmener avec nous à Genlis, et en lui conservant son costume, et bientôt cette complaisance devint pour lui un véritable amusement. Je conservai ma bergère à Genlis pendant deux ou trois mois, ensuite un héritage inattendu et très-considérable pour elle l’appela à Noyon. Comme elle avoit fait nos délices, nos adieux furent très-tendres. Pour achever son histoire, je dois dire qu’elle hérita de trente-deux mille francs, et que peu de mois après elle eut la folie d’épouser un jeune homme de vingt-trois ans, qui n’avoit rien, et qui lui persuada qu’il étoit éperdument amoureux d’elle.

Je vais maintenant reprendre le fil de ma narration, et retourner à Origny.

Il est une louange que je puis me donner, parce que je suis sûre que je la mérite ; c’est que j’ai toujours eu l’esprit parfaitement juste, et par conséquent un grand fonds de raison ; et cependant j’ai fait mille étourderies, mille actions déraisonnables, et personne au monde n’a moins réfléchi que moi sur sa conduite, ses intérêts et sur l’avenir en même temps, qui que ce soit aussi n’a autant réfléchi sur tout ce qui ne lui étoit pas personnel, sur ses lectures, sur les hommes en général, sur le monde, et enfin sur des chimères. Dominée par mon imagination et dès mon enfance, j’ai toujours mieux aimé m’occuper de ce que je créois que de ce qui étoit. Je n’ai jamais considéré l’avenir que comme un rêve, où l’on peut placer tout ce qu’on veut. Il me paroissoit fort insipide de n’y mettre que le vraisemblable que tout le monde pouvoit y voir. Je n’avois pas la prétention de la prévoyance, mais j’avois celle de l’invention. J’ai déjà dit que, dans mon enfance, je faisois sans cesse des châteaux en Espagne, qui n’avoient aucun rapport avec la destinée que je devois naturellement attendre. J’aimois à me placer dans les situations les plus extraordinaires, et à me faire triompher des obstacles et de l’adversité. J’avois toujours conservé cette manie, qui me fit passer des heures délicieuses dans la solitude d’Origny. Tous les soirs, avant de me coucher, je me livrois pendant une heure, et quelquefois davantage, à ce genre de méditation ; souvent, je me supposois avec une amie, et je lui contois mes étonnantes aventures ; je parlois véritablement ; mon amie m’interrompoit, me questionnoit ; sa surprise, son admiration, ses éloges me ravissoient. J’avois toujours un peu parlé tout haut dans mes rêveries, mais ce fut à Origny que j’achevai de perfectionner ces dialogues imaginaires, auxquels la parole donne une illusion de vérité qui, en général, vaut presque la réalité, et qui, à certains égards, vaut mieux. Car, quelle amie réelle pourroit entrer dans nos sentimens, nous aimer, et nous comprendre comme celle qu’on fait parler soi-même ? Il est certain que ces rêveries fortifièrent mon caractère et mon âme ; elles m’ont été fort utiles depuis la révolution ; mais jusque-là et dans le cours ordinaire des choses, elles m’ont beaucoup nui, parce qu’elles m’ont absolument empêchée de réfléchir à ce que j’avois réellement à faire, de sorte que j’ai vieilli avec tous mes défauts, et que l’expérience a eu très-peu d’influence sur mes actions et sur mon caractère.

Je restai quatre mois et demi à Origny ; au bout de ce temps M. de Genlis revint me chercher, au mois d’avril. Je m’étois tellement attachée à ces bonnes religieuses, que je fondis en larmes en les quittant, et je proposai sérieusement à M. de Genlis de m’y laisser encore un mois. Je fus très-étonnée de son refus sec et positif. Tout le couvent étoit désolé, car j’y avois mis beaucoup de mouvement et de gaieté, et je n’ai vu dans cette abbaye qu’une innocence parfaite, une piété sincère, et des exemples vertueux. Il y avoit dans ce couvent une religieuse âgée alors de quarante-cinq ans, et qui avoit donné un éclatant exemple d’une véritable et grande vocation : elle s’appeloit madame de Reith ; elle étoit d’une beauté remarquable, même à l’âge où je l’ai vue ; de famille irlandaise catholique, orpheline à dix ans, héritière d’une grande fortune, elle fut envoyée à Origny à onze ans pour y apprendre le françois et achever son éducation. Rappelée à Dublin dans sa dix-septième année, elle y déclara le dessein de se faire religieuse à Origny ; on employa tout pour l’en détourner ; on lui proposa différens partis ; les jeunes gens les plus agréables s’empressèrent de lui plaire ; on la mena dans le plus grand monde ; elle persista dans son projet avec une inébranlable fermeté, et lorsqu’elle eut atteint sa majorité, elle distribua sa fortune à ses héritiers naturels, à l’exception de cinquante mille francs qu’elle donna à un hôpital, et de quarante qu’elle donna à l’abbaye d’Origny, où elle prit le voile à vingt et un ans et trois mois. Elle prononça ses vœux un an après.

En quittant Origny, nous allâmes sur-le-champ à Genlis ; mon beau-frère étoit à Paris, d’où il ne devoit revenir qu’au mois de juillet. En attendant nous fîmes des visites dans les châteaux voisins ; presque tous nos voisins étoient vieux, mais tous d’une fort bonne société, entre autres M. le marquis de Flavigny et sa femme, M. de Bournonville qui avoit douze enfans, le président de Vauxmenil dont le fils dessinait supérieurement le paysage, et M. de Saint-Cenis, le seul qui eut une jeune femme.

M. de Genlis et moi, nous résolûmes de donner une fête au marquis de Genlis à son arrivée, nous avions le temps de la préparer ; il fut décidé que nous jouerions la comédie, et en conséquence il nous falloit un petit théâtre ; il s’agissoit d’avoir un peintre de décorations ; nous en fîmes venir un de Saint-Quentin. Ce peintre s’appeloit M. Tirmane, c’étoit un homme de cinquante ans, dont l’originalité et la crédulité ont fait mes délices pendant six mois. M. Tirmane avoit autant d’orgueil que de simplicité ; il peignoit fort bien les lambris d’une chambre, et une décoration d’appartement, et il étoit persuadé qu’il avoit le talent de Raphaël et de Rubens ; il nous en fit voir un échantillon dans la toile de notre théâtre ; il eut la prétention d’en faire un tableau, qui représentoit la plus ridicule figure de femme jouant de la harpe à rebours, c’est-à-dire, ayant la harpe posée sur l’épaule gauche. M. de Genlis, en voyant ce chef-d’œuvre, s’écria que c’étoit mon portrait, et qu’il était frappant ! M. Tirmane convint qu’il avoit eu en effet le projet de faire mon portrait d’idée, et, charmé de ce premier succès, il me demanda la permission de me peindre régulièrement, mais en cheveux épars, parce qu’il étoit très-frappé de la longueur de mes cheveux et de leur couleur châtaigne. Je promis de lui donner une séance le lendemain, et m’y préparai de mon mieux ; je mis un pied de rouge très-foncé, je fis partager mes cheveux en plusieurs mèches lisses, sans poudre, j’en entortillai autour de mon cou, de mes bras, de ma taille, j’établis sur ma tête une profusion de perles, de clinquant et de fleurs, et dans cet attirail je m’offris aux pinceaux de M. Tirmane, qui fut ébloui et saisi de l’éclat de ma beauté, d’autant plus que je faisois une bouche imperceptible en la resserrant, et que j’ouvrois les yeux de toute ma force pour les faire plus grands. C’est ainsi qu’il fit mon portrait, c’est-à-dire, une figure de Gorgone, car ces longues mèches de cheveux bruns ressembloient parfaitement à des serpens. Peu de jours après, nous renouvelâmes, en faveur de M. Tirmane, une partie des aventures de Don Quichotte chez la duchesse. M. Blanchard, intendant du château, imagina de le faire voler en plein jour, à cinq cents pas du château, par le jardinier déguisé en voleur, c’est-à-dire, ayant des moustaches et les cheveux noircis ; M. Tirmane revint en chemise au château, et en nous contant sa piteuse aventure, il nous assura que le brigand avoit un pied et demi de plus que le jardinier. M. de Genlis le consola en lui apprenant qu’il avoit le droit, en l’absence de son frère, de juger à mort tous les brigands du canton. On fit monter à cheval deux ou trois postillons qui, une heure après, revinrent triomphans en ramenant le prétendu voleur chargé de chaînes, ce qui causa une joie scandaleuse à M. Tirmane. On retrouva tous les effets volés, et quelques louis de plus qu’on lui adjugea en forme de dédommagement. M. de Genlis, revêtu d’une robe noire, assisté du bailli du lieu et du barbier, s’enferma dans une chambre pour interroger et juger le criminel ; pendant ce temps, je restai avec M. Tirmane et trois ou quatre personnes. Au bout d’une heure et demie, on vint nous annoncer que le criminel étoit condamné à mort. « C’est bien fait ! » s’écria M. Tirmane en frappant dans ses mains ; je dis à M. Tirmane qu’il ne tenoit qu’à lui de se couvrir de gloire en allant se jeter aux pieds de M. de Genlis pour demander la grâce du coupable ; il y répugnoit un peu, mais je lui fis entendre qu’il seroit récompensé de cette magnanimité ; il y consentit sur l’assurance que nous lui donnâmes que ce scélérat seroit enfermé pour sa vie dans la tour du château ; alors M. Tirmane, rappelant tous ses sentimens héroïques, alla se précipiter aux pieds du juge, et, avec l’emphase la plus comique, il implora la grâce du criminel ; M. de Genlis et ses adjoints, pénétrés d’admiration, tirèrent leurs mouchoirs, et fondirent en larmes ; ensuite M. de Genlis lui dit qu’il étoit grand-maître de l’ordre du jugement, qu’il l’en recevroit sous vingt-quatre heures, que cet ordre conféroit la noblesse. M. Tirmane, à ces paroles, resta en extase ; il a souvent répété depuis que ce moment fut le plus beau de sa vie. À l’égard du prisonnier, il fut condamné aux galères à perpétuité, ce qui fut appuyé par M. Tirmane. La nuit suivante on fit faire à M. Tirmane la veille des armes dans la cour du château, un fusil sur l’épaule, une lanterne sourde à la main, afin d’apprendre par cœur tout en se promenant un catéchisme de chevalerie, composé par M. de Genlis, le plus plaisant et le plus ridicule qu’on puisse imaginer ; il resta là jusqu’au grand jour, alors on le plongea dans un bain froid, après quoi on le revêtit de la robe blanche de candidat, c’étoit un grand peignoir de M. de Genlis. Il y avoit à Chaumy, à deux lieues de Genlis, les régimens de Chartres et de Conti, M. de Genlis avoit écrit à leurs colonels de venir avec des troupes pour honorer la réception du chevalier Tirmane ; ils vinrent à midi avec une centaine d’hommes à cheval ; tous les garçons du village, en vestes blanches ornées de rubans couleur de rose, étoient aussi dans la cour. Le candidat, pâle comme la mort et harassé de fatigue, fut amené dans une grande salle où j’étois assise sur un trône de feuillage et de fleurs, et entourée des officiers des régimens de Chartres et de Conti, qui tenoient leurs épées nues. M. de Genlis, conducteur du candidat, lui fit répéter son catéchisme, qu’il balbutia avec beaucoup d’émotion ; lorsqu’il eut fini, M. de Genlis attacha à son peignoir avec un ruban vert, une vieille médaille dorée du chancelier de Sillery, que nous avions trouvée dans la bibliothèque ; après cela, le candidat mit un genou en terre devant moi, et je l’armai chevalier en lui donnant une lance d’une longueur démesurée, et un casque qui étoit un seau à rafraîchir le vin, que j’avois recouvert de papier doré, et orné de plumes. On lui donna un autre peignoir plus magnifique, c’est-à-dire, tout surchargé de guirlandes d’œillets d’Inde. Dans ce galant équipage, le nouveau chevalier, ranimé par la gloire, descendit dans la cour pour y faire, au bruit des fifres et des tambours, la marche triomphale au milieu des troupes à cheval et des paysans qui crioient : Vive le noble chevalier Tirmane ! Tous ces honneurs le rendoient si heureux, qu’il fondoit véritablement en larmes. Après cette cérémonie on dîna, on porta plusieurs fois sa santé ; il mangea beaucoup, et s’endormit au dessert, mais M. de Genlis le réveilla pour lui faire entendre des couplets qu’il avoit faits sur sa clémence. En sortant de table, on le conduisit à un bal champêtre qui dura jusqu’à onze heures. Alors comme il étoit de l’ordre du jugement, il fut obligé de juger plusieurs causes de paysans qui jouèrent parfaitement leurs rôles ; enfin, surchargé de gloire et mourant de lassitude et d’envie de dormir, il alla se coucher à une heure après minuit.

Ces scènes burlesques furent suivies d’une infinité d’autres que je me rappellerai toujours avec plaisir, mais qui tiendroient un volume entier si j’en donnois tous les détails : nous menâmes notre chevalier chez un de nos voisins, le marquis de Flavigny. M. Tirmane trouva dans ce château la reine d’Alcala, qui lui donna avec beaucoup de cérémonies le titre de Don, elle m’accorda en même temps celui de Donna. Depuis ce jour le chevalier don Tirmane ne m’a jamais appelé que la comtesse Donna. Après cette cérémonie, on fit retirer le chevalier dans une chambre, en lui disant d’y composer une harangue de remercîment pour la reine. Au bout d’une heure, admis au pied du trône, il dit : Princesse, je suis donc Don !… Il en resta là, et la reine fut très-satisfaite de cette exclamation, qui exprimoit du moins une satisfaction très-sincère. Ces folies durèrent trois mois, je n’ai jamais autant ri dans tout le reste de ma vie ! Quand le rire me gagnoit, je tirois de ma poche mon mouchoir que j’appliquois sur mon visage, et le chevalier don Tirmane croyoit que je pleurois d’attendrissement, et il étoit lui-même fort touché de l’extrême sensibilité de la comtesse Donna. Ce qu’il y eut de plus singulier dans cette longue mystification, c’est que les domestiques, les paysans, et tous nos voisins furent d’une égale discrétion, et que pas un ne dit à M. Tirmane un seul mot qui put le désabuser.

Cependant, depuis que nous l’avions fait noble, il étoit devenu fort impertinent avec les domestiques, et en général avec tous les roturiers ; mais chacun s’amusoit de sa crédulité, et on lui rendoit à l’envi tous les hommages qui pouvoient satisfaire et exalter sa vanité, qui étoit extrême. M. de Genlis lui fit faire un habit très-ridicule qui mit le comble à son bonheur. Cet habit étoit brun, orné d’énormes brandebourgs d’argent, avec une veste garnie d’une longue frange brune et argent ; on lui donna un chapeau bordé d’un large point d’Espagne d’argent, et je lui fis présent d’une cravate de grosse dentelle, avec deux longs pans, surmontée d’un nœud couleur de feu. Il portoit ce superbe vêtement les dimanches et les jours où nous avions du monde, sans oublier jamais de mettre à sa boutonnière sa grande médaille dorée, suspendue à un ruban vert. Un jour M. le comte de Barbançon, venant de Paris et ne connoissant point encore le chevalier don Tirmane, arriva à Genlis une demi-heure avant le dîner ; M. de Barbançon étoit un homme fort grave, et nous ne pensâmes point à le prévenir sur le personnage étonnant qu’il alloit voir, car M. Tirmane n’étoit point dans le salon ; mais il apprit qu’un étranger venoit d’arriver, et il s’empressa de mettre à la hâte son bel habit, ensuite il vint dans le salon. À l’aspect de cette étrange figure, M. de Barbançon resta immobile ; et M. Tirmane, se précipitant à l’oreille de M. de Genlis, lui demanda tout bas si cet étranger étoit un noble ; sur la réponse de M. de Genlis, M. Tirmane, avec un ton dont rien ne peut donner l’idée, s’avança vers M. de Barbançon en lui disant gravement : Noble étranger, je vous demande l’accolade de la cuisse. La surprise de M. de Barbançon fut extrême, il regarda M. de Genlis, qui avoit conseillé tout bas cette demande chevaleresque ; un signe mit au fait M. de Barbançon, qui donna de fort bonne grâce l’accolade de la cuisse.

Le chevalier don Tirmane, voulant laisser à la postérité un monument immortel de tant de faits merveilleux, employa ses talens à en tracer l’origine : il fit un tableau à l’huile en demi-nature qui le représentoit dans le bois de Genlis, auprès du bel arbre nommé l’arbre des quatre frères, dans le moment terrible où il fut volé et dépouillé, ainsi que l’intendant M. Blanchard. Au haut du tableau on voyoit un coin des cieux, et la Sainte Vierge dans une gloire qui lançoit sur M. Tirmane un faisceau de lumière ; il avoit placé un petit rayon sur la tête de M. Blanchard, ce qu’il appeloit un rayon de politesse, car il n’attribuoit qu’à ses seules prières le miracle de sa délivrance. Il vouloit que l’on plaçât ce tableau dans la chapelle de Genlis, en disant que toute la Picardie viendroit invoquer la Vierge du bois des Quatre-Frères, et que cela feroit tomber le pèlerinage de Notre-Dame-de-Liesse. Je lui représentai qu’il ne falloit lutter contre aucun pèlerinage, puisqu’on devoit les honorer tous. Je mis ce tableau dans ma chambre, je l’ai conservé très-long-temps, je l’avois encore au Palais-Royal, je ne sais ce qu’il devint depuis.

Le dénoûment de l’histoire de M. Tirmane est ce qu’il y a de plus joli dans ses aventures. Il resta huit mois de suite à Genlis. Pendant ce temps il écrivoit souvent à sa femme, qui étoit à Saint-Quentin, pour lui faire part de son bonheur et de sa gloire. Sa femme, moins crédule que lui, l’assuroit dans ses réponses qu’on se moquoit de lui ; il nous montroit ses lettres en riant avec nous de ce qu’il appeloit son incapacité de comprendre des choses si relevées, et il ajoutoit : « Il faudra bien qu’elle me croie quand elle verra qu’en ma qualité de noble je ne paierai plus les taxes de roturiers. » « Assurément, lui répondoit M. de Genlis, et pour cela vous n’aurez qu’à montrer votre médaille et vos diplômes de chevalier et de Don. » « Ce sera un beau moment pour moi, disoit M. Tirmane ; comme les gros bonnets de Saint-Quentin seront capots, quand ils me verront au-dessus d’eux tous ! » et il en nommoit trois ou quatre qu’il se faisoit surtout un plaisir de confondre et de terrasser. Il partit enfin de Genlis et retourna à Saint-Quentin. Son premier soin en rentrant dans sa maison fut de faire mettre à genoux sa femme et ses deux filles, et de leur faire baiser sa médaille. Le lendemain il alla à l’Hôtel-de-Ville décoré de son ordre ; il montra gravement ses diplômes et un brevet de la reine d’Alcala qui lui donnoit le titre de Don, et celui de son premier peintre honoraire. Ensuite il déclara qu’il ne paieroit plus la taille. On trouva sa folie si plaisante, qu’on voulut la lui laisser, et on l’exempta en effet de toute imposition ; alors madame Tirmane et ses filles ne doutèrent plus de la réalité de tous ses récits. Toute la ville de Saint-Quentin se fit un amusement de cette mystification ; le noble chevalier don Tirmane fut invité à dîner partout, et traité avec le plus grand respect, ce qui dura douze ans, c’est-à-dire jusqu’à sa mort. Quoique j’aie supprimé mille incidens, et tous les détails de cette folie, je sens qu’elle tient encore trop de place dans ces mémoires. Mais je me rappelle avec complaisance ce temps d’une gaieté si vive et si franche, ce temps où j’ai ri de si bon cœur, ce temps enfin où l’avenir, le terrible avenir, étoit couvert pour nous d’un voile impénétrable.

Mon beau-frère revint à Genlis ; nous jouâmes la comédie, et nous donnâmes des fêtes pendant plus de quinze jours.

Durant ce temps je m’occupois toujours ; je faisois de la musique quatre ou cinq heures par jour ; j’écrivois à ma mère et à madame de Montesson, qui me répondoit d’une manière fort aimable, et j’écrivois un journal de tout ce qui se passoit au château ; les aventures de M. Tirmane m’avoient fourni plus d’un gros volume. J’avois grande envie de m’instruire ; la bibliothèque de Genlis étoit fort considérable. Le feu marquis de Genlis, homme très-grave et très-pieux, en avoit fait une moitié, et mon beau-frère en avoit fait l’autre, entièrement composée de romans. J’eus le bon esprit de préférer les livres amassés par mon beau-père, c’est-à-dire les livres de piété, d’histoire, de morale, et quelques théâtres. Mais pour l’histoire, j’étois si ignorante, que je ne savois par où commencer. Un livre de géométrie me tomba sous la main ; je vis dans l’avertissement qu’il étoit d’une telle clarté, qu’un enfant de douze ans l’entendroit. Je me mis à le lire avec avidité, et comme je n’y compris rien du tout, j’en conclus que je n’avois pas le sens commun, ce qui me jeta dans un extrême découragement. Je fis part de mon chagrin à M. de Genlis, le priant de m’expliquer ce livre ; il rit de ma simplicité, et m’apprit que, pour comprendre cet ouvrage, il falloit avoir quelques notions de géométrie. Alors je renonçai aux livres de sciences, et je lus l’Histoire romaine de Laurent Échard ; il auroit fallu commencer par l’histoire ancienne, mais, faute de guide, je ne mettois aucun ordre dans mes lectures, ce qui, dans ces commencemens d’études suivies, m’a fait perdre beaucoup de temps.

M. de Genlis fit une course à Paris, et en ramena M. de Sauvigny (dont j’ai déjà parlé), auteur de Blanche Bazu, et de quelques ouvrages dramatiques, et Provaire, le fameux hautbois. Je jouais de la harpe d’une manière étonnante et unique alors, mais je déchiffrois fort mal. Provaire étoit admirateur passionné de mon talent, et il fut très-surpris de me trouver si peu musicienne, d’autant mieux que je jouois fort bien de cinq ou six autres instrumens ; il me conjura de déchiffrer tous les jours une heure ; je n’y manquai pas, et en moins de six mois je déchiffrai tout à livre ouvert, et les pièces de clavecin les plus difficiles, et j’ai poussé ce talent aussi loin qu’il peut aller[52].

Les conversations et les conseils de M. de Sauvigny me furent très-utiles dans un autre genre. Il avoit en littérature un goût très-pur ; il a beaucoup contribué à former le mien, en fortifiant par de très-bous raisonnemens mon aversion naturelle pour l’emphase, l’affectation et les faux brillans. Tous les jours, en revenant de la promenade, nous faisions tout haut une lecture d’une heure, M. de Sauvigny, M. de Genlis et moi. Nous lûmes ainsi dans l’espace de quatre mois, les Lettres provinciales, les Lettres de madame de Sévigné, et tout le Théâtre de Pierre Corneille. En outre je continuois mes lectures dans ma chambre, et le temps s’écouloit pour moi avec autant d’agrément que de rapidité. Un chirurgien de La Fére, nommé M. Milet, venoit toutes les semaines à Genlis ; je repassai avec lui mes anciennes leçons d’ostéologie, et de plus, j’appris à saigner, talent que j’ai depuis perfectionné tout-à-fait, grâce aux leçons du fameux Chamousset[53]. J’appris aussi à panser des plaies. Enfin je ne perdois pas une occasion d’acquérir de l’instruction, de quelque genre qu’elle fût. Avec ce désir naturel de m’instruire, les conversations de nos vieux voisins ne m’ennuyoient pas du tout ; ils parloient d’agriculture, je les écoutois avec attention ; je questionnois sur ce que je ne comprenois pas, et chaque entretien m’apprenoit quelque chose. Je me suis conduite ainsi toute ma vie, et il est étonnant qu’avec cette conduite soutenue et une très-belle mémoire, je n’aie pas acquis par la suite une instruction beaucoup plus étendue et plus extraordinaire que celle que j’ai eue. C’est qu’un goût dominant ne permet pas que rien de ce qui lui est étranger se grave profondément dans la tête ; ce sont nos pensées habituelles, nos réflexions journalières qui forment notre genre d’instruction. Je n’ai été étrangère à rien, j’ai pu parler passablement de tout, mais je n’ai su parfaitement que ce qui se rapportoit aux beaux-arts, à la littérature, à l’étude du cœur humain, parce que telles étoient mes passions, et que je n’ai véritablement réfléchi qu’à cela. Aussi ai-je remarqué que les personnes d’un savoir prodigieux par l’étendue et la variété des connoissances, avoient toutes la tête et l’imagination froides, et étoient incapables de se passionner pour un art ou une étude particulière. Dans ce temps j’appris à monter à cheval, et d’une singulière manière. Je me baignois, et on alloit chercher, pour mes bains, de l’eau dans une rivière à une demi-lieue. Un seul cheval de charrue traînoit le tonneau que l’on devoit remplir d’eau. Un jour que j’étois seule au château, je vis par ma fenêtre le charretier Jean partir, conduisant à pied son équipage. Il me parut charmant de monter sur ce gros cheval, et d’aller ainsi chercher mon eau moi-même. Je descendis précipitamment dans la cour, et je fis cette proposition à Jean, qui la trouva apparemment assez simple, car, sans aucune représentation, il m’établit jambe de ci, jambe de là, sur le cou de son cheval, et nous partîmes. Je trouvai cette promenade si agréable, que pendant dix ou douze jours je n’en fis pas d’autres. Je pris ainsi un grand goût d’équitation, et l’on me permit de monter un vieux petit cheval gris qui avoit encore de bonnes jambes ; on me fit faire un habit d’amazone, et l’on me trouva si bien à cheval, qu’on me donna un grand beau cheval navarrin, qui, quoique plus vieux que moi, avoit une grande vitesse et des jambes très-sûres. Bientôt on me reprocha d’aller beaucoup trop vite, et on eut beau me le défendre, je ne pouvois obéir, parce que régulièrement dans mes courses mon cheval m’emportoit malgré moi, et mon ignorance me donna la réputation d’une inconcevable hardiesse, et d’une mauvaise tête. Quelques mois après, M. Bourgeois, officier de fortune en garnison à Chauny, et un très-grand homme de cheval, me trouvant parfaitement posée, voulut me donner des leçons ; j’en pris tous les jours pendant huit mois, et je devins très-habile. Cet exercice, que j’aimois passionnément, fortifia beaucoup ma santé. Nous faisions souvent de très-longues chasses de sanglier. Un jour j’imaginai de me perdre exprès, dans l’espoir qu’il m’arriveroit quelque aventure extraordinaire ; je m’échappai à toutes jambes. J’avois un très-bon cheval à moi qu’on m’avoit donné, et que m’avoit choisi M. Bourgeois. Je m’enfonçai dans des routes détournées, ayant bien soin de tourner le dos à la chasse, et de fuir le bruit des chiens et des cors. Bientôt après j’eus la satisfaction de ne plus rien entendre et de me trouver dans des lieux tout-à-fait inconnus. Je poussois toujours mon cheval au galop ; ce que je désirois étoit de rencontrer un château que je n’eusse jamais vu, d’y trouver des habitans pleins d’esprit et de politesse me donnant l’hospitalité. Au bout de trois heures, courant toujours au hasard, cherchant vainement un château, je commençai à m’inquiéter, j’imaginai que j’étois au moins à douze lieues de Genlis ; j’avois faim, je ne voyois point de gîte, et je m’avisai tout à coup de penser que l’on étoit au château de Genlis dans de vives alarmes ; enfin, après avoir erré encore long-temps, je rencontrai un bucheron qui m’apprit, à mon grand étonnement, que je n’étois qu’à trois lieues de Genlis. Je lui demandai de m’y conduire il fallut aller au pas, et je n’y arrivai qu’à la nuit fermée. On avoit envoyé de tous les côtés, dans les bois immenses de Genlis, des hommes à cheval sonnant du cor ; M. de Genlis étoit aussi à ma poursuite et ne revint qu’une heure après moi. Je fus horriblement grondée, et je le méritois ; j’eus la bonne foi d’avouer que je m’étois perdue à dessein, et je donnai ma parole qu’à l’avenir je ne chercherois plus des terres inconnues. Ma témérité à cheval pensa plus d’une fois m’être funeste ; il est certain qu’il n’y a jamais eu de jeune homme étourdi plus hasardeux que moi dans ce genre ; mais le courage et la présence d’esprit tirent de tout. Cette nouvelle passion ne me fit négliger ni la musique, ni l’étude ; M. de Sauvigny me guidoit dans mes lectures ; je faisois des extraits ; j’avois trouvé, dans les offices, un grand livre in-folio destiné à écrire les comptes de la cuisine ; je m’en étois emparée, et j’écrivis dans ce livre un journal très-détaillé de mes occupations et de mes réflexions, avec l’intention de le donner à ma mère quand il seroit rempli[54]. J’y écrivois tous les jours quelques lignes, et quelquefois des pages entières. Ne négligeant aucun genre d’instruction, je tâchois de me mettre au fait des travaux champêtres et de ceux du jardinage ; j’allois voir faire le cidre, j’allois aussi visiter tous les ouvriers du village lorsqu’ils travailloient, le menuisier, le tisserand, le vannier, etc. J’apprenois à jouer au billard et quelques jeux de cartes, le piquet, le reversi, etc. M. de Genlis dessinoit parfaitement à la plume la figure et le paysage ; je commençai à dessiner et à peindre des fleurs. J’écrivois beaucoup de lettres : tous les jours à ma mère, trois fois par semaine à madame de Montesson, quelquefois à madame de Bellevaux, et assez souvent à madame de Balincour. En outre, j’avois un commerce de lettres très-suivi avec une dame que j’avois vue à Origny, et qui demeuroit à Valenciennes. Je pris ainsi l’habitude d’écrire avec une grande facilité. Un poëte de la connoissance de mon beau-frère vint passer trois mois à Genlis ; il s’appeloit M. Feutry[55]. Il étoit connu par un assez beau morceau de poésie intitulé les Tombeaux, dans lequel on trouve de très-beaux vers.

Le hasard, qui, dans le cours de ma vie, a fait passer sous mes yeux tant de scènes diverses et singulières, me fit voir dans ce temps un spectacle extraordinaire et bien effrayant. J’ai déjà dit que le château de Genlis étoit tout entouré d’étangs immenses ; nous avions une vieille voisine, la comtesse de Sorel, dont l’habitation étoit aussi environnée d’étangs, et son château étoit situé sur un terrain élevé, de manière que ses étangs dominoient sur les notres. La comtesse de Sorel n’ayant pas voulu par avarice, et malgré les représentations du marquis de Genlis, faire faire à ses étangs des réparations indispensables ; leurs eaux, grossies par les pluies, rompirent tout à coup leurs digues délabrées, et débordèrent dans nos étangs, qu’elles firent déborder aussi. MM. de Genlis étoient à la chasse, j’étois dans ce moment seule au château ; j’entendis des cris perçans et un grand mouvement dans toute la maison, j’ouvris ma fenêtre qui donnoit sur la cour ; quelle fut ma surprise en voyant cette immense cour totalement remplie d’eau, qui s’agitoit et faisoit du bruit comme si elle eût été bouillante ! elle étoit déjà à la moitié des hautes fenêtres du rez-de-chaussée. Le concierge, suivi de plusieurs domestiques, entra en courant dans ma chambre, en me disant qu’il falloit monter au grenier, ce que je fis précipitamment. On sonna le tocsin, tout le village se rassembla en un clin d’œil, afin de faire, dans la terre, des saignées pour laisser écouler les eaux, qui emportèrent toutes les maisons qui étoient sur une chaussée, au bord des étangs. L’eau monta dans notre cour jusqu’au premier étage ; dans le jardin, elle monta dans les allées jusqu’à huit pieds de haut ; on put le savoir le lendemain par les traces de boue qu’elles laissèrent sur les charmilles. Le jardinier avoit soixante ruches de mouches à miel, qu’il n’eut pas le temps de sauver, qui furent emportées et perdues ; je vis parfaitement du grenier cet imposant spectacle. Personne ne périt, mais le dégât fut affreux ; madame de Sorel perdit tout son poisson qui, en grande partie, tomba et resta dans nos étangs ; l’autre partie se répandit sur la terre, dans nos prés, et où les paysans en ramassèrent pendant plusieurs jours. Madame de Sorel, outre cette perte, fut obligée de donner douze mille francs de dédommagement aux propriétaires des maisons emportées. Mon beau-frère, malgré l’héritage de ses poissons, auroit pu aussi demander des dédommagemens ; et, s’il ne lui en eût pas fait grâce, elle eût été ruinée par cette aventure, uniquement causée par son avarice. J’ai encore vu depuis, à Hambourg, une autre inondation. J’avois été témoin dans mon enfance, à Saint-Aubin, un an avant de le quitter, d’un grand incendie, causé par le feu du tonnerre qui tomba sur les granges et la métairie de Sept-Fonds, qui furent consumées en une demi-heure. Je vis parfaitement cet incendie, placé en face de la première cour de notre château, et dont nous n’étions séparés que par la Loire. J’ai vu tomber le tonnerre de très-près dans les étangs de Genlis. À Villers-Cotterets, j’ai vu un soir, avec cent personnes, le fameux globe de feu qui, cette année, causa tant d’effroi. J’ai vu à Saint-Leu, pour la seconde fois de ma vie, une grêle extraordinaire, et à l’Arsenal une trombe de terre qui enleva un jeune homme de quinze ans, et le transporta à cinq cents pas sans le tuer. J’ai essuyé une grande tempête sur mer ; j’ai vu à Origny une véritable éclipse de soleil, et enfin, deux comètes. C’est un cours pratique d’histoire naturelle, il ne m’a manqué qu’un tremblement de terre et une éruption du Vésuve.

Au commencement de l’automne nous allâmes à dix lieues de Genlis, chez madame la marquise de Sailly, cousine de M. de Genlis, et fille du marquis de Souvré, frère de madame de Puisieux. Je fus reçue dans ce château avec toute la cordialité possible. Je rencontrai là M. de Souvré, que j’avois vu dans mon enfance chez madame de Bellevaux. Il me fit mille amitiés, et il a beaucoup contribué à hâter le raccommodement de M. de Puisieux avec M. de Genlis. De Sailly, nous allâmes au Frétoy chez madame la comtesse d’Estourmel, autre parente de M. de Genlis ; nous y fûmes reçus avec la même amitié. Mais une heure après mon arrivée, j’éprouvai une étrange contrariété. Madame d’Estourmel, âgée de cinquante-sept ans, avoit un fils unique de cinq ans. Cet Isaac de cette moderne Sara étoit l’enfant le plus gâté et le plus insoutenable que j’aie jamais rencontré. On lui permettoit tout, on ne lui refusoit rien, il étoit le maître absolu du salon et du château. M. Emmanuel de Bouflers a pu seul depuis rappeler cette singulière éducation. J’arrivai au Frétoy deux heures après le dîner ; il y avoit beaucoup de monde de Paris. J’avois un chapeau de villageoise, comme on disoit alors ; il étoit neuf, tout couvert de fleurs charmantes et attaché sur l’oreille gauche avec beaucoup d’épingles. À peine étois-je assise que le terrible enfant du château vint m’arracher des mains un superbe éventail, et le mit en pièces. Madame d’Estourmel fit une petite réprimande à son fils, non pas d’avoir brisé mon éventail, mais de ne pas me l’avoir demandé poliment. Un instant après l’enfant alla confier à sa mère qu’il avoit envie de mon chapeau ; « Eh bien, mon fils, répondit gravement madame d’Estourmel, Allez le demander bien honnêtement. » Il accourut aussitôt vers moi en disant : « Je veux votre chapeau. » On le reprit d’avoir dit je veux, c’est ce que sa mère appeloit ne lui rien passer. Elle lui dicta sa formule de demande : « Madame, voulez-vous bien avoir la bonté de me préter votre chapeau. » Tout ce qui étoit dans le salon se récria sur cette fantaisie, la mère et l’enfant y persistérent ; M. de Genlis s’en moqua un peu aigrement, je vis que madame d’Estourmel alloit se fâcher, alors je me levai ; et, sacrifiant généreusement mon joli chapeau, j’allai prier madame d’Estourmel de le détacher, ce qu’elle fit avec empressement, car l’enfant s’impatientoit violemment. Madame d’Estourmel m’embrassa, loua beaucoup ma douceur, ma complaisance et mes beaux cheveux. Elle soutint que j’étois cent fois mieux sans chapeau, quoique je fusse tout ébouriffée, et que j’eusse une figure très-ridicule, avec une grande parure et cette coiffure en désordre. Mon chapeau fut livré à l’enfant sous la condition de ne pas le gâter. Mais en moins de dix minutes, le chapeau fut déchiré, écrasé, et hors d’état d’être jamais porté. J’eus grand soin les jours suivans de me coiffer en cheveux sans chapeau et sans fleurs. Mais, par malheur, cet enfant gâté étoit reconnoissant ; il s’attacha à moi avec une passion démesurée, et ne voulut plus me quitter ; dès que j’étois dans le salon il s’établissoit sur mes genoux ; il étoit fort gras et fort lourd, il m’assommoit, chiffonnoit mes robes, et même les déchiroit en posant sur moi des quantités de joujoux. Je ne pouvois ni parler à qui que ce fût, ni entendre un mot de la conversation, et il m’étoit impossible de m’en débarrasser même pour jouer aux cartes. Dans tous mes petits voyages je portois toujours ma harpe, on voulut m’entendre ; il n’y eut pas moyen, tandis que je jouois, d’empêcher l’enfant (qui se tenoit debout près de la harpe) de jouer aussi avec les cordes de la basse, ce qui formoit un accompagnement peu agréable. Lorsque j’eus fini on vint prendre ma harpe pour l’emporter, l’enfant s’y opposa en faisant des cris terribles. La harpe resta, il en joua à sa manière, il égratigna les cordes, en cassa plusieurs, et dérangea totalement l’accord. Quand on représentoit à madame d’Estourmel que cet enfant devoit m’importuner beaucoup, elle me demandoit si cela étoit vrai, et elle prenoit au pied de la lettre la politesse de ma réponse, en ajoutant qu’à mon âge on étoit charmé d’avoir un prétexte de s’amuser d’une manière enfantine, et que je formois avec son fils un tableau délicieux. Au vrai cet enfant ne m’étoit pas aussi désagréable que tout le monde le croyoit, non que j’aimasse ses jeux, mais sa personne m’intéressoit et me divertissoit. Il étoit joli, caressant, original, et il n’avoit rien de méchant. Avec une éducation passable on en auroit facilement fait un enfant charmant. Sa pauvre mère a bien payé la folie de cette mauvaise éducation ; l’année d’ensuite l’enfant, pour la première fois de sa vie, eut un peu de fièvre ; il refusa toute boisson, et demanda avec fureur les alimens les plus malsains ; une légère indisposition devint une maladie sérieuse, et bientôt mortelle, parce qu’il fut impossible de lui faire prendre une seule drogue, et que toutes les tentatives en ce genre lui causoient des accès de colère qui alloient jusqu’aux convulsions. Il mourut à six ans, et il étoit naturellement très-robuste et parfaitement bien constitué !

