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Mémoires olympiques/Chapitre VI

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Bureau International de Pédagogie Sportive (p. 60-68).
vi
1904. — La troisième Olympiade en Amérique
et la réunion du C. I. O. à Londres

De l’aventure de 1900, le C.I.O., toutefois, ne sortait point affaibli. Les trois cercles concentriques : noyau — pépinière — façade, s’étaient enrichis de quelques bonnes recrues : Godefroy de Blonay (Suisse), le colonel Holbeck (Danemark), Clarence de Rosen (Suède), Sir Howard Vincent (Angleterre) étaient des convaincus et des dévoués. Le prince Georges Bibesco (Roumanie). MM. Reyntiens (Belgique), de Beistegui (Mexique), de Ribeaupierre (Russie), Hébrard de Villeneuve (France) étaient sympathiques, bien que tièdes encore. Enfin les princes de Salm-Hortsmar (Allemagne) et Serge Beliosselsky (Russie) nous « doraient sur tranches » L’idée olympique avait plutôt gagné que perdu puisque l’année 1900 n’était pas terminée qu’on se préoccupait du lieu où se célébrerait la iiie Olympiade. Dès 1894, il avait été tacitement entendu que ce serait aux États-Unis. Grèce, France, États-Unis : trinité de début très propre à accentuer le caractère mondial de l’institution et à l’établir sur des bases indiscutables. Chicago se mit tout de suite sur les rangs. Le président de l’Université, le docteur Harper, était favorable et les quelques citoyens entreprenants groupés autour de lui trouvèrent dans le consul de France, M. Mérou, un ardent protagoniste. Ce dernier nous dépêcha Henri Bréal, fils de l’enthousiaste et savant professeur auquel je restais attaché par des liens reconnaissants. Chicago ! Je revoyais en 1889, assis derrière leurs bureaux, Pullman, le milliardaire-philanthrope à la carrière si représentative de l’Amérique d’alors, puis ce même docteur Harper m’expliquant avec une froide emphase que la supériorité de son université provenait du fait « qu’elle fonctionnait comme une compagnie de chemins de fer ». Mais à cette vision première de la cité des abattoirs, enfumée, bruyante, s’en superposait une autre, éblouissante celle-là. En face de la grandeur et de la réelle beauté de la « World’s Fair » de 1893, je m’étais senti pénétré d’admiration pour la montée brusque d’une pareille sève.

L’idée de tenir les Jeux à Chicago me plaisait. Et déjà les journaux américains commençaient d’en parler avec faveur lorsqu’une lettre fulminante de James E. Sullivan fut publiée. Il y était dit que la question n’était aucunement réglée, vu que le Comité Olympique et son président avaient été débarqués au profit d’une « union internationale », récemment fondée à Paris ; et il citait parmi les « fondateurs » : le comte Brunetta d’Usseaux pour l’Italie, le professeur Bergh-Petré pour la Suède, MM. G. de Saint-Clair et Pierre Roy pour la France et lui-même pour les États-Unis. Brunetta, qui se montrait chaque jour plus zélé envers le C.I.O. et le professeur Bergh, n’attendirent pas un instant pour donner un cinglant démenti à cette nouvelle. Pierre Roy se décida à en faire autant. Sullivan, après une première lettre aigre, en écrivit le 21 mars 1901 une seconde où se trouvaient ces mots qui l’honorent : « I am always willing, if I think I have made a mistake, to acknowledge it. » Il n’avait pas du reste que des amis au-delà des mers. Dès la fin de 1900, le Morning Telegraph avait déclaré que « tout cela était une campagne contre Chicago », concluant par cette phrase méchante : « The freezing horror of the situation can only be fully appreciated when it is seen that James Sullivan is not the American member of the I. O. C. » Allons on se disputait ! Excellent ! Rien de tel pour asseoir un comité que de voir les candidats boxer alentour. Cela me rappelait le speech narquois de Jules Simon, lorsque certains avaient voulu réclamer la priorité de l’initiative en faveur des sports scolaires en France : « La fécondité et l’opportunité d’une idée se reconnaissent au nombre de ceux qui s’en attribuent la paternité. »