En retournant à Genlis par Péronne, mon beau-frère tomba dangereusement malade dans cette ville d’une fièvre putride. M. de Genlis fit appeler sur-le-champ le plus célèbre médecin de la ville, celui-ci demanda aussitôt à faire une consultation avec un autre médecin de Péronne, et le résultat de la consultation fut que l’un déclara que si le malade n’étoit pas saigné sous vingt-quatre heures, sa mort étoit certaine, et l’autre soutint que la saignée seroit mortelle. Comme frère et comme le seul héritier de deux cent mille livres de rentes, (la terre de Genlis et la substitution de celle de Sillery), M. de Genlis se trouva dans le plus affreux embarras. Il prit son parti sans balancer ; mon beau-frère n’avoit confiance qu’en son médecin, un Allemand nommé Weiss[56] ; il étoit à Paris ; mais nous calculâmes que l’on pouvoit avoir sa réponse sous vingt-quatre heures. M. de Genlis, sous la dictée des médecins, écrivit l’état du malade et la consultation ; il conjuroit Weiss de venir à Péronne, ou du moins d’envoyer son avis. Ensuite il fit partir à franc-étrier celui de nos gens qui couroit le mieux la poste, en lui ordonnant d’aller ventre à terre et de revenir de même. M. Weiss ne voulut pas faire le voyage, mais il envoya une excellente consultation qui défendoit expressément la saignée. Le courrier revint en dix-neuf heures ; le marquis de Genlis fut sauvé, et dut la vie à son frère. Nous restâmes vingt-deux jours à Péronne, à l’auberge de la poste. J’y montois à cheval tous les jours ; les dames des châteaux d’alentour m’envoyoient des fruits, du poisson, des légumes et des fleurs ; avant de partir j’allai les remercier. Je mangeai là des poires et des pêches excellentes. Peu de temps après notre retour à Genlis, mon beau-frère, à peine convalescent, partit pour Paris, et nous allâmes, M. de Genlis et moi, à Arras, où étoit le régiment des grenadiers de France. Le comte de Guines (depuis duc de Guines) y avoit une superbe maison qu’il me prêta. J’y restai trois semaines, je m’y amusai beaucoup ; on m’y donna de charmantes fêtes. Les officiers des grenadiers de France jouèrent pour moi la comédie sur le théâtre de la ville ; on me donna des bals parés et masqués. Un sous-lieutenant, M. de Saint-P***, que j’ai depuis rencontré dans le monde, étoit très-occupé de moi ; voulant profiter d’un bal masqué pour m’approcher librement, il imagina de se déguiser en muet ; il ne me quitta pas durant tout le bal, en ne me disant jamais que ha, ha, ha, en me montrant sa bouche pour me faire comprendre qu’il étoit muet. Je partis d’Arras à deux heures après minuit, pour sauver un déserteur qui devoit être fusillé le même jour à dix heures du matin. Le chevalier de Montchat, major des grenadiers de France, s’intéressoit vivement à cet infortuné ; il trouva le moyen, de concert avec M. de Genlis, sans se compromettre, de le faire évader de prison, à onze heures du soir, de l’amener dans notre maison, où on l’enferma dans le cabinet de M. de Genlis. M. le comte d’Audick me donnoit un souper dansant ; j’y fus d’une extrême distraction, ne pensant qu’à notre déserteur que j’avois peur qu’on ne nous reprit. Je quittai la fête à minuit et demi. Nous avions fait demander les portes au commandant pour deux heures on ne pouvoit les ouvrir à une telle heure dans une ville de guerre qu’avec une permission particulière. M. de Genlis fit prendre au déserteur un habit de sa livrée ; nous partîmes à une heure et demie ; le déserteur monta derrière notre voiture. En passant la porte de la ville, je n’avois pas une goutte de sang dans les veines, tant je craignois pour ce pauvre déserteur. À quatre lieues d’Arras, il trouva un cheval sur la grande route ; nous nous arrêtâmes ; il vint à la portière pour nous remercier ; je pleurois de joie de le voir sauvé ! M. de Genlis me dit de l’embrasser, ce que je fis de tout mon cœur. Contribuer à sauver la vie d’un homme est un bonheur qui laisse un souvenir ineffaçable.

En arrivant à Genlis, des lettres de Paris nous apprirent que mon beau-frère étoit retombé dangereusement malade. M. de Genlis partit sur-le-champ pour Paris. Il m’avoit promis de m’écrire, deux postes arrivèrent sans m’apporter de nouvelles ; alors je dis à M. Blanchard que j’étois fort inquiète, et que je voulois absolument aller à Paris. On avoit emmené toutes les voitures, il ne restoit qu’une petite voiture de chasse très-fragile, en mauvais état, et dont on avoit besoin au château. Je promis de ne la prendre que pour aller jusqu’à Noyon (à quatre lieues de Genlis), je dis que je me flattois de trouver dans cette ville une voiture à louer. M. Blanchard me donna dix louis pour mon voyage, et je partis sur-le-champ avec mademoiselle Victoire, et un domestique à cheval. Au vrai, j’avois beaucoup moins d’inquiétude que de désir de faire une course à Paris. Au fond de l’âme, je ne croyois pas trouver de voiture à Noyon, mais j’étois décidée à partir de là à franc étrier pour me rendre à Paris, et, en conséquence, je mis un habit de cheval, avec ma jupe d’amazone, que je me promis de quitter en sortant de Noyon. Arrivée à Noyon à quatre heures après midi, au mois de novembre, le maître de poste me dit qu’il n’avoit point de voitures ; j’en fus charmée intérieurement ; je demandai trois chevaux de poste, un pour moi, un pour mon laquais, et le troisième pour ma femme de chambre. À ces mots, mademoiselle Victoire éclata de rire, croyant que c’étoit une plaisanterie ; je l’assurai d’un ton si ferme, que telle étoit ma volonté, du moins pour moi, qu’elle n’en douta point ; elle resta stupéfaite. Je lui dis cependant qu’elle étoit maîtresse de ne pas me suivre, mais que j’étois décidée à partir ainsi. Elle avoit monté à cheval en partie de plaisir plusieurs fois, et continuellement à âne ; elle étoit forte et courageuse ; je n’eus pas beaucoup de peine à lui persuader qu’elle courroit la poste à merveille. Lémire, mon domestique, qui étoit l’homme du monde le plus sérieux et le moins sage, nous proposa deux choses que j’acceptai, l’une de prêter à mademoiselle Victoire des culottes et une redingote pour courir, dit-il, décemment, l’autre de mettre des bottes fortes. Il me donna les siennes ; comme elles étoient beaucoup trop larges, il m’empailla les jambes fort adroitement ; alors, transportée de joie, pendant que mademoiselle Victoire faisoit sa toilette, je demandai le maître de poste, et je lui signifiai mon dessein ; cet homme, qui étoit fort attaché à M. de Genlis, fut très-effrayé de cette résolution ; pour la motiver, je l’assurai qu’une affaire de la plus grande importance m’appeloit à Paris, et je le pressai de faire seller nos chevaux ; il me dit qu’il m’en alloit chercher un excellent qui n’étoit pas dans la maison. Il courut toute la ville pour avoir une voiture, et, à mon grand déplaisir, il en trouva une, mais qui n’avoit ni glaces, ni rideaux par devant. Je regrettai mes bottes fortes et la gloire de faire vingt-cinq lieues à franc étrier. Mademoiselle Victoire resta habillée en homme ; j’ôtai ma jupe ; nous courûmes toute la nuit, et à toutes les postes je descendois, enchantée d’être prise pour un homme, demandant toujours du jambon pour faire relever les servantes auxquelles je disois toutes sortes de folies. Mademoiselle Victoire n’étoit pas de fort bonne humeur ; il pleuvoit à verse, et elle n’avoit point de chapeau ; je lui mis sur le visage un mouchoir de soie rouge. À la première poste elle descendit avec moi pour se chauffer ; et, pour m’imiter, elle fit quelques agaceries à une servante, qui lui répondit brusquement : Vous êtes trop laid. Mademoiselle Victoire avoit cependant une assez belle figure, mais le mouchoir de soie s’étoit déteint sur son visage, et l’avoit rendu de couleur écarlate, ce qui lui donnoit un aspect effrayant.

M. de Genlis fut étrangement surpris de me voir arriver ; son frère étoit hors de danger, mais avoit besoin de ses soins, et il fut décidé que nous resterions six semaines à Paris. Je vis ma mère, madame de Montesson, madame de Boulainvilliers, cousine de M. de Genlis, madame la marquise de Saint-Chamans, sœur de madame de Sailly. J’allai à un bal paré que donna l’ambassadeur d’Espagne. Mais madame de Puisieux et sa fille, madame la maréchale d’Estrée, toujours brouillées avec M. de Genlis, persistèrent à ne pas nous recevoir. Au bout de cinq semaines, mon beau-frère fut rétabli, il commença à négocier son mariage avec mademoiselle de Vilmeur, riche orpheline et nièce du chevalier de Courten, un Suisse dont elle étoit héritière. Nous allions de temps en temps souper chez ma tante de Sercey, qui demeuroit toujours au cul-de-sac de Rohan. Un soir que nous en revenions à minuit et demi, mon mari, son frère et moi avec des chevaux de remise, et que nous montions au pas la rue des Fossés-M.-le-Prince, un homme vint se jeter devant la voiture, en criant que le cocher l’avoit renversé, ce qui étoit faux et impossible ; il arrêta le cocher en l’accablant d’injures, aussitôt trois hommes sortirent d’une allée et vinrent se joindre à lui. À cet aspect, nos deux domestiques s’enfuirent, et M. de Genlis, mettant l’épée à la main, s’élance de la voiture en disant à son frère de rester avec moi ; mais je conjurai le marquis de Genlis d’aller au secours de son frère, et, comme il hésitoit, je me précipitai au bas de la voiture, en criant à M. de Genlis : Ne tuez personne, ne frappez pas de la pointe. Ma plus grande frayeur étoit que cette rixe ne devint un combat sanglant. Mon beau-frère mit l’épée à la main, et ces brigands se sauvèrent. Si j’eusse été seule dans la voiture, j’aurois été volée. Cette aventure, que M. de Genlis aimoit à conter, fit beaucoup d’honneur à mon courage, déjà célèbre par ma témérité à cheval.

Nous retournâmes à Genlis passer le reste de l’hiver ; j’en revins grosse de cinq mois, au commencement du printemps, et nous retournâmes à Paris pour le mariage de mon beau-frère. Il épousa mademoiselle de Vilmeur, âgée de quinze ans ; M. le marquis de Puisieux consentit à lui servir de père, et mon beau-frère décida que je lui servirois de mère : ce qui fut assez singulier, non-seulement parce que je n’avois que trois ans et demi de plus que la mariée, mais parce que j’allois voir pour la première fois à cette cérémonie ce chef de la famille qui m’avoit jusque-là montré tant de rigueur, et qui seroit obligé de me conduire dans l’église ; ce qu’il fit de fort bonne grâce. Il étoit très-paré ; il avoit son cordon bleu passé par-dessus son habit, il me parut éblouissant et terrible. Comme il me donnoit la main, il s’aperçut que je tremblois : « Vous avez froid, Madame ? » me dit-il ; je répondis naïvement, Ce n’est pas cela. Il m’a dit depuis que le ton dont je prononçai ces paroles, le toucha jusqu’aux larmes. Le repas de noce se fit avec une grande magnificence à la campagne chez le chevalier de Courten (à la Planchette) ; presque toute la famille y vint. Madame de Puisieux, sa fille la maréchale d’Estrée, madame la princesse de Bentinck, monsieur et madame de Noailles, le duc d’Harcourt, et beaucoup d’autres. Mes amis, monsieur et madame de Balincour et madame de Sailly, n’y étoient pas, ni M. de Souvré ; je les regrettai bien. Je fus traitée avec beaucoup de politesse, mais froidement par toutes les dames ; je gardai un profond silence. On s’occupa à l’excès de ma belle-sœur ; on vanta sa beauté, madame de Puisieux et la maréchale la caressèrent excessivement. Je crus m’apercevoir qu’on y mettoit un peu d’affectation ; cette idée m’ôta ma timidité. Toutes les fois qu’on a eu le dessein de me piquer, je ne sais quelle fierté m’a constamment mise au-dessus de l’offense qu’on vouloit me faire, en me donnant une indifférence parfaite. Il arriva à cette noce un incident dont on a beaucoup parlé, et sur lequel on a inventé une anecdote tout-à-fait fausse, que j’ai lue imprimée dans mille recueils. Le comte d’Hérouville étoit parent du chevalier de Courten et son ami ; il avoit reçu un billet d’invitation, mais pour lui seul. Il étoit marié depuis dix ans à la fameuse Lolotte, qui se conduisoit très-bien depuis son mariage, mais qu’aucune femme ne voyoit. Elle avoit trente-six ans, elle étoit encore très-belle et très-agréable ; elle avoit beaucoup d’esprit et des manières charmantes. Le comte d’Hérouville fit la fausse démarche de l’amener ; il auroit mieux fait de ne pas venir, puisqu’elle n’étoit pas invitée. Elle fut très-grossièrement reçue, excepté par le chevalier de Courten et par MM. de Genlis, et pendant le dîner on dit en général plusieurs choses piquantes, dont elle ne pouvoit que trop se faire l’application. Rien ne m’a jamais fait plus de pitié ; elle eut un très-bon maintien. Après le dîner, ma belle-sœur lui offrit, comme aux autres dames, un sac et un éventail, et l’embrassa. À cette action, qui étoit indispensable, deux femmes haussèrent les épaules, et les autres firent d’étranges mines. Tous les hommes alors se déclarèrent pour la belle opprimée, et furent de ce moment très-aimables pour elle. Toutes les femmes prirent de l’humeur ; cette scène fut très-singulière. Le chevalier de Courten étoit au supplice, le pauvre M. d’Hérouville souffroit cruellement, il s’en alla de bonne heure. Aussitôt qu’il fut sorti avec sa femme, M. de Genlis s’écria : « Mon Dieu ! que madame d’Hérouville est belle !… » Tous les hommes firent son éloge, chacun avoit envie de la venger. On conta le lendemain dans tout Paris qu’un moment après l’arrivée de madame d’Hérouville, la petite chienne, appelée Lolotte, de madame de Puisieux, étant entrée dans le salon, madame de Puisieux lui avoit dit à haute voix : Allez-vous-en, Lolotte, vous n’êtes pas faite pour être en bonne compagnie. Cela est absolument faux, madame de Puisieux n’avoit point amené sa chienne, et rien de semblable n’a été dit.

Toute la compagnie resta jusqu’à onze heures du soir. Mais les nouveaux mariés, M. de Genlis et moi, nous passâmes six jours dans cette maison. Ce temps me suffit pour prendre une grande amitié pour ma belle-sœur. Elle étoit belle, et sa figure eût été charmante, sans un rire désagréable qui ne montroit pas de belles dents, et qui laissoit voir deux doigts de gencives toujours gonflées ; mais quand elle ne rioit pas, son visage étoit beau et très-agréable ; aussi M. de Villepaton disoit d’elle : Que sérieusement parlant elle étoit très-jolie. Elle avoit reçu une éducation fort négligée, cependant elle n’étoit jamais oisive, elle aimoit l’ouvrage, brodoit parfaitement, et étoit adroite comme une fée. Elle étoit très-violente et fort contrariante ; elle avoit des obstinations d’enfant, mais au fond elle étoit bonne, obligeante, naturelle et très-gaie. Nous n’avons jamais eu ensemble la plus légère dispute, et je fus enchantée d’avoir une compagne si jeune et si aimable pour moi.

Le chevalier de Courten, maître de la maison et oncle de ma belle-sœur, étoit un vieillard de soixante-dix-sept ans, aussi aimable que spirituel. Il avoit servi avec beaucoup de distinction à la guerre et dans diverses négociations ; il avoit vu beaucoup de choses et les contoit avec un charme particulier ; je n’ai jamais vu à cet âge plus de gaieté, de douceur, de mémoire et d’agrément. Il joignoit à l’usage du monde et au ton de la cour de France, un grand naturel, et une sorte de naïveté qui tenoit aux mœurs de la Suisse, son pays, et qui donnoit à sa conversation et à son esprit quelque chose de jeune et d’original qui le rendoit le plus intéressant et le plus agréable de tous les vieillards.

En quittant la Planchette, nous allâmes tous à Genlis. Mon frère passa cette année à Genlis ; il venoit d’être reçu dans le génie, et avoit subi son examen du cours du Bezout avec la plus grande distinction ; en effet, il montroit un génie extraordinaire pour les mathématiques. J’eus une grande joie de le revoir ; il étoit fort joli, très-naïf et d’une gaieté d’enfant très-aimable et qui me convenoit parfaitement. Un soir qu’il y avoit du monde au château, et que ma belle-sœur et MM. de Genlis jouoient après le souper au reversi, mon frère me proposa une promenade dans la cour, qui étoit immense, sablée et remplie de fleurs ; j’y consentis. Quand nous fûmes dans la cour, il eut envie d’aller faire un tour dans le village ; je ne demandai pas mieux : il étoit dix heures, tous les cabarets étoient éclairés, et l’on voyoit, à travers les vitres, les paysans buvant du cidre ; je remarquai avec surprise qu’ils avoient tous l’air très-grave. Il prit à mon frère une gaieté, il frappa contre les vitres en criant : Bonnes gens, vendez-vous du sacré chien ? et après cet exploit il m’entraîna en courant dans une petite ruelle obscure, à côté de ces cabarets, où nous nous cachâmes en mourant de rire. Notre joie s’augmenta encore en entendant le cabaretier sur le pas de sa porte, menacer de coups de gourdin les polissons qui avoient frappé aux vitres. Mon frère m’expliqua que sacré chien vouloit dire de l’eau-de-vie. Je trouvai cela si charmant, que je voulus aller à un autre cabaret voisin, faire cette jolie demande, qui eut le même succès ; nous répétâmes plusieurs fois cette agréable plaisanterie, nous disputant à qui diroit sacré chien, et finissant par le dire en duo, et toujours à chaque fois nous sauvant à toutes jambes dans la petite ruelle, où nous faisions des rires à tomber par terre. Heureux âge où l’on est transporté d’aise à si bon marché, quand rien encore n’a exalté l’imagination et troublé le cœur !

Mon frère resta six semaines avec nous. M. de Genlis, avec beaucoup de grâce, lui donna tout ce qui pouvoit lui être utile ou agréable dans une garnison où il devoit rester long-temps. Il alloit à Mézières ; nous nous promîmes de nous écrire régulièrement, et nous tînmes parole.

Nous retournâmes à Paris M. de Genlis et moi au mois d’août, dans une jolie maison avec un jardin dans le cul-de-sac Saint-Dominique, dont mon beau-frère avoit loué le rez-de-chaussée, et dont nous louâmes le premier. Là j’attendis le moment de mes couches. L’idée que j’allois devenir mère, me rendit beaucoup plus raisonnable ; j’avois commencé depuis quelques mois un ouvrage que j’intitulai : Réflexions d’une mère de vingt ans, quoique je n’en eusse que dix-neuf. Cet ouvrage, que j’ai perdu vingt-cinq ans après avec tant d’autres manuscrits, n’avoit rien de romanesque, et j’en ai pris par la suite beaucoup d’idées que j’ai mises dans Adèle et Théodore. Je lisois toujours l’histoire avec une grande application ; et, pour me délasser, je lisois des théâtres et des poésies. J’entrepris, dans ce temps, les volumineux voyages rédigés par l’abbé Prévost, et je les achevai sans en passer une ligne, lisant même les doubles relations.

Le quatre septembre j’accouchai de ma chère Caroline, de cette créature angélique, qui a fait pendant vingt-deux ans mon bonheur et ma gloire ! et dont la perte irréparable a été la plus grande douleur et le plus grand malheur de ma vie ! Elle vint au monde belle comme un ange, et ce visage enchanteur a été depuis l’instant de sa naissance jusqu’au tombeau, ce qu’on a jamais vu de plus parfait ; je ne la nourris point, ce n’étoit point la mode encore ; d’ailleurs, dans notre situation je ne l’aurois pas pu, étant obligée d’être toujours en courses et en voyages. Elle fut nourrie à deux petites lieues de Genlis, dans un village appelé Comanchon. Que de sentimens nouveaux me fit éprouver le bonheur d’être mère ! que j’aimois cette enfant ! que la vie me devint chère, et avec quel vif intérêt je jetois les yeux sur l’avenir, auquel je n’avois jamais pensé ! J’y découvrois une nouvelle existence mille fois préférable à la mienne propre.

Neuf jours après mes couches, madame la maréchale d’Estrée vint me voir, elle m’apporta, en présent, de très-belles étoffes des Indes, et m’annonça que son père et sa mère me recevroient avec plaisir, et que madame de Puisieux me présenteroit à la cour aussitôt que je serois relevée de couches. Au bout de cinq semaines j’allai chez madame de Puisieux, dont j’avois une peur extrême ; comme de ma vie je n’ai fait des avances quand on a eu de la sécheresse pour moi, je fus très-froide et très-silencieuse. Je ne lui plus guère. Huit jours après, elle me mena à Versailles, ce qui fut un vrai supplice pour moi, parce que ce fut tête à tête dans sa voiture. Elle ne me parla que de la manière dont je devois me coiffer, m’exhortant d’un ton critique à ne pas me coiffer si haut qu’à mon ordinaire, m’assurant que cela déplairoit beaucoup à Mesdames et à la vieille reine. Je répondis simplement : « Il suffit, Madame, que cela vous déplaise. » Cette réponse parut lui être agréable, mais aussitôt après je retombai dans mon profond silence, et je vis que je l’ennuyois beaucoup. À Versailles, nous logeâmes dans le bel appartement du maréchal d’Estrée ; le maréchal fut charmant pour moi ; je le regardois avec un vif intérêt ; je savois qu’il avoit eu les plus éclatans succès à la guerre, et qu’il étoit d’ailleurs l’une des meilleures têtes du conseil. Il joignoit à sa gloire la bonhomie la plus aimable et une bonté parfaite. Mesdames de Puisieux et d’Estrée me persécutèrent véritablement le lendemain, jour de ma présentation ; elles me firent coiffer trois fois, et s’arrêtèrent à la manière qui me messéyoit le plus, et qui étoit la plus gothique. Elles me forcèrent de mettre beaucoup de poudre et beaucoup de rouge, deux choses que je détestois ; elles voulurent que j’eusse mon grand corps pour dîner, afin, disoient-elles, de m’y accoutumer ; ces grands corps laissoient les épaules découvertes, coupoient les bras et gênoient horriblement ; d’ailleurs, pour montrer ma taille, elles me firent serrer à outrance.

La mère et la fille eurent ensuite une dispute très-aigre au sujet de ma collerette, sur la manière de l’attacher ; elles étoient assises, et j’étois debout et excédée pendant ce débat. On m’attacha et l’on m’ôta au moins quatre fois cette collerette ; enfin, la maréchale l’emporta de vive force d’après la décision de ses trois femmes de chambre, ce qui donna beaucoup d’humeur à madame de Puisieux. J’étois si lasse que je pouvois à peine me soutenir, lorsqu’il fallut aller dîner. On me fit grâce du grand panier pour le dîner, quoiqu’il fut question un moment de me le faire prendre pour m’y accoutumer aussi. Lorsque le maréchal m’aperçut, il s’écria : « Elle a trop de poudre et trop de rouge ; elle étoit cent fois plus jolie hier. » Madame de Puisieux le fit juge de ma collerette, qu’il approuva, et tout le dîner se passa en discussions sur ma toilette. Je ne mangeai rien du tout, parce que j’étois si serrée, que je pouvois à peine respirer. En sortant de table le maréchal passa dans son cabinet ; je restai livrée à la maréchale et à madame de Puisieux, qui me firent achever ma toilette, c’est-à-dire mettre mon panier et mon bas de robe, ensuite répéter mes révérences, pour lesquelles j’avois pris un maître : c’étoit alors Gardel[57] qui apprenoit à les faire. Ces dames furent très-contentes de cette répétition ; mais madame de Puisieux me défendit de repousser doucement en arrière avec le pied mon bas de robe, lorsque je me retirois à reculons, en disant que cela étoit théâtral. Je lui représentai que, si je ne repoussois pas cette longue queue, je m’entortillerois les pieds dedans, et que je tomberois ; elle répéta d’un ton impérieux et sec que cela étoit théâtral, je ne répliquai rien ensuite ces dames s’habillérent ; pendant ce temps je m’ôtai adroitement un peu de rouge, mais malheureusement, au moment de partir, madame de Puisieux s’en aperçut, et me dit : « Votre rouge est tombé, mais je vais vous en remettre ; » et elle tira de sa poche une boîte à mouches, et me remit du rouge beaucoup plus foncé que celui que j’avois auparavant. Ma présentation se passa fort bien, elle avoit fort bon air parce qu’il y avoit beaucoup de femmes. Le roi Louis XV parla beaucoup à madame de Puisieux, et lui dit plusieurs choses agréables sur moi. Quoiqu’il ne fut plus jeune, il me parut bien beau ; ses yeux étoient d’un bleu très-foncé, des yeux bleu de roi, disoit M. le prince de Conti, et son regard étoit le plus imposant qu’on puisse imaginer. Il avoit, en parlant, un ton bref, et un laconisme particulier, mais qui n’avoit rien de dur et de désobligeant : enfin, il y avoit dans toute sa personne quelque chose de majestueux et de royal, qui le distinguoit extrêmement de tous les autres hommes. Un bel extérieur dans un roi n’est nullement une chose indifférente ; le peuple, et la plus grande partie des nations, ne peuvent qu’apercevoir à la dérobée ces grandes puissances de la terre ; ils les regardent avec une avide curiosité, l’impression qu’ils reçoivent de cet examen est ineffaçable, et elle a la plus grande influence sur leurs sentimens. Un maintien noble, une physionomie ouverte, l’expression de la sérénité, un sourire agréable, des manières douces et polies sont, pour les princes, des dons précieux, et que l’éducation peut donner jusqu’à un certain point. Des manières farouches ou dédaigneuses les font haïr ; s’ils ont l’air sombre et soucieux, ils inspirent la défiance et l’effroi ; s’ils ont une tournure ignoble et ridicule, on les méprise, surtout en France où les derniers individus du peuple ont le tact le plus fin et le plus sur pour saisir toutes les nuances qui peuvent exprimer par le ton, les gestes et le regard, les divers mouvemens de l’âme.

M. le dauphin, fils de Louis XV, venoit de mourir, on en portoit encore le grand deuil ; je fus présentée à la vieille reine, fille de Stanislas, roi de Pologne ; cette princesse, déjà attaquée de la maladie de langueur dont elle mourut quinze ou dix-huit mois après, étoit couchée sur une chaise longue. Je fus très-frappée de lui voir un bonnet de nuit de dentelle, avec de grandes girandoles de diamans[58]. Elle m’intéressa beaucoup, parce qu’on disoit que c’étoit la mort de son fils qui la conduisoit au tombeau. C’étoit une charmante petite vieille, elle avoit conservé une très-jolie physionomie et un sourire ravissant. Elle étoit obligeante, gracieuse, et le doux son de sa voix, un peu languissante, alloit au cœur. Sa conduite entière avoit toujours été d’une pureté irréprochable elle étoit pieuse, bonne, charitable ; elle aimoit les lettres, et les protégea avec discernement. Elle avoit beaucoup de finesse dans l’esprit, on citoit d’elle une grande quantité de mots charmans. Je fus ensuite présentée à Mesdames et aux Enfans de France ; le soir j’allai au jeu de Mesdames. On me mena chez madame la duchesse de Civrac, dame d’honneur de madame Victoire. Son mari avoit de très-grandes obligations à M. de Puisieux, qui l’avoit fait nommer à l’ambassade de Vienne, où il étoit alors. Madame de Civrac étoit charmante par le naturel et la bonté[59]. Malgré mon extrême timidité, je me trouvai tout de suite à mon aise avec elle ; et j’ai cultivé sa bienveillance jusqu’à sa mort. Peu de jours après ma présentation, nous retournâmes à Genlis. J’y passai un été fort agréable ; nous y jouâmes la comédie sur le théâtre fait par le chevalier don Tirmane, où nous avions déjà joué plusieurs pièces. Dans le cours de cet été nous jouâmes Nanine, les Précieuses ridicules, le Méchant, et la Comtesse d’Escarbagnas ; les meilleurs acteurs étoient M. de Genlis et moi ; ma belle-sœur, malgré toutes mes leçons, ne jouoit pas bien, mais elle n’y mettoit nulle prétention. Nous avions pour spectateurs nos voisins et nos paysans, qui firent des éclats de rire immodérés dans la scène larmoyante de la reconnoissance de Nanine et de son père, parce qu’ils reconnurent un de nos voisins âgé de trente-cinq ou trente-six ans, qui jouoit Philippe Humbert, et que la perruque blanche qu’il avoit mise pour se donner l’air d’un vieillard, leur parut la chose du monde la plus comique. M. Le Pelletier de Morfontaine, intendant de Soissons, vint à nos spectacles. Je venois d’apprendre l’antique institution de la Rosière de Salency[60], j’en parlai avec enthousiasme à M. de Morfontaine, et il fut décidé que nous irions à Salency couronner la rosière. Je donnai à la rosière un habit et une vache, M. de Morfontaine fit une dotation à perpétuité. Il avoit fait venir des musiciens, il me donna un très-joli bal dans une grange décorée d’une manière charmante avec des lanternes de couleur, des feuillages et des guirlandes de roses. MM. de Sauvigny, Feutry et de Genlis firent de jolis couplets sur cette fête ; ceux de M. de Genlis furent envoyés à Paris ; on les trouva si agréables, qu’on les fit mettre dans le Mercure. Il y en avoit un qui m’étoit adressé, et j’avouerai que, lorsque je le vis imprimé, j’en fus beaucoup plus flattée que je ne l’avois été en l’entendant chanter dans la grange de Salency.

Comme M. de Genlis avoit voulu porter ma harpe à Salency, j’en jouai dans la grange avant le bal, ce qui causa aux bons Salenciens et aux musiciens de Noyon un enthousiasme inexprimable ; M. Feutry fit à ce sujet le couplet suivant, que je ne cite que parce qu’il fut bien véritablement un impromptu, il l’a fait imprimer dans ses œuvres.


Sur l’air : De tous les capucins du monde.

Genlis, votre harpe magique
Efface l’instrument antique

Dont on nous vante les succès.
Par lui Saül vit disparoître
Et ses transports et ses accès,
Et vous en faites ici naître.


En faveur du chant, de la fête, de l’à-propos et de l’impromptu, je passai à M. Feutry cette éternelle réminiscence de Saül et de David, qui me causoit ordinairement tant d’ennui. Il y a des momens où tout réussit, il faut savoir les saisir. Tout ce qui tient à cette journée, m’a laissé un souvenir délicieux sur lequel j’aime à m’arrêter !…

M. de Sauvigny fit un poème en prose, intitulé la Rosière de Salency, qu’il me dédia ; par la suite je fis, sur le même sujet, une comédie qui se trouve dans mon Théâtre d’Éducation. Sept ou huit ans après, les rosières de Salency eurent un procès avec leur seigneur, qui refusoit, sans nulle raison, à la rosière, de lui donner la main pour la conduire à l’église, et de lui fournir la couronne de roses et le cordon bleu, en mémoire de celui que Louis XIII étant à Varennes, près de Salency, envoya à la rosière par son capitaine des gardes. Le vertueux prieur de Salency fit un voyage à Paris pour ce ridicule procès ; il vint me voir, me conta cette histoire, et je fis, pour les rosières, un mémoire que je donnai au prieur ; ce mémoire fut porté au conseil, et les rosières gagnèrent leur procès. Le mémoire étoit fait au nom du prieur ; il le présenta à la reine, qui s’intéressa vivement à cette affaire. En reconnoissance de tout ce que M. de Morfontaine avoit fait pour les rosières, je lui promis d’aller le voir à Soissons ; j’y allai, en effet, avec M. de Genlis ; nous y passâmes quinze jours à l’intendance, dans des fêtes continuelles. Je vis là, pour la première fois, Dorat, que je trouvai très-aimable, non parce qu’il fit, pour moi, des vers charmans, mais parce qu’en effet il avoit un ton et des manières fort agréables, et qu’il causoit bien, la chose du monde la plus rare parmi les beaux-esprits. M. de Morfontaine faisoit beaucoup de bien dans son intendance ; il avoit de l’esprit, des sentimens nobles, de la galanterie, de la magnificence ; il aimoit les arts, les talens, mais il avoit la manie de composer des vers, et le malheur de les faire toujours ridicules. C’est lui qui inspira ce couplet au chevalier de Boufllers :


Mon pauvre Morfontaine,
Dis à quelle fontaine

Tu puises tes couplets,
Pour n’y puiser jamais.


De Soissons nous retournâmes à Genlis, où je repris mes occupations avec une nouvelle ardeur. Comme MM. de Genlis alloient presque tous les jours à la chasse à tirer, nous étions souvent seules, ma belle-sœur et moi ; nous allions sans cesse à Comanchon voir ma chère petite Caroline, ma belle-sœur y alloit en cabriolet et moi à cheval. Ma belle-sœur ne devenoit point grosse, et loin d’être jalouse de me voir un charmant enfant, elle aimoit à la folie ma Caroline ; sentiment qu’elle a toujours conservé, et qui, seul, eût suffi pour m’attacher à elle. Quand nous étions seules au château, ce qui arrivoit continuellement, nous brodions toutes les deux, et l’intendant, M. Blanchard, nous faisoit la lecture tout haut. Il nous lut ainsi une partie de l’Histoire romaine, de Laurent Echard, et le Spectacle de la nature, de Pluche, ce qui commença à me donner le goût de l’histoire naturelle. Je chargeai une petite fille de ramasser tous les insectes qu’elle pourroit trouver dans les champs. Elle nous apporta une grande boîte, que l’on ouvrit pour mon malheur dans ma chambre à coucher ; il en sortit d’énormes araignées, de gros vers de terre, des grenouilles, des crapauds, etc. ; à l’aspect de tous ces monstres, nous prîmes la fuite, extrêmement refroidies sur l’étude de l’histoire naturelle. Pendant plus de quinze jours, quoiqu’on eût mis beaucoup de soin à enlever de ma chambre tous ces insectes, j’en retrouvois toujours quelques-uns ; cependant nous continuâmes la lecture du Spectacle de la nature. M. Blanchard nous lut ensuite le théâtre de Fagan, auteur ingénieux et spirituel, dont les comédies nous firent grand plaisir ; outre ces lectures, dans ma chambre à ma toilette, tandis qu’on peignoit mes longs cheveux, ce qui étoit fort long, et qu’on me coiffoit, je lus l’Histoire ancienne de Rollin, et les jolies comédies de Dufrény, et ensuite celles de Marivaux pour la deuxième fois. J’avoue que j’aimois cet auteur à la folie ; il a parfaitement connu un coin du cœur des femmes, et il l’a dévoilé avec une finesse et une grâce qu’on ne trouve dans aucun autre auteur masculin. Il est parfait lorsqu’il peint les caprices, les inconséquences, les boutades d’une femme agitée d’un violent dépit causé par un peu d’amour et beaucoup d’amour-propre ; il ne savoit que cela, mais il le savoit bien. Cependant Molière, qui avoit tout observé, a peint quelque chose de semblable dans la Princesse d’Élide, qui est aussi une surprise de l’amour. Le style de Marivaux est souvent maniéré ; mais, par un tour d’esprit qui lui étoit particulier, ce n’est pas une prétention, c’est une originalité, et souvent aussi dans son dialogue, toujours ingénieux et spirituel, il y a des traits charmans, à la fois naturels, remplis de finesse, et même quelquefois d’une naïveté piquante. Dix ans après le temps dont je parle, je n’étois plus passionnée pour Marivaux, et je pensois qu’il avoit gâté beaucoup de littérateurs ; mais je le trouvois et je le trouve encore un auteur très-au-dessus du médiocre. Il a parfaitement saisi les nuances les plus délicates de divers sentimens et de plusieurs ridicules ; et, dans l’art d’observer les plus petites choses et de les bien peindre, il a infiniment surpassé Sterne, et beaucoup d’autres qu’on a admirés depuis, soit en France, soit en Angleterre. Sans parler des comédies de Marivaux, on peut dire que dans ses romans, dans sa Mariane et son Paysan parvenu, il y a des scènes très-supérieures à tout ce qu’on peut trouver de meilleur dans le Voyage sentimental.

J’avois toujours conservé le goût d’enseigner ; je l’exerçois pour une petite fille nommé Rose, âgée de dix ans, fort jolie, et fille de la laitière du château ; je la pris à mon service, et, comme elle avoit l’air d’aimer la musique, je lui enseignai à jouer de la harpe ; mais celle que j’avois étoit d’une grandeur énorme, et, au bout de six mois, je m’aperçus que mon écolière devenoit bossue, alors je renonçai à lui donner ce talent ; je commandai pour elle, et je fis venir de Paris un corps baleiné, avec une petite plaque de plomb du côté de l’épaule menaçante, et au bout de trois mois sa taille fut parfaitement rétablie, elle a même eu par la suite une très-jolie taille. Je donnois aussi à ma belle-sœur des leçons de musique et de chant, mais elle n’avoit point de voix ; je fus plus heureuse dans mes leçons d’orthographe, elle la savoit très-mal ; je la lui appris fort bien en peu de mois. De son côté, elle m’apprit à broder, elle excelloit dans cet art et dans tous les genres ; c’étoit en elle un vrai talent, et je n’ai jamais approché de sa perfection à cet égard ; elle faisoit aussi bien de la tapisserie. Elle n’avoit pas ce qu’on appelle de l’esprit, elle ne disoit point de jolis mots ; mais elle étoit bien loin d’être bornée, elle étoit même née avec une très-bonne tête ; par exemple, elle calculoit à cet âge d’une manière surprenante, avec une facilité à laquelle il m’eût été impossible d’atteindre ; par la suite, elle a montré une très-grande intelligence dans les affaires. Elle avoit naturellement un fort bon caractère, n’ayant de défauts qu’un enfantillage qui lui donnoit de petites obstinations de contrariété. En même temps elle prenoit, et franchement, part à tout ce qui plaisoit aux autres, à une chose sérieuse ainsi qu’à une folie de gaieté. Nos lectures l’intéressoient véritablement ; et si je lui proposois un tour de pensionnaire, elle y consentoit de tout son cœur. Il y avoit à Genlis la plus grande baignoire que j’aie jamais vue, on auroit pu y tenir à l’aise quatre personnes. Un jour je proposai à ma belle-sœur de nous y baigner dans du lait pur, et d’aller acheter, dans les environs, tout le lait des fermes. Nous nous déguisâmes en paysannes ; et, montées sur des ânes, et conduites par le charretier Jean, mon premier maître d’équitation, nous partîmes de Genlis à six heures du matin, et nous allâmes à deux lieues à la ronde de tous les côtés demander tout le lait des chaumières, en ordonnant de porter ce lait le lendemain de grand matin au château de Genlis. Dans les chaumières où nous avions la crainte d’être reconnues, nous attendions Jean à quelque distance ; nous entrions dans les autres. Nous prîmes un bain de lait, ce qui est la plus agréable chose du monde ; nous avions fait couvrir la surface du bain de feuilles de roses, et nous restâmes plus de deux heures dans ce charmant bain.

Je composai, dans ce temps, un roman que j’intitulai, les Dangers de la célébrité ; quatre ou cinq ans après, je perdis ce manuscrit : l’idée en étoit morale, mais, autant que je puis m’en souvenir, il étoit ennuyeux.

J’ai été très-heureuse à Genlis, surtout depuis le mariage de mon beau-frère ; mais mon mari avoit voulu absolument lui payer une petite pension, et je n’aurois pas été plus maîtresse dans mon propre château, grâce aux égards et à la délicatesse de mon beau-frère et de sa femme. Ma belle-sœur, dans un âge où naturellement on aime à faire la maîtresse de maison, n’avoit nullement cette manie ; elle vouloit, avec toute la grâce d’un excellent caractère, que j’ordonnasse aussi librement qu’elle ; jamais elle ne souffrit que des domestiques, en parlant d’elle, l’appelassent Madame tout court : ils la désignoient par son titre, comme moi par le mien. Ce sont là de petites choses, mais elles méritent d’être rapportées, elles peignent des sentimens nobles et délicats. Enfin, ma belle-sœur avoit des principes religieux, et le goût de l’occupation ; elle étoit incapable d’envie, de haine ; avec une figure très-brillante, elle n’avoit point de coquetterie ; elle aimoit sincèrement son mari : il ne lui a manqué, pour devenir une personne de mérite et d’une conduite toujours exemplaire, qu’un mari plus moral et fidèle.

J’exerçois toujours la médecine à Genlis, mon Tissot à la main, et de concert avec M. Racine, le barbier du village, qui venoit toujours très-gravement me consulter quand il avoit des malades. Nous allions les voir ensemble ; toutes mes ordonnances se bornoient à de simples tisanes, et du bouillon que j’envoyois communément du château. Je servois du moins à modérer la passion de M. Racine pour l’émétique qu’il prescrivoit pour presque tous les maux. Je m’étois perfectionnée dans l’art de saigner ; des paysans venoient souvent me prier de les saigner, ce que je faisois ; mais comme on sut que je leur donnois toujours vingt-quatre ou trente sous après une saignée, j’eus bientôt un grand nombre de pratiques, et je me doutai que les trente sous me les attiroient ; alors je ne saignai plus que sur l’ordonnance de M. Millet, chirurgien de la Fère, qui venoit à Genlis tous les huit ou dix jours.

Le seul bien que M. de Genlis eût alors étoit sa terre de Sissy, à cinq lieues de Genlis ; elle valoit dix mille livres de rentes, et c’étoit dans ce temps comme vingt mille aujourd’hui ; nous n’en dépensions pas cinq, ainsi nous étions fort à notre aise, et M. de Genlis, qui étoit rempli de bonté et d’humanité, faisoit un bien infini dans le village ; mon beau-frère et sa femme étoient aussi fort généreux, aussi étoient-ils tous adorés des paysans.

Un matin, que j’étois seule dans ma chambre, on vint me dire qu’une jolie petite fille de Sissy demandoit à me parler. Je la reçus, et je vis en effet une jeune paysanne de seize ans, belle comme un ange. Elle se jeta à mes pieds en pleurant, et sans vouloir m’expliquer ce qu’elle me vouloit. Je la relevai, je l’embrassai avec un attendrissement qui lui donna de la confiance, et elle m’avoua qu’elle avoit été séduite par notre garde-chasse, qui avoit quarante-cinq ans, qui lui avoit promis de l’épouser, qu’elle étoit grosse, et qu’il ne vouloit pas tenir sa parole, parce qu’elle n’avoit rien ; elle ajouta en sanglotant : Il faudra donc que je me jette dans la rivière ! Je la consolai de mon mieux, et je lui dis de rester au château. J’allai conter cette histoire à ma belle-sœur ; nous parlâmes toutes les deux à mon mari, qui, dans sa colère contre son garde-chasse, vouloit le renvoyer. Nous lui fîmes comprendre que ce seroit perdre la pauvre petite abusée, et il fut convenu qu’il la doteroit, que je lui donnerois ses habits de noce et un petit trousseau, que ma belle-sœur lui donneroit une coiffure de dentelles et une croix d’or, et mon beau-frère trois paires de drap de ménage. M. de Genlis envoya sur-le-champ chercher son garde-chasse, qui n’étoit prévenu de rien… Nous étions curieuses, ma belle-sœur et moi, de voir ce séducteur. Il nous parut bien vieux, mais il étoit grand, il avoit bonne mine, il portoit un habit vert galonné d’argent ; il avoit une tournure militaire, c’en étoit assez pour obtenir la préférence sur tous les jeunes villageois. M. de Genlis, en le voyant, sentit rallumer sa colère, et, sans préambule, il lui dit brusquement : « Vous êtes un coquin, je vous donne trois cents francs et une vache… » Ce singulier début nous donna une grande envie de rire ; le garde-chasse pâlit de surprise, de frayeur et de joie, et quand on lui eut expliqué la chose, et tout ce qu’on faisoit pour la petite fille, il parut être au comble du bonheur. Je n’ai rien vu de plus touchant que la reconnoissance et la joie de la pauvre petite fille. M. de Genlis les renvoya à Sissy pour y faire publier leurs bans, en fixant à trois semaines le jour de leur mariage, et promettant qu’il iroit avec moi à leur noce ; ce que nous fîmes en effet. Au jour indiqué, nous partîmes à cheval à la pointe du jour ; en arrivant à Sissy, nous fûmes reçus par une cavalcade qui vint au-devant de nous, et qui étoit composée des notables du village ; ils pensèrent me tuer en faisant tirer, pour me faire honneur, un coup de fusil beaucoup trop chargé, le coup me jeta à la renverse. Heureusement que le fusil ne creva pas. Je ne me blessai point, et cet accident ne m’empêcha pas de danser beaucoup à la noce. Nous ne revînmes à Genlis qu’à la nuit tout-à-fait fermée.

Le chevalier de Barbantane vint à Genlis, cette année ; frère du marquis de Barbantane, attaché au Palais-Royal, il étoit aussi aimable que son frère l’étoit peu. Il joignoit à beaucoup d’esprit une gaieté franche et spirituelle, une manière charmante de conter, et le caractère le plus estimable. Ses saillies, toujours vives et plaisantes, contrastoient singulièrement avec son maintien noble et grave, et avec sa figure, qui avoit quelque chose de sévère. Il avoit alors trente-six on trente-sept ans. Il aimoit beaucoup la musique ; ma harpe l’enchanta, ce qui commença entre nous une liaison d’amitié qui a duré jusqu’à la révolution.

Vers le 2 ou le 5 d’août nous allâmes, M. de Genlis et moi, à Reims, chez sa grand’mère, madame la marquise de Droménil, qui, sachant que M. de Genlis étoit raccommodé avec monsieur et madame de Puisieux, consentoit enfin à nous recevoir. Madame de Puisieux étoit cette année au Vaudreuil, chez le président Portail, ainsi nous n’allâmes point à Sillery. Madame de Droménil avoit prévenu son petit-fils dans sa lettre qu’elle ne nous garderoit que huit jours. Je vis cette respectable grand’mère de mon mari avec autant d’attendrissement que de respect : elle avoit quatre-vingt-sept ans ; elle étoit d’une petitesse extrême, et parfaitement proportionnée ; ses petits pieds et ses mains sembloient appartenir à un enfant de six ans ; ses traits étoient de la même délicatesse, et sa bouche si petite, qu’elle avoit pour manger un couvert particulier ; tous les meubles à son usage étoient faits exprès pour elle ; elle avoit ses petites pincettes, son petit fauteuil, sa grande chaise sur laquelle on l’asseyoit à table ; le doux petit son de sa voix étoit assorti à cette touchante miniature : elle avoit été fort jolie, et elle avoit conservé la physionomie la plus douce et la plus gracieuse. Elle n’étoit point sourde ; sa vue étoit fort bonne ; elle marchoit bien, et n’avoit aucune espèce d’infirmité ; sa mémoire étoit excellente ; elle avoit de la gaieté, l’esprit le plus fin, le plus aimable, et une âme céleste. Elle me parut une bonne petite fée bienfaisante ; en me voyant elle se leva, et me tendit les bras ; je fus pénétrée du plus tendre sentiment ; je volai vers elle ; et, pour recevoir ses embrassemens, je me mis à genoux ; je me trouvois alors à sa hauteur ; elle m’embrassa à plusieurs reprises ; ensuite, se tournant du côté de M. de Genlis : « Mon petit-fils, dit-elle, vous avez bien fait ; elle est charmante. » Je me sentis tout de suite à mon aise avec elle. Je m’assis auprès d’elle ; je tenois ses petites mains dans les miennes, et je la caressois avec le charme qu’on éprouve à caresser un enfant, et avec la vénération qu’inspire naturellement un tel âge. Après le dîner je fis déballer ma harpe, et j’en jouai tant qu’elle voulut. Elle avoit reçu l’année précédente, sur la fin du printemps, ses deux petites-filles, mesdames de Belzunce et de Noailles, filles du marquis de Dromenil, frère de la feue marquise de Genlis, ma belle-mère : elle me dit que je lui plaisois beaucoup plus que ces dames ; cependant madame de Belzunce, morte peu de temps après de la poitrine, étoit jolie comme un ange, et charmante par ses manières, sa douceur et son caractère. Le soir madame de Droménil me fit le présent qu’elle avoit fait à ses deux petites-filles ; elle me donna dans une belle bourse cent louis, que je reçus avec plaisir pour les donner à M. de Genlis. Elle me prit dans une telle amitié, qu’au lieu de huit jours elle me garda deux mois ; je passois ce temps fort agréablement. Madame de Droménil recevoit toute la bonne compagnie de Reims, parmi laquelle il se trouvoit plusieurs personnes très-aimables ; elle voyoit aussi beaucoup de chanoines de la cathédrale ; et, comme elle tiroit une grande vanité de mon talent de harpe, elle m’en faisoit jouer ce qu’elle appeloit un petit air, pour chaque visite. On me donna plusieurs bals dans la ville, madame de Droménil en donna deux chez elle. Presque tous les matins elle me menoit à la promenade au Cours ; elle y étoit dans sa voiture, et moi à cheval ; je me tenois à la portière de son carrosse ; je lui disois mille folies, qui la faisoient rire aux larmes ; tout l’enfantillage que j’avois naturellement dans l’esprit la charmoit. Souvent, chez elle, je la prenois dans mes bras, et je la portois comme un enfant dans ma chambre et dans toute la maison, elle étoit légère comme une plume ; tout ce que je faisois lui plaisoit et l’égayoit. Elle me fit voir tout ce que la ville contenoit d’intéressant et de curieux, ses belles églises, le pilier qui tremble, et ses belles manufactures[61].

Au bout de deux mois je pris congé de madame de Droménil. Elle étoit si affligée de me quitter, et je l’aimois tant, que je serois restée un mois de plus, si je n’avois pas promis à madame de Boulainvilliers d’aller passer l’automne dans son château de Grisolles, en Normandie. Je pleurai beaucoup en quittant la meilleure et la plus aimable de toutes les grands’mères. M. de Genlis donna sa parole de me ramener le printemps prochain. Je n’oublierai point que madame de Droménil fit remplir ma voiture de pain-d’épice et de poires de rousselet. Je partis pénétrée de reconnoissance et de tendresse pour elle.

En allant à Grisolles notre essieu se cassa. La secousse fut violente, ma femme-de-chambre, qui étoit sur le devant de la voiture, tomba fort lourdement sur M. de Genlis, et avec sa tête, qui cogna rudement celle de M. de Genlis, elle lui pocha l’œil de la plus étrange manière, et elle ne se fit aucun mal. M. de Genlis fut au désespoir de son œil poché, parce qu’il étoit convenu que nous jouerions la comédie en arrivant à Grisolles, et il s’étoit chargé de deux rôles d’amoureux qu’il savoit parfaitement. M. de Boulainvilliers, fils du fameux millionnaire Samuel Bernard[62], venoit d’être nommé prévôt de Paris : c’étoit une fort belle charge. Il avoit épousé une cousine de M. de Genlis. Madame de Boulainvilliers[63] avoit alors trente-cinq ou trente-six ans ; elle avoit été fort jolie, et sa figure étoit encore très-élégante et très-agréable ; elle avoit une réputation intacte, beaucoup d’agrément dans l’esprit, l’âme la plus généreuse et la plus sensible. Elle avoit trois filles : l’aînée, qui a été depuis la baronne de Crussol, étoit âgée de quatorze ou quinze ans ; elle n’avoit ni l’esprit ni les agrémens de sa mère : on la trouvoit belle dans sa famille ; elle avoit une de ces figures qui paroissent devoir l’être quand on les dépeint, mais qui ne le sont que dans une description bienveillante lorsqu’on supprime tout ce qui les dépare. Elle étoit grande et mince ; elle étoit fort blanche ; elle avoit de grands yeux, une petite bouche ; mais sa taille avoit de la roideur et sa tournure de la disgrâce ; son teint étoit blanc et fade, ses yeux ronds et sortans, sa figure entièrement dépourvue d’expression, de physionomie et de grâce. Sa seconde sœur, qui épousa M. de Faudoas, étoit laide. La dernière, qui épousa M. de Tonnerre, et qui n’avoit que six ans, étoit charmante, et l’a toujours été par la suite, de figure, d’esprit et de caractère. Quant à M. de Boulainvilliers, on ne l’aimoit pas dans le monde ; mais il m’a toujours paru un bon homme, et il faisoit fort bien les honneurs de chez lui. On disoit qu’il étoit un avare fastueux, ce qui signifie communément que l’on sait allier l’ordre et l’économie à la magnificence.

M. de Genlis, qui, comme je l’ai dit, avoit reçu un coup à la tête dans la voiture lorsque l’essieu rompit, se sentit le lendemain la tête si brulante et si lourde, qu’il envoya chercher le chirurgien du lieu, et se fit saigner. On lui avoit donné une chambre à côté de la mienne ; le lendemain il m’appela de bonne heure pour me faire tâter sa tête qui étoit tout aussi brûlante ; et il me proposa de le saigner une seconde fois, parce que le chirurgien l’avoit piqué deux fois la veille avant de lui tirer du sang je lui répondis que j’aurois une peur extrême en le saignant, et que j’étois sûre que l’émotion feroit trembler ma main. Très-inquiète, je tâtai encore le haut de sa tête, où toute la chaleur se portoit ; dans ce mouvement je touchai le mur sur lequel le chevet étoit appuyé, et je me brûlai, ou du moins je sentis une chaleur extraordinaire. C’étoit un tuyau de chaleur qui passoit là, qu’on allumoit de très-grand matin, parce qu’il faisoit très-froid, quoique nous ne fussions qu’au commencement d’octobre ; et c’étoit l’unique cause de cette douleur de tête pour laquelle M. de Genlis alloit se faire saigner une seconde fois.

Nous jouâmes la comédie. Je jouai Lisette, dans les Jeux de l’amour et du hasard ; madame de Boulainvilliers joua Silvia très-agréablement. Les rôles de Dorante et de Bourguignon furent très-bien remplis par MM. de Genlis : mon beau-frère et sa femme arrivérent à Grisolles peu de jours après nous. Toute la noblesse des environs, beaucoup d’habitans des villes voisines, et une grande quantité d’officiers en garnison nous composèrent un nombreux auditoire ; notre salle contenoit cinq cents personnes, et fut remplie. Nous jouâmes pour petite pièce Zénéide ; ma belle-sœur joua ce rôle, et moi celui d’Olinde, qu’une femme peut jouer, parce qu’il est habillé avec un long domino fermé. Nous donnâmes trois représentations qui furent toutes suivies d’un bal. Je fis connoissance dans ce château avec le marquis de Chambray, qui avoit une terre à cinq lieues de là. M. de Chambray étoit un sage très-savant, bon physicien, et grand naturaliste, retiré dans sa terre, où il étoit uniquement occupé des sciences et de l’éducation d’une fille charmante, âgée de seize ans, et d’un fils dans sa quinzième année. Je pris une vive amitié pour mademoiselle de Chambray, dont l’instruction étoit étonnante pour son âge. Elle me donna, à cet égard, une grande émulation, car elle me surpassoit infiniment. Elle m’affermit dans mon goût naissant pour l’histoire naturelle. Je fis, à cheval, plusieurs courses à Chambray. Le quinze novembre monsieur et madame de Boulainvilliers, mon beau-frère et sa femme, retournèrent à Paris ; M. de Genlis et moi nous allâmes à Chambray, où nous passâmes cinq semaines dans la plus agréable solitude. J’y arrivai grosse de plus de trois mois, mais, par une singularité de constitution, je ne pouvois pas m’en douter ; et, par une autre singularité, je n’éprouvai aucun accident en montant à cheval tous les jours, dans un magnifique bois de sapins. Je jouois beaucoup de la harpe ; je passois des heures entières avec mademoiselle de Chambray dans son cabinet d’histoire naturelle, formé par son père depuis dix ans : elle me l’expliquoit parfaitement. Elle avoit fait aussi une étude particulière de la géographie ; elle avoit là une prodigieuse quantité de voyages : sa conversation, exempte de toute pédanterie, étoit pour moi aussi instructive qu’agréable.

Nous passâmes l’hiver à Paris : j’avois vingt ans. J’allois, une fois la semaine, dîner chez ma tante, madame de Montesson, ou avec elle chez madame la marquise de La Haye, ma grand’mère. Ces derniers dîners-là ne m’étoient nullement agréables, ma grand’mére étoit d’une sécheresse extrême pour moi, et comme elle avoit sur son visage une énorme quantité de rouge et de blanc, qu’elle se peignoit les sourcils et les cheveux pour réparer des ans l’irréparable outrage, elle ne me paroissoit guère respectable. Elle avoit avec elle sa sœur, qui ne s’étoit jamais mariée, mademoiselle Dessaleux, qui étoit aussi douce et aussi bonne que ma grand’mère étoit impérieuse et hautaine. Cependant, ces deux sœurs avoient toujours été le modèle d’une parfaite amitié. Madame de Montesson me traitoit à merveille, me caressoit à l’excès, mais ne cherchoit nullement à me faire valoir, surtout auprès de ma grand’mère, qui jamais n’a demandé à m’entendre chanter et jouer de la harpe. En outre de ces dîners, j’allois, de temps en temps, le matin chez ma grand’mère, pendant qu’elle étoit à sa toilette ; c’étoit l’heure qu’elle m’avoit donnée, je la trouvois toujours seule devant son grand miroir, et entourée de ses femmes : elle me faisoit les plus insipides sermons que j’aie jamais entendus ; comme il n’y avoit rien à dire pour le présent, elle me préchoit pour l’avenir ; je ne répondois pas un mot ; quand elle avoit épuisé tous les lieux communs qu’elle répétoit constamment, et que la dernière épingle de sa coiffure étoit attachée, elle se levoit et me congédioit. Je vis chez ma grand’mère un homme de lettres célèbre, qui étoit déjà malade de la poitrine, mal dont il est mort peu d’années après : c’étoit Colardeau[64] qui, selon moi, a laissé une réputation fort au-dessus de celle qu’il méritoit. Une tragédie médiocre, et une jolie traduction d’une belle épître angloise n’auroient pas dû lui obtenir le rang si distingué où tout le monde, comme de concert, l’a placé. Mais il eut beaucoup d’amis parmi les gens du grand monde : il avoit un caractère doux et facile, ses talens ne furent pas assez éclatans pour exciter l’envie : il en eut assez pour plaire, voilà comme on obtient des succès universels. Sa traduction de l’épître d’Héloïse à Abailard est fort inférieure à celle de Pope ; elle contient même plusieurs vers ridicules, tels que ceux-ci :


« Quoi ! faudra-t-il toujours aimer, se repentir,
» Désirer, espérer, désespérer, sentir[65], etc. ? »


Il y a, en général, dans cette traduction une versification agréable, mais on a fait depuis mille pièces de vers dont on ne parle pas, et qui valent beaucoup mieux. Colardeau avoit dans la société de la douceur, cependant sa conversation étoit fort commune ; il étoit triste et peu aimable. Le jour de la semaine où je dînois chez ma tante ou chez ma grand’mère, madame de Montesson me menoit faire des visites dans la soirée, c’étoit chez mesdames les princesses de Chimay ; celle qui a été depuis dame d’honneur de la reine étoit fort belle encore, et un ange par la conduite ; nous allions aussi chez madame la duchesse de Mazarin, chez madame de Gourgue, madame la marquise de Livri, madame la duchesse de Chaulnes, et madame la comtesse de La Massais, une femme très-aimable et très-spirituelle ; notre journée se terminoit toujours par aller souper chez l’une des trois dernières personnes que je viens de nommer, ou chez madame de La Reynière, femme du fermier général[66]. C’étoit une personne de trente-cinq ans, très-vaporeuse, très-fâchée de n’être pas mariée à la cour, mais belle, obligeante, polie, se plaignant toujours de sa santé, mais aussi ne se plaignant jamais de personne, et faisant les honneurs d’une grande maison avec beaucoup de noblesse et de grâce. Ma tante, quoiqu’elle en fut toujours parfaitement bien reçue, ne l’aimoit pas ; et je m’aperçus que presque toutes les dames de la cour, de l’âge de madame de La Reynière, qui alloient chez elle, tâchoient de lui donner des ridicules ; j’en cherchai la raison, et, quoique j’eusse peu d’expérience, je la trouvai. Toutes ces dames étoient, au fond de l’âme, jalouses de la beauté de madame de La Reynière, de l’extrême magnificence de sa maison, et de la riche élégance de sa toilette. Cette découverte me serra le cœur et me fit faire de tristes réflexions sur le monde. Madame de La Reynière voyoit la meilleure compagnie ; elle avoit pour amie intime madame la comtesse de Melfort, une très-belle personne, dont elle étoit sincèrement aimée. Elle étoit aussi intimement liée avec la comtesse de Tessé : cette dernière, qui vit encore, a de l’esprit, mais le sait trop, et met trop d’empressement à le montrer, et, afin d’en donner meilleure opinion, elle parle un langage particulier, qui auroit souvent besoin d’interprète : elle et madame d’Egmont la jeune sont les dernières femmes minaudières que j’aie vues dans le grand monde ; les mines et les mouches étoient déjà passées de mode pour les femmes de l’âge que j’avois alors. M. de Tessé étoit l’homme du monde le plus froid et le plus taciturne[67]. Il fit bâtir un beau château à Chaville, entre Paris et Versailles : quelques années après le temps dont je parle, on lui vit, tout à coup, une tabatière ornée d’une miniature qui représentoit ce château de Chaville, et au bas duquel étoit écrit ce vers de la tragédie de Phèdre :


« Je lui bâtis un temple et pris soin de l’orner. »


Ce qui signifioit qu’il avoit bâti Chaville pour madame de Tessé ; de sorte qu’il se comparoit à Phédre agitée des fureurs de l’amour, et il comparoit madame de Tessé, qui avoit quarante ans, et qui n’étoit rien moins que belle, à Vénus, toute entière à sa proie attachée. On rit beaucoup de cette inscription, qui étoit en effet fort singulière, surtout prise par M. de Tessé, âgé de cinquante ans, et qui certainement n’avoit jamais été amoureux. Quant à M. de La Reynière, c’étoit un excellent homme, qui aimoit les talens et les arts, qui avoit une très-bonne maison et le meilleur souper de Paris. Mais il avoit quelques singularités, qu’on a fort exagérées. De toutes les personnes chez lesquelles me menoit ma tante, celles dont les maisons me plurent davantage furent madame de La Reynière et madame de La Massais : je conservai avec elles des liaisons qui durèrent jusqu’à mon entrée à Belle-Chasse. Je vis chez madame de La Reynière des hommes très-aimables, l’abbé Arnaud, dont l’accent provençal, l’air ouvert, la vivacité, la gaieté, rendoient la conversation très-amusante, et donnoient un air naturel à tout ce qu’il disoit, quoiqu’il eut beaucoup d’affectation dans son langage ainsi que dans ses écrits ; il avoit d’ailleurs de très-bonnes qualités, une grande égalité d’humeur et une sûreté parfaite dans la société ; mais il étoit véhément dans ses inimitiés, il a fait de sanglantes épigrammes contre ses ennemis ; la meilleure est celle-ci :


« Ce Marmontel, si long, si lent, si lourd,
« C» Qui ne parle pas, mais qui beugle,
« C» Juge la peinture en aveugle,
« C» Et la musique comme un sourd.
« C» Ce pédant, à si sotte mine,
« C» Et de ridicules bardé,
» Dit qu’il a le secret des beaux vers de Racine :
«» Jamais secret ne fut si bien gardé. »


Le comte d’Albaret étoit aussi de la société intime de madame de La Reynière. Madame Necker dans ses Souvenirs s’est moquée de lui fort injustement, d’abord parce qu’il n’avoit aucun ridicule : il étoit bon, aimable, spirituel, il avoit une foule de talens agréables, il aimoit passionnément les arts et s’y connoissoit ; il étoit d’une extrême gaieté ; c’étoit un homme décidé à s’amuser et à plaire toujours à ses amis, il y parvenoit, par ses talens, sa bonne humeur, et son extrême complaisance dans la société, mais c’étoit toujours d’une manière innocente. Il avoit le plus heureux caractère pour lui et pour les autres, il ne cultivoit que les gens qui lui paroissoient aimables, la gaieté ne lui a jamais fait dire une méchanceté, il n’a jamais fait une bassesse. Il avoit de la fortune, il donnoit chez lui de petits concerts délicieux, il n’y recevoit que la meilleure compagnie, il avoit les mœurs les plus pures ; on trouvoit cette existence frivole, pour moi je l’aimerois beaucoup mieux que celle qui se consacre au triste calcul d’amasser de l’argent, ou aux intrigues de l’ambition.

Je vis cette année (1766) l’abbé de Lille, qui venoit de donner sa belle traduction des Géorgiques de Virgile. Il avoit alors vingt-six ou vingt-sept ans. Il vint chez moi plusieurs fois, il travailloit dès lors à l’Énéide. Je le trouvai naturel et fort aimable, il avoit une laideur spirituelle, amusante à considérer ; dès ce temps, il disoit les vers d’une manière charmante, et qui n’appartenoit qu’à lui. J’étois fort liée avec madame de Louvois, qui me fit faire connoissance avec la comtesse de Custine sa sœur.

Madame de Lôgny, l’une des plus riches veuves de la finance, eut une conduite plus que légère, dont le scandale même devint apparemment une leçon morale pour ses deux filles, qui furent, l’une et l’autre, deux personnes si vertueuses et si parfaitement irréprochables ; l’aînée, qui épousa M. de Louvois[68], étoit la plus petite femme que j’aie jamais vue ; mais la taille la mieux proportionnée, de petites mains ravissantes, un beau teint, un joli visage, un air enfantin, rendoient cette petite figure charmante.

Monsieur et madame de Louvois logeoient chez madame de Lôgny, c’étoit même une des conditions du mariage, madame de Lôgny n’ayant pas voulu se séparer de cette fille chérie, qu’elle aimoit beaucoup plus que celle qui par la suite épousa M. de Custine. M. de Louvois eut avec sa belle-mère des manières légères et des procédés ridicules ; madame de Lôgny prit de l’humeur, et sut mauvais gré à sa fille de ne pas la partager. Madame de Louvois adoroit son mari ; cette tendresse étoit à tous égards si peu fondée, que l’on pouvoit presque la regarder comme une foiblesse ; mais une mère surtout devoit la respecter, c’est ce que ne fit pas madame de Lôgny. Dans son dépit contre son gendre, elle eut assez peu de principes et de raison pour instruire sa fille des infidélités et des déréglemens de son mari. Par cette indigne conduite, elle perdit entièrement la confiance de madame de Louvois, et elle fit son malheur sans la guérir. L’aigreur réciproque devint extrême, les tracasseries et les explications de mauvaise foi se multiplièrent. Enfin, un jour que madame de Lôgny étoit allée dîner à la campagne, M. de Louvois, qui avoit secrètement loué une maison, quitta brusquement celle de sa belle-mére sans l’avoir prévenue : il déménagea en quelques heures, et emmena sa femme. Ce procédé bizarre et malhonnête mit le comble au ressentiment et à la colère de madame de Lôgny. En vain madame de Louvois écrivit les lettres les plus soumises, et vint se présenter chez sa mère ; on lui renvoya ses lettres toutes cachetées, la porte lui fut toujours fermée. Madame de Lôgny lui fit dire qu’elle ne la recevroit et ne lui pardonneroit jamais ; et malheureusement elle tint parole. Elle résista, avec une fermeté extravagante et barbare, aux représentations de ses amis, aux pleurs et aux supplications de mademoiselle de Lôgny, qui intercéda avec ardeur et persévérance pour sa malheureuse sœur. Mais madame de Lôgny, victime de sa propre rigueur, éprouva un dérangement de santé qui devint une maladie chronique très-dangereuse. Plus ses forces s’affoiblissoient, plus son ressentiment sembloit s’accroître, ou pour mieux dire sa haine dénaturée achevoit de détruire en elle les principes de la vie. Une mère implacable peut-elle vivre ?… Lorsqu’on vit sa fin approcher, on lui reparla de madame de Louvois, elle imposa silence. On tâcha, mais avec aussi peu de succès, de ranimer en elle quelques sentimens religieux. Le curé de sa paroisse vint sans être appelé ; il lui parla de sacremens, elle ne répondit rien. Il prononça le nom de madame de Louvois ; et madame de Lôgny lui dit, d’un ton terrible : Sortez, monsieur ! Il s’éloigna, et resta dans un cabinet voisin. Cependant mademoiselle de Lôgny avoit fait entrer furtivement sa sœur, et la tenoit cachée. Dans un moment qu’elle crut favorable, elle se jeta à genoux au chevet du lit de sa mère, et, baignée de larmes, elle implora pour sa sœur un pardon maternel. Taisez-vous ! fut la seule réponse qu’elle obtint. Madame de Louvois passa quatre jours et quatre nuits sur une chaise de paille, dans l’antichambre de sa cruelle mère. Madame de Lôgny n’admit dans sa chambre que Périgny et sa fille cadette. Cette dernière recueillit plusieurs discours qui lui firent penser que sa mère méditoit une vengeance qui pût lui survivre. Le cinquième jour madame de Lôgny, étant à la dernière extrémité, mais avec toute sa connoissance, demanda son notaire, et fut enfermée avec lui plus de deux heures ; durant ce temps mademoiselle de Lôgny voulut entretenir Périgny sans témoins, et elle lui tint ce discours : « Vous êtes, monsieur, l’homme du monde que j’estime le plus, et j’ai besoin de vous ouvrir mon cœur. Je n’ai nulle connoissance des affaires, mais je sais qu’il est des moyens d’éluder les lois, et qu’en les employant ma mère pourroit déshériter ma sœur, et je crois que tel est son projet. Toutes mes intentions sont droites : cependant je n’ai que dix-sept ans ; à cet âge on peut se démentir ou suivre de mauvais conseils : je veux me lier par un engagement irrévocable. Vous, monsieur, que je regarde comme un père, recevez donc la parole d’honneur que je vous donne solennellement, de rendre à ma sœur, si elle est déshéritée, non pas une partie du bien, mais la moitié toute entière qui lui reviendroit naturellement. Maintenant, continua-t-elle, je suis tranquille sur ce point ; me voilà dans l’impossibilité de manquer à ce devoir. » Périgny fut profondément attendri de cette démarche : ce qui le frappa le plus dans cette jeune personne, qui toute sa vie avoit montré le caractère le plus ferme, fut cette modeste et vertueuse défiance d’elle-même, et la précaution qu’elle prenoit de se lier de manière à ne pouvoir changer de résolution. En effet, ce trait est admirable ; il peint une âme angélique et une vertu véritablement chrétienne. Le soir de ce même jour, mademoiselle de Lôgny et le président firent une dernière tentative en faveur de madame de Louvois ; ils osèrent déclarer qu’elle veilloit dans l’antichambre depuis cinq jours ; alors madame de Lôgny, élevant la voix, prononça avec fureur ces horribles paroles : Je la maudis. Sa malheureuse fille, placée contre la porte entr’ouverte, les entendit, et s’évanouit. Après ce dernier effort d’une haine monstrueuse, madame de Lôgny tomba dans une effrayante et longue agonie ; elle mourut au point du jour. Si elle eût eu de la religion, si elle eut consenti à recevoir ses sacremens, elle auroit reçu sa fille dans ses bras ; et, malgré l’inconcevable dureté de son cœur, elle auroit pardonné !… Mademoiselle de Lôgny voulut aller dans un couvent, on la conduisit à Panthemont.