Le 21 mai 1901, le C.I.O., assemblé à Paris à l’Automobile-Club, acceptait à l’unanimité Chicago comme siège des Jeux de 1904, et quand les étudiants reçurent par câble le résultat de ce vote, ils le célébrèrent par un « mammoth bonfire ». Je venais d’écrire au président des États-Unis pour lui exposer, avec l’historique de leur rénovation, la nécessité pour lui de patronner les Jeux et d’en proclamer lui-même l’ouverture, quand M. Mac Kinley fut assassiné. Ce crime ouvrit automatiquement l’accès du pouvoir suprême au vice-président de la République, Théodore Roosevelt. Celui-là était un convaincu, un ami et, dès lors les horizons de la iiie Olympiade s’éclairèrent.

Tout commença bien. Un programme fut rédigé qui, à côté du sport, faisait place à des manifestations littéraires et artistiques. On l’édita luxueusement en anglais, allemand et français. L’été de 1901, M. Furber, président du Comité d’organisation, séjourna chez moi à la campagne et nous nous mîmes d’accord sur une quantité de détails. Cependant, vers la fin de l’année, je remarquai quelque agitation et quelques réserves dans notre correspondance. La cause ne tarda pas à s’en avérer. En 1903, à Saint-Louis-du-Missouri, devait se célébrer, par une exposition géante, le centenaire de la cession de la Louisiane par le premier consul Bonaparte à la République des États-Unis. Mais de même que, onze ans plus tôt, il avait fallu reculer à 1893 l’exposition par laquelle Chicago honorait, au nom de l’Amérique entière, le quatrième centenaire de sa découverte par Christophe Colomb, la manifestation de Saint-Louis ne serait pas prête à temps. Elle aurait donc lieu en 1904. Il eût paru naturel de s’en féliciter pour le succès des Jeux de Chicago auxquels cette circonstance amènerait un surcroît de spectateurs. Par malheur, une rivalité ancienne et jalouse existait entre les deux métropoles. Saint-Louis réclama les Jeux. Au besoin, la ville prétendit en organiser de son côté. Cette menace, d’abord dédaignée, prit de la force au cours de 1902. Un « mass meeting » se tint à Chicago pour protester contre tout transfert, mais quelque flottement se fit sentir parmi les organisateurs. Le président Harper écrivit qu’on s’en remettait à notre décision et qu’on « pousserait jusqu’au bout » si nous le désirions. Dans sa lettre perçait une certaine inquiétude. Je ne l’avais pas attendue pour correspondre avec le chef de l’État américain, mieux qualifié que quiconque pour bien apprécier la situation. Le 23 décembre 1902, ayant reçu les messages en majorité approbateurs de mes collègues (14 voix pour, 2 contre, 5 abstentions), je demandai officieusement l’arbitrage du président Roosevelt. Comme je m’y attendais, il se prononça en faveur du transfert. Les télégrammes se multiplièrent. Chicago s’inclina et M. David R. Francis, président de l’Exposition de Saint-Louis, nous câbla ses plus vifs remerciements. Quant à Sullivan, rallié et enthousiaste, il me déclara que ç’allait être « le plus splendide ensemble d’exploits sportifs que le monde aurait vu ».