Par son testament, madame de Lôgny donnoit au président de Périgny toute sa fortune (environ cent mille livres de rente), ses terres, ses revenus, son mobilier, ses diamans, enfin sans exception tout ce qu’elle avoit possédé. Périgny accepta ce fideicommis, et, suivant l’intention de la testatrice, il remit toute cette fortune à mademoiselle de Lôgny, qui partagea avec sa sœur, et si scrupuleusement, que dans le compte de l’argenterie, elle fit rompre en deux une cuillère de vermeil qui formoit un nombre impair, afin d’en envoyer une moitié à madame de Louvois. Cette dernière mourut sans enfans peu d’années après, et toute sa fortune retourna dans les mains pures et généreuses qui la lui avoient cédée. Mademoiselle de Lôgny, un an après la mort de sa mère, épousa le comte de Custine. Nulle jeune personne n’est entrée dans le monde avec une réputation plus désirable, et n’y fut accueillie d’une manière plus distinguée et plus flatteuse. Sa conduite avec sa sœur, dont Périgny avoit publié tous les détails, excitoit pour elle l’admiration la mieux fondée, et m’inspiroit le plus grand désir de la connoitre. Je vis une très-belle personne d’une figure imposante et un peu sévère, mais parfaitement régulière. Elle étoit grande, tous ses traits étoient beaux et surtout ses yeux, dont la grandeur, la coupe et l’expression étoient admirables. Je me jetai à son cou avec une naïveté qui la toucha vivement. De ce moment nous prîmes l’une pour l’autre une amitié qui a duré jusqu’à la mort de cette femme parfaite à tous égards. Je vis chez elle une jeune personne de notre âge qui devint aussi mon amie, et que j’ai eu le bonheur de conserver. C’étoit la comtesse d’Harville : elle avoit une jolie figure, de l’esprit, de la douceur, de la gaieté ; je n’ai connu personne d’une société plus sûre et plus agréable. Je voyois aussi souvent chez moi la marquise de Bréhant, une beauté parfaite en miniature, elle étoit d’une petitesse extrême. J’allois quelquefois chez la marquise de Ronçay, ancienne dame de feue madame la princesse de Condé ; elle recevoit du monde tous les samedis, on y causoit, on y faisoit de la musique, j’y jouai plusieurs fois de la harpe. Je vis chez elle M. de Champfort[69], qui avoit déjà donné la Jeune Indienne ; il avoit une jolie figure et beaucoup de fatuité. Je fis connoissance chez madame de Boulainvilliers avec un autre poëte, Lemierre ; c’étoit un excellent homme, qui lisoit ses tragédies avec une véhémence ridicule, qui néanmoins avoit beaucoup de talent, et d’ailleurs de très-bons sentimens. Il étoit d’une laideur étonnante, mais qui n’avoit rien de repoussant ; l’idée qu’il avoit de son mérite étoit fort exagérée, il la montroit franchement et sans arrogance, c’étoit plutôt une opinion qu’une prétention, il avoit l’air de n’en tirer aucune vanité, elle n’offensoit personne. Enfin j’allois souper de temps en temps chez la marquise de Crénay, chez la jeune duchesse de Liancourt, et chez la marquise de Beuvron ; nous dînions ou nous soupions une fois par semaine chez madame de Puisieux, une ou deux fois par mois chez la maréchale d’Estrée, mais toutes mes préférences de cœur étoient pour madame de Balincour, madame de Custine et madame d’Harville.

Je devins grosse de madame de Valence, à laquelle je donnai le jour (ainsi qu’à mon dernier enfant) dans le cul-de-sac Saint-Dominique. Après cet accouchement j’éprouvai une véritable frayeur : aussitôt qu’on eut examiné l’enfant, je remarquai sur le visage de M. de Genlis et sur ceux de toutes les personnes qui étoient dans la chambre des airs consternés qui me firent penser que j’avois mis au monde un enfant difforme ; il y eut au même instant un chuchotage mystérieux qui me confirma dans cette cruelle idée. Je questionnai si vivement, qu’il fallut me répondre. M. de Genlis, avec un maintien de préparation qui me fit frissonner, me déclara qu’en effet cette pauvre petite fille avoit une difformité ; il m’exhorta à me tranquilliser, en m’assurant que le lendemain on me diroit tout. Je n’étois nullement disposée à me tranquilliser, je fonds en larmes, je m’écrie que je veux voir mon enfant, pour la bénir et l’aimer toute seule, fût-elle une carpe. M. de Genlis me gronde de ce qu’il appelle mon imagination sans frein, enfin on m’apporte ce monstre qui a été depuis une si charmante personne, et l’on me fait voir qu’elle a au bas du cou une grosse fraise en demi-relief, bien rouge, picotée comme ce fruit, de la même forme, et parfaitement ressemblante à une belle fraise de jardin. En voyant que ce n’étoit que cela, ma joie fut immodérée ; je dis même, et je le pensois, que cette singularité me paroissoit fort jolie, et que je désirois qu’elle la conservât ; mais M. de Genlis, animé contre cette pauvre fraise, a fait avec persévérance tous les remèdes imaginables pour l’aplatir et la faire disparoître, et l’on parvint enfin à l’effacer entièrement.

Aussitôt que je fus relevée de cette couche, j’allai au printemps à l’Île-Adam, chez M. le prince de Conti. J’étois déjà dans le monde, mais je n’avois jamais été à l’Île-Adam ; et, pour une jeune personne, c’étoit un début. Madame la comtesse de Bouflers et la maréchale de Luxembourg#1, toutes deux célèbres par leur esprit et par le bon goût de leur ton et de leurs manières, amies intimes de M. le prince de Conti, passoient à l’Île-Adam toute la belle saison, et là, ainsi qu’à Paris, elles étoient les juges suprêmes de tout ce qui débutoit dans le monde. Je n’avois point été chez elles, je n’avois fait que les rencontrer, et je n’en étois connue que de vue. Jusque-là j’avois gardé dans le monde un profond silence ; je ne parlois que dans l’intimité ; on ne louoit en moi que ma harpe et ma figure ma [70] serve et ma timidité faisoient mal augurer de mon esprit. Quand on questionnoit ma tante à cet égard, elle répondoit seulement que j’étois une bonne enfant, et naïve comme madame de D***, une femme de trente-six ans, d’une simplicité fameuse, parce qu’elle conservoit dans un âge mûr toute celle qu’elle avoit eue à quinze ans, ce qu’on attribuoit avec raison à la bêtise la plus rare qu’on ait jamais eue dans le grand monde. C’étoit ma tante qui me menoit à l’Île-Adam. Dès le premier jour, mesdames de Luxembourg et de Bouflers la questionnèrent sur mon esprit. Ma tante fit sa réponse ordinaire. La maréchale dit : « Cela est singulier, car elle fait mentir le proverbe, qui dit que les visages ronds n’ont pas de physionomie : il y a bien de la finesse dans la sienne. » La maréchale de Luxembourg avoit réparé les torts de sa jeunesse par une dévotion sincère et par l’éducation de sa petite-fille, la duchesse de Lauzun, une personne véritablement angélique, âgée alors de dix-huit ans. La maréchale avoit peu d’instruction, beaucoup d’esprit naturel, et cet esprit étoit rempli de finesse, de délicatesse et de grâce. Elle attachoit trop d’importance à l’élégance du langage, des manières, et à la connoissance des usages du monde. Elle jugeoit sans retour sur une expression de mauvais goût, et, ce qu’il y a de singulier, c’est que ce jugement frivole étoit presque toujours parfaitement juste. Mais elle ne jugeoit ainsi que les gens du monde, et non les étrangers et les provinciaux. « Celui, disoit-elle, qui a pu observer ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas, et qui adopte un mauvais ton, manque certainement de tact, de goût et de délicatesse. » D’ailleurs elle prétendoit avoir découvert dans tous les usages du monde établis alors une finesse et un bon sens admirables ; et en effet, quand on la questionnoit à cet égard, elle avoit réponse tout, et ses réponses étoient toujours ingénieuses et spirituelles. Sa désapprobation, qu’elle n’exprimoit jamais que par une moquerie laconique et piquante, étoit une sentence sans appel. Celui qui la recevoit perdoit communément cette espèce de considération personnelle qui faisoit que l’on étoit recherché dans la société, et toujours invité aux petits soupers où l’on ne vouloit rassembler que des personnes aimables et de bon air. Ce genre de considération étoit alors très-désirable et très-envié. Les censures de la maréchale ne portoient pas toujours sur des choses frivoles ; elle condamnoit avec plus de rigueur encore le ton avantageux et tranchant, la confiance présomptueuse, et tout ce qui dans la conversation annonçoit la fatuité ou de mauvais sentimens. La maréchale étoit véritablement l’institutrice de toute la jeunesse de la cour, qui mettoit une grande importance à lui plaire. Je m’attachai particulièrement à l’écouter ; elle me prit en amitié et me permit de la questionner sur les choses que j’ignorois, et surtout sur les usages du monde, dont elle avoit étudié l’esprit : ce qui m’a aidé à faire un ouvrage que j’ai dans mon portefeuille, et qui a pour titre : Esprit des usages et des étiquettes du dix-huitième siècle. Je compte y donner une autre forme, et le mettre en dictionnaire[71].

La comtesse de Bouflers[72], ancienne amie intime de M. le prince de Conti, et qui avoit conservé sur lui le plus grand ascendant, étoit l’une des plus aimables personnes que j’aie connues ; elle avoit dans l’esprit je ne sais quelle contrariété qui lui faisoit soutenir des opinions extraordinaires et quelquefois extravagantes : elle étoit trop ennemie des lieux communs. Cette aversion, jointe à beaucoup d’esprit, la rendoit très-piquante, mais lui donnoit à tort la réputation d’avoir l’esprit faux ; au reste, sa conversation étoit amusante et remplie d’agrémens. Elle aimoit à faire valoir les autres, et c’étoit avec un naturel et une grâce que je n’ai vus qu’à elle. La comtesse Amélie, sa belle-fille, qu’elle aimoit passionnément, âgée alors de dix-sept ans, n’avoit rien de remarquable. Sa belle-mère contoit d’elle des mots charmans qu’elle seule avoit entendus ; mais, depuis la mort de la comtesse de Bouflers, on n’en a plus cité.

Il y avoit toujours à demeure à l’Île-Adam un vieillard fort aimable, M. de Pont-de-Vesle. Tous les soirs, à la fin du souper, M. le prince de Conti lui demandoit de chanter des impromptus sur toutes les jeunes dames qui étoient à table. Il faisoit ces couplets en vers blancs. Il y avoit de la galanterie sans fadeur, et de la grâce ; mais cela étoit embarrassant pour les jeunes dames ; il paroissoit bien difficile alors d’avoir un bon maintien pendant ces espèces d’éloges publics, quoiqu’ils eussent une petite tournure épigrammatique[73].

M. le prince de Conti étoit le seul des princes du sang qui eût le goût des sciences et de la littérature, et qui sût parler en public. Il avoit une beauté, une taille et des manières imposantes ; personne ne sut dire des choses obligeantes avec plus de finesse et de grâce ; et, malgré ses succès auprès des femmes, il étoit impossible de découvrir en lui la plus légère nuance de fatuité. Il fut aussi le plus magnifique de nos princes ; on étoit chez lui comme chez soi. Dans les grands voyages de l’Île-Adam, chaque dame avoit des chevaux et une voiture à ses ordres ; et, n’étant obligée de descendre dans le salon qu’une heure avant le souper, elle étoit maîtresse de donner à dîner tous les jours dans sa chambre à sa société particulière. Comme le prince ne dînoit point, il vouloit épargner aux femmes la peine de descendre dans une salle à manger et l’ennui de s’y trouver avec cent personnes. La représentation étoit réservée pour le soir ; mais on jouissoit durant toute la journée d’une liberté parfaite et du charme d’une société intime. Quel dommage que ce prince aimable ait eu l’étrange manie d’affecter quelquefois un despotisme et une dureté qui n’étoient nullement dans son caractère ! Voici un trait dont j’ai été témoin un jour que nous passions d’un salon dans une pièce voisine pour aller entendre la messe. M. de Chabrillan arrêta M. le prince de Conti pour lui demander ses ordres sur un braconnier qu’on venoit de prendre. À cette question, M. le prince de Conti, élevant extrêmement la voix, répondit froidement, Cent coups de bâton et trois mois de cachot, et il poursuivit son chemin avec l’air du monde le plus tranquille. Ce sang-froid, uni à cette cruauté, me fit frémir. L’après-midi, me trouvant auprès de M. de Chabrillan, il me fut impossible de ne pas lui parler du pauvre braconnier et de l’arrêt barbare prononcé par le prince. « Bon ! dit en riant M. de Chabrillan, il ne parloit que pour la galerie. Je connois cela : jamais un seul de ces ordres tyranniques, donnés en public, n’a été exécuté ; et, quant au braconnier qui vous intéresse, il sera seulement banni de l’Île-Adam pour deux mois, et, pendant ce temps, monseigneur prendra secrètement soin de sa famille, qui est très-nombreuse. Voilà l’ordre qu’il m’a donné tout bas en sortant de la messe. » — « Quoi ! repris-je, ce n’est point un premier mouvement de colère qui lui fait prononcer ces odieuses sentences ? » — « Non ; c’est seulement une prétention : il veut de temps en temps paroître redoutable et terrible. »

On a trop loué M. le prince de Conti sur ce qu’on appeloit alors du caractère. Cette louange étoit enivrante pour un prince de la maison de Bourbon, c’est la seule (depuis M. le régent) que la flatterie n’ait pu prodiguer, et, pour la mériter, M. le prince de Conti jouoit le tyran, tandis qu’au fond de l’âme il étoit rempli d’humanité[74].

Je trouvois au prince de Conti une très-belle représentation, une majestueuse et belle figure, et beaucoup d’esprit, mais je n’ai jamais pu m’accoutumer à lui, ni vaincre l’embarras qu’il m’inspiroit : il y avoit dans sa manière de regarder quelque chose de scrutateur qui me déconcertoit. Malgré les préventions de mesdames de Luxembourg et de Bouflers en ma faveur, il me trouva bien médiocre. Aussi quand M. de Donézan[75] lui dit que je jouois les proverbes d’une manière extraordinaire, il ne vouloit pas le croire. Il fut décidé que nous en jouerions. On fit faire un petit théâtre portatif que l’on mit dans la salle à manger, et nous répétâmes le Savetier et le Financier ; il n’y avoit que trois personnages, le financier, le savetier et sa femme. Je faisois ce dernier role, et M. de Donézan celui de savetier avec une perfection qui ne laissoit rien à désirer. Ma tante ne m’avoit jamais vu jouer de proverbes, car je n’en avois joué qu’une seule fois avec M. de Donézan chez madame de La Reynière, et seulement devant quatre ou cinq personnes. Nous eûmes un succès prodigieux ; la timidité silencieuse que j’avois habituellement donna quelque chose de merveilleux à ce succès : dans une dernière scène je fis pleurer et rire ; l’enthousiasme de M. le prince de Conti fut extrême. Il fit promettre à M. de Genlis de me faire peindre dans ce costume de savetière tenant un panier pleins d’ognons ; on m’a peinte en effet avec cet habit, je ne sais ce que ce portrait est devenu. On nous fit jouer quatre jours de suite ce proverbe. La maréchale et madame de Bouflers furent charmantes pour moi dans cette occasion ; elles avoient l’air de triompher de mes succès, et répétoient que pour jouer ainsi de tête, il falloit avoir beaucoup d’esprit ; ce qu’il faut surtout c’est du naturel. M. le prince de Conti essaya encore de causer avec moi, mais en vain mon malaise avec lui étoit invincible. Toutes les femmes, et particulièrement ma tante, voulurent aussi jouer des proverbes, et demandèrent des leçons à M. de Donézan, qui assura qu’il ne m’en avoit donné aucune, et que, dès la première fois, j’avois joué ainsi.

On arrangea plusieurs proverbes. Madame de Montesson et madame de Sabran[76] (dame de madame la princesse de Conti) prirent des rôles, et jouérent, non pas d’une manière passable, mais ridiculement. Elles le sentirent, et leur humeur fut extrême. Madame de Sabran montra la sienne comme une enfant ; après les proverbes elle pleura de dépit. Cette scène fut étonnante, et me confondit. Madame de Sabran, qui m’avoit montré jusque-là une grande bienveillance, devint mon ennemie : j’en ai eu beaucoup par la suite pour des causes aussi frivoles. On cessa de jouer des proverbes, au grand regret de M. le prince de Conti, de la maréchale, de madame de Bouflers et de M. de Donézan. Mais on joua la comédie ; je n’avois que deux rôles insignifians, celui d’amoureuse dans l’Impromptu de campagne, et celui d’Isabelle dans les Plaideurs. Mais pour m’entendre chanter et jouer de la harpe, M. de Pont-de-Vesle fit un divertissement, Les noces d’Isabelle, dans lequel je jouai une sonate de harpe, et je chantai de fort jolis couplets.

Madame de Montesson jouoit, à mon gré, fort mal la comédie, parce qu’en cela comme en toute chose, elle manquoit de naturel. Mais elle avoit beaucoup d’habitude, et l’espèce de talent d’une comédienne de province, parvenue par son âge aux premiers emplois, et n’ayant que de la routine. Le comte, depuis duc de Guines, étoit de ce voyage : il passoit pour être l’un des hommes de la cour les plus brillans et les plus aimables ; sa figure et sa taille n’avoient de remarquable qu’une extrême recherche de coiffure et d’habillement. Toute sa réputation d’esprit tenoit à une sorte d’espionnage de toutes les petites choses ridicules et de mauvais ton, qu’il contoit en peu de mots d’une manière plaisante, qu’il dénonçoit à la maréchale de Luxembourg, et dont il se moquoit fort agréablement avec elle et madame de Bouflers. Mais ce genre de moquerie n’attaquoit jamais la réputation, il ne tomboit que sur des niaiseries. Le duc de Guines avoit des talens agréables ; il étoit bon musicien et jouoit fort bien de la flûte. Un autre homme de ce temps, qui avoit aussi de grands succès auprès des femmes, étoit le comte de Chabot : il n’étoit ni beau, ni de la première jeunesse ; il ne parloit jamais tout haut, il bégayoit, ce qu’on trouvoit en lui une grâce ; il avoit une galanterie mystérieuse qui ne s’exprimoit que par des petits mots assez fins, toujours dits à demi-voix ; elle étoit un peu banale, car elle s’adressoit à presque toutes les jeunes personnes, mais elle ne paroissoit pas l’être, parce qu’elle étoit toujours confiée tout bas à l’oreille, et avec un air de sentiment et de vérité qui avoit quelque chose de séduisant. Son frère, le vicomte de Jarnac, étoit l’homme le plus poli de la cour ; il avoit la manie des arts, et une grande magnificence, ses manières étoient nobles et sa figure assez belle, mais il manquoit de grâce. Je revis, avec un grand plaisir, à l’Île-Adam, la jeune comtesse de Coigny, auparavant mademoiselle de Roissy, avec laquelle j’avois été fort liée au couvent du Précieux-Sang. Elle avoit de la singularité, mais de l’esprit et de bons sentimens : nous renouvelâmnes connoissance ; elle me conta qu’elle avoit la passion de l’anatomie, goût fort extraordinaire dans une jeune femme de dix-huit ans. Comme je m’étois un peu occupée de chirurgie et de médecine, et que je savois saigner, madame de Coigny aimoit beaucoup à causer avec moi[77]. Je lui promis de faire un cours d’anatomie, mais non pas, comme elle, sur des cadavres ; la fameuse mademoiselle Biheron[78] qui logeait à l’Estrapade, près du cul-de-sac Saint-Dominique, est la première qui ait fait, avec de la cire et des chiffons, des sujets entiers anatomiques, ce qu’elle exécutoit avec une véritable perfection ; c’est chez elle que je fis à plusieurs reprises un cours d’anatomie. Elle modeloit ses tristes imitations sur des cadavres qu’elle avoit dans un cabinet vitré au milieu de son jardin ; je n’ai jamais voulu entrer dans ce cabinet, qui faisoit ses délices et qu’elle appeloit son petit boudoir.

Madame la comtesse d’Egmont la jeune[79], fille du maréchal de Richelieu, chez laquelle j’avois soupé plusieurs fois avec madame de Montesson, vint cette année à l’Île-Adam ; elle étoit encore d’une figure charmante, malgré sa mauvaise santé ; elle n’avoit alors que vingt-huit ou vingt-neuf ans, et le plus joli visage que j’aie vu. Elle faisoit beaucoup trop de mines, mais toutes ses mines étoient jolies. Son esprit ressembloit à sa figure ; il étoit maniéré et néanmoins rempli de grâce. Je crois que madame d’Egmont n’étoit que singulière et non affectée ; elle étoit née ainsi. Elle a fait beaucoup de grandes passions, on pouvoit lui reprocher un sentiment romanesque qu’elle a conservé long-temps ; mais ses mœurs ont toujours été pures. Les femmes ne l’aimoient pas elles envioient le charme séduisant de sa figure, elles ne rendoient nulle justice à sa bonté, à sa douceur ; et comme on pouvoit la critiquer en mille choses, on ne l’épargnoit pas dans ce qu’on pouvoit blâmer. Je n’ai jamais entendu faire autant de petites moqueries qu’on en faisoit sur elle, ce qui ne m’empêchoit ni de la rechercher, ni de l’accueillir, ni de la trouver charmante. La dernière fois que ma tante et moi nous soupâmes chez elle, avant d’aller à l’Île-Adam, M. de Lusignan, qu’on appeloit la grosse tête, étoit à ce souper. M. de Lusignan n’étoit pas dépourvu d’esprit, mais il manquoit absolument de réflexion, et il avoit pris l’habitude de dire naïvement tout ce qui se présentoit à son imagination. Comme il n’avoit point de méchanceté, on lui passoit ce caractère qui lui donnoit une sorte d’originalité. Au souper, dont je parle, étant à table dans la salle à manger, ses yeux se portèrent sur un grand tableau placé vis-à-vis de lui, et qui représentoit une très-belle femme assise et paroissant réver tristement. Il questionna M. d’Egmont sur cette belle personne ; M.  d’Egmont répondit que cette figure mélancolique étoit une de ses aïeules, femme d’un comte d’Egmont, qui, ayant acquis les preuves de son infidélité, lui coupa la tête. « Eh ! mon Dieu ! madame, s’écria M. de Lusignan, en s’adressant à madame d’Egmont ; ce tableau-là ne vous fait-il pas peur ?… Mais, poursuivit-il, grâce au ciel, les d’Egmont n’ont plus cette férocité. » Pendant ces belles remarques, tout le monde se regardoit, madame d’Egmont rit d’une manière un peu forcée, on se hâta de changer d’entretien. Ma tante conta cette scène à plusieurs personnes, et enfin on en parla à madame d’Egmont, en lui disant que c’étoit moi qui l’avois contée. Lorsque madame d’Egmont vint à l’Île-Adam, je fus très-étonnée de la trouver d’une extrême sécheresse avec moi ; j’appris qu’elle disoit que, malgré mon air doux et timide, j’étois fort malicieuse ; je priai ma tante de lui demander pourquoi elle me jugeoit ainsi, après m’avoir montré tant de bienveillance. Ma tante alla chez elle un matin, et madame d’Egmont lui dit ce qu’on lui avoit rapporté ; alors, ma tante fit une chose parfaitement honnête, elle me justifia en s’accusant. Je n’ai pu douter de ce bon procédé, car dès le même jour madame d’Egmont me fit mille amitiés, et je remarquai qu’elle étoit très froide pour madame de Montesson, rancune qu’elle a toujours conservée.

Nous restâmes six semaines à l’Île-Adam, ensuite je passai quelques jours à Paris, au bout desquels je partis avec ma tante pour Villers-Cotterets, où j’allois pour la première fois. Nous avions encore appris des rôles pour y jouer la comédie, et même l’opéra. Nous jouâmes Vertumne et Pomone. Je jouois Vertumne, qui est déguisé en femme, ma tante jouoit Pomone ; elle avoit imaginé de se faire faire un habit garni de pommes d’api, et autres fruits. Madame d’Egmont dit qu’elle ressembloit à une serre chaude. Cet habit étoit lourd, ma tante étoit petite, et n’avoit pas une jolie taille ; sa voix étoit trop foible pour un rôle d’opéra : elle échoua tout-à-fait dans celui-ci. Le marquis de Clermont, depuis ambassadeur de Naples, joua très-bien le dieu Pan. J’eus un succès inouï dans mon rôle de Vertumne. Nous avions dans les ballets tous les danseurs de l’Opéra ; on devoit donner trois représentations de ce spectacle, on ne le joua qu’une fois, ainsi que l’Île sonnante, opéra comique, paroles de Collé et musique de Monsigny. J’y jouois une sultane, et j’ouvrois la scène par une grande ariette que je chantois en m’accompagnant de la harpe. Monsigny avoit fait l’ariette et le rôle pour moi. J’avois un habit superbe, chargé d’or et de pierreries ; et quand on leva la toile, je fus applaudie à trois reprises, et on me redemanda deux fois mon ariette. Il me fut impossible de ne pas remarquer que ma tante, après le spectacle, avoit beaucoup d’humeur. Nous jouâmes Rose et Colas ; ma tante, qui avoit trente ans, fit le rôle de Rose, et moi celui de la mère Robi. Nous jouâmes encore le Déserteur. Madame de Montesson y joua le beau rôle, je jouai celui de la petite fille ; madame la comtesse de Blot, qui avoit été dame de la feue duchesse d’Orléans, et qui avoit alors trente-quatre ans, joua les beaux rôles dans le Misanthrope et le Legs, et avec le plus grand succès. Elle avoit en effet beaucoup de grâce, et un jeu très-spirituel. Le comte de Pont jouoit le rôle du misanthrope avec une perfection rare ; il n’imitoit aucun acteur de la Comédie-Françoise ; il avoit un véritable talent, et une noblesse dans le maintien et les manières que nul acteur de profession ne peut avoir. M. de Vaudreuil étoit aussi un des bons acteurs de notre troupe ; sa figure étoit agréable, il contrefaisoit parfaitement Molé dans les rôles d’amoureux. M. de Vaudreuil étoit fort à la mode ; son esprit n’étoit pas étendu, mais il avoit un excellent ton. Madame d’Hénin disoit que les deux hommes qui savoient le mieux parler aux femmes, étoient Le Kain sur le théâtre, et M. de Vaudreuil dans le monde. Ce dernier avoit une quantité de petits talens très-médiocres, mais agréables dans la société. Il chantoit un peu, il dansoit assez bien, il paroissoit aimer tous les arts : quand ce ne seroit qu’une prétention, elle est toujours utile et noble. Il avoit de la douceur et de la politesse ; personne ne le craignoit, il étoit généralement aimé.

Le fameux comédien Grandval nous faisoit répéter nos rôles, il joua même avec nous. M. le duc d’Orléans jouoit fort rondement les rôles de paysans. Je vis là, à nos répétitions, Collé et Sédaine, qui n’étoient aimables ni l’un ni l’autre. Carmontel[80], lecteur de M. le duc d’Orléans, venoit dans le salon à l’issue du dîner, pour peindre dans un grand livre toutes les personnes qui arrivoient à Villers-Cotterets ; tous ces portraits étoient en profils, et en charge, mais ressemblans, et formoient une collection curieuse. On ne lui donnoit qu’une séance ; il me peignit jouant de la harpe, mais fort en laid : j’avois un petit front, qu’il fit beaucoup trop grand, ce qui ôtoit de la ressemblance. M. le duc d’Orléans voulut me voir jouer des proverbes avec Carmontel, qui jouoit avec perfection les maris bourrus et de mauvaise humeur ; c’étoit sans nulle charge, et avec un naturel et un comique parfaits, mais il n’avoit que ce seul genre. M. de Donézan et M. d’Albaret jouèrent avec nous ; ma tante ne voulut pas jouer ; mais nous excitâmes un tel enthousiasme, que nous consentîmes à jouer tous les soirs. Ma tante, à la fin du voyage, eut un succès très-singulier et très-éclatant. Cette histoire est assez extraordinaire pour la conter avec détail.

Depuis mon mariage, ma tante me témoignoit beaucoup d’amitié, et j’en avois pris une si vive pour elle, que ce sentiment avoit triomphé de mes souvenirs et de mes rancunes. J’attribuois la dureté de ses procédés avec ma mère, à sa légèreté, et à une avarice que je ne pouvois me dissimuler, qui étoit son défaut dominant ; d’ailleurs je ne lui en voyois pas d’autres ; elle avoit une grande égalité d’humeur, de la gaieté ; je la croyois franche et sensible, elle me caressoit excessivement, j’étois persuadée qu’elle avoit en moi la plus grande confiance, et je l’aimois à la folie : elle m’avoit confié que M. le duc d’Orléans étoit amoureux d’elle, et qu’il étoit jaloux du comte de Guines. Madame de Montesson n’avoit, pu nier cet attachement mutuel ; elle protesta qu’il avoit toujours été platonique, elle assura que le sentiment qu’elle avoit pour lui ne finiroit que par le changement du comte de Guines. Elle me disoit toutes ces choses, ainsi qu’à M. le duc d’Orléans, et je les croyois comme lui. J’ai oublié de dire qu’avant notre départ de l’Île-Adam, M. le duc d’Orléans y vint passer sept ou huit jours ; durant ce temps, le comte de Guines parut tout à coup uniquement occupé de la comtesse Amélie de Bouflers ; ma tante me le fit remarquer, en ajoutant qu’elle en mourroit de douleur. Je lui représentois bonnement qu’elle devoit tout faire pour triompher d’une passion toujours si condamnable malgré la pureté de ses mœurs, puisqu’elle étoit mariée et que le comte l’étoit aussi. M. de Montesson avoit quatre-vingt-huit ans, mais la comtesse de Guines étoit jeune. Ma tante parloit fort bien de la vertu, je lui voyois même des sentimens religieux, elle gémissoit de sa foiblesse, et je la plaignois sincèrement, la croyant dans la situation du monde la plus violente. Quant à M. le duc d’Orléans, elle me disoit qu’elle avoit pour lui une tendre amitié, et qu’elle faisoit tous ses efforts pour le guérir d’une passion malheureuse. J’avoue que je ne croyois pas cela, car le contraire sautoit aux yeux ; mais je n’attribuois sa conduite avec lui qu’à sa coquetterie naturelle, et je ne lui supposois pas le moindre dessein d’ambition. Monsigny, l’un des plus honnêtes hommes que j’aie connus, et qui avoit beaucoup d’esprit naturel, se passionna pour ma voix et pour ma harpe, et venoit tous les jours faire de la musique avec moi dans ma chambre. Je pris de l’amitié pour lui ; nous causions tout en faisant de la musique ; il me contoit beaucoup de petites choses curieuses, et il m’en dit une qui me parut surprenante. C’est que ma tante lui avoit recommandé en secret, ainsi qu’à Sédaine, de ne lui donner que des louanges aux répétitions (où se trouvoit toujours M. le duc d’Orléans), et de ne lui donner des avis qu’en particulier ; elle disoit que cela l’encourageoit. Monsigny et Sédaine pensoient bien qu’il s’agissoit de la faire valoir auprès de M. le duc d’Orléans, et à cet égard ils la secondoient à merveille, car ils lui prodiguoient les éloges. Ce manège lui réussit parfaitement ; M. le duc d’Orléans étoit persuadé qu’elle avoit des talens miraculeux. Ce prince, très-foible, et qui n’étoit pas doué du caractère et de l’esprit de Henri le Grand, ne savoit rien juger par lui-même, il ne voyoit que par les yeux des autres. Toutes les anciennes amies de M. le duc d’Orléans, sans aimer madame de Montesson, entroient parfaitement dans ses vues, mais par un intérêt particulier. La constance de M. le duc d’Orléans, depuis plusieurs années, pour une courtisane (Marquise, appelée depuis madame de Villemonble), avoit absolument retiré ce prince de la bonne compagnie des femmes ; mesdames de Ségur, mère, et belle-fille, mesdames de Beauvau, de Gramont, de Luxembourg, y perdoient tous les agrémens et l’utilité que l’on trouve toujours dans la société intime des princes. Depuis long-temps les voyages de Villers-Cotterets étoient perdus pour ces dames, là, Marquise régnoit ; M. le duc d’Orléans n’y invitoit que des hommes. On devoit le voyage brillant dont nous étions, à madame de Montesson : ainsi ces dames désiroient passionnément que ma tante achevât de tourner la tête à ce prince ; il leur étoit beaucoup plus agréable qu’il eût pour maîtresse une femme de la société qu’une courtisane, parce qu’alors l’intimité du prince leur seroit rendue. Je ne sais si elles prévoyoient qu’au lieu de consentir à être sa maîtresse, ma tante avoit le projet de devenir sa femme. Au reste ce dernier événement ne pouvoit leur déplaire toutes les femmes de qualité devoient naturellement en être flattées.

Ma tante, qui, comme je l’ai dit, vouloit terminer ce voyage par quelque chose d’éclatant, eut l’idée la plus singulière. Elle voyoit que M. le duc d’Orléans étoit dans l’admiration de ses talens, mais il ne pouvoit avoir la même opinion de son esprit ; il s’agissoit d’en acquérir une tout à coup qui effaçât celle de mesdames de Bouflers, de Beauvau, et de Gramont. Mais comment faire ? ma tante étoit d’une ignorance extrême ; elle n’avoit pas la moindre instruction ; elle n’avoit lu dans toute sa vie que quelques romans. Elle savoit fort mal l’orthographe, et elle écrivoit très-mal une lettre. Cependant elle eut la pensée de devenir auteur : ne pouvant rien inventer, elle imagina de faire une comédie du roman de Mariane de Marivaux ; les conversations si multipliées de cet ouvrage lui donnoient une quantité de scènes toutes faites, d’ailleurs le sujet lui plaisoit, c’étoit l’Amour triomphant des préjugés de la naissance et rapprochant toutes les distances. Mais ma tante ne se dissimula pas qu’en donnant cet ouvrage sous son nom, elle auroit à combattre des prétentions que nul intérêt ne fait abandonner, et que les femmes qui depuis long-temps passoient d’un aveu unanime pour les plus spirituelles de la société ne lui céderoient pas cette gloire. Ma tante se tira de cette difficulté avec l’adresse la plus spirituelle qu’elle ait eue de sa vie. Elle fit la pièce en prose et en cinq actes, c’étoit un ouvrage au-dessous du médiocre, mais un drame qui n’avoit rien de ridicule, et dans lequel se trouvoient quelques jolies phrases, et quelques entretiens agréables littéralement copiés du roman de Marivaux. Elle ne fit part de cette entreprise qu’à M. le duc d’Orléans, elle me la cacha ainsi qu’à tout le monde. Quand la pièce fut achevée elle la lut tête à tête à M. le duc d’Orléans, qui, quoiqu’il n’en fût pas bien sûr, dit qu’il la trouvoit charmante. « Eh bien, reprit ma tante, je vous la donne, je jouirai mieux de votre succès que du mien, d’ailleurs je ne veux point que l’on sache que je suis auteur. Lisez cette pièce comme si elle étoit de vous, et si on en est content, gardez-vous de me trahir, que l’on croie à jamais que vous en êtes l’auteur, et nous la jouerons pour dernier spectacle. » M. le duc d’Orléans fut touché aux larmes de cette générosité ; il ne vouloit pas en profiter, elle insista fortement, il y consentit. J’ai su par la suite tout ce détail de lui-même. M. le duc d’Orléans déclara donc qu’il avoit fait une comédie, ce qui ne causa pas un médiocre étonnement, que madame de Montesson eut l’air de partager, en persuadant à tout le monde qu’elle ne la connoissoit pas, et montrant naïvement beaucoup de crainte sur l’ouvrage. On se demandoit en secret comment M. le duc d’Orléans avoit pu faire une comédie, et l’on pensa généralement que Collé en avoit apparemment fait le plan et corrigé le langage. Personne n’eut l’apparence du soupçon sur le véritable auteur ; M. le duc d’Orléans annonça qu’il en feroit lecture. On indiqua le jour, et l’on y invita tous les hommes et toutes les femmes de la société qui passoient pour avoir le plus d’esprit, la curiosité étoit extrême. Enfin ce grand jour arriva. Je fus admise à la lecture, mais non sans quelque peine, ma tante ne se soucioit pas que j’y fusse. Nous voilà donc rassemblés, bien décidés d’avance à trouver l’ouvrage excellent, s’il n’est pas détestable et ridicule. Le succès fut complet ; jamais lecture de Molière n’en eut un pareil, on étoit en extase ; on prodiguoit à chaque scène les éloges les plus outrés, on n’entendoit que des exclamations. M. le duc d’Orléans en étoit si ému, qu’il eut continuellement les larmes aux yeux. Au milieu de cette ivresse je gardois un modeste silence, mais j’observois, et rien assurément n’étoit plus curieux. Quand la lecture fut finie, tout le monde se leva pour entourer M. le duc d’Orléans, plusieurs femmes hors d’elles-mêmes lui demandérent la permission de l’embrasser, toutes parloient à la fois, on ne s’entendoit plus, on ne distinguoit que ces mots répétés mille fois en refrain, ravissant, sublime, parfait. Ma tante, pâlissant, rougissant, pleurant, ne s’exprimoit que par son trouble et des larmes. Tout à coup, M. le duc d’Orléans demande un moment de silence (et du ton le plus solennel). On se tait ; alors d’une voix émue, mais très-forte, il dit ces paroles : « Malgré ma promesse, je ne puis usurper plus long-temps une telle gloire !… Ce bel ouvrage n’est point de moi, l’auteur est madame de Montesson !… » À ces mots ma tante s’écria d’une voix languissante : « Ah ! monseigneur !… » Elle n’en put dire davantage, la modestie la suffoquoit, elle tomba presque évanouie dans un fauteuil. Toute la compagnie resta pétrifiée ; il est impossible de donner une idée de l’effet de ce coup de théâtre, et du changement subit de presque toutes les physionomies le dépit de plusieurs femmes fut très-visible ; mais le mal étoit sans remède, on ne pouvoit rétracter toutes ces louanges données avec tant d’exagération, et pour ne pas avouer la flatterie la plus outrée, il falloit soutenir que la comédie de Mariane étoit un chef-d’œuvre[81]. Ce triomphe acheva d’enthousiasmer M. le duc d’Orléans pour ma tante, à laquelle il crut de ce moment un esprit prodigieux. Je fus profondément blessée que ma tante m’eût caché ce secret, et avec une telle fausseté ; cette défiance me fit connoître combien je devois peu compter sur son amitié. Je ne lui montrai pas tout mon chagrin à cet égard, cependant je me plaignis, elle me donna de très-mauvaises raisons, j’eus l’air de m’en contenter. On joua Mariane, ma tante fit le rôle de l’héroïne. Cette représentation n’eut pas à beaucoup près le succès de la lecture, on n’en donna qu’une seule représentation.

Pour la première fois je suivois à cheval la chasse du cerf dans ce voyage. Je n’avois chassé à Genlis que le sanglier, la chasse du cerf me parut charmante, et surtout, je crois, parce qu’on y admiroit beaucoup la manière dont je montois à cheval. M. de Genlis et moi nous allâmes de Villers-Cotterets à Sillery, où j’allois pour la première fois[82]. Madame de Puisieux, toujours froide pour moi, me reçut honnêtement, mais avec une sorte de sécheresse qui redoubla ma timidité naturelle. Elle me parla des succès que j’avois eus à Villers-Cotterets, et me demanda enfin à m’entendre jouer de la harpe, ce fut six jours après mon arrivée. Je jouai, je chantai, elle parut charmée ainsi que M. de Puisieux. « Il faut convenir, dit-elle, que cela est séduisant. » Je ne sais pourquoi cette phrase me déplut, et de premier mouvement, je répondis avec vivacité : « Cependant, madame, je n’ai séduit, ni ne veux séduire qui que ce soit. » Elle fut très-étonnée, parce que jusque-là je n’avois dit que oui on non. Elle me regarda fixement, et ne répliqua rien. Le soir M. de Genlis me gronda de ma réponse, et le lendemain j’eus une peur affreuse de madame de Puisieux en me trouvant tête à tête avec elle dans le salon. Madame de Puisieux, couchée sur sa chaise longue, comme de coutume, travailloit au métier, je brodois au tambour ; nous gardâmes le silence pendant un demi-quart d’heure. Enfin, madame de Puisieux, ôtant ses lunettes, se tourna de mon côté : « Madame, me dit-elle, avez-vous donc fait le vœu d’être toujours ainsi avec moi ? — Comment, madame ? répondis-je d’une voix tremblante. — Oui, reprit-elle, on assure que vous êtes gaie, aimable, et depuis huit jours vous gardez le silence le plus obstiné ; peut-on vous en demander la raison ? » À cette question pressante, je me décidai sur-le-champ à répondre franchement, parce que le ton avoit quelque chose de gai et d’obligeant. « Madame, lui dis-je, c’est que je crains de vous déplaire, que vous avez un air sévère qui m’intimide, et qui me fait de la peine… — Vous avez tort de me craindre, reprit-elle, je suis très-disposée à vous aimer ; que faut-il faire pour vous mettre à votre aise avec moi ?… — Ce que vous daignez faire en ce moment, » m’écriai-je, en me jetant à son cou. Des pleurs d’attendrissement me coupèrent la parole, elle fut elle-même vivement émue ; elle me reçut dans ses bras, m’y retint, et m’embrassa à plusieurs reprises avec la plus touchante sensibilité. De cet instant je lui vouai au fond de l’âme le plus tendre attachement ; elle le méritoit par l’excellence de son cœur, de ses principes, et de son caractère, et par le charme de son esprit. Nous causâmes avec une entière liberté ; elle me dit les choses les plus aimables, et je lui promis que je serois dorénavant avec elle comme si j’avois eu le bonheur de la connoître depuis mon enfance. Une heure après, M. de Puisieux rentra de la promenade avec M. de Genlis et six ou sept personnes. Je priai madame de Puisieux de ne rien dire de ce qui venoit de se passer entre nous, parce que je méditois une jolie manière de l’annoncer. On s’assit, et au bout de quelques minutes je dis, d’un ton dégagé, que, n’ayant point été à la promenade, je voulois me dégourdir les jambes, et je fis deux ou trois sauts dans la chambre, ensuite j’allai me jeter sur la chaise longue de madame de Puisieux, en disant mille folies ; elle rioit aux éclats, et tout le monde étoit pétrifié d’étonnement. M. de Puisieux fut enchanté ; il dit à madame de Puisieux qu’il lui avoit prédit qu’elle m’aimeroit à la folie. Toute cette soirée fut charmante pour moi. Les jours qui lui succédèrent furent les plus heureux de ma vie. Madame de Puisieux prit pour moi une véritable passion. Elle me fit changer d’appartement afin de me loger à côté d’elle. Je me promenois le matin à cheval avec M. de Puisieux, je montois tous ses beaux chevaux anglois. Le soir je n’allois point à la promenade, je restois tête à tête avec madame de Puisieux, qui se promenoit avec moi une petite demi-heure dans la cour ou dans le potager, nous passions le reste du temps à causer dans le salon ; sa conversation étoit animée, spirituelle, et charmante ; elle avoit vu un moment de la régence, son mari avoit depuis été ministre des affaires étrangères ; et, petite-fille du grand Louvois, elle avoit la tête remplie d’une infinité d’anecdotes intéressantes et curieuses qu’elle contoit à merveille. Avant de souper, on apportoit tous les soirs ma harpe dans le salon, et j’en jouois une heure ; après le souper je jouois de la guitare ou du clavecin à peu près une demi-heure, ensuite je jouois au piquet avec madame de Puisieux contre M. de Puisieux, qui nous faisoit la chouette, et puis j’allois me coucher. Je ne restois communément dans ma chambre qu’après la promenade du matin avec M. de Puisieux, depuis dix heures et demie jusqu’à deux heures. Pendant qu’on me coiffoit je lisois, habitude que j’ai toujours conservée partout. Dans ce temps, il étoit d’usage de recevoir à Paris et à la campagne des hommes à sa toilette, ce que je n’ai jamais fait afin de réserver ce temps pour la lecture ; de sorte que depuis mon mariage je n’ai jamais passé un seul jour sans faire une bonne lecture. Après ma toilette je jouois de la harpe une heure, et j’écrivois trois quarts d’heure. Je refaisois alors ma première comédie, les Fausses Délicatesses, et je l’achevai dans ce voyage. J’écrivois en outre les extraits de mes lectures. Madame de Puisieux dans nos tête-à-tête du soir me faisoit souvent lire tout haut, pendant qu’elle travailloit à la tapisserie : il y avoit à Sillery une très-bonne bibliothéque. Je lus aussi dans ce voyage, le Traité de Westphalie du père Bougeant, de la Manière de juger des ouvrages d’esprit du père Bouhours, les Entretiens d’Ariste et d’Eugène du même auteur, qui me donna le goût des devises que j’ai toujours conservé depuis ; je lus aussi les Poésies de Pavillon. Je lus seule l’Histoire de Malte de l’abbé de Vertot, et les Œuvres de Saint-Évremond. Les jours de pluie, tout le monde restoit dans le salon ; j’allois dans ma chambre, ce qui me donnoit trois ou quatre heures d’étude de plus.

Madame de Puisieux, sachant que j’écrivois sans cesse, me demanda un jour de faire son portrait, et j’en fis deux le jour même, en couplets de chanson, l’un en contre-vérités, l’autre, sérieux. Le soir, en m’accompagnant de la harpe, je lui chantai d’abord le premier, ensuite je chantai le second. Ces couplets eurent le succès dont sa bonté récompensoit tout ce que je faisois pour elle. Les voici :


PORTRAIT DE PLAISANTERIE
DE Mme DE PUISIEUX.

Sur l’air : Si ton ardeur est mutuelle.

Point d’esprit, point de caractère,
Point d’esPoint d’agrément,
Ni gaité, ni désir de plaire ;
Point d’esUn ton pédant,
Des préjugés, une humeur noire ;
Point d’esNe sachant rien,
Pas même un simple trait d’histoire,
Point d’esLa voilà bien.


PORTRAIT VÉRITABLE DE LA MÊME.

Sur le même air.

Du piquant dans le caractère
Point d’esEt dans l’esprit,
Un désir obligeant de plaire
Point d’esQui réussit ;
Du savoir, mais sans y prétendre ;
Point d’esN’affichant rien,
Pas même un cœur sensible et tendre,
Point d’esLa voilà bien.


Nous allâmes quatre ou cinq fois à Reims, uniquement pour y voir madame de Droménil. Nous allâmes aussi dîner deux ou trois fois à Louvois chez M. le marquis de Souvré, frère de madame de Puisieux. Un jour, une personne de Reims amena un jeune musicien qui jouoit du tympanon d’une manière surprenante ; madame de Puisieux regretta que je n’en susse pas jouer. Je recueillis cette parole ; et le soir même je convins, en secret, avec le musicien, qu’il viendroit tous les jours à six heures et demie du matin, me donner une leçon ; je pris régulièrement ces leçons dans le garde-meuble, au haut de la maison, pendant quinze jours, et en outre en revenant de la promenade du matin, j’allois toute seule jouer du tympanon au moins trois heures, et au bout de trois semaines je jouois aussi bien que mon maître deux airs, le menuet d’Exaudet, et la Furstemberg, avec plusieurs variations. M. de Genlis, dans ma confidence, m’avoit fait faire un joli petit habit à l’Alsacienne, en écarlate et juste à la taille. Je le mis un matin, en faisant tresser mes longs cheveux sans poudre autour de ma tête comme les Strasbourgeoises ; je mis par-dessus cette coiffure, pour la cacher, ce qu’on appeloit alors une baigneuse, et par-dessus mon habit une robe négligée et un manteau de taffetas noir, et, sous le prétexte d’une migraine, j’allai dîner avec ce double habillement. Après le dîner, un valet de chambre vint dire qu’une jeune Alsacienne, jouant du tympanon, demandoit à être entendue, madame de Puisieux donna l’ordre de la faire entrer ; je me levai en disant que j’allois la chercher. Je courus dans la chambre voisine ; je jetai vite sur une table ma baigneuse et ma robe ; je pris mon tympanon, et presque au même instant je rentrai dans le salon ; la surprise fut inexprimable, et elle augmenta encore lorsqu’on m’entendit jouer du tympanon. Monsieur et madame de Puisieux vinrent m’embrasser avec une tendresse et un attendrissement, qui me récompensèrent bien de la peine que j’avois prise. On me fit porter pendant plus de douze ou quinze jours mon habit alsacien, afin de donner à tout ce qui venoit à Sillery une représentation de cette petite scène. Ce n’est pas sans dessein que j’entre dans ces petits détails, ils ne seront pas sans utilité pour les jeunes personnes qui liront cet ouvrage. Je voudrois leur persuader que la jeunesse n’est heureuse que lorsqu’elle est aimable, c’est-à-dire, docile, modeste, attentive, et que le véritable rôle d’une jeune personne est de plaire dans sa famille, et d’y porter la gaieté, l’amusement et la joie. Lorsque dans l’âge le plus brillant de la vie, on y porte l’ennui, on a toujours tort. Examinez bien toutes les jeunes personnes insipides et ennuyeuses, vous les trouverez indolentes, oisives, et surtout égoïstes, ne pensant qu’à elles, et ne s’occupant jamais des autres. Ces personnes, dépourvues de toutes les grâces de la jeunesse, n’en ont par conséquent ni la douceur, ni la modestie ; elles ont une vanité puérile et passive qui leur rend insupportables les salutaires conseils de l’expérience qu’elles prennent toujours pour des réprimandes ; elles sont nulles dans la société, parce qu’on ne peut ni leur être utile, ni attendre d’elles la moindre attention agréable. Ma belle-sœur n’avoit point de talens, son esprit n’avoit rien de brillant ; et cependant, comme je l’ai déjà dit, elle n’étoit nullement insipide, elle aimoit le travail, on ne la voyoit jamais oisive, elle étoit obligeante, et prenoit toujours part à la gaieté et aux plaisirs des autres, et voilà ce que toute jeune personne pourroit être, même avec l’éducation la plus négligée.

Madame de Puisieux m’aimoit véritablement à la folie, et par cette raison même elle ne me gâtoit pas. J’étois la seule personne qu’elle reprit, et cela arrivoit continuellement ; ma vivacité, dégénérant souvent en étouderie, me faisoit manquer sans cesse à mille petites choses, et sur-le-champ madame de Puisieux m’en reprenoit, et tout haut et devant tout le monde. Je n’ai jamais eu d’effort à faire sur moi-même pour bien recevoir ces petites leçons, j’en sentois l’utilité, j’en étois reconnoissante ; elles donnoient, à mes yeux, à madame de Puisieux un air, véritablement maternel qui me la rendoit plus chère aussi je lui disois que je la priois de me laisser quelques petits défauts, parce que si elle parvenoit à me rendre parfaite, et qu’elle n’eût plus rien à me dire, je croyois que je sentirois moins combien je l’aimois, et combien je devois l’aimer.

La fête de M. de Puisieux approchoit, et je résolus de la célébrer. Je fis une espèce de pièce, dans laquelle je fis jouer tous les valets de chambre de M. de Puisieux. J’y représentois M. de Puisieux lui-même, et je prenois le moment de sa toilette. Il étoit d’une petite taille, j’avois une de ses robes de chambre et un de ses bonnets de nuit ; j’imitois toutes ses manières ; je me faisois faire la barbe avec un rasoir de carton argenté, pendant ce temps on me lisoit tout haut un petit conte de ma composition, parce que M. de Puisieux se faisoit lire les Mille et une Nuits, ou d’autres contes. Ensuite je me levois de temps en temps pour passer dans mon cabinet ; je sortois par une porte, je jetois dans la coulisse mon bonnet et ma robe de chambre ; j’étois là-dessous en peignoir, j’arrivois sous mon nom presqu’au même moment, les cheveux épars, comme venant d’interrompre ma toilette ; je demandois M. de Puisieux ; après une petite scène je m’en allois. Je reprenois la robe de chambre et le bonnet de nuit, et je reparoissois sous le nom de M. de Puisieux : beaucoup d’autres scènes à tiroir amenoient un dénoûment où l’on offroit des fleurs en chantant des couplets. Je parvins à faire jouer les quatre valets de chambre avec un naturel parfait ; j’avois donné un rôle à M. de Genlis, et nous faisions les répétitions deux fois par jour. Le marquis et la marquise de Genlis arrivérent dix jours avant la fête, et j’ajoutai un petit rôle pour ma belle-sœur. Afin de faire briller sa belle figure, je la fis paroître d’abord en amazone, ensuite en bergère, et enfin en dame excessivement parée, avec tous ses diamans et ceux de madame de Puisieux. Cette dernière avoit toujours un sac à ouvrage brodé à Besançon, en crins peints de toutes couleurs, et brodé en relief ; cela étoit fort joli ; madame de Puisieux n’en avoit qu’un qui n’étoit plus frais, et elle vouloit en faire venir un autre. Je conseillai à ma belle-sœur d’imiter le vieux sac. On teignoit fort bien du crin à Reims ; et elle fit cet ouvrage tout nouveau pour elle, et très-difficile, avec une perfection étonnante. Elle y travailla avec ardeur pendant huit jours ; et, pour y parvenir, après plusieurs essais, elle passa deux ou trois nuits. Nous fîmes faire un joli petit théâtre dans le grand logement qu’on appeloit l’appartement du roi, et dans lequel, en effet, du temps du chancelier de Sillery, Henri IV avoit couché. La veille de la fête, il m’arriva une bonne fortune, dont je tirai un grand parti pour ma pièce. M. de Puisieux avoit pour ami intime le duc de Durfort Civrac, auquel il avoit fait avoir l’ambassade de Vienne. Le duc, après avoir passé huit ans à Vienne, revenoit en France ; M. de Puisieux savoit seulement par sa dernière lettre qu’il étoit en route, et qu’avant de se rendre à Paris il passeroit par Sillery, mais il ne l’attendoit que sous cinq ou six jours. Il arriva donc, comme je l’ai dit, la veille de la fête, à neuf heures du matin M. de Puisieux étoit allé à deux à trois lieues, chez un de ses voisins ; madame de Puisieux n’étoit pas encore éveillée ; je venois de me lever. Aussitôt je cours avec M. de Genlis au-devant du duc de Civrac, qui descendoit de voiture ; nous nous emparons de lui quoique nous ne l’eussions jamais vu, mais nous eûmes bientôt fait connoissance : nous lui expliquons à la hâte notre projet ; il fut convenu qu’il resteroit caché dans la chambre de M. de Genlis, qui étoit au-dessus de la mienne, et qu’il ne paroîtroit que le lendemain sur le théâtre pour offrir un bouquet à son ami. Nous donnâmes le mot à toute la maison ; tous les domestiques furent d’une discrétion parfaite ; madame de Puisieux ne fut point mise dans la confidence, et jamais secret n’a été mieux gardé. Le duc de Civrac, âgé d’environ quarante-sept ans, avoit une belle figure, des manières nobles et douces, et une bonhomie qui gagnoit tous les cœurs. Il nous déclara qu’il mouroit de faim ; ma belle-sœur et moi nous nous chargeâmes de le nourrir ; et nous n’imaginâmes rien de mieux que de lui porter des prunes de reine-claude, des confitures et du sirop d’orgeat. Il mit un genou en terre pour recevoir de nos mains ce déjeuner ; ensuite il nous avoua qu’il avoit la grossièreté de désirer en outre de la viande et du vin, il fallut bien le servir suivant son goût. Il me prévint qu’il manquoit absolument de mémoire, et il me conjura de lui donner un rôle bien court. Je lui promis qu’il ne diroit qu’une seule phrase, et voici comment je décidai de le faire paroître.

Ma femme de chambre, mademoiselle Victoire, avoit une jolie voix ; elle avoit tout au plus trente ans, elle étoit fort grasse et très-fraiche ; je la faisois arriver dans ma pièce sous le nom de madame Milot, concierge de l’hôtel de Sillery, à Paris. M. de Puisieux avoit eu dès sa jeunesse la passion des beaux chevaux ; je savois, par madame de Puisieux, qu’il les ménageoit tellement, qu’il avoit jadis quitté une maîtresse, uniquement parce qu’elle demeuroit dans un quartier fort éloigné du sien, et que ces courses fatiguoient ses chevaux. Sur cette anecdote, je fis un couplet qui eut un grand succès malgré l’irrégularité d’une rime. Dans ma pièce madame Milot arrivoit de Paris, avec un habit de femme, mais avec des bottes fortes, un fouet de poste d’une main, et de l’autre un bouquet. Elle s’avançoit sur le bord du théâtre, et s’adressant à M. de Puisieux, elle lui chantoit ce couplet sur l’air :


Dans les Gardes Françoises, j’avois un amoureux, etc.

J’accours, mais tout en nage,
Vous offrir ce bouquet ;
Voilà de mon voyage
Le seul fâcheux effet :
Pour vous prouver mon zèle
J’ai pris le mors aux dents,
Jamais pour une belle
Vous n’en fîtes autant.


J’ajoutai à cette scène M. de Civrac donnant le bras à madame Milot ; il n’avoit que quatre ou cinq mots à dire, dont il ne se souvint jamais aux répétitions, mais il me promit de les bien répéter avant de s’endormir. Le lendemain matin, jour de la fête, ma belle-sœur posa sur le métier de madame de Puisieux le joli sac qu’elle avoit brodé, et je mis dans le sac une chanson que j’avois faite, et qui contenoit surtout l’éloge du sac, et l’adresse ingénieuse de ma belle-sœur. Madame de Puisieux étoit la personne du monde qui savoit le mieux recevoir une attention et la faire valoir ; elle fut charmante pour ma belle-sœur et pour moi. Il y avoit beaucoup de monde à dîner, on ne parla que du sac et de ma chanson.

Les fenêtres du salon de Sillery, qui est au rez-de-chaussée, donnent sur de larges fossés remplis d’eau. En sortant de table, nous allâmes, la marquise de Genlis et moi, nous habiller en bergères, ensuite nous entrâmes dans un bateau agréablement décoré de guirlandes de fleurs, M. de Genlis habillé en berger nous conduisoit ; j’avois ma musette, dont on ne m’avoit pas encore entendu jouer, on l’entendit de loin, on se mit aux fenêtres, on nous aperçut, et ce fut au bruit des acclamations universelles que nous arrivâmes en face des fenêtres. Là nous nous arrêtâmes. La marquise de Genlis tenoit un filet, je cessai de jouer, et M. de Genlis invita sa belle-sœur à jeter son filet, elle tourna le dos un moment, jeta le filet dans l’eau, l’y laissa, et très-adroitement en montra un autre qu’elle eut l’air de retirer de l’eau et qui étoit plein de fleurs et de bouquets. Ce petit escamotage qu’elle fit à merveille fut très-applaudi ; sur ce prodige, je chantai, en m’accompagnant de la musette, cinq couplets charmans faits par M. de Genlis. Ensuite nous tirâmes nos bouquets du filet, nous les arrangeâmes dans une corbeille, et nous annonçâmes que nous allions les porter dans le salon, on vint nous recevoir à notre débarquement, et une demi-heure après on invita toute la compagnie à monter dans la salle de spectacle. Ma pièce, comme toutes les pièces de société, eut un succès parfait ; le seul rôle que la marquise de Genlis ait joué très-agréablement fut celui que j’avois fait pour elle ; dans cette pièce elle étoit belle comme un ange ; quand elle parut dans le costume paré, elle fut applaudie pendant plusieurs minutes pour sa charmante figure : en général elle se mettoit mal, j’avois présidé ce jour-là à sa toilette, je ne l’ai jamais vue si jolie. Le dénoûment fut du plus grand effet : à l’apparition de M. de Civrac, monsieur et madame de Puisieux poussèrent un cri de surprise et de joie ; M. de Civrac fut lui-même si ému, qu’il resta un moment sans pouvoir parler ; enfin, tenant toujours madame Milot par la main, il s’avança sur le bord du théâtre, et au lieu de dire, comme le portoit son rôle, qu’il étoit venu en croupe derrière madame Milot, il s’écria avec une voix de tonnerre, je suis venu sur la croupe de madame Milot… Les éclats de rire de toute la salle ne lui permirent pas d’achever sa phrase. Il se retourna vers moi, en me disant que la langue lui avoit tourné. J’étois en colère, et lorsque le calme fut un peu rétabli dans la salle, je le forçai de répéter la phrase telle que je la lui avois donnée. La fête fut terminée par une ronde que nous chantâmes tous en dansant, et dont les paroles, très-agréables et d’une grande gaieté, étoient encore de M. de Genlis.

Le lendemain matin à notre promenade à cheval, M. de Puisieux me dit d’annoncer à M. de Genlis, qu’il lui donnoit son gouvernement d’Épernay, qui valoit sept mille francs par an. C’étoit un honorable et beau présent auquel nous ne nous attendions point, et qui nous fit un grand plaisir. Il y eut beaucoup de monde de Paris à ce voyage, entre autres le comte de Rochefort, parent de M. de Puisieux et de MM. de Genlis ; il aimoit beaucoup la littérature, et étoit en commerce de lettres avec Voltaire, qui mettoit beaucoup de soin à se faire des partisans parmi les gens de la cour. M. de Rochefort, très-flatté de recevoir des lettres de M. de Voltaire, ne manquoit pas, quand nous étions en famille, de nous en faire la lecture. Je trouvois dans ces lettres une flatterie ridicule, et une impiété révoltante ; monsieur et madame de Puisieux en étoient aussi très-scandalisés. Ce qui surtout nous confondoit, c’étoient les complimens sans fin que M. de Voltaire faisoit à M. de Rochefort sur sa philosophie et sur son esprit philosophique, ce qui vouloit dire sur son irréligion, et M. de Rochefort avoit au contraire des sentimens très-religieux ; il nous protestoit (et il étoit la sincérité même) qu’il s’étoit fait la loi de ne jamais dire un mot sur la religion dans cette correspondance. Mais on a vu depuis dans les lettres imprimées de M. de Voltaire, que c’étoit une de ses manières d’entraîner dans la secte les gens du monde. À ce même voyage, j’eus un genre de succès qui fit un grand honneur à ma mémoire. M. de Rochefort étoit ami d’un poëte fort agréable nommé M. Desbordes, qui lui envoya une fable manuscrite de lui et intitulée Chloé et le Papillon. Elle a cent trente vers de huit syllabes. M. de Rochefort, après le dîner, nous la lut tout haut ; je la trouvai charmante, et je demandai à la lire une seule fois, ensuite je la rendis en disant que je la savois parfaitement par cœur, ce qui étoit vrai[83]. Je ne l’ai jamais oubliée depuis ; elle est imprimée dans plusieurs recueils, et commence ainsi :


Sous un ciel serein et tranquille,
Au sein d’un champêtre séjour,
Loin des vains plaisirs de la ville,
Et loin des pièges de l’amour,
Chloé naïve, jeune et belle,
Voyoit couler ses jours heureux
Aussi beaux, aussi simples qu’elle, etc.


Je lus beaucoup à Sillery. M. de Puisieux avoit une excellente bibliothèque, et j’en profitai. Je lisois bien tout haut ; j’avois un son de voix qui plaisoit, et l’après-midi, lorsqu’on étoit à la promenade, je faisois, comme je l’ai dit, des lectures à madame de Puisieux, et c’étoient presque toujours des livres d’histoire ou de théâtre. Les réflexions de madame de Puisieux ajoutoient beaucoup pour moi à l’intérêt et à l’utilité de ces lectures. Je remportai de Sillery une bonne quantité d’extraits. J’aimois à grossir cette collection ; rien ne m’attachoit davantage à mes lectures que cet amas de notes, d’extraits, de réflexions, qui formoit déjà à cette époque un nombre énorme de cahiers. Avant de quitter Sillery, je fis à madame de Puisieux un petit présent qui la charma. Elle m’avoit demandé de lui donner par écrit une petite table indicative de tous les airs et de toutes les chansons que je savois sur la harpe, le clavecin, la guitare, etc., et le nombre en étoit prodigieux. Un écrivain de Reims écrivit ce répertoire dans un joli petit livre de maroquin, et j’y ajoutai toutes mes sonates, variations, rondeaux, etc., que je jouois sur ces mêmes instrumens, donnant un nom de fantaisie à chacun de ces morceaux de musique : ma sonate favorite étoit d’Alberti, je la nommai la Puisieux ; je donnai à celle que préféroit M. de Puisieux, et qu’il me demandoit toujours, le nom du cheval de selle qu’il aimoit le mieux ; et je joignis à tout cela une épître dédicatoire de ce petit livre, adressée à madame de Puisieux ; la voici :


Quand on veut réussir et plaire,
Qu’on n’est sophiste ni méchant,
Qu’on veut instruire en amusant,
Qu’un livre est difficile à faire !
Vous, en qui l’on voit tant d’esprit,
Du mien daignez être l’arbitre,
Vous le trouverez bien écrit
Si vous en exceptez l’épître ;
Qu’il ne soit connu que de vous,
À vous seule j’en fais hommage ;
S’il mérite votre suffrage
Combien il fera de jaloux !
L’auteur saura braver les coups
De l’envie et de la satire,
Si, malgré tout leur vain courroux,
À son livre il vous voit sourire !


Je présentai ce petit ouvrage à madame de Puisieux, la veille de notre départ de Sillery ; elle reçut cette attention avec sa grâce accoutumée, c’est-à-dire avec de véritables transports de joie.

Madame de Puisieux, en partant de Sillery après Noël, me ramena à Paris ; nous nous arrêtàmes quinze jours à Braine, chez la vieille comtesse d’Egmont, belle-mère de la jeune et jolie, et que nous y trouvâmes aussi. La comtesse d’Egmont avoit jadis été l’amie intime de M. le Duc, premier ministre dans la première jeunesse de Louis XV ; je recueillis là, de ses conversations avec madame de Puisieux, beaucoup d’anecdotes de ce temps, et surtout sur la belle mademoiselle de Clermont, sœur de M. le Duc, et dont madame de Puisieux avoit été l’amie. Je vis, dans cette maison, le vieux marquis de Croy, qui, à l’âge de cinquante ans, avoit l’air d’en avoir quatre-vingts ; il avoit eu les plus grands succès auprès des femmes, et ne se consoloit pas de n’être plus un homme à bonnes fortunes. Il avoit conservé tous les tics de la fatuité, et l’habitude d’une toilette ridiculement recherchée. C’étoit lui que la vieille reine appeloit l’invalide de Cythère ; c’est une triste chose qu’un invalide sans gloire, et que des infirmités qui ne rappellent que des désordres honteux. Ce vieillard prématuré étoit plein d’humeur et de fantaisies ; ne pouvant plus plaire aux jeunes personnes, il les haïssoit. Il fut désobligeant pour moi, et je m’en vengeai d’une manière qui charma madame d’Egmont la jeune. J’affectai pour lui le profond respect qu’on auroit pour un centenaire ; il en fut outré, et son dépit produisit les scènes les plus comiques. Enfin, il demanda à madame d’Egmont quel âge je lui croyois ; elle répondit qu’elle s’amusoit de ma simplicité, et qu’elle me laissoit croire qu’il avoit quatre-vingt-dix-huit ans. Cette opinion ne le raccommoda pas avec moi ; il déclara que j’étois plus que simple, et il fit entendre qu’il n’avoit jamais rencontré dans le monde une jeune personne aussi bornée. Sur la fin de ce voyage, je vis à Braine un vrai vieillard, mais très-aimable, le maréchal de Richelieu, père de madame d’Egmont la jeune. Je le regardois avec une extrême curiosité, en songeant qu’il avoit vu Louis XIV, et qu’il avoit vécu dans l’intimité de madame de Maintenon. Le maréchal étoit gracieux, rempli de douceur et de bonté, il avoit eu à la guerre des succès qui honorent la vieillesse, et il n’étoit pas humilié de n’en plus avoir d’un genre frivole. Ce fut là que je lui entendis conter qu’il avoit en vain dit à Voltaire, que le Testament du cardinal de Richelieu étoit parfaitement authentique, que l’original existoit dans sa maison, que Voltaire n’avoit voulu rétracter aucun des mensonges qu’il avoit débités à ce sujet. J’avois déjà entendu dire la même chose à madame d’Egmont. Je trouvai dès lors que le maréchal auroit du démentir par un écrit public cette fausseté historique. Mais il ne vouloit pas se brouiller avec Voltaire, qui l’appeloit mon héros[84], et d’ailleurs, comme tous les gens du monde, il craignoit les scènes publiques, les éclats, et surtout il redoutoit la plume de Voltaire ; et c’est ainsi que de petites considérations, et la crainte qu’inspiroit la coalition des encyclopédistes, ont mille fois, dans ce siècle, retenu captives d’utiles vérités. Cependant le maréchal de Richelieu avoit le bon esprit de sentir tout le danger des maximes et des doctrines prétendues philosophiques, il s’en expliquoit hautement dans la société, et on le voit dans plusieurs lettres qui nous restent de lui. Je passai cet hiver dans une assez grande dissipation. J’allois très-peu aux spectacles, et je n’allai que deux fois au bal de l’Opéra ; mais les bals particuliers, les dîners chez madame de Puisieux, chez ma tante, les soupers priés, les visites, me prenoient beaucoup de temps. J’avois tous les samedis un souper chez la comtesse de Custine, où nous passions des soirées charmantes : c’étoient des soupers de femmes ; tous nos maris alloient régulièrement ce jour-là coucher à Versailles pour chasser le lendemain avec le roi. Nous nous rassemblions à huit heures, et nous causions jusqu’à une heure du matin avec une gaieté qui se soutint toujours. Nous étions six : mesdames de Custine et de Louvois, toutes deux charmantes dans des genres différens ; madame d’Harville, également agréable par sa figure, son esprit et son caractère ; madame la comtesse de Vaubecourt, jolie comme un ange et très-amusante par des saillies qui ressembloient à la naïveté, quoiqu’elle ne fut rien moins qu’ingénue : elle étoit cousine de madame de Custine. On ne parloit point encore de sa conduite ; la gravité de son mari conservoit encore sa réputation ; mais, l’année d’ensuite, une aventure d’éclat obligea M. de Vaubecourt à demander une lettre de cachet, qu’il obtint, et il la mena dans un couvent, où elle passa le reste de ses jours[85]. Notre cinquième femme étoit madame la comtesse de Crénay, la seule de ces soupers qui ne fût pas jolie. Elle avoit vingt ans, avec l’air d’en avoir quarante, elle a toujours eu la meilleure conduite et un très-bon caractère ; mais elle nous amusoit par le récit de toutes les déclarations d’amour qu’elle recevoit, surtout à souper chez sa mère (madame de la Tour du Pin). Madame de Custine vouloit absolument savoir les noms de ces amans malheureux, et c’étoient toujours ou des noms qui nous étoient inconnus, ou des hommes de quarante ou cinquante ans, qui avoient dû être mortellement ennuyeux à trente. Comme madame de Crénay nous disoit qu’elle trouvoit sans cesse des billets d’amour dans son sac lorsqu’elle le laissoit dans le salon pendant le souper, nous imaginâmes, madame de Custine et moi, de composer la lettre la plus passionnée, que nous glissâmes un soir dans son sac. Cette lettre étoit si extravagante et si plaisante, que je suis fàchée de ne l’avoir pas conservée. Au reste madame de Crénay avoit une maison très-élégante ; quoiqu’elle fût trop grasse et même trop grande pour danser, elle aimoit la danse avec fureur, elle donna cet hiver de fort jolis bals, je fus invitée à tous, et j’y dansai plusieurs quadrilles. J’en imaginai un qui ne fit que trop de bruit. La mode de jouer des proverbes continuoit toujours, j’appelai ce quadrille les proverbes, chaque couple formoit un proverbe dans la marche deux à deux, qui précédoit toujours la danse. Chacun avoit choisi son proverbe. Nous avions tous donné à madame de Lauzun celui-ci : Bonne renommée vaut mieux que ceinture, dorée. Elle étoit vêtue avec la plus grande simplicité, et elle avoit une ceinture grise tout unie. Elle dansoit avec M. de Belzunce. La duchesse de Liancour dansoit avec le comte de Boulainvilliers, qui avoit le costume d’un vieillard ; leur proverbe étoit : À vieux chat, jeune souris. Madame de Marigni dansoit avec M. de Saint-Julien, sous le costume d’un nègre ; elle lui passoit de temps en temps un mouchoir sur le visage, ce qui signifioit : À laver la tête d’un Maure, on perd sa lessive. Je ne me souviens plus du proverbe et du danseur de la marquise de Genlis, ma belle-sœur ; mon danseur étoit le vicomte de Laval, magnifiquement vêtu, tout couvert de pierreries ; j’étois habillée en paysanne ; notre proverbe étoit : Contentement passe richesse ; j’avois l’air vif et gai ; le vicomte, sans rien jouer, avoit l’air triste et ennuyé. Ainsi nous étions dix. J’avois fait l’air du quadrille, cet air étoit dansant et fort joli. Ce fut Gardel qui composa la figure de la danse, qui, suivant mon idée, devoit représenter aussi un proverbe : Reculer pour mieux sauter ; Gardel fit de cette idée la figure de contredanse la plus jolie et la plus gaie que j’aie jamais vue. Nous fîmes beaucoup de répétitions, et notre quadrille eut tant de succès, que nous résolûmes de le danser au bal de l’Opéra ; mais malheureusement ce quadrille avoit excité beaucoup de jalousie parmi quelques hommes du Palais-Royal, qui avoient vainement voulu en être. Ils surent trois ou quatre jours d’avance que nous devions danser ce quadrille au bal de l’Opéra, dont la salle alors tenoit au Palais-Royal ; … et on fit une conjuration pour nous empêcher de danser. Nous arrivâmes au bal à une heure après minuit, nous étions tous les dix sans masques. Nous fîmes notre marche autour de la salle, qui retentit d’applaudissemens redoublés jusqu’au moment où nous nous disposâmes à danser ; on s’empressa de nous faire place, et, comme nous allions commencer, voilà qu’un chat gigantesque vient tout à coup, en ronflant, rouler sous nos pas. C’étoit un proverbe ennemi, il ne faut pas réveiller le chat qui dort. Un petit savoyard, enveloppé dans une fourrure imitant celle d’un chat, jouoit ce rôle ; nos danseurs ne se fâchèrent pas d’abord, et le repoussèrent assez doucement, ce qui enhardit le chat, qui parut décidé à ne pas nous laisser danser ; alors, malgré nos prières, nos danseurs lui donnèrent beaucoup de coups de pieds ; les spectateurs, qui vouloient voir le quadrille, prirent notre parti, on saisit le malheureux chat, et on l’emporta hors de la salle. Cette mauvaise plaisanterie gâta pour moi tout l’amusement de cette soirée, je craignois mortellement qu’elle n’eût des suites fâcheuses. Notre quadrille eut le plus grand succès, il fut applaudi à tout rompre ; j’en fus charmée, parce que cela remit nos danseurs de bonne humeur. Trois d’entre eux surtout, MM. de Boulainvilliers, de Belzunce, et de Saint-Julien, nos meilleurs danseurs, étoient outrés contre le chat ; j’avois beau leur dire qu’il avoit été assez mal traité pour n’y pas revenir, parce que chat échaudé craint jusqu’à l’eau froide, ils vouloient l’interroger pour connoître les auteurs de ce méchant tour. Nous les dissuadâmes de cette recherche. On sut quelques jours après que les inventeurs de cette malice étoient un jeune prince et ses amis ; et, comme tout le triomphe étoit de notre côté, nos danseurs se calmèrent facilement, et les danseuses en furent quittes pour la peur. M. de Saint-Julien, le plus irrité contre le malencontreux chat, étoit un charmant jeune homme ; on disoit qu’il sembloit que la nature, en lui donnant la plus jolie figure, se fut moquée de lui ; ses belles couleurs ressembloient parfaitement à du rouge, et il avoit sur le menton deux signes noirs placés comme les mouches que portoient alors beaucoup de femmes. De sorte que ce joli visage d’homme étoit une véritable espièglerie de la nature. Il s’étoit battu une fois pour ces agrémens déplacés ; il étoit brave, spirituel, et n’avoit pas la moindre fatuité.