Le monde regardait-il ?… Pas encore. J’eus cet été-là, en écoutant à Bayreuth les passionnants accent wagnériens, la possibilité de mettre au point mes impressions et de scruter en paix les horizons olympiques. La musique et le sport ont toujours été pour moi les plus parfaits « isoloirs », les plus féconds instruments de réflexion et de vision en même temps que de puissants incitants à la persévérance et comme des « massages de la volonté ». En somme, après difficulté et périls, tous soucis immédiats se trouvaient écartés. La iiie Olympiade serait célébrée avec pompe. Une escouade avertie en avait la responsabilité. Elle ferait beaucoup de fautes sans doute, mais il n’y avait à redouter de sa part aucun des avatars de sa devancière de 1900. Le chiffre olympique, la présence du chef de l’État, l’autorité du C.I.O. dont la liste figurerait en tête du programme quotidien… tout cela nous était assuré. Le point noir, c’est que les Américains s’imaginaient une attirance bien supérieure à ce qu’il fallait prévoir. Notamment, ils comptaient sur les « princes » (il y en avait alors trois) ainsi que sur les moindres seigneurs faisant partie du C.I.O. Ils offraient une belle salle pour nos séances. J’étais bien résolu, sans le leur laisser deviner, à décliner l’invitation. Nous eussions été six ou sept autour d’une table préparée pour trente. Et l’on aurait dit : « Eh ! quoi ! ce n’est que cela, ce Comité qui fait tant d’embarras ! ». Non. Le C.I.O. se réunirait en effet en 1904, car l’heure était venue de le « sortir », et il était maintenant bon à montrer, mais ce serait à Londres, dans le vieux palais du Lord Mayor, à Mansion-House, sous le patronage du roi Édouard, avec autour de nos séances le plus possible de ce prestige que distille la vieille Angleterre aux jeunes institutions qui se réclament d’elle. Et de Londres, le C. I. O. confierait à la Ville Éternelle, à Rome-la-glorieuse, le soin d’organiser, quatre ans plus tard, les Jeux de la ive Olympiade.

Tout se passa conformément à ce plan. La session réussit de tous points, sauf que j’aurais voulu y associer en quelque manière les universités de Cambridge et d’Oxford et aussi le vieux collège de Rugby, cette Mecque de la pédagogie sportive. Mais mes chers amis, R. S. Laffan et Sir Howard Vincent avaient si bien fait les choses qu’en dehors du travail, toute une semaine se trouvait occupée, du 19 au 27 juin, par des festivités variées : luncheon à Mansion-House, dîners à Westminster et à la célèbre et luxueuse corporation des Fishmongers, excursions à Windsor et à Hurlingham, etc. Et puis, tous mes collègues ne comprenaient peut-être pas comme moi le désir persistant d’associer le monde universitaire à la renaissance olympique. En Amérique où, comme je l’ai déjà dit, les universités dominaient alors l’athlétisme, c’était chose faite. Nulle part en Europe ce n’était le cas. Je n’ai pas à faire ici le procès des étudiants ou plutôt de leur mentalité et des rapports de celle-ci avec la mentalité de leurs professeurs. Cette digression ne serait pas à sa place, mais il est trop certain qu’en une multitude de domaines (l’Olympisme n’est que l’un d’eux), la collaboration des forces universitaires entre 1890 et 1930 a constamment et très fâcheusement fait défaut à la chose publique. On les a trouvées dispersées et trop souvent gaspillées sur des chemins de traverse ou dans des impasses stériles, presque jamais travaillant avec suite et vouloir le long du réseau des grandes routes de communication mondiale. Lorsque, très tardivement, les étudiants sont venus au sport, ils ont prétendu avoir des Jeux Olympiques spéciaux pour eux. Les ouvriers, il est vrai, ont fait de même et l’on m’a reproché d’avoir eu, dans l’un et l’autre cas, une attitude contradictoire. Je m’en expliquerai en temps voulu.

C’est le 24 mars 1903 que le sénateur Todaro m’avait officiellement communiqué, en qualité de président de la Federazione Ginnastica Italiana, le vote unanime émis quelques jours plus tôt par les délégués des sociétés de gymnastique italiennes et demandant que Rome fût désignée comme siège de la ive Olympiade. Trois années venaient de passer, discrètes et silencieuses pendant lesquelles le C.I.O. s’était à peine réuni et qu’avait remplies une correspondance abondante et serrée destinée à consolider les liens entre ses membres et la position du Comité vis-à-vis des groupements sportifs et des États. La réunion de Londres mettait en vedette l’heureux résultat de nos efforts.