Je m’amusai aussi beaucoup chez moi cet hiver ; mon salon étoit fort grand, nous y jouâmes non-seulement des proverbes, mais un opéra comique, dont mon amie, mademoiselle Baillon (depuis madame Louis, femme du fameux architecte) fit la musique ; M. de Sauvigny avoit fait les paroles, et un rôle pour moi, dans lequel je jouois de la harpe, de la guitare et de la musette. Nous jouâmes aussi une jolie comédie, intitulée l’Avare amoureux. Mademoiselle Baillon étoit une charmante jeune personne, jolie, douce, modeste, sage, spirituelle, jouant du piano de la première force, composant à merveille, et avec une étonnante facilité ; elle a fait un opéra comique, Fleurd’Épine, qui fut joué avec succès ; il en auroit eu davantage si les paroles eussent été meilleures, mais le poëte avoit absolument gâté ce charmant conte d’Hamilton. Nos petites représentations, exécutées entre des paravents, finissoient toujours par une musique délicieuse, dont le fameux Cramer, qui passa cet hiver à Paris, étoit le premier violon, et le plus parfait que j’aie entendu, et Jarnovitz, le second ; Duport y jouoit du violoncelle, mademoiselle Baillon du piano ; moi j’y chantois et j’y jouois de la harpe ; Friseri, qui, quoique aveugle, jouoit de la mandoline d’une manière surprenante, y venoit aussi, ainsi qu’Albanèze, le chanteur italien. Nos acteurs de proverbes et de comédies étoient le comte d’Albaret, Coqueley, le président de Périgny (ce qu’il y avoit de plus célèbre en hommes pour les proverbes) ; en femmes, madame la marquise de Ronçay, mademoiselle Baillon et moi. Nous avions pour spectateurs une quinzaine de personnes, M. de Sauvigny, l’abbé Arnaud, l’auteur ; le chevalier de Talleyrand, frère du baron, ami de M. de Genlis ; le chevalier de Barbantane ; M. de Vérac, depuis ambassadeur à Copenhague ; sa femme, dans laquelle j’admirois deux choses bien rarement réunies, l’extrême vivacité et l’extrême douceur ; sa conduite a toujours été parfaite ; elle suivit son mari en Danemarck, et y mourut. Nos autres spectateurs étoient tour à tour le comte et la comtesse de Brancas ; madame de Custine, son mari et son beau-frère, etc. Ma tante ne vint jamais à ces petites soirées ; je l’y invitai, sachant bien qu’elle n’y viendroit pas ; mes amies n’étoient pas les siennes ; d’ailleurs elle n’avoit envie ni de me venir voir jouer des proverbes, ni de m’entendre jouer de la harpe. Dans ce même hiver M. d’Albaret me proposa un divertissement qui me charma. Il alloit quelquefois chez madame du Bocage, il nous fit le récit de ce qui se passoit à ses petits soupers de beaux-esprits. M. d’Albaret avoit plusieurs fois été à Ferney, il contrefaisoit M. de Voltaire d’une manière parfaite. Il fut convenu que nous jouerions Les Soupers de madame du Bocage ; que nous supposerions que M. de Voltaire étoit à Paris. M. d’Albaret se chargea de ce role ; M. de Genlis, le chevalier de Barbantane, et quatre ou cinq autres, firent d’autres beaux-esprits. Je pris le costume d’une femme de soixante ans ; et, d’après les leçons de M. d’Albaret, je jouai avec un grand succès madame du Bocage : je parlois de mon Voyage d’Italie ; on me parloit de ma Colombiade et de mon ancienne beauté ; ensuite toute l’attention se portoit sur M. de Voltaire, qui étoit ce que j’ai jamais vu de plus plaisant, et sans aucune charge. Il contoit des anecdotes et récitoit des vers, parmi lesquels se trouvoient beaucoup d’impromptus faits à ma louange, c’est-à-dire, à celle de madame du Bocage. Nous eûmes ainsi cinq Soupers de madame du Bocage, sans jamais nous blaser sur cette plaisanterie. M. d’Albaret étoit inimitable en Voltaire. Nous nous étions promis le secret, et il fut si fidèlement gardé, qu’on n’en a jamais parlé dans le monde. Au milieu de toute cette dissipation je cultivois naturellement tous mes talens de musique, puisque j’en faisois sans cesse ; mais en outre je lisois tous les jours régulièrement une heure pendant ma toilette, et je trouvois le moyen d’écrire autant de temps des extraits. Il y avoit toujours dans la semaine au moins deux jours où nous ne sortions pas ; alors je lisois cinq ou six heures, et j’écrivois deux ou trois, et de plus je copiois des mémoires que M. de Genlis faisoit continuellement pour les ministres, sur la guerre, la marine, et il falloit remettre tout cela au net sur des brouillons épouvantables ; je n’ai jamais fait d’ouvrage plus fatigant. Je frémissois quand je le voyois entrer dans ma chambre avec ses grands papiers à la main ; cependant cette complaisance ne m’a pas été inutile sous les rapports littéraires. M. de Genlis avoit beaucoup d’esprit, il faisoit des chansons charmantes ; mais, lorsqu’il écrivoit en prose, il étoit fort diffus. En lisant ses mémoires, remplis de bonnes idées, et très-bien faits, je vis qu’on pourroit les abréger, et qu’ils y gagneroient. C’étoit une jolie découverte pour moi. Je lui proposai des réductions ; il se récria d’abord, et même se moqua de moi ; j’insistai. Je pris M. de Sauvigny pour arbitre ; il me donna toute raison : il falloit changer quelques phrases, ce qui est presque toujours nécessaire en supprimant ; j’offris un petit travail, qui fut accepté. Alors je taillai en plein drap ; j’abrégeai avec soin tous les mémoires, je les récrivois quelquefois d’un bout à l’autre. Je ne gagnois point de temps à ce nouveau travail, je n’épargnois que le papier ; mais j’y mettois du mien, et beaucoup d’amour-propre, cela cessa de m’ennuyer ; et j’appris ainsi à établir de l’ordre dans mes idées, et à écrire avec précision. Ce fut cette année que je fis mon premier roman historique, que je fondai sur un trait que j’avois lu dans la vie de Tamerlan. Ce roman avoit pour titre Parisatis, ou la Nouvelle Médée ; il étoit horriblement tragique, et en un volume de deux cents pages de mon écriture. M. de Morfontaine et M. de La Reynière me prêtoient des livres avec la plus grande obligeance, car je pouvois les garder tant que je voulois. Je lus dans cet hiver, avec un plaisir inexprimable, les Pensées de Pascal, les Oraisons funèbres de Bossuet, le Carême de Massillon. J’avois déjà lu ces immortels ouvrages ; mais apparemment que mon esprit s’étoit formé, il me sembloit, par l’étonnement et l’admiration qu’ils me causoient, que je les lisois pour la première fois. Je lisois ainsi ces trois sublimes écrivains : d’abord le profond Pascal pendant une demi-heure, il fortifioit ma foi par ses admirables raisonnemens ; ensuite je lisois avec saisissement une trentaine de pages de Bossuet ; il m’élevoit au-dessus de moi-même et de la terre ; après cela je me reposois dans le ciel avec Massillon. Le calme majestueux de son éloquence, la douceur et l’harmonie de son langage ont quelque chose de véritablement divin. Que je plains ceux qui n’aiment ni la lecture, ni l’étude, ni les beaux-arts !… J’ai passé ma jeunesse dans les fêtes et dans la plus brillante société, et je puis dire, avec une parfaite sincérité, que je n’y ai jamais goûté des plaisirs aussi vrais que ceux que j’ai constamment trouvés dans un cabinet avec des livres, une écritoire et une harpe. Les lendemains des plus belles fêtes sont toujours tristes, les lendemains des jours consacrés à l’étude sont délicieux ; on a gagné quelque chose, et l’on se rappelle la veille, non-seulement sans dégoût ou sans regrets, mais avec la plus douce satisfaction.

Vers la moitié de l’hiver, je lus, et ce fut avec enthousiasme, l’Histoire Naturelle de M. de Buffon ; ce style parfait m’enchanta, je l’étudiai sérieusement. Je vis d’abord qu’il étoit impossible de rien ajouter aux phrases et aux paragraphes de ce bel ouvrage, et d’en rien retrancher ; j’en conclus qu’il étoit écrit avec toute la clarté, et toute la précision désirables. Massillon, qui m’avoit à peu près initié dans les secrets de l’harmonie (ainsi que l’auteur de Télémaque), me mettoit en état de sentir la mélodie de cette admirable prose. J’essayai aussi de déplacer quelques mots, ou d’en changer plusieurs, en y substituant des synonymes, et je vis que le moindre changement ôtoit l’harmonie, ou gâtoit le sens ; ce qui me prouva que nul auteur n’a mieux connu la propriété des mots et des expressions. Je sentis donc dès lors que la perfection du style consiste dans le naturel, la clarté, la précision, l’harmonie, la correction, la propriété d’expressions. Après un examen très-suivi et très-réfléchi, je relus sur la fin de l’hiver mes compositions, et mon roman historique ; et, à l’exception de mes Réflexions d’une Mère de vingt ans et de ma comédie des Fausses Délicatesses que je me promis de retoucher, je brûlai le tout, et j’eus grande raison, car cela étoit bien mauvais. M. d’Albaret me persuada d’apprendre l’italien, et me donna un vieux maître nommé M. Fortunati, avec lequel je fis beaucoup de progrès en peu de temps.

Il prit à ma tante cette année des fantaisies qui me causèrent beaucoup d’ennui ; elle voulut jouer de la harpe, et essayer de faire des vers. Je lui donnai des leçons de harpe tous les jours où j’allois dîner chez elle, et c’est une écolière qui ne m’a jamais fait honneur. Quant aux vers, l’essai ne fut pas heureux. Elle étoit en tout d’une ignorance absolue. Je ne crois pas qu’elle eût jamais lu deux pages d’un bon livre, elle ne lisoit même pas de romans. C’est elle qui, plusieurs années après, en parlant de M. de Saint-Priest, ambassadeur en Turquie, dit qu’il avoit auprès de Constantinople une charmante maison de campagne sur les bords de la mer Baltique. Enfin, avec ce fonds d’érudition elle se mit à versifier. Sa première pièce de vers fut son portrait, il n’étoit ni fade ni flatté, et fait très-gaiement et même spirituellement quant aux idées, mais il n’y avoit pas un seul vers en mesure, et l’on y trouvoit des hiatus à chaque ligne, je corrigeai cette singulière production. J’étois loin de penser que ma tante, qui avoit trente ans, feroit sept ou huit ans après des tragédies ; il est vrai qu’elle ne les auroit pas faites, toutes mauvaises qu’elles furent, sans le secours de M. Lefebvre. M. le duc d’Orléans étoit toujours aussi amoureux d’elle, M. de Montesson avoit quatre-vingt-sept ans, et ma tante songeoit sérieusement à la fortune qu’elle a faite depuis. Il y avoit à cela un seul obstacle, c’étoit la passion platonique, connue de tout le monde, qu’elle avoit pour le duc de Guines. Mais l’ambition donnoit à ma tante des inventions merveilleuses, et je conterai bientôt ce détail, qui est très-curieux. Je vais parler auparavant de sa société. Son amie intime étoit madame la présidente de Gourgues, sœur de M. de Lamoignon. C’étoit une personne toujours malade, et presque toujours couchée sur une chaise longue, avec une passion platonique et malheureuse, pour le chevalier depuis marquis de Jaucour, celui qu’on appeloit le clair de lune. Madame de Gourgues étoit d’une pâleur remarquable, elle ne mettoit point de rouge, et cette pâleur alloit à sa physionomie : sa personne offroit plusieurs contrastes singuliers ; elle avoit une figure sentimentale, et de la sécheresse dans le ton et les manières ; de la bonhomie dans le caractère, et de la pédanterie dans l’esprit ; de la dévotion, et une grande admiration pour les encyclopédistes. Elle n’étoit point aimable, mais elle avoit beaucoup de vertus ; on lui trouvoit de l’esprit et de l’instruction, parce qu’elle savoit l’anglois, chose fort rare alors. Nous allions assez souvent souper chez elle, il n’y avoit jamais à ces soupers que le chevalier de Jaucour ; et, outre ma tante et moi, tout au plus deux personnes ; nous n’y avons jamais été plus de six. Madame de Gourgues ne me plaisoit pas, elle me regardoit et me traitoit comme une enfant, et je gardois chez elle un profond silence. Ma tante y étoit aimable et gaie, elle faisoit tout l’agrément de ces petits soupers ; et il n’y avoit à cela ni motif intéressé, ni coquetterie : quand l’ambition ou son intérêt ne s’y opposoient pas, elle avoit un charmant caractère.

Le chevalier de Jaucour avoit une figure très-agréable, un visage rond, plein et pâle, des yeux noirs, de jolis traits, des cheveux bruns, négligés et dépoudrés, il ressembloit en effet à un clair de lune. Sa taille étoit noble, il avoit bonne grâce. Son caractère étoit excellent, plein de droiture et de loyauté. Il avoit fait plusieurs campagnes de guerre étant entré au service à douze ans ; il avoit montré autant d’intelligence militaire que de bravoure. Son esprit étoit comme son caractère, sage et raisonnable. À l’un de ces soupers, ma tante dit que j’avois peur des revenans. Alors madame de Gourgues proposa au chevalier de Jaucour de me conter sa belle histoire de la tapisserie. J’en avois entendu parler comme d’une chose parfaitement vraie, car le chevalier de Jaucour donnoit sa parole d’honneur qu’il n’y ajoutoit rien, et il étoit incapable de faire un mensonge, qui d’ailleurs n’auroit eu alors aucun sel. Cette histoire est devenue prophétique à l’époque de la révolution. Je puis la rapporter avec une scrupuleuse exactitude, parce qu’ayant beaucoup vu le chevalier de Jaucour, je la lui ai fait conter cinq ou six fois en ma présence ; la voici :

Le chevalier, né en Bourgogne, fut élevé dans un collège à Autun. Il avoit douze ans, lorsque son père, qui vouloit l’envoyer à l’armée sous la conduite d’un de ses oncles, le fit venir dans son château. Le soir même après le souper on le conduisit dans une grande chambre où il devoit coucher, on établit sur une espèce de trépied au milieu de la chambre une lampe allumée, et on le laissa seul. Il se déshabilla et se mit au lit sur-le-champ, en laissant brûler la lampe. Il n’avoit nulle envie de dormir ; et, comme il avoit à peine regardé sa chambre en y entrant, il se mit à la considérer. Ses yeux se portèrent sur la vieille tenture de tapisserie à personnages qui se trouvoit vis-à-vis de lui ; le sujet en étoit bizarre ; elle représentoit un temple dont les portes étoient fermées. Sur le haut de l’escalier de cet édifice étoit debout une espèce de pontife ou de grand-prêtre, vêtu d’une longue robe blanche, il tenoit d’une main une poignée de verges, et de l’autre une clef. Tout à coup le chevalier, qui regardoit fixement cette figure, se frotta les yeux, croyant avoir un éblouissement, ensuite il regarde de nouveau, et la surprise et le saisissement le glacent et le rendent immobile !… Il voyoit cette figure se mouvoir, descendre gravement les marches de l’escalier !… Enfin, la voilà hors de la tapisserie et dans la chambre, qu’elle traverse ; elle arrive tout près du lit ; et s’adressant à ce pauvre enfant, pétrifié par la terreur, elle lui dit bien distinctement ces paroles : Ces verges fustigeront un grand nombre : quand tu les verras s’agiter, n’hésite pas à prendre la clef des champs que voilà… À ces mots la figure tourne le dos, s’éloigne, se rapproche de la tapisserie, remonte l’escalier et se remet à sa place. Le chevalier, baigné d’une sueur froide, fut pendant plus d’un quart d’heure tellement privé de force, qu’il étoit hors d’état d’appeler ; enfin on vint ; n’osant confier cette aventure à un domestique, il dit seulement qu’il se trouvoit mal, et l’on resta auprès de lui tout le reste de la nuit. Le lendemain le comte de Jaucour son père, l’interrogeant sur ce qu’il avoit eu la nuit, il conta sa vision. Au lieu de se moquer de lui, comme le chevalier s’y attendoit, le comte l’écouta fort sérieusement ; ensuite il dit : « Rien n’est plus extraordinaire, car mon père dans sa première jeunesse eut aussi dans cette même chambre, avec le même personnage représenté dans cette antique tapisserie, une scène fort étrange… » Le chevalier auroit bien désiré savoir le détail de cette vision de son grand-père, mais le comte n’en voulut pas dire davantage, il ordonna même à son fils de ne lui en plus parler ; et le jour même le comte fit détendre toute cette tapisserie, qu’il fit brûler en sa présence dans la cour du château. Voilà cette fameuse histoire dans toute sa naïveté. Madame Radcliff eût été bien heureuse de la savoir, et je crois que le chevalier de Jaucour, à l’époque de la révolution, se la rappela ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il prit la clef des champs, lorsqu’il vit les verges s’agiter. Il n’hésita pas à quitter la France.

Revenons à la société de ma tante ; sa meilleure amie, après madame de Gourgues, étoit la duchesse de Chaulnes, fille du duc de Chevreuse. Elle étoit jolie, mais elle manquoit absolument d’esprit et de naturel, et elle avoit mille prétentions ridicules. C’est la seule femme que j’aie connue dont on ait pu dire justement, comme de certains hommes, qu’elle avoit de la fatuité. Il y en avoit dans son maintien, dans ses manières, dans son ton et dans tous ses discours. Au reste, elle avoit une très-bonne conduite : on l’avoit mariée fort jeune à une espèce de fou, qui le lendemain de son mariage disparut subitement pour aller en Égypte. Il y resta plusieurs années, et à son retour il ne voulut jamais revoir sa femme. Une autre amie de ma tante étoit la princesse de Chimay douairière, personne fort insignifiante, qui n’avoit ni le mérite, ni l’élégante figure de l’autre princesse de Chimay, si intéressante par sa conduite, sa piété, ses vertus, et que nous avons vue depuis dame d’honneur de la reine. Les autres amies de ma tante étoient madame de La Massais, dont j’ai déjà parlé, et la marquise de Livri. Cette dernière étoit jeune, bonne, et originale ; elle étoit si vive et si naturelle, qu’elle oublioit continuellement tous les usages du monde ;. elle avoit trente-quatre ou trente-cinq ans. Les femmes de cet âge portoient alors non des souliers, mais ce qu’on appeloit des mules, c’est-à-dire des chaussures sans quartiers, qui ne renfermoient que le petit bout du pied, le tout porté sur de hauts talons, comme nous en avions toutes dans ce temps. Je n’ai jamais compris comment on pouvoit marcher avec ces petites pantoufles. Un soir, chez madame de Livri, où je soupois avec ma tante, pour la première fois, et avec beaucoup de monde, madame de Livri eut une dispute avec le marquis d’Hautefeuille, qui étoit à l’autre bout de la chambre ; elle s’anima par degrés, et enfin à tel point, que tout à coup elle tira de son pied une de ses petites mules, et la lui jeta à la tête. C’étoit véritablement une pantoufle de Cendrillon, car elle avoit le plus joli pied du monde. Rien ne m’a jamais causé plus de surprise ; cependant cette folie me la fit prendre en amitié ; je lui en ai vu faire mille de ce genre, qui m’ont toujours paru charmantes, parce qu’elles étoient parfaitement naturelles, et que cette femme, si peu mesurée dans ses discours et dans un cercle, ne ressembloit à aucune autre, et étoit aussi raisonnable et aussi sage dans toutes les choses essentielles, qu’elle l’étoit peu dans la société. Elle avoit une fort bonne maison, donnoit d’excellens soupers, mais elle sortoit rarement, et alloit fort peu dans le monde, quoiqu’elle en reçût beaucoup chez elle.

Ma tante voyoit habituellement en hommes le comte de Chabot, dont j’ai déjà parlé ; le chevalier de Coigny, qu’on appeloit Mimi, je n’ai jamais su pourquoi ; il étoit fort à la mode, d’une assez jolie figure on lui trouvoit de l’esprit, je l’ai beaucoup vu, et je ne l’ai jamais entendu causer ; mais dans chaque visite il laissoit un mot bon ou mauvais, que l’on citoit toujours ; ce mot dit, il ne parloit plus ; il avoit l’air distrait, insouciant, et en même temps étourdi, ce qui lui étoit particulier. Je lui trouvois beaucoup de fatuité, une gaieté fausse, c’est-à-dire affectée, et un air moqueur qu’il ne quittoit jamais, alors même qu’il avoit envie de plaire. Le duc de Coigny, son frère aîné, avoit de la douceur, une politesse aimable, et un caractère qui le faisoit généralement estimer et aimer. Le marquis de Lusignan, qu’on appeloit la grosse tête, autre ami de ma tante, étoit confident de toutes les femmes ; il ne falloit pour cela que de la douceur, de la discrétion, et avoir l’air de croire que toutes les intrigues étoient des passions platoniques. Beaucoup d’hommes alors, qui n’avoient pas assez d’agrémens pour réussir auprès des femmes, prenoient ce modeste rôle de confident, qui leur donnoit dans la société une sorte de considération qui n’a pas été inutile à la fortune de plusieurs d’entre eux. Le marquis d’Estréhan, déjà vieux, étoit dès lors le suprême confident des femmes de ce temps. Il s’étoit fait un droit de cette espèce de confiance : y manquer eût été à ses yeux un mauvais procédé. Ses conseils, en ce genre, étoient, dit-on, excellens ; c’étoit le directeur des femmes galantes. M. de Donézan (frère du marquis d’Husson), homme parfaitement aimable, et le seul conteur toujours amusant que j’aie connu ; M. de Pons, intendant de Moulins, très-aimable aussi, qui, peu d’années après, épousa une charmante personne, mère de madame de Fontanges d’aujourd’hui ; le marquis de Clermont, depuis ambassadeur en Espagne et à Naples, célèbre par son esprit, son aimable caractère et des talens charmans ; le comte d’Albaret : tels étoient les hommes de la société intime. Elle en recevoit beaucoup d’autres, mais qui n’étoient que de simples liaisons. J’ai vu plusieurs fois chez elle et chez madame de Boulainvilliers, M. le comte de La Marche, depuis prince de Conti, mort en Espagne ; il étoit sauvage et obligeant ; il avoit de la singularité et de l’insipidité, ce que je n’ai vu qu’à lui. J’allois, de temps en temps, comme je l’ai déjà dit, dîner ou souper chez ma grand’mère, qui étoit toujours aussi sèche pour moi. Un jour que nous arrivâmes de bonne heure pour dîner, nous ne trouvâmes dans le salon que sa sœur mademoiselle Dessalleux, ma grand’tante, qui étoit une excellente personne. Ma grand’mère étoit sortie, et ne devoit rentrer qu’à l’heure juste du dîner. Mademoiselle Dessalleux me proposa de me faire voir le cabinet particulier de ma grand’mère, qui étoit tout rempli de jolis tableaux et d’estampes je regardai d’abord un énorme tableau, qui étoit un portrait de ma grand’mère dans sa jeunesse, et de son fils, enfant alors (le même qui fut tué à Minden) ; la beauté de madame de La Haie avoit eu beaucoup de célébrité, mais je ne fus frappée que de la fadeur du tableau ; ma grand’mère étoit représentée en Vénus, et son fils en Cupidon, comme disoit mademoiselle Dessalleux. Je m’arrêtai plus long-temps devant un charmant petit tableau peint à ravir, qui représentoit l’enlèvement d’Europe ; j’y remarquai une jolie idée : le taureau détournoit de côté sa grosse tête pour baiser un joli petit pied nu d’Europe. Je dis que je trouvois Europe très-belle, mais trop grasse : mademoiselle Dessalleux sourit, et répondit que c’étoit non une figure de fantaisie, mais un portrait, et celui de la duchesse de Berry, fille de monsieur le régent ; alors elle me conta que cette princesse, durant ses amours avec le feu marquis de La Haie, mari de ma grand’mère, s’étoit fait peindre ainsi pour lui, et lui avoit donné ce tableau. Je pensai en moi-même que si M. de La Haie n’avoit eu pour maîtresse qu’une simple particulière, mon austère grand’mère auroit trouvé ce tableau très-scandaleux, et qu’elle ne l’auroit certainement pas gardé précieusement dans son cabinet ; quelle fausse couleur la vanité sait donner aux choses !… Madame de Montesson, après la mort de ma grand’mère, hérita de ce tableau et le donna à M. le duc d’Orléans, qui le mit dans ses petits appartemens, où on l’a vu jusqu’à la révolution ; j’ignore ce qu’il est devenu depuis.

Je n’allai point cette année[86] à Sillery, parce que j’étois grosse ; mais j’allai avec ma tante à l’Île-Adam, où je jouai encore la comédie malgré ma grossesse. Ma tante joua dans un opéra, dont la musique étoit de Monsigny, cet opéra n’a été ni joué ni gravé ; dans la suite Monsigny par dévotion le brûla. Il avoit pour titre Baucis et Philémon, la musique en étoit charmante. Ma tante jouoit Baucis, elle étoit en vieille pendant les deux premiers actes ; le rôle étoit fait pour sa voix, elle l’avoit fort étudié ; le costume de vieille la rajeunissoit, et lui donnoit l’air d’avoir vingt ans ; elle eut beaucoup de succès dans ce rôle, elle le méritoit.

Je vais à ce sujet rapporter un petit incident qui me paroit curieux, parce qu’il fait connoître jusqu’à quel point l’amour-propre, même dans les choses les plus positives, peut nous faire illusion. À la première représentation de cet opéra, ma tante, après les deux premiers actes, alla s’habiller en jeune bergère ; je la suivis dans la chambre à côté du théâtre où elle fit sa toilette. Elle n’étoit pas contrefaite, mais elle avoit une épaule infiniment plus grosse que l’autre, ce qui rendoit son dos très-défectueux quand rien ne cachoit ou ne déguisoit ce défaut, et son petit corset de bergère la laissoit voir entièrement. Je l’en avertis, mais sa femme de chambre par flatterie soutint que l’habit alloit en perfection. Comme ma tante paroissoit le croire, je pris un miroir que je plaçai derrière elle, et je lui fis voir parfaitement dans sa glace son dos, qui étoit véritablement ridicule ; elle le regarda, et, à ma grande surprise, elle fut tout-à-fait de l’avis de mademoiselle Legrand, sa femme de chambre. Elle joua ainsi, ce qui fut trouvé fort étrange. Après la représentation, madame de Bouflers, qui avoit beaucoup de bonté pour moi, me tira à part, pour me gronder de n’avoir pas averti ma tante de la défectuosité de son dos ; je me justifiai en disant que l’avis de sa femme de chambre l’avoit emporté sur le mien ; mais je passai sous silence la circonstance du miroir, parce qu’elle auroit donné un vrai ridicule à ma tante. On joua trois fois cet opéra. Nous jouâmes des proverbes, je fis beaucoup de musique, je fis danser plusieurs fois avec ma harpe : ce voyage fut très-brillant. Madame la maréchale de Beauvau, et madame la princesse de Poix, y passèrent plusieurs jours. La première, sœur de MM. de Chabot et de Jarnac, avoit, je crois, alors trente-cinq ou trente-six ans, et elle étoit, à mon avis, la femme la plus distinguée de la société, par l’esprit, le ton, les manières, et l’air franc et ouvert qui lui étoit particulier. Sa politesse étoit à la fois obligeante et noble ; on voyoit promptement sa supériorité, on ne la sentoit jamais d’une manière embarrassante. Elle avoit dans toute sa personne une aisance communicative. J’ai éprouvé souvent qu’après avoir passé une demi-heure avec elle je n’avois plus la moitié de ma timidité naturelle. Elle avoit épousé par amour M. de Beauvau[87]; et jamais dans le monde un mari et une femme n’ont eu un maintien d’amour conjugal de meilleur goût et plus parfait. Madame la princesse de Poix n’étoit fille que de M. de Beauvau, mais sa belle-mère étoit pour elle, par son affection, une véritable mère. En tout je n’ai point vu de méchantes belles-mères à la cour ; elles étoient alors reléguées dans la bourgeoisie, et surtout dans la classe du peuple. La révolution a bien pu en introduire quelques-unes dans le grand monde, mais le sentiment qui les produit est si ignoble qu’il ne s’y perpétuera pas.

Madame de Poix étoit charmante ; sa taille n’avoit rien de défectueux, mais elle n’étoit pas belle ; et elle boitoit. Elle avoit une brillante fraîcheur, et le plus joli visage. Elle étoit gaie, naturelle, spirituelle et piquante. Tous ces avantages, qui sont en général de dangereux écueils pour les femmes, n’ont servi qu’à l’agrément de la vie de madame de Poix, sa réputation est toujours restée intacte. Je vis aussi à l’Île-Adam madame, la princesse d’Hénin, que j’avois déjà rencontrée dans le monde ; elle étoit fort jeune et d’une figure charmante, mais elle n’a duré qu’un moment ; l’hiver d’ensuite, son teint étoit gâté, et elle n’étoit plus jolie. Elle avoit dans ses manières quelque chose de trop formé pour une jeune personne de dix-huit ans ; on disoit qu’elle avoit de l’esprit, elle a aujourd’hui cette réputation très-bien établie. Je n’en ai jamais pu juger, quoique je l’aie beaucoup vue pendant douze ans de suite ; elle étoit du nombre, assez grand alors, de ces personnes qui dans le monde ne causent que tout bas, seulement avec leurs amis, à table, où elles les font placer près d’elles, et hors de table dans l’embrasure des fenêtres, se persuadant qu’elles ne peuvent être véritablement appréciées que dans le petit cercle de leur intimité. Ainsi leur esprit reste enfoui dans le sein de l’amitié, et n’est pour le reste du monde qu’une tradition[88].

Nous trouvâmes encore à l’Île-Adam, la maréchale de Luxembourg et madame de Lauzun[89]. Je ne pouvois me lasser de contempler cette dernière, qui avoit la plus intéressante figure, et le plus noble et le plus doux maintien que j’aie jamais vu ; elle étoit d’une extrême timidité, sans être insipide ; d’une obligeance, d’une bonté toujours soutenues, sans aucune fadeur ; il y avoit en elle un mélange original et piquant de finesse et de naïveté. La maréchale, comme je l’ai déjà dit, étoit l’oracle du bon ton. Ses décisions sur la manière d’être dans le grand monde étoient sans appel. Elle avoit fait à cet égard des réflexions très-fines et très-spirituelles, mais que souvent elle généralisoit fort mal à propos. En voici un trait comique : Un matin (c’étoit un dimanche), nous attendions pour la messe M. le prince de Conti ; nous étions dans le salon assises autour d’une table ronde sur laquelle nous avions posé tous nos livres d’heures, que la maréchale s’amusoit à feuilleter. Tout à coup elle s’arrêta sur deux ou trois prières particulières qui lui parurent du plus mauvais goût, et dont en effet les expressions étoient bizarres. Comme elle critiquoit avec amertume ces prières, je lui objectai doucement qu’il suffisoit qu’elles fussent dites avec piété, parce que certainement Dieu ne faisoit nulle attention à ce que nous appelons un bon ou un mauvais ton. « Eh bien, madame, s’écria la maréchale très-sérieusement, ne croyez pas cela… » Un éclat de rire général l’interrompit. Elle ne s’en fâcha point : mais au fond elle resta persuadée que le juge suprême de tout ce qui est essentiellement bon ne dédaigne pas de l’être aussi de notre ton et de nos manières ; et que, même dans des œuvres également méritoires, il tient toujours quelque compte de la grâce et de l’élégance.

À ce voyage, le comte de Guines afficha de la plus étrange manière son sentiment (comme on disoit alors) pour la comtesse Amélie, et ma tante eut de fréquentes attaques de coliques, mais toujours en se retirant chez elle pour se coucher, ce qui ne la privoit d’aucun des plaisirs de la société. Comme, avant de quitter le salon, elle se plaignoit tout bas à ses amis, et surtout à M. le duc d’Orléans, nous la suivions dans sa chambre. Là elle se couchoit sur un canapé et gémissoit pendant trois quarts d’heure, ni plus ni moins. Durant ce temps, madame de Choisy, une de ses amies, et moi, nous lui faisions chauffer des serviettes dans un cabinet voisin ; M. le duc d’Orléans, les larmes aux yeux, restoit auprès d’elle, le comte de Guines étoit congédié au bout de dix minutes. Enfin je devinai le plan de cette comédie, ma tante étoit malade de l’infidélité du comte de Guines. Elle montroit avec franchise toute sa sensibilité à M. le duc d’Orléans, et en même temps elle lui donnoit l’espérance que l’étrange conduite du comte de Guines la guériroit d’une passion aussi malheureuse qu’elle étoit pure. Tout réussit au gré de ses désirs. M. le duc d’Orléans, malgré l’intérêt de son amour, fut si touché de ses souffrances et de ses sentimens, qu’il en prit de l’aversion pour le comte de Guines. C’étoit une chose plaisante que les regards d’indignation qu’il lui lançoit, lorsqu’avec nous il reconduisoit ma tante dans sa chambre ; et lorsque dans le salon il suivoit tous les pas de la comtesse Amélie, et paroissoit être éperdu d’amour pour elle. J’ai vu alors plusieurs fois M. le duc d’Orléans hausser les épaules et au moment d’éclater. Je n’ai jamais bien su si les spectateurs étoient dupes de ce manège, qui me sembloit grossier ; je remarquai bien que plusieurs hommes sourioient quelquefois, mais toutes les femmes avoient l’air de plaindre la victime de l’inconstance. Le maintien de ma tante au milieu de tout cela étoit à mes yeux la chose la plus comique, surtout le lendemain de ses coliques. La mine attendrie et mystérieuse des femmes qui lui demandoient de ses nouvelles, les soupirs étouffés de ma tante, ses airs languissans, sont des choses qui ne peuvent se décrire. Je dirai bientôt quel étoit l’intérêt particulier qui engageoit le comte de Guines à seconder si bien les vues de ma tante. On verra qu’il en avoit un très-réel. Madame de Montesson ne me fit point de confidences positives, mais plusieurs fois elle me fit entendre vaguement qu’elle avoit de grandes peines de cœur ; je ne la questionnois jamais, et pendant tout ce voyage nous en restames là. De l’Île-Adam, j’allai à Balincour, où je passai trois mois de la manière la plus douce et la plus agréable, presque toujours en famille ; car on y recevoit fort peu de monde. Monsieur et madame de Balincour tenoient un fort grand état à Paris, mais ils ne recevoient dans leur terre que leurs amis intimes. La comtesse de Balincour avoit de l’esprit, un caractère parfait, et la plus belle âme. Elle a été constamment pour moi l’amie la plus charmante. Quoiqu’elle fût naturellement sérieuse et qu’elle eût alors plus de quarante ans, elle me paroissoit jeune, parce qu’elle n’étoit ni pédante, ni sermoneuse. M. de Balincour, à quarante-deux ans, étoit d’une gaieté si folle, qu’on ne pouvoit démêler à travers ses extravagances, ses niches, ses espiègleries, s’il avoit ou non de l’esprit. Mais il y avoit dans toute sa personne un tour original, et un naturel qui le rendoient amusant. Il n’étoit raisonnable qu’avec le maréchal de Balincour[90], son oncle et son bienfaiteur. Jamais vieillard n’a été plus heureux dans son intérieur, et n’a mieux mérité de l’être, par sa piété, sa bonté, sa douceur. J’en ai parlé avec détail dans mes Souvenirs. Il avoit toute sa mémoire, n’étoit point sourd, lisoit souvent sans lunettes, et avoit conservé ses dents à quatre-vingt-huit ans qu’il avoit alors. Je ne me lassois pas de l’entendre conter des anecdotes de la cour de Louis XIV. Le vieux curé de Balincour venoit souvent dîner au château, c’étoit un saint, mais d’une simplicité qu’on étoit toujours étonné de trouver à neuf lieues de Paris. Dès les premiers jours il s’attacha à moi d’une manière qui me surprit ; il me poursuivoit partout, dans le salon, à la promenade, dans ma chambre, et toujours pour me parler de la vérité de la religion apostolique et romaine, dont il me récapituloit toutes les preuves. Il finit par m’excéder, et cela dura plus de quinze jours. C’étoit un tour de M. de Balincour, qui lui avoit fait croire que j’étois luthérienne (mais que je m’en cachois), et qui l’avoit chargé de ma conversion. M. de Genlis étoit à son régiment ; en arrivant à Paris, je trouvai un billet de ma tante, qui m’apprenoit qu’elle étoit malade et dans son lit ; je l’avois laissée à l’Île-Adam, devant retourner deux jours après à Paris, où elle alla en effet passer huit jours ; ensuite elle partit pour Villers-Cotterets, elle y resta cinq semaines et elle revint avec M. le duc d’Orléans à l’Île-Adam. Elle y retrouva le comte de Guines, et les scènes que j’ai contées recommencèrent. J’imaginai que la maladie de madame de Montesson étoit sentimentale, je ne m’en inquiétai pas beaucoup. Le lendemain matin j’allai chez elle, je la trouvai seule et dans son lit ; elle me dit sur-le-champ, en mettant la main sur son cœur, que son mal étoit là, et qu’elle en mourroit ; je lui dis quelques lieux communs de consolation. Alors elle me montra une lettre du comte de Guines qui, en faisant un grand éloge de sa vertu, et de grandes protestations d’estime, d’admiration et d’attachement, lui déclaroit qu’il n’avoit plus de passion pour elle, et qu’enfin il en aimoit une autre. Ma tante ajouta qu’elle n’avoit caché à M. le duc d’Orléans, ni sa douleur, ni cette lettre (je m’en doutois) ; que M. le duc d’Orléans étoit charmant pour elle, et que, par sa conduite dans cette occasion, il avoit acquis les plus grands droits sur son cœur. Je répondis toujours les mêmes niaiseries, que j’espérois qu’enfin elle guériroit, etc. Elle dit que, sans les procédés inouïs du comte de Guines, elle auroit porté cette fatale passion au tombeau ; mais qu’elle avoit encore besoin d’une longue absence, qu’elle l’avoit avoué à M. le duc d’Orléans, en le conjurant d’obtenir pour le comte de Guines l’ambassade de Prusse. Je compris alors pourquoi le comte de Guines s’étoit prêté à tous ces artifices, il avoit fort peu d’amour et beaucoup d’ambition, et depuis long-temps il désiroit avec ardeur une ambassade, il l’auroit attendue long-temps sans cette comédie ; mais il étoit bien certain que M. le duc d’Orléans mettroit tant de chaleur dans cette affaire qu’il ne le feroit pas languir. Je soutins mon rôle de niaise, en disant à ma tante que je craignois que la nouvelle passion du comte de Guînes ne l’empêchât d’accepter cette ambassade. Elle me répondit qu’en effet il s’éloignoit à regret, mais que M. le duc d’Orléans lui avoit parlé avec tant de force, qu’il l’avoit décidé. Il eut l’ambassade, et partit deux mois après[91].

Pour rendre compte ici de tout ce qui le regarde, je rapporterai une anecdote qui peint parfaitement la finesse de son esprit ; arrivé à Berlin, il fut mal reçu du roi de Prusse. Ce prince jouoit de la flûte, et aimoit passionnément la musique ; le talent supérieur du comte de Guînes, sur la flûte, lui persuada que la cour de France ne le lui envoyoit pour ambassadeur que par cette raison. Cette idée choqua le roi, et dans le grand Frédéric c’étoit une petitesse. Le comte, voyant que le roi s’obstinoit à le traiter avec une sécheresse qui alloit jusqu’à la désobligeance, en découvrit le motif et feignit de l’ignorer. Il rencontroit quelquefois un homme qui passoit pour l’un des espions du roi dans la société, et un jour, en présence de cet homme, il dit d’un ton insouciant et léger, qu’il avoit deviné pourquoi le roi ne l’admettoit jamais dans son intérieur, et sur-le-champ il ajouta : « Le roi a des correspondances à Paris, on lui aura mandé que la tournure de mon esprit est épigrammatique et moqueuse. » Quelqu’un se récriant sur le mauvais caractère de celui qui auroit mandé une telle chose : « Non, reprit froidement le comte, il aura dit cela sans malice ; à Paris, ce genre d’esprit n’est qu’un jeu de société, on ne le craint pas. »

Cet entretien, comme le comte l’avoit espéré, fut rapporté au roi, qui, de premier mouvement, s’écria qu’il ne craignoit nullement les épigrammes et les moqueries. Il traita mieux le comte de Guînes, l’attira, causa avec lui, fut charmé de son esprit et de sa grâce, l’admit dans son intimité, fit souvent de la musique avec lui, et lui prodigua constamment depuis toutes les marques de la plus grande faveur.

Trois semaines après la confidence de ma tante, j’accouchai de mon fils ; j’avois vingt-deux ans ; M. de Genlis revint de son régiment la surveille de mes couches. Je relevai, c’est-à-dire j’allai à l’église au bout de quatorze jours. Jamais ma santé n’a été meilleure.

J’avois beaucoup lu à Balincour, et écrit prodigieusement de notes et d’extraits ; comme j’avois d’ailleurs un commerce de lettres assez étendu, je ne composai rien. L’hiver qui suivit ressembla parfaitement pour moi à l’hiver précédent. Je fis, à l’imitation de Fontenelle, des dialogues des morts, mais ils étoient plus moraux : le premier étoit entre Constantin le Grand et Charlemagne, le second entre Élisabeth d’Angleterre et Christine, reine de Suède, le troisième entre Louis XI et Henri IV. L’abbé de Lille, cet hiver, vint plusieurs fois chez moi ; il nous récita de beaux vers, et personne au monde ne disoit des vers comme lui. Cette année M. de Saint-Lambert[92] donna son poëme des Saisons. M. et M. de Beauvau aimoient l’auteur et protégèrent le poëme avec la plus grande chaleur ; ils furent secondés par toute leur société, et cet ouvrage eut dans le monde beaucoup de succès ; mais les vrais littérateurs, en convenant qu’il est en général bien écrit, trouvèrent que c’est un mauvais poëme, sans intérêt, sans imagination et très-ennuyeux. Il y a d’un bout à l’autre, dans cet ouvrage, une teinte sombre et monotone qui en rend la lecture fatigante, car on sent que l’auteur a pris à dessein cette triste couleur, il a voulu être penseur, et il a pris la pesanteur pour la profondeur. C’est ce poëme qui a le premier introduit en France les prétentions philosophiques, romantiques et germaniques à la mélancolie, et en outre le genre descriptif, dans lequel les personnages, les passions, les vertus, les sentimens, ne sont que des accessoires, tandis que les forêts, les plantes, les rochers, les cavernes, les eaux, les précipices, les ruines, forment le fond du sujet. C’étoit tout le contraire autrefois, mais nous avons changé tout cela. Ce bouleversement est le fruit naturel du matérialisme : en desséchant les âmes, il a desséché l’imagination et la littérature. Malgré tous ses défauts le poëme des Saisons conservera toujours une place honorable dans les bibliothèques françoises, parce que le langage en est beau, et ce mérite suffit pour assurer la durée d’un ouvrage. Comme tout le monde, je lus ce poëme, et j’en pensois dés lors à peu près tout ce que j’en dis aujourd’hui. Un autre auteur, dans ce temps, excitoit, dans un autre genre, un grand enthousiasme ; c’étoit Thomas, et je partageai cette admiration, dont j’ai bien rabattu depuis. Il y a, dans ses

  1. J’avois, en quittant la France, confié mes journaux à ma fille, qui, ayant été mise en prison, n’a pu veiller à leur conservation. Ces manuscrits, qui étoient tous de mon écriture, ont été perdus avec beaucoup d’autres que je ne pus emporter mais ce qu’ils contiennent est parfaitement gravé dans ma mémoire ; car, outre que je les ai écrits, je les ai lus successivement et un grand nombre de fois à mes amis. Je n’ai conservé de ces journaux que quatre volumes, j’en ai perdu trois. Un volume fait au Palais-Royal ne contenant, presque en entier, que le détail les tracasseries que me fit éprouver madame d’Hun***** que je ne désigne ainsi sous de tels traits, que parce que ses aventures ont eu depuis le plus horrible éclat et qu’elle-même a été renfermée pour le reste de sa vie. Je la connoissois parfaitement lorsque j’écrivis tout ce que j’ai souffert d’elle ; cependant je proteste que, dans ce même volume, je n’ai pas dit un seul mot qui puisse même indirectement attaquer sa réputation et ses mœurs. Au reste, ce volume est le seul de mes journaux dans lequel j’ai longuement parlé de moi. Je ne le regrette point : je n’en ferois nul usage dans ces mémoires. Le second volume que j’ai perdu faisoit partie de mon second voyage en Angleterre, voyage fait depuis la révolution. Le troisième volume contenoit la description la plus méthodique, la plus détaillée et la plus claire de toutes les manufactures que j’ai vues dans vingt-cinq ans en France et dans mes voyages, avec beaucoup de réflexions sur le perfectionnement des arts et métiers, et l’amélioration des apprentissages. J’ai beaucoup regretté celui-là, il pouvoit être utile, et c’étoit le fruit d’une immense quantité de courses, de beaucoup d’argent et d’une très-longue étude qui, d’ailleurs, m’avoit fourni le plaisir particulier de rectifier un grand nombre d’erreurs et de bévues de l’Encyclopédie. À ce volume étoit joint un manuscrit, en cahiers, intitulé : Examen critique (sur le même sujet), et perdu aussi.
    (Note de l’auteur.)
  2. J’ai commencé ces mémoires beaucoup plus tôt que je ne l’indique ici ; j’en avois écrit à Belle-Chasse une grande quantité de morceaux détachés ; j’en ai fait le troisième volume, presque tout entier, durant l’émigration : je n’ai eu depuis qu’à réunir et à mettre en ordre tous ces fragmens.
    (Note de l’auteur.)
  3. Cette petite tour, où je couchois, est la seule chose qu’on ait conservée de l’ancien bâtiment. Les habitans du pays se sont souvenus et ont dit que cette tour, dans mon enfance, étoit ma chambre ; et, par une bonté dont je suis très-touchée, on n’a point voulu l’abattre. Je tiens ce détail de M. le marquis d’Aligre, possesseur actuel de la terre de Saint-Aubin.
    (Note de l’auteur.)
  4. Excellente chose pour cette difformité et qui me l’ôta entièrement et sans retour en trois mois. Il est vrai qu’avant je ne louchois pas habituellement.
    (Note de l’auteur.)
  5. Financier célèbre par sa magnificence et sa prodigalité. C’est lui qui fit bâtir le superbe pavillon de Croix-Fontaine, uniquement pour y recevoir Louis XV, lorsqu’il alloit à la chasse de ce côté. Le roi s’y reposoit et y trouvoit toujours une magnifique collation.
    (Note de l’auteur.)

    Bouret est mort, en 1778, si pauvre, qu’il ne trouva pas à emprunter cinquante louis dont il avoit besoin. Cependant ce financier fastueux avoit possédé six cent mille livres de rente.

    (Note de l’éditeur.)
  6. De Chassé (Claude-Louis-Dominique) débuta au théâtre au mois d’août 1721. Il se retira en 1757, avec la réputation du plus grand acteur et de la meilleure basse-taille qui eût paru à l’Opéra, et celle d’un très-honnête homme. On ne croit pas qu’il ait été anobli par Louis XV, car il est prouvé qu’avant d’entrer au théâtre,
    il prenoit les titres d’écuyer et de seigneur du Ponceau.


    Tout donne à penser qu’il reprit les mêmes qualifications nobiliaires à l’époque où Louis XV avoit reconnu, dans un nouveau règlement, les privilèges accordés par Louis XIV à l’académie royale de musique, en vertu desquels privilèges on pouvoit entrer au grand Opéra
    sans déroger. De Chassé mourut à Paris, en 1786, âgé de quatre-vingt-huit ans.

    L’épigramme rapportée par madame de Genlis, prouve qu’en 1752, on faisoit grand cas des voix tonnantes et que les sons éclatans plaisoient beaucoup. L’Opéra est resté fidèle à cette tradition : mais le goût des spectateurs est bien changé ; les chanteurs qu’ils préfèrent ne sont pas ceux dont la voix est la plus grosse et qui font le plus de bruit.

    (Note de l’éditeur.)
  7. Le comte de Loëwendal, arrière-petit-fils de Frédéric III, roi de Danemarck, étoit né en 1700, et n’avoit que cinquante-deux ans à l’époque dont parle madame de Genlis. Loëwendal embrassa à treize ans l’état militaire ; il servit en 1715 comme simple soldat ; mais, dans le cours d’une année, il parcourut tous les grades, et fut fait capitaine. Il passa au service de France en 1745 : il étoit alors lieutenant général. Les sièges de Menin, d’Ypres, de Furnes, de Fribourg, de Gand, d’Oudenarde, d’Ostende, de Neupont, de l’Écluse, du Sas-de-Gand, de Berg-op-Zoom, et la part qu’il eut à la victoire de Fontenoy, lui donnèrent une grande et juste célébrité. Mort le 27 mai 1755.
    (Note de l’éditeur.)
  8. Toutes les chanoinesses d’Alix avoient le droit de porter le titre de Comtesse ; et j’ai porté le nom de Lancy jusqu’à mon mariage.
    (Note de l’auteur.)
  9. Marie Anne Barbier a fait des tragédies, des comédies, des opéras et des ballets. Elle consultoit souvent Pellegrin ; c’est ce qui a fait attribuer à l’abbé les ouvrages de cette demoiselle. Ses Saisons littéraires sont un mélange de poésies, d’histoires et de critiques. Il y a dans ses vers de la facilité et du naturel, mais peu d’élégance et point de force. Les ouvrages de mademoiselle Barbier ont été recueillis en 3 volumes in-12 Morte en 1742.
    (Note de l’éditeur.)
  10. Toutes les époques ont eu leurs monstres, des Léger et des Maingrat.
    (Note de l’éditeur.)
  11. Mandrin commença par être soldat ; il déserta, se fit faux-monnoyeur, contrebandier, et enfin chef de brigands. Son air n’avoit rien de farouche et ses reparties étoient vives. Il fut arrêté sur les terres du roi de Sardaigne, où il s’étoit réfugié, et roué à Valence le 26 mai 1755.
    (Note de l’éditeur.)
  12. Frère de Gabrielle-Émilie de Breteuil, marquise du Châtelet, et non moins illustrée par l’étendue de son savoir que par l’amitié de Voltaire.
    (Note de l’éditeur.)
  13. Charlotte-Rose de Nompart de Caumont de La Force mourut en 1724, à l’âge de 74 ans. Ses compositions, dont le fond repose sur des faits véritables, ont dû donner à Walter Scott, et aux écrivains de notre âge, l’idée des romans historiques : elle écrivoit bien en vers. Ses principaux ouvrages sont une Histoire secrète de Bourgogne, en deux volumes ; l’Histoire de Marguerite de Valois, etc., en quatre volumes, et les Mémoires historiques de la duchesse de Bar, sœur de Henri IV.
    (Note de l’éditeur.)
  14. Jacques-Louis-Auguste de La Morlière, sieur de la Rochette, chevalier du Christ, est mort à Paris en 1785. Il a fait des comédies détestables et de mauvais romans licencieux ; le seul qui eut, dans sa nouveauté, quelque succès, fut celui qu’il intitula, Angola ; mais on prétendit que ce petit conte n’étoit pas de lui et qu’il l’avoit volé ; aussi, dans le temps, une feuille périodique parlant de M. de La Morlière le désigna ainsi : l’Usurpateur du petit royaume d’Angola.
    (Note de l’éditeur.)
  15. Voici comment cette anecdote est racontée par l’auteur : « La comtesse de Sercey, ma tante, conduisit aux eaux de Bourbon-Lancy son mari, tombé en apoplexie et paralytique de la moitié du corps. Il étoit depuis deux mois aux eaux, et toujours dans le même état dans son lit, privé de la parole, ne donnant aucun signe de connoissance, ne pouvant faire le moindre mouvement de son bras droit, ni même soulever la main de ce côté, lorsque ma tante reçut une lettre de M. de Chessac, commandant de la marine (nous étions alors en guerre avec l’Angleterre), qui lui faisoit le détail d’une action très-brillante du jeune Lucain de Sercey, âgé de seize ans, qui servoit dans la marine. Dans un combat, il s’élança le premier à l’abordage, et, malgré plusieurs blessures, il fit des prodiges de valeur ; le vaisseau ennemi fut pris, et le combat fini on questionna le jeune Sercey pour le panser, parce qu’il étoit couvert de sang. Je crois, dit-il, que c’est le sang des Anglois, car je n’ai rien senti. C’étoit bien le sien ; il avoit trois blessures, mais qui n’étoient pas dangereuses. Sa mère reçut, avec la lettre de M. de Chessac, un billet écrit de la main de son fils. » Madame de Sercey, pensant qu’il n’étoit pas impossible que son mari eût conservé une sorte de connoissance intérieure, résolut de lui lire ce détail. Il y avoit dans la chambre sept ou huit personnes ; j’étois de ce nombre. On ouvre tous les rideaux, on entoure le lit ; je me mis à genoux sur un tabouret, au pied du lit, les yeux attachés sur le malade, qui ne parut faire aucune attention à ce mouvement ; mais quand ma tante, se plaçant à son chevet, eut prononcé le nom de son fils, en lui disant que cet enfant (qu’il chérissoit particulièrement) s’étoit couvert de gloire, une émotion très-marquée se peignit sur son visage ; il regarda fixement madame de Sercey, qui lut alors à haute voix, et en prononçant doucement, la lettre de M. de Chessac. Lorsqu’elle eut fini on vit deux larmes couler sur les joues du malade ; et au même instant, soulevant ce bras immobile et glacé depuis trois mois, il joint ses deux mains, les élève vers le ciel en s’écriant distinctement, Ô mon Dieu !… Tout le monde fondit en pleurs. On crut le malade guéri ; mais ce miracle de la sensibilité ne fut produit que pour donner à ce tendre père une dernière jouissance paternelle ; sa dernière lueur d’intelligence fut un mouvement passionné de joie et de gratitude pour l’Être Suprême ; il recouvra toute son existence durant quelques minutes ; il ne la reprit plus, et il mourut peu de mois après. »
    (Note de l’éditeur.)
  16. L’opinion où l’on étoit alors de l’efficacité des bains de mer contre la rage est bien tombée aujourd’hui. On sait que ce remède réussit un peu mieux que tous ceux qui ont été employés jusqu’ici contre cette affreuse maladie, et c’est à cette triste conviction que se réduit, à cet égard, toute la science des médecins.
    (Note de l’éditeur.)
  17. Le recueil de ses œuvres surpasse trente volumes in-octavo.
    (Note de l’éditeur.)
  18. Dans le conte intitulé : Les Deux Réputations.
    (Note de l’auteur.)
  19. Antoine Gautier de Mondorge, né à Lyon en 1727, est mort à Paris en 1768 ; il a composé un grand nombre de poésies légères, quelques pièces de théâtre et des lettres sur les beaux-arts.
    (Note de l’éditeur.)
  20. On sait que, dans la mythologie, Hébé encourut la disgrâce des dieux, parce qu’elle eut la maladresse de faire une chute en servant le nectar.
    (Note de l’auteur.)
  21. Cette actrice, non moins célèbre par ses bons mots que par ses talens, étoit née en 1744, et n’avoit pas encore quatorze ans lorsqu’elle débuta à l’Opéra en 1757 ; elle y est restée jusqu’en 1778, époque de sa retraite. Elle est morte en 1803. Ce fut mademoiselle Arnoult qui, dans un jardin à l’angloise, dit, en voyant un ruisseau honoré du nom de rivière : Cela ressemble à une rivière comme deux gouttes d’eau. Ce fut elle encore qui fit une variante très-plaisante à ce vers ridicule de Lemierre :

    Bouche, œil, sein, port, teint, taille, en elle tout ravit.

    Voici la variante de mademoiselle Arnoult :

    En toi tout est touchant, tout attendrit, tout touche,
    Sein, bras, front, teint, port, taille, etc.

    (Note de l’éditeur.)
  22. Lemierre, né à Paris, est mort à St.-Germain-en-Laye, au mois de juillet 1795, âgé de soixante-douze ans. Hypermuestre et la Veuve du Malabar sont les seules tragédies de ce poëte qui soient restées au théâtre.
    (Note de l’éditeur.)
  23. M. Helvétius, né en 1715, mourut en 1771.
    (Note de l’éditeur.)
  24. « Ce livre affreux (dit Collé), en horreur aux pères de famille et aux âmes honnêtes, n’a dû sa réputation éphémère qu’à son impudence, et c’est d’ailleurs un ouvrage très-ennuyeux. » (Voyez Mémoires de Collé, tom 2, page 256.) Je cite ce jugement non suspect, car Collé n’étoit assurément ni un dévot ni un moraliste austère.
    (Note de l’éditeur.)
  25. Jean-Baptiste-Louis Gresset, né en 1709 à Amiens, et mort dans la même ville en 1777, est trop connu, ses ouvrages ont eu trop de célébrité, pour qu’il soit besoin de les nommer. J.-B. Rousseau appeloit Vert-Vert, le phénomène littéraire.
    (Note de l’éditeur.)
  26. Madame Belot, morte à Chaillot en 1805, dans un âge très-avancé, s’est beaucoup occupée de la littérature angloise. Elle a traduit en françois la Pharmacie, poëme en six chants ; l’Histoire de Rasselas, prince d’Abyssinie ; l’Histoire de la maison des Tudors ; l’Histoire de la maison des Stuarts, et l’Histoire de la maison des Plantagenets. Elle s’anonça dans le monde par les Réflexions d’une Provinciale sur le Discours de J.-J. Rousseau, touchant l’inégalité des conditions. Cet ouvrage, publié en 1756, donna, des talens de madame Belot, une idée avantageuse.
    (Note de l’éditeur.)
  27. Alexandre-Jean-Joseph Le Riche de la Popelinière naquit à Paris en 1692, et mourut au mois de novembre 1762. Il fut également célèbre par ses richesses, ses prétentions au bel-esprit et ses disgrâces conjugales. En 1748, il découvrit dans la cheminée du boudoir de sa femme une plaque à charnière qui servoit de moyen de communication avec la maison voisine, où le duc de Richelieu avoit loué un appartement. La Popelinière fit constater juridiquement son affront et sa découverte. Il se sépara de sa femme, qui mourut au bout de quatre ans d’un cancer au sein. À l’époque où le même financier donnait ses fêtes de Passy, mademoiselle Mondran de Toulouse, qu’il épousa, en faisoit le charme par son esprit et son talent pour le théâtre. Il a composé plusieurs ouvrages : un seul a été imprimé, il est intitulé Daïra, histoire orientale.
    (Note de l’éditeur.)
  28. Joseph Thoulier d’Olivet, né en 1682, mort en 1758, est l’un de nos meilleurs grammairiens et l’un des écrivains françois les plus féconds. Le nombre de ses ouvrages et de ses traductions est très-considérable. Voltaire l’appeloit son maître ; en effet, il avoit dirigé ses premières études littéraires, et ce fut lui qui le reçut à l’Académie françoise.
    (Note de l’éditeur.)
  29. Voici ce qu’en dit l’auteur dans ses Souvenirs de Félicie :

    « J’ai beaucoup vu dans mon enfance et dans ma première jeunesse le fameux Vaucansen, le plus grand mécanicien de son temps, qui avoit fait un automate qui jouoit de la flute, et un canard artificiel qui mangeoit et digéroit. Lorsqu’il fut reçu à l’académie des sciences, il s’aperçut que presque tous ses nouveaux confrères lui faisoient fort mauvaise mine. Il en demanda la raison à M. de Buffon, qui lui répondit, avec sa bonhomie ordinaire : « C’est que vous n’êtes pas plus fort que moi en géométrie, et qu’ici ils ne font cas que de cela. » « Eh ! que ne me le disoient-ils ? s’écria Vaucanson, je leur aurois fait un géomètre. » Il ne pensoit pas que cela fût plus difficile que de faire un flûteur et un canard. »

    (Note de l’editeur.)
  30. Bertin (Antoine, né à l’île de Bourbon en 1752, mort à l’île de Saint-Domingue en 1790. Amené de bonne heure en France, il y fit toutes ses études, sortit du collège pour entrer dans un régiment, et ne tarda pas à obtenir le grade de capitaine et la croix de Saint-Louis. Ses élégies, intitulées les Amours, et un grand nombre de poésies érotiques, lui ont valu le titre de Tibulle françois.
    (Note de l’éditeur.)
  31. Le nom véritable de Philidor est Danican ; né à Dreux le 7 septembre 1726, il mourut le 31 août 1795, à Londres, où il s’étoit réfugié pendant la terreur. Quoique très-bon musicien, il est presque aussi célèbre par son talent au jeu des échecs et son analyse de ce jeu que par ses opéras. Il acquit une célébrité fâcheuse en plaçant dans le Maréchal Ferrant l’air de Gluck, Objet de mon amour, qui alors n’étoit pas connu en France. L’opéra françois d’Orphée n’est qu’une imitation de l’Orfea italien dont Gluck avoit fait la musique.
    (Note de l’éditeur.)
  32. Jean-Philippe Rameau, né à Dijon en 1685, obtint des lettres de noblesse en 1764, qu’il ne fit point enregistrer, par économie. Il mourut dans la même année. Il fit la musique de vingt grands opéras. Ses principes en musique sont consignés dans deux ouvrages qu’il publia, l’un presqu’au commencement, l’autre vers la fin de sa carrière le premier est intitulé, Démonstrations du principe de l’Harmonie ; l’autre, Code de la Musique.
    (Note de l’éditeur.)
  33. Dans l’année 1815, on a cité, au mois de mai, dans le Journal de l’Empire, plusieurs traits de ce comte de St.-Germain, traits tirés, dit-on, des mémoires inédits d’un baron de Gleinhau ; toutes ces anecdotes sont fausses et contées par quelqu’un qui n’a jamais connu ce comte de St.-Germain.
    (Note de l’auteur.)
  34. Dans les langues latine, françoise et espagnole.
    (Note de l’auteur.)
  35. Je n’ai pas eu le temps de faire cette nouvelle, qui auroit pu être très-originale.
    (Note de l’auteur.)
  36. Fuzelier (Louis), né à Paris, en 1672, et mort en 1752, est auteur d’un grand nombre de pièces. Il a travaillé pour le Théâtre-François, pour l’Opéra, pour l’Opéra-Comique, pour le Théâtre-Italien, pour les Marionnettes de la foire, et de tant d’ouvrages il n’en est resté aucun au théâtre. (Note de l’editeur.)
  37. Cette place de gentilhomme de la manche auprès du fils aîné de l’héritier présomptif, n’étoit donnée qu’à des jeunes gens de la cour, distingués par leur naissance et par leur bonne réputation. Elle fut supprimée après la mort de Mgr. le duc de Bourgogne, du moins on en changea le titre : les menins de Mgr. le Dauphin (depuis Louis XVI), étoient la même chose.
    (Note de l’auteur.)
  38. Il y auroit eu d’autres ministres, d’autres agens du gouvernement, etc.
    (Note de l’auteur.)
  39. Cette famille n’est point la même que celle de M. de Jouy de l’Académie françoise.
    (Note de l’auteur.)
  40. La dépravation des mœurs corrompt le goût et introduit, dans le langage le plus poli, les expressions les plus grossières. Au temps où madame de Pompadour donnoit à ses favorites les noms de Torchon et de Salope, son royal amant appeloit Chiffe, Loque, Graille et Coche ses propres filles, mesdames Adélaïde, Sophie et Victoire.
    (Note de l’éditeur.)
  41. Pierre Gaviniés, violon célèbre, né à Bordeaux, en
  42. 1726, mort à Paris en 1800. Son art étoit si parfait qu’il arrachoit des larmes dans les variations d’une romance que tout Paris voulut entendre. Il a composé un opéra, des sonates, des concertos et des caprices, auxquels il a donné le nom des Vingt-quatre Matinées.
    (Note de l’éditeur.)
  43. Albanèze, Italien, soprano célèbre, né en 1754, mort, en France, vers l’année 1800. Il a composé plusieurs airs et des duos qui pendant long-temps eurent une grande vogue.
    (Note de l’éditeur.)
  44. Charlotte-Jeanne de La Haie-Bérault de Rioux, marquise de Montesson, naquit à Paris en 1757 ; elle est morte dans cette ville le 6 février 1806.
    (Note de l’éditeur.)
  45. Il faut que ce sirop soit fait sur les lieux avec la plus grande attention : si les calebasses sont trop mûres ou qu’elles ne le soient pas assez, le sirop ne vaut rien. Si elles sont parfaitement mûres, ce sirop est admirable. Mon père l’avoit fait faire sous ses yeux à St. -Domingue.
    (Note de l’éditeur.)
  46. Auteur, musicien et poête, Moncrif fut, dit-on, l’âme des divertissemens alors à la mode. Il excella dans les parodies et dans les parades, qu’il composoit pour plaire à ses protecteurs, le comte de Maurepas et le grand prieur d’Orléans. Il devint, par une destinée assez étrange pour un homme tout occupé de théâtres et de plaisirs, lecteur de la reine Marie Leczinska ; il voyoit souvent cette princesse, qui passoit presque toutes ses soirées chez sa dame d’honneur, la duchesse de Luynes. Il est à remarquer que cette nouveauté, contre l’étiquette, ne scandalisa personne, et que ce même témoignage de bonté, donné par l’infortunée Marie-Antoinette, fut cruellement critiqué. Il est vrai qu’après avoir fait des vers très-profanes il composa des poésies chrétiennes. D’Alembert a dit de ces compositions que c’étoient des poésies spirituelles dans tous les sens de ce mot.

    La reine, trouvant un soir la duchesse de Luynes finissant un billet adressé à Moncrif, traça une ligne dans ce billet, elle y ajouta ces mots : « Devinez quelle est la main qui vous écrit. » Moncrif, le même jour, envoya ces vers à madame de Luynes :


    Ah ! dans quel mortel embarras
    Me plonge cette main divine
    Qui traça ces mots pleins d’appas !
    C’est trop oser si je devine,
    C’est être ingrat que ne deviner pas.


    Moncrif, dont le véritable nom étoit Paradis, mourut aux Tuileries en 1770, âgé de quatre-vingt-trois ans.

    (Note de l’éditeur.)
  47. Trois hommes célèbres se sont presque succédé dans cette illustre famille : le comte Oxenstiern, sénateur et chancelier de Suède, qui fut long-temps à la tête de l’université d’Upsal et refusa le titre de duc que vouloit lui donner la reine Christine ; Benoît Oxenstiern qui tenta, par les efforts de la raison, de mettre un terme aux héroïques folies de Charles XII ; et enfin le comte Gabriel-Thuréson Oxenstiern, auteur du livre dont parle ici madame de Genlis. Ses œuvres ont été publiées en 5 volumes in-8°. à Stockholm. Il mourut en 1707 dans le duché de Deux-Ponts, dont il étoit gouverneur.
    (Note de l’éditeur.)
  48. L’auteur du Traité de l’opinion, ou Mémoires pour servir à l’histoire de l’esprit humain, se nommoit Gilbert-Charles Legendre, marquis de St.-Aubin. Montrer les erreurs et les foiblesses de l’esprit humain, tel est le but de ce traité, où l’on remarque plus de savoir que de méthode et de saine logique. Le marquis de St.-Aubin s’est beaucoup occupé des antiquités de la monarchie françoise, et il a composé plusieurs ouvrages sur cette matière ; mais, malgré l’incontestable érudition de l’auteur, ses livres doivent être consultés avec beaucoup de précaution, parce qu’il avoit l’esprit très-systématique. Le marquis de St.-Aubin est mort à Paris en 1746, âgé de cinquante-huit ans.
    (Note de l’éditeur.)
  49. Je pris M. de Sauvigny en amitié, parce qu’il parloit très-bien et très-vivement contre les principes de M. de Voltaire et des autres philosophes, qu’un instinct heureux me faisoit hair depuis mon enfance, quoique d’ailleurs je n’en eusse entendu parler jusqu’alors qu’avec admiration ; mais je savois, ainsi que je l’ai conté, qu’ils étoient irreligieux.
    (Note de l’auteur.)
  50. Nous voyons de nos jours des choses qui n’eurent jamais d’exemple, ce sont des biographies de personnages vivans, dont on écrit les prétendues histoires sans leur aveu et sans avoir recueilli les moindres documens donnés par leurs familles ; de sorte que ces biographies sont remplies des plus étranges bévues. Je n’accuse point les auteurs de méchanceté et du dessein de calomnier, car en général ces faussetés ne sont que des méprises causées par l’ignorance absolue des faits. C’est ainsi, par exemple, que je me trouve dans trois biographies différentes. Dans toutes ; on ignore jusqu’au nom que j’ai porté depuis l’âge de six ans jusqu’à mon mariage ; on ignore également que j’ai été reçue chanoinesse à six ans au chapitre noble d’Alix près de Lyon (c’étoient les comtes de Lyon qui examinoient nos preuves) ; je m’appelois madame la comtesse de Lancy, du nom de la ville de Bourbon-Lancy dont mon père étoit seigneur, et qui est située près du château de St.-Aubin : les chanoinesses d’Alix prenoient le titre de comtesses. Le fameux M. Pellegrini, qui fut mon maître de chant, me dédia, sous ce nom et avec ces titres, une œuvre de sa composition d’ariettes italiennes qui eut dans le temps une grande vogue ; j’avois alors treize ans. Dans une de ces biographies on prétend que M. de Genlis m’épousa à cause de ma grande réputation littéraire : je n’avois assurément à cet âge aucune réputation de ce genre. On y dit aussi, comme une chose reconnue, que feue madame de Montesson étoit tante de mon mari, et il est connu de tout le monde qu’elle étoit sœur de ma mère. Ces citations suffiront pour faire juger de la véracité du reste des articles.
    (Note de l’auteur.)
  51. Les revenus de cette abbaye, comprise dans le diocèse de Laon, n’étoient cependant que de douze mille livres, d’après le tarif des annates ; mais elle en rapportoit trente mille à l’abbesse seulement.
    (Note de l’éditeur.)
  52. Je dirai ici, pour ceux qui jouent des instrumens, ce que je pense à cet égard et ce qui m’est particulier. Voici, lorsqu’on veut jouer supérieurement d’un instrument, comment il faut s’y prendre pour apprendre à déchiffrer : je suppose, par exemple, qu’on veuille jouer de la harpe au plus haut degré de perfection. D’abord, il faut, comme je l’ai dit la première, dans Adèle et Théodore (et vingt ans avant M. Adam), ne faire jouer pendant six mois que des passages bien combinés, et des deux mains. En même temps faire connoître le clavier du piano et lire et étudier la musique sur cet instrument, où tout, se démontrant clairement à l’œil, se grave ineffaçablement dans la tête. Au bout de six mois, à trois quarts d’heure d’étude par jour, on commencera à déchiffrer des pièces aisées sur le piano, et tous les jours quelque chose de nouveau trois quarts d’heure ou seulement une demi-heure, et on apprendra sur la harpe une pièce ; on la répétera jusqu’à ce qu’on la sache parfaitement. Ou en apprendra ainsi une douzaine progressivement plus difficiles, répétant toujours les anciennes, et l’on se tiendra à ce répertoire jusqu’à ce qu’il soit parfait, et en continuant toujours les passages séparés des deux mains. Cela durera dix-huit mois, alors on commencera à déchiffrer sur la harpe tous les jours une heure, en gardant et entretenant son répertoire et laissant là le piano, c’est-à-dire n’en jouant plus qu’un quart d’heure par jour pour s’accompagner par la suite, ou pour jouer de petits airs. Après avoir déchiffré ainsi pendant six mois, on déchiffrera supérieurement et sans avoir rien perdu du fini de son jeu, parce qu’on n’aura jamais été arrêté par un passage difficile, et qu’on aura d’avance connu parfaitement ce que c’est que de mettre ensemble. Par la manière ordinaire, déchiffrer fait perdre du temps pour la perfection du jeu, accoutume à barbouiller et arrête dans tous les passages difficiles, parce que les doigts, n’étant pas assez exercés, s’y refusent. Ainsi, par les moyens que j’indique, en deux ans et demi on jouera de la harpe dans le dernier degré de perfection, on déchiffrera supérieurement et l’on aura sur le piano un joli talent de société, que l’on pourra perfectionner en peu de temps si l’on veut, d’autant mieux qu’il est certain que la harpe sert beaucoup pour le piano. J’avois à Berlin, il y a vingt-cinq ans, une amie charmante, âgée de ving-thuit ans et aveugle depuis quatorze ; elle étoit néanmoins très-bonne musicienne ; elle chantoit d’une manière ravissante, et elle jouoit très-agréablement du piano ; elle me conjura de lui apprendre à s’accompagner de la harpe, et je m’occupai à chercher les moyens de lui abréger l’ennui des premières études, si pénibles surtout dans son état. J’inventai et je fis faire pour elle un petit instrument muet, un peu plus long que le doigt et seulement assez large pour contenir trois cordes à boyau de moyenne grosseur, bien tendues et placées à la distance observée sur la harpe. Une petite bande d’écarlate posée sur ces cordes, en ôte absolument toute espèce de son. Une des grandes difficultés de la harpe est de bien faire les cadences, c’est-à-dire, non du bras, comme font certains professeurs, mais uniquement des doigts et en tenant le bras immobile ; car ce n’est qu’ainsi qu’on peut les faire liées et brillantes. J’invitai mon amie à commencer par faire des cadences de tous les doigts et des deux mains sur le petit instrument, ce qu’elle fit avec une ardeur incroyable. Elle portoit toujours avec elle cet extrait de harpe, qui dans son sac tenoit moins de place qu’un éventail ; elle en jouoit durant les visites et souvent sans qu’on s’en apercut, en le cachant sous son schall. Au bout de quinze jours, ses doigts étoient parfaitement déliés et disposés comme je le désirois ; alors je lui fis faire une autre harpe toujours en miniature et muette, mais plus grande et portant seize cordes, sur laquelle je lui fis faire des gammes, des arpégemens et des mouvemens des cinq doigts de chaque main : les plus difficiles dont j’ai fait le calcul. Cet exercice, presque toujours fait en voiture ou durant les visites, fut infiniment plus profitable en deux mois que n’auroient pu l’être en six les études ordinaires de petites pièces de commençans, jouées cinq heures par jour, et qui n’auroient familiarisé avec aucun mouvement difficile, en supposant même qu’on eût adopté la méthode que j’ai proposée jadis, assurément préférable à l’ancienne, et qui consiste à ne faire d’abord sur la harpe que des passages des deux mains ; car s’entendre dans ce cas est d’un ennui presque insurmontable ! peu de personnes ont assez de patience pour pouvoir répéter ainsi le même passage une heure de suite, au lieu que sur le petit instrument muet on ne s’en aperçoit pas ; et quand on a eu les doigts posés dans de bons principes, l’habitude, en très-peu de jours, les fait aller machinalement et parfaitement bien ; comme le son n’importune pas, on répèteroit ces passages des heures entières sans fatigue, et l’on peut les répéter tout en causant ou en se faisant lire tout haut. Il est de fait que cette étude avance le talent ou l’entretient beaucoup mieux que celle des pièces, parce qu’on ne répète que des traits d’une extrême difficulté, et que dans les pièces il s’en trouve toujours un grand nombre de très-faciles. Après avoir joué pendant deux mois et demi, avec la même ardeur, sur le second petit instrument muet, mon amie, par mon conseil, prit mes leçons sur une véritable harpe alors elle confondit tout le monde par l’étonnante rapidité de ses progrès ; en moins de six mois d’étude et de leçons sur les petites et la grande harpe, elle accompagnoit à ravir, et en jouant d’un beau mouvement les ritournelles les plus ornées, remplies de cadences, de roulades, etc.
    (Note de l’auteur.)
  53. Chamousset s’éleva le premier, avec force, avec persévérance, contre l’usage cruel d’entasser les malades dans les hôpitaux, et d’en placer plusieurs dans le même lit. Il fit de sa maison un hospice de véritable charité où cent malades, de tout sexe et de tout âge, étoient reçus et traités par ses soins et à ses frais. Il loua, à la barrière de Sèvres, une maison pour servir de modèle d’hôpital ; et le succès de sa méthode opéra la réforme de l’Hôtel-Dieu, où enfin chaque malade eut un lit séparé. Chamousset a écrit sur les hôpitaux militaires et sur divers objets d’utilité publique. Plusieurs de ses plans furent adoptés, un plus grand nombre resta dans l’oubli ; ils méritent d’en être tirés. Des milliers d’hommes inutiles meurent pleins de jours, Chamousset ne vécut que quarante-six ans, il est mort en 1773.
    (Note de l’éditeur.)
  54. En effet, je remplis toutes les grandes pages de ce livre ; je le donnai à ma mère qui le lut avec plaisir, et qui dit qu’elle le conserveroit soigneusement. Il étoit écrit avec une naïveté qui n’étoit pas sans intérêt ; je le vis encore entre les mains de ma mère à Belle-Chasse : cependant, après sa mort, il m’a été impossible de le retrouver. Je l’ai regretté, c’étoient mes premières pensées raisonnables.
    (Note de l’auteur.)
  55. Feutry, né à Lille en 1720, est mort à Douai en 1789 : il avoit été reçu avocat au parlement de cette ville. C’est dans cette pièce de vers que l’on trouve un voyageur qui s’arrête pour lire l’épitaphe, remplie de louanges, d’un grand seigneur vicieux : le voyageur indigné s’interrompt en s’écriant :