La candidature romaine, un moment abandonnée par le président Todaro, avait trouvé dans le secrétaire de la Fédération italienne, M. F. Ballerini, un apôtre persistant. Le comte Brunetta d’Usseaux, sur ma demande, y avait apporté son concours zélé. Elle n’avait contre elle que les tendances régionalistes, bien plus accentuées alors qu’elles ne le sont aujourd’hui. La primauté de Rome ne s’imposait pas à tous. Milan se considérait comme seule métropole sportive dans la péninsule. Après elle, Turin faisait valoir ses titres. Or, des Jeux Olympiques à Milan et à Turin seraient quelconques et ne servaient nullement notre cause. Je désirais Rome parce que, là seulement, de retour de son excursion dans l’utilitaire Amérique, l’Olympisme revêtirait la toge somptueuse, tissée d’art et de pensée dont j’avais dès le principe voulu le revêtir.

Le vote fut entouré par nous d’une sorte de solennité grâce à laquelle mes collègues allemands retirèrent leur proposition de choisir Berlin. J’avais eu soin de présenter ce vote comme un hommage international à l’antiquité romaine. Cela permettrait aussi par la suite de lutter efficacement contre toute tendance à l’effritement des Jeux entre plusieurs cités. Jusqu’ici il n’avait point existé de malentendu sur ce point. Athènes, Paris, Chicago, Saint-Louis s’étaient présentées à tous les regards comme des centres uniques. Cette fois, des journaux et des comités parlant de l’attribution des Jeux de 1908 à l’Italie, laissaient transparaître l’arrière-pensée de diviser les concours entre plusieurs villes italiennes. Grave danger qu’il fallait écarter à tout prix. Voilà pourquoi nous apportâmes à parler de Rome et de Rome seulement, une ténacité inlassable. Le vote rendu, le résultat en fut porté à l’ambassade d’Italie. L’ambassadeur le télégraphia au souverain avec nos hommages ainsi qu’au syndic de Rome, le prince Colonna. Déjà, le 27 février, la Junte Communale, assemblée au Capitole, s’était occupée de la chose et avait décidé un patronage éventuel effectif. La réponse du prince Colonna fut chaleureuse. Le ministre de la Maison royale télégraphia non moins explicitement que le roi l’avait chargé de remercier vivement le Comité International qui « en proclamant Rome siège de la Quatrième Olympiade » donnait à l’Italie « un si efficace témoignage de cordiale sympathie ».

Peu après, nos collègues Gebhardt et Kemény s’embarquèrent pour les États-Unis, porteurs de nos meilleurs messages pour les organisateurs des Jeux : messages discrets. Tandis qu’il venait de s’affirmer avec l’Europe, le C.I.O. avait intérêt à ne pas attirer l’attention sur sa carence en Amérique. Les points essentiels indiqués plus haut étaient acquis. Il eût été imprudent d’en réclamer davantage. « Savoir attendre » demeurait notre mot d’ordre.

Aussi bien ces Jeux de Saint-Louis manquaient-ils d’attrait. Je n’avais, personnellement, aucune envie d’y assister. Je gardais rancune à cette ville des désillusions que m’avait causées la vue du confluent du Missouri et du Mississippi qui la situe sur la carte. Fenimore Cooper aidant, que n’avais-je pas attendu, jadis, d’un paysage où se rencontrent ces fleuves aux noms étranges et sonores ! Aucune beauté, aucune originalité. Je pressentais que l’Olympiade serait assortie à la ville. En fait d’originalité, le programme n’en offrait qu’une et plutôt gênante. C’étaient les deux jours dénommés bizarrement « anthropological days » et dont les concours étaient réservés aux nègres, aux Indiens, aux Philippins, aux Aïnos, auxquels on osa adjoindre en plus des Turcs et des Syriens. Il y a de cela vingt-six ans !… Direz-vous que le monde n’a pas marché depuis lors et que l’idée sportive n’a pas progressé ?…