    « Eh quoi ! des os en poudreTaisez-vous, imposteurs !
    » Eh quoi ! des os en poudre ont encor des flatteurs ?…

    On a aussi retenu de ce poëte ce vers sur le temple de la Mort :


    « Le temps qui détruit tout en affermit les murs. »


    Il s’étoit formé à l’école de la littérature angloise, dont il a traduit un grand nombre d’ouvrages. Le plus célèbre est l’ingénieuse fiction de Robinson Crusoé. La traduction de ce livre est aussi le seul ouvrage de Feutry qui lui ait survécu.

    (Note de l’éditeur.)
  56. C’est ce même médecin qui a trouvé la composition d’un spécifique certain pour les laits répandus des femmes en couches.
    (Note de l’auteur.)
  57. Gardel étoit à l’Opéra depuis plusieurs années maître des ballets de la cour, et maître de danse de la reine, alors Dauphine.
    (Note de l’éditeur.)
  58. Boucles d’oreilles de ces temps, qu’on ne portoit que dans la grande parure.
    (Note de l’auteur.)
  59. Ce n’est pas celle dont j’ai parlé au commencement de ces mémoires : le mari de celle-ci étoit père du duc de Lorges et de madame de Donnisan, qui, ainsi que sa fille, a joué un si grand rôle dans la Vendée pendant la révolution.
    (Note de l’auteur)
  60. La manière dont j’ai appris l’existence des rosières de Salency fut assez plaisante. J’avois dix-huit ans, Salency est à quatre lieues de la terre que j’habitois depuis deux ans, et j’ignorois jusqu’au nom de ce village, devenu si fameux depuis. Nous jouions la comédie. L’un de nos acteurs principaux, nommé M. Matigny, étoit en même temps magistrat de Channy et bailli de Salency. Un jour que nous voulions le retenir à coucher pour faire une répétition le lendemain, il nous dit qu’il étoit obligé d’aller dans un village voisin. « Et pourquoi ? lui demandai-je. — Oh ! répondit-il, pour cette bêtise qu’ils font tous les ans. — Quelle bêtise ? — Il faut que j’aille là en qualité de juge, pour entendre pendant quarante-huit heures tous les verbiages et tous les commérages imaginables. — Et sur quel sujet ? — Une vraie bêtise, comme je vous le disois : il s’agit d’adjuger, non pas une maison, ou un pré ou un héritage, mais une rose… » En disant ces paroles, le bailli se mit à rire de pitié, persuadé que je partageois le mépris que lui inspiroit une coutume si ridicule à ses yeux mais ce seul mot, une rose, me faisoit présumer qu’il s’agissoit de quelque chose d’intéressant. « Comment ? repris-je, une rose ! vous devez donner une rose ? — Eh ! mon Dieu, oui ! c’est moi qui dois décider cette grave affaire. C’est une vieille coutume établie là, dans les temps barbares : il est étonnant que dans un siècle aussi éclairé que le nôtre, on n’ait pas aboli une puérilité qui me fait faire tous les étés dix ou douze lieues dans des chemins de traverse abominables, car il faut que pour cette niaiserie je fasse deux voyages… — Le don d’une rose ne me paroît pas trop barbare : mais à qui done offrez-vous cette rose ? — À une paysanne réputée la plus sage et la plus soumise à ses parens… — Et l’on s’assemble pour lui donner publiquement une rose ? — N’est-ce pas là une belle récompense pour une pauvre créature qui manque souvent de pain ? — Et quand la cérémonie aura-t-elle lieu ? — J’y vais demain pour entendre les dépositions, recueillir les suffrages et proclamer la rosière ; et j’y retournerai dans un mois pour ce qu’ils appellent le couronnement. — Oh ! certainement je m’y trouverai. — On peut voir cela une fois pour se divertir, cela vous fera rire. Ce qu’il y a de plus drôle, c’est l’importance que ces bonnes gens mettent à cette cérémonie, et la morgue et la joie des parens de la rosière ce jour-là. On croiroit qu’ils ont gagné le gros lot. Cela vous amusera un moment ; mais quand il faut revoir cela tous les ans, c’est une chose fastidieuse pour un homme raisonnable. » Cette explication n’étoit pas romanesque, cependant elle ne m’en inspira pas moins le désir le plus ardent de voir couronner la rosière de Salency. Quelques jours après, M. Lepelletier de Morfontaine, intendant de la province, vint nous voir. Il avoit l’âme noble et bienfaisante, je lui parlai de la rosière, et il fut décidé que nous irions présider à son couronnement.
    (Souvenirs de Félicie.)
  61. On a détruit dans la révolution la charmante église de St.-Nicaise, et le trésor de la cathédrale, l’un des plus curieux que j’aie vus. Il étoit formé des présens que nos rois faisoient à leur sacre, de manière qu’on voyoit là les progrès et la décadence du goût dans les arts du dessin et de l’orfèvrerie, depuis une époque éloignée jusqu’à nos jours.
    (Note de l’auteur.)
  62. Samuel Bernard etoit fils d’un riche négociant hollandois ; il dut son immense fortune, évaluée à trente-trois millions, moins encore à son habileté qu’à l’incapacité du ministre Chamillard, dont presque toutes les opérations furent ruineuses. Les temps de désordres sont favorables aux opérations des financiers. Samuel Bernard prêta de l’argent à Louis XIV et à Louis XV, mais il s’en fit faire, de vive voix, la demande par ces deux princes. Il fut créé comte de Coubert, conseiller d’état, etc. ; et son petit-fils, prévôt de Paris, devint, du chef de sa mère, marquis de Boulainvilliers ; la fille de Samuel Bernard épousa le président Molé, et sa petite-fille le duc de Brissac. L’âme de Samuel Bernard étoit élevée, généreuse ; il ne craignit point de rester l’ami d’un ministre disgracié, le garde-des-sceaux Chauvelin ; et sa bienfaisance fut telle qu’à sa mort on reconnut qu’il avoit prêté la somme énorme de dix millions dont il avoit négligé de se faire rembourser, et qui furent perdus pour ses héritiers. On a dit et répété mille fois que Samuel Bernard avoit professé la religion juive avant son abjuration, c’est une erreur : Samuel Bernard étoit né luthérien, et toute la portion de la même famille, qui n’a pas quitté la Hollande, y professe encore aujourd’hui la confession d’Augsbourg.
    (Note de l’éditeur.)
  63. Je ne connois point de femme plus intéressante et plus estimable, sous tous les rapports, que madame de Boulainvilliers ; elle est épouse irréprochable, bonne mère, bonne amie ; toutes ses qualités sont solides, parce qu’elles ont pour base une piété sincère. Elle a de l’esprit, de la finesse, et un cœur excellent. Je rencontrai chez elle une jeune personne qui, sans être jolie, avoit une tournure agréable : elle parloit à madame de Boulainvilliers avec une expression de respect qui me fit connoître que madame de Boulainvilliers étoit sa bienfaitrice. Quand cette jeune personne fut partie, comme je me trouvai seule avec madame de Boulainvilliers, je la questionnai à ce sujet : elle me conta l’histoire suivante : Un soir, qu’elle se promenoit près de sa maison de Passy, elle aperçut un petit garçon de dix ans, bien déguenillé, qui portoit sur son dos une petite fille de six à sept ans, qui paroissoit être fort malade : ces enfans demandoient l’aumône. Madame de Boulainvilliers, touchée de ce spectacle, les interroge ; elle apprend qu’ils sont orphelins, n’ont point d’asile, et que leur père venoit de mourir à l’Hôtel-Dieu. « Et que faisoit votre père ? demanda-t-elle. — Oh ! rien, car il étoit gentilhomme. — Gentilhomme ! — Oh ! oui, il nous l’a dit trois jours avant de mourir. — Et qui prend soin de vous ? — Personne, depuis la mort de notre père. — Eh bien ! suivez-moi. » Les enfans ne demandèrent pas mieux : madame de Boulainvilliers les emmène chez elle, les fait habiller et les garde trois semaines. Durant ce temps, d’après les renseignemens qu’elle reçoit d’eux, elle fait faire à l’Hôtel-Dieu des informations sur leur père : elle apprend avec surprise qu’il avoit la croix de Saint-Louis, et elle voit avec plus d’étonnement encore, sur son extrait mortuaire, qu’il s’appeloit Valois. Cependant elle met les deux enfans en pension : elle fait des informations sur leur famille pendant deux ou trois ans sans succès. Au bout de ce temps, elle acquiert quelques lumières, et finit par découvrir, avec certitude, me dit-elle, que ces deux enfans sont les descendans d’un bâtard de Charles IX. Elle avoit mis la petite fille en apprentissage, elle la retire à cette époque et la place dans un couvent (c’est cette même jeune personne que j’avois vue chez elle) ; elle donne des maîtres au petit garçon, qu’elle fait appeler le chevalier de Valois. Madame de Boulainvilliers, voulant le faire entrer dans la marine, me demande de faire quelques démarches en faveur de ce jeune homme, qui est un très-bon sujet. Nous avons réussi, il vient d’être placé. Ce qui me frappe le plus dans cette étonnante histoire, c’est la discrétion de madame de Boulainvilliers qui a conduit si mystérieusement toute cette bonne action pendant sept on huit ans, sans en dire un seul mot à ses amis les plus intimes et elle ne m’en a jamais parlé que parce qu’elle a cru que je pouvois, dans cette occasion, concourir à compléter cette bonne œuvre. Voilà comme les vraies dévotes font le bien et madame de Boulainvilliers, femme d’un homme très-riche, mais qui ne prodigue pas du tout l’argent, n’a qu’une pension de quatre mille francs pour son entretien. Elle vit dans le grand monde, elle est mise convenablement, et, avec une pension si modique, elle trouve le moyen de faire de telles actions ! Que l’économie de la charité est ingénieuse ! combien elle donne de ressources !
    (Souvenirs de Félicie.)
  64. Colardeau entendoit bien le mécanisme des vers, son style est harmonieux, élégant, mais sans verve et sans originalité. On a dit de lui qu’il avoit plutôt le talent de la versification que le talent des vers. Ses ouvrages n’ont eu qu’une vogue passagère et de mode. Le premier, la lettre d’Héloïse à Abailard, imitée de Pope, est le meilleur et celui dont on se souvient le plus. Né d’une complexion foible, Colardeau avoit un air timide et triste. Il mourut dans sa quarante-troisième année, en 1776, la veille du jour où il devoit être reçu à l’Académie françoise.
    (Note de l’éditeur.)
  65. On ne dit point : faudra-t-il toujours désespérer, il faudroit : se désespérer, et que signifie : faudra-t-il sentir ? sentir quoi ?
    (Note de l’auteur.)

  66. Née de Jarente de La Bryère, nièce de l’évêque d’Orléans, ministre d’état de Louis XV, et fort connue pour la vanité de ses prétentions.
    (Note de l’éditeur.)
  67. M. de Froullay, comte de Tessé, grand d’Espagne de la première classe, et chevalier des ordres du roi.
    (Note de l’éditeur.)
  68. M. de Louvois avoit toujours eu l’esprit un peu léger : étant à Brest à dix-huit ans avec beaucoup de dettes et sans argent, il écrivit à son père ; et, ne recevant point de réponse, il vendit tous ses habits pour fournir aux frais de son voyage, ne gardant, pour toute garde-robe, qu’un mauvais frac usé ; et il partit pour se rendre au château de Louvois, où le marquis de Souvré, son père, passoit tout l’été. M. de Souvré le reçut très-mal, et dans les premiers jours M. de Louvois n’osa pas lui renouveler sa demande. Un soir M. de Souvré lui dit que les dames les plus considérables du voisinage devoient venir dîner chez lui le surlendemain. « J’espère, ajouta-t-il, que vous voudrez bien quitter ce vilain habit de voyage et vous habiller convenablement. » M. de Louvois se garda bien de dire qu’il ne lui restoit plus que le vêtement qu’il avoit sur lui : mais il déclara qu’il n’avoit apporté que de vieux habits, et qu’il désiroit en faire faire un neuf ; et saisit cette occasion de demander de l’argent. M. de Souvré refusa d’un ton qui ne laissoit nulle espérance. M. de Louvois n’insista point, il se contenta de répondre qu’il mettroit un autre habit ; il y avoit dans la chambre où il couchoit une vieille tapisserie à grands personnages : il en détache un pan qui représentoit Armide et Renaud, et il envoie chercher le tailleur du village, et lorsqu’il fut arrivé il lui ordonna de lui faire un habillement complet, habit, veste et culotte, avec ce pan de tapisserie ; de passer la nuit et de le lui rendre le surlendemain de bonne heure. Le tailleur, pour mettre un peu de régularité dans ce singulier ouvrage, fit les manches avec les deux bras d’Armide ; et sur le dos de cet habit il mit la tête de Renaud ornée d’un beau casque ; deux petits visages d’Amours et des fragmens de boucliers formoient le reste de l’habillement doat M. de Louvois se revêtit avec une joie parfaite. Équipé de la sorte, au mois de juillet, il attendit dans sa chambre (et non sans impatience), l’arrivée de la compagnie aussitôt qu’il entendit les voitures entrer dans la cour, il descendit lestement, malgré l’étonnante lourdeur de la parure, et il s’élança sur le perron, afin de donner la main aux dames, ce qu’il fit sérieusement et de l’air du monde le plus simple et le plus naturel. Comme on s’émerveilloit et que l’on questionnoit en vain M. de Louvois, qui avec un maintien triomphal, conduisoit les dames dans le salon, M. de Souvré survint  : à l’aspect de son fils paré des dépouilles de sa chambre, il recula deux pas en arrière, en demandant d’un ton foudroyant, raison de cette extravagance : « Mon père, répondit M. de Louvois, vous m’aviez ordonné de mettre un autre habit, et, comme je n’avois à ma disposition que cette étoffe, j’ai été forcé de l’employer pour vous obéir. »
    (Souvenirs de Félicie.)
  69. La Jeune Indienne et le Marchand de Smyrne ont paru dans un temps où la littérature légère étoit de mode. Champfort ne s’est guère élevé au-dessus de ce genre qui n’exige ni la connoissance des hommes ni la connoissance des livres. Il est fort douteux qu’il ait eu autant de part qu’on lui en attribue aux éloquentes philippiques de Mirabeau. Champfort, né en 1741, est mort en 1794 des suites d’une tentative de suicide.
    (Note de l’éditeur.)
  70. La maréchale de Luxembourg étoit alors veuve, pour la seconde fois. Elle avoit épousé en premières noces le duc de Bouflers, mort à Gênes, de la petite vérole, en 1747. De l’esprit, un goût sûr, une longue expérience de la cour et du monde en avoient fait l’arbitre de la politesse et du bon ton. Madame de Luxembourg aima les arts, les talens et l’esprit ; elle protégea Rousseau. Madame de Genlis parle avec assez de détails de leur rupture ; elle voyoit aussi très-souvent La Harpe qui la conduisoit dans les rues et dans ses promenades à pied, ordonnées par le docteur Tronchin. On dit qu’une de ses amies lui demandant un jour pourquoi elle faisoit de La Harpe son chevalier, madame de Luxembourg lui répondit : « Que voulez-vous, ma chère ? il donne si bien le bras ! » Singulier éloge pour un académicien ! Elle cultiva long-temps la société de madame du Deffand. Elle fit sur un groupe représentant Voltaire et le chien de cette dame, le couplet que voici :

    Vous les trouvez tous deux charmans,
    Vous les trouvez tous deux mordans ;
    Vous lVoilà la ressemblance.
    L’un ne mord que vos ennemis
    Et l’autre mord tous vos amis,
    Vous lVoilà la différence.


    Petite-fille du maréchal de Villeroy, née en 1707, madame la maréchale de Luxembourg mourut au mois de janvier 1787.

    (Note de l’éditeur.)
  71. Ce que j’ai fait depuis que j’ai écrit ceci.
    (Note de l’auteur.)
  72. Qu’il ne faut pas confondre avec la marquise de Bouflers et de Rumiencour, mère du célèbre chevalier de Bouflers et de madame de Cussé, depuis comtesse de Boisgelin. On a fait de cette dernière le portrait suivant : « Elle parloit peu, écrivoit peu, lisoit beaucoup, non pour s’instruire, non pour former de plus en plus son goût, mais elle lisoit comme elle jouoit, pour s’exempter de parler. Ses lectures étoient bornées à peu de livres qu’elle relisoit souvent ; elle ne retenoit pas tout, mais il ne résultoit pas moins pour elle, à la longue, une source de connoissances d’autant plus intéressantes, qu’elles prenoient les formes de ses idées. »

    La marquise de Bouflers fit les délices de la cour du roi Stanislas, à Lunéville. Elle étoit mère du marquis et du chevalier de Bouflers. Elle est morte en 1787.

    (Note de l’éditeur.)
  73. Les femmes se sont aguerries depuis avec les louanges données publiquement, on les y avoit accoutumées dans les pensions dès leur enfance.

    L’usage établi dans les collèges de donner publiquement des prix aux écoliers, est utile et bon, puisque les hommes, destinés à jouer de grands rôles dans la société, sont faits pour aimer la gloire. Mais ce même usage est très-déplacé dans les éducations de jeunes filles, dont les vertus caractéristiques doivent être la réserve et la modestie ; tout ce qui peut étendre, exalter leurs prétentions, est en opposition avec leur destination naturelle, et par conséquent pernicieux aussi ne les couronne-t-on publiquement que dans les pensions formées depuis la révolution, c’est-à-dire, depuis que toutes les idées morales ont été bouleversées, et depuis l’abolissement de toute les règles du bon goût et des convenances.

    (Note de l’auteur.)
  74. La vieille comtesse de Rochambeau m’a conté de lui un joli trait de galanterie et de magnificence. Madame de Blot, dans sa jeunesse, dit un jour, en présence de ce prince, qu’elle vouloit avoir le portrait en miniature de son serin dans une bague. M. le prince de Conti offrit de faire faire le portrait et la bague, ce que madame de Blot accepta, à condition que la bague seroit montée de la manière la plus simple, et qu’elle n’auroit aucun entourage. En effet, la bague n’eut qu’un petit cercle d’or, mais, au lieu de cristal pour recouvrir la peinture, on employa un gros diamant que l’on rendit aussi mince qu’une glace. Madame de Blot s’aperçut de cette magnificence, elle fit démonter la bague et renvoya le diamant ; alors M. le prince de Conti fit broyer et réduire en poudre ce diamant, et s’en servit pour sécher l’encre du billet qu’il écrivit à ce sujet à madame de Blot.
    (Note de l’auteur.)
  75. N. d’Usson de Bonnat, comte de Donézan, frère du marquis de Bonnai, ambassadeur à La Haye ; c’étoit l’homme du monde le plus bienveillant, le plus aimable, et qui contoit le mieux ; il est mort à Paris en 1811, âgé de quatre-vingts ans.
    (Note de l’éditeur.)
  76. Non celle qui, si bonne, si aimable et si spirituelle, a épousé en secondes noces le chevalier de Bouflers.
    (Note de l’auteur.)
  77. C’est elle qui fut mère de la marquise de Fleury, qui a divorcé. La comtesse de Coigny mourut très-jeune. On prétend que sa passion pour l’anatomie contribua à sa mort, en lui faisant respirer un mauvais air. On assuroit dans le temps qu’elle ne voyageoit jamais sans avoir dans la vache de sa voiture un cadavre.
    (Note de l’auteur.)
  78. Cette demoiselle étoit fille d’un chirurgien ; elle avoit alors cinquante ans. Elle avoit eu toute sa vie une véritable passion pour l’anatomie, elle suivit pendant longtemps des cours de dissection dans différens amphithéâtres, et prit une connoissance parfaite des diverses parties du corps humain ; elle composa des pièces artificielles qui représentoient si bien la tête, les poumons, le cœur, etc., qu’on avoit peine à les distinguer des objets naturels. Le chevalier Pringle, en considérant ces imitations de la nature, dit à mademoiselle Biheron : « Il n’y manque que la puanteur. » Cette demoiselle, modeste et dévote, vivoit d’une petite rente de douze à quinze cents livres. Elle avoit, dit Grimm, beaucoup de netteté dans les idées, et faisoit ses démonstrations avec autant de clarté que de précision.
    (Note de l’éditeur.)
  79. Son mari, N., comte d’Egmont, grand d’Espagne à la création de Charles-Quint, étoit le dernier de cette race illustre, issue des ducs de Gueldre et des anciens comtes de Hollande ; il étoit inconsolable de n’avoir pas eu d’enfans, et ses biens immenses ont passé dans la maison de Luynes.
    (Note de l’éditeur.)
  80. Carmontel étoit extrêmement aimé du prince et de tout ce qui venoit à Villers-Cotterets ; il avoit l’esprit naturellement observateur, et n’en a jamais abusé pour faire aucunes tracasseries dans la société : cet esprit lui a servi à peindre avec une grande vérité, et par conséquent beaucoup mieux que les gens de lettres les plus célèbres, les travers du monde et le ton de la bonne compagnie. Il faisoit à l’aquarelle les portraits en pied de toutes les personnes qui venoient à Villers-Cotterets. On se plaisoit à causer avec lui, ses séances étoient toujours dans le salon où étoient les princes et toute leur société. Il étoit du petit nombre de ceux qui, n’ayant pas le droit de manger avec les princes, étoient appelés pour prendre des glaces dans le salon. Ses proverbes, qui ont obtenu un très-grand succès, seront toujours placés dans toutes les bibliothèques comme un monument qui retrace parfaitement les mœurs et les usages de cette époque. Une des singularités de la vie de Carmontel a été de mettre ses proverbes en transparens et ses transparens en proverbes. Il est mort en 1808, il étoit né en 1717.
    (Note de l’éditeur.)
  81. J’ai placé cette scène originale dans les
    Parvenus. (Note de l’auteur.)
  82. La terre de Sillery en Champagne, si renommée pour l’excellence de ses vignobles, avoit été érigée en marquisat par Henri IV, en faveur de Nicolas Bruslard, chancelier de France et de Navarre. Le marquis de Puisieux en étoit devenu le chef, et MM. de Genlis formoient la branche puînée de cette illustre maison, dont madame la comtesse de Valence est le dernier rejeton et l’héritière.
    (Note de l’éditeur.)
  83. Ce fait est aussi l’éloge du naturel et de la clarté qui donnent tant de charme à la versification de cette fable. Nulle mémoire ne retiendroit ainsi cent trente vers romantiques.
    (Note de l’auteur.)
  84. Dans les lettres qu’il lui adressoit, tandis que dans des lettres de même date qu’il écrivoit à d’autres personnages, il ne le désignoit jamais que sous les titres de tripotier et de maître de tripot. Voyez sa correspondance. Le maréchal, en qualité de premier gentilhomme de la chambre, avoit une inspection particulière sur les comédiens françois.
    (Note de l’auteur.)
  85. Lorsque M. de Vaubecourt alla chez le ministre pour solliciter cette lettre de cachet, tout le monde savoit qu’il devoit la demander, excepté M. d’Auteroche, qui ne savoit que le dernier la nouvelle du jour ; il alla chez le ministre un jour de grandes promotions : il arriva dans le salon, où il trouva beaucoup de monde rassemblé. M. de Vaubecourt étoit renfermé dans le cabinet du ministre dont il avoit obtenu la lettre de cachet, M. d’Auteroche le vit sortir s’inclinant et remerciant le ministre qui le reconduisoit M. d’Auteroche, imaginant qu’on venoit de lui donner un grade, s’avança vers lui en lui disant à haute voix : « Qu’il lui faisoit son compliment, qu’il le méritoit bien, que la chose ne pouvoit manquer de lui arriver, qu’il l’avoit prédit, etc. » La confusion du pauvre M. de Vaubecourt et les rires étouffés des spectateurs ne lui firent connoître sa bévue qu’après qu’il eut épuisé tous les lieux communs de félicitations.
    (Note de l’éditeur.)
  86. 1767.
  87. M. de Beauvau avoit alors environ quarante-huit ans : il s’étoit fait remarquer à l’armée par son courage et ses connoissances militaires ; dans le monde, par une galanterie noble et chevaleresque. Frère de la maréchale de Mirepoix, amie de madame de Pompadour, M. de Beauvau fut traité par la favorite avec une distinction particulière ; mais cette liaison n’eut jamais le degré d’intimité que quelques personnes ont supposé. Homme de cour sans être courtisan, juste et humain autant que fidèle et dévoué, il se plaça souvent entre le pouvoir et le malheur. Sa longue carrière a été semée d’un grand nombre d’actions généreuses ; toutes n’ont pas été révélées, parce qu’il savoit supporter l’ingratitude, et que la modestie étoit aussi une de ses vertus. Madame de Genlis dit dans ses Souvenirs de Félicie : « Un soir (à l’Île-Adam), la conversation tomba sur la langue françoise ; je me taisois, mais j’écoutois avec le plus vif intérêt tout ce que disoit M. de Beauvau. Je n’ai jamais entendu faire des remarques aussi fines et aussi judicieuses. » Il fut reçu à l’Académie françoise en 1748. On a de lui une lettre à l’abbé Desfontaines, sur une phrase de cent quatre-vingts mots. Né en 1720, mort en 1793.
    (Note de l’éditeur.)
  88. On a cité un assez grand nombre de mots remarquables de la princesse d’Hénin. Madame de Genlis rapporte, dans les Souvenirs de Félicie, celui sur Le Kain et M. de Vaudreuil : Je ne connois, disoit la princesse, que ces deux hommes qui sachent parler aux femmes.
    (Note de l’éditeur.)
  89. Amélie de Bouflers, petite-fille et héritière de la maréchale de Luxembourg, avoit épousé, le 4 février 1766, Armand-Louis de Goutaut, qui s’est rendu célèbre à la cour sous le nom de duc de Lauzun, et dans les armées sous celui de Biron. Ce mariage ne fut point heureux. On sait que l’imagination chevaleresque de M. de Lauzun l’engagea plus d’une fois à s’éloigner pour long-temps d’une femme aussi vertueuse que charmante, afin de poursuivre jusqu’aux extrémités de l’Écosse et au fond de la Pologne des étrangères célèbres par leur beauté.
    (Note de l’éditeur.)
  90. Je n’ai point connu de vieillard plus intéressant que le maréchal de Balincour, mort à quatre-vingt-onze ans. Dans cette longue carrière, sa vie ne fut souillée d’aucune tache ; il fut toujours pieux, toujours heureux et calme, on contemploit en lui un siècle de bonheur, de gloire militaire et de vertu. Dans ce grand âge, il avoit conservé une santé robuste, une vue excellente et la mémoire la plus sûre. Je ne me lassois point de l’écouter, surtout lorsqu’il causoit avec son ancien compagnon d’armes, le vieux marquis de Canillac. Ces deux respectables guerriers se rappeloient des anecdotes, des sièges, des batailles, dont les détails faisoient tressaillir : on croyoit entendre parler l’histoire. Leurs conversations ressembloient aussi à ces dialogues des morts entre des personnages d’un autre siècle. Enfin, j’admirois l’égalité d’humeur, la douce gaieté de ce vieillard ; tous ses préparatifs étoient faits, rien ne l’inquiétoit, et l’on voyoit à sa sérénité parfaite, qu’il avoit terminé toutes ses affaires ; il jouissoit des loisirs et du repos d’une vieillesse vertueuse.

    J’ai vu mourir le maréchal de Balincour d’une mort affreuse et singulière : son gosier s’ossifia tellement, qu’il mourut uniquement faute de pouvoir prendre de la nourriture : il souffrit pendant plus de quinze jours, et sa patience et sa douceur ne se démentirent jamais un seul instant. Dans cet état inouï de foiblesse et d’inanition, il conserva toujours toutes ses facultés intellectuelles ; et soutenu, consolé, exalté par une piété angélique, ses discours n’étoient que des paroles de paix et de bonté, des prières touchantes ou des exhortations religieuses à ses petits-neveux et à ses domestiques. On vit toujours sur son visage l’expression de la bienveillance et du calme le plus parfait. Trois jours avant sa mort, ne parlant déjà plus qu’avec une extrême difficulté, il aperçut au bout de sa chambre la comtesse de Balincour qui pleuroit, il lui fit signe d’approcher et lui dit : « Ma chère nièce, si je pouvois vous faire voir mon âme, vous seriez consolée ! » Le soir du même jour, tandis qu’il paroissoit assoupi, sa garde se mit à manger auprès de son lit ; un valet de chambre survint, qui la gronda d’avoir assez peu de délicatesse pour manger auprès d’un malade qui ne pouvoit rien avaler et qui mouroit de faim. Le maréchal, qui ne dormoit pas, ouvrit les yeux et dit en souriant : « Laisse-la donc souper, sois sûr que je n’envie pas ceux qui peuvent manger. »

    (Souvenirs de Félicie.)
  91. Il est souvent question du comte de Guînes dans les Mémoires du duc de Lauzun, et, à la manière dont il en parle, il est aisé de s’apercevoir que, sans être amoureux de la comtesse Amélie, M. de Lanzun n’avoit pas vu avec plaisir le sentiment que M. de Guînes affectoit pour elle. Il craignit encore sa rivalité auprès de la princesse Czartoriska, et, sous, prétexte d’une ancienne et tendre amitié, il l’accuse presque d’ingratitude. Pour prononcer de quel côté sont les torts, il faudroit avoir les mémoires du comte de Guînes ; mais, s’il en a laissé, ces mémoires n’ont point été imprimés.
    (Note de l’éditeur)
  92. Malgré le zèle des amis de M. de Saint-Lambert et le crédit de ses protecteurs, le poëme des Saisons fut froidement accueilli par le public. Quelques épisodes touchans, quelques descriptions brillantes rompent trop rarement la monotonie du sujet et la langueur du style, pour ne pas justifier l’espèce de défaveur où ce poëme est tombé. Saint-Lambert a publié un recueil de fables orientales plus estimées que les Saisons ; et il a fait sur le comte et la comtesse d’H***, une épigramme qui vaut la meilleure de ses fables.

    Ci-git un vieil atrabilaire ;
    Après l’avoir fait enterrer,
    Sa veuve, n’ayant rien à faire,
    Se mit un jour à le pleurer.


    Il fut nommé de l’Académie françoise en 1770 ; on lui reprocha d’avoir loué tout le monde dans son discours de réception. L’auteur de la Correspondance littéraire le trouve fort excusable sur ce point. On a, dit-il, donné à M. de Saint-Lambert, lorsqu’il est entré à l’Académie, un encensoir, à condition qu’il en dirigeroit les coups, non-seulement en arrière sur les fondateurs, mais encore en avant sur les principaux nez académiques. Le nouvel élu a fait son devoir d’encenseur à merveille, et il n’y a point d’habitué de paroisse qui sache mieux lancer le sien. Indépendamment de l’illustre président de Montesquieu et du grand patriarche de Ferney, l’abbé de Condillac, M. Thomas, M. d’Alembert ont en leur portion d’éloge à part. Je ne sais par quelle fatalité M. de Saint-Lambert a oublié M. de Buffon, qui ne laisse pas d’être aussi un des quarante : et je suis tenté de faire comme cet officier gascon qui, en revenant du Palais, où il avoit monté la garde pour une séance de Louis XIV au parlement, s’arrêta sur le Pont-Neuf devant la statue d’Henri IV, et dit à sa troupe : « Mes amis, saluons celui-ci ; il en vaut bien un autre. »

    Le poëme des Saisons fit éclore plus d’une épigramme. Voici celle de Clément :


    Saint-Lambert s’enroue à nous dire :
    « Mon poëme doit être bon,
    » Car j’ai mis trente ans à l’écrire ;
    » Trente ans, vous dis-je. » Et pourquoi non ?
    Il en faut antant pour le lire.

    (Note de l’éditeur.)