Mémoires olympiques/Chapitre XIX

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Bureau International de Pédagogie Sportive (p. 174-179).
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Un stade et six administrations

Leurs espoirs commencèrent par être déçus. Ce titre humoristique d’un article de M. Robert de Jouvenel, publié en tête de l’Œuvre, explique l’aventure. En peu de temps, en effet, les Jeux Olympiques furent la proie d’une hydre administrative à six têtes. Les départements de l’Intérieur, des Affaires Étrangères, de la Guerre, de l’Instruction Publique se trouvaient automatiquement mêlés à l’entreprise, ainsi que le Conseil municipal de Paris. Un engagement pris envers le département de l’Agriculture pour des terrains où le Comité olympique français voulait construire son stade provoqua une sixième intervention. Dès le 27 juin 1921, à peine clos le congrès de Lausanne, le comte Jean de Castellane avait présenté au Conseil municipal dont il faisait partie, une proposition précédée d’un court exposé parfaitement clair. Il eût suffi de partir de là sans arrière-pensées concernant les avantages personnels ou les intérêts de quartier ; la préparation des Jeux se fût aussitôt orientée dans le sens désirable. Tel ne fut pas le cas. Si l’on rapproche le document initial que je viens de citer du compte rendu de la séance du Conseil du 11 mars 1922, tel qu’il figure au Bulletin Officiel Municipal du 12 mars, on se rendra compte du grabuge effarant qui, en huit mois, s’était créé autour d’une question très simple, mais compliquée d’une autre qui ne l’était pas. Comme le disait M. de Castellane, il y avait à prévoir un stade pouvant contenir à peu près 80.000 spectateurs, un emplacement pour les sports nautiques et un pour les sports de combat aménagés avec 15.000 places à peu près. Il fallait songer en outre aux dégagements et aux transports, apprécier enfin le montant des crédits accessoires nécessaires. Après quoi il eût suffi de mettre les fonds à la disposition du Comité olympique français en lui adjoignant une commission de contrôle représentant l’État et la Ville associés par le double vote de crédits conjugués. La Chambre était prête à un tel vote. Le Conseil l’eût été également s’il n’y avait pas eu la préoccupation de profiter de l’occasion pour faire du définitif. Quiconque connaît Paris, ses arrondissements, son organisation administrative, l’esprit de ses bureaux, la situation de sa banlieue, réalise aisément l’influence profondément différente qu’y exercent des projets d’édification quelconque, selon que ces projets ont un caractère transitoire ou permanent. Dans ce dernier cas, les intérêts, pour ne pas dire les appétits, se heurtent avec une violence qui fait perdre de vue le point de départ et le but à atteindre.

C’est ce qui arriva en la circonstance dont il est question en ce moment. De décembre 1921 à avril 1922, le désarroi alla sans cesse en empirant et l’on arriva vers la mi-mars à un état de choses tel que le Comité olympique français dut envisager un moment l’éventualité de renoncer à sa tâche. Nous étions au C.I.O. prémunis contre pareille occurrence ; non que j’eusse jamais entrevu que le conflit en arriverait à un tel diapason, mais je connaissais trop bien ma ville natale où j’avais vécu plus de soixante ans pour ne pas m’être méfié. Aussi m’étais-je entendu tacitement avec Los Angeles, dont un de nos nouveaux collègues américains, W. M. Garland, était justement un citoyen très influent. Là-bas l’énorme stade commencé dès que l’espoir avait lui d’y célébrer un jour une Olympiade était près d’être achevé. On y préparait un meeting pré-olympique qui aurait lieu en 1923 et rien ne serait plus aisé, en cas de nécessité, que de le reporter à 1924 et d’en faire de véritables Jeux Olympiques Internationaux. C’est ce qui me permettait d’assister avec une apparente sérénité à ce qui se passait à Paris et de répondre de loin aux interviewers dont le nombre allait se multipliant sans paraître autrement affecté par ces événements. Le comte Clary, président du Comité olympique français, et Frantz-Reichel qui en était le tout dévoué secrétaire général, me tinrent pendant toute cette crise au courant des moindres incidents. Le dossier de leurs lettres est instructif. Un jour, le préfet de la Seine lut au Conseil municipal un passage d’une lettre confidentielle que j’avais adressée à M. Poincaré, alors ministre des Affaires étrangères, et dont l’odyssée du quai d’Orsay à l’Hôtel de Ville, à l’insu du destinataire, n’a jamais pu être élucidée. Le Conseil municipal s’embrouillait de plus en plus. Un des conseillers réclamait qu’on « fit venir les Sokols, ce qui serait une des attractions principales des Jeux Olympiques » !

Ce fut le gouvernement qui empêcha la nef de sombrer. Le président de la République, alors M. Millerand, prenait grand intérêt aux Jeux et ne pouvait admettre la carence de la capitale française après qu’il avait lui-même encouragé le Comité olympique français à poser sa candidature. Le président du Conseil, M. Poincaré, était malheureusement trop pris par les soucis politiques pour donner beaucoup d’attention à la question. D’un mot, pourtant, il eût pu marquer la valeur qu’il attachait à ce que l’affaire fût remise en route. Elle le fut finalement un peu boiteusement et l’on se décida à construire le stade… à Colombes.

Si j’avais été le maître, aucun des emplacements envisagés n’eût eu mes préférences. Il y en avait un autre en plein Paris qui présentait de bien plus grands avantages. Devant l’École Militaire, au Champ de Mars, la disparition de la fameuse « Galerie des machines » de 1889 laissait libre une vaste esplanade dont le sort sans doute était fixé et sur laquelle on ne construirait plus d’édifice permanent afin de laisser libre une des plus belles perspectives parisiennes. Mais en disposer pour la brève période des Jeux Olympiques ne préjugeait rien. À ce moment, l’École Militaire, avec ses immenses bâtiments, ses espaces, ses cours, était quasi inoccupée. J’avais été la revoir pour vérifier les dispositions et les dimensions. Quel « quartier d’athlètes » ne pouvait-on pas installer là ! La dépense eût été diminuée dans de considérables proportions, sans compter que nulle part les transports n’étaient plus faciles à compléter : tramways, métros, bateaux, tout était à portée. De quelque côté qu’on l’envisageât, cette solution surpassait toutes les autres, mais il n’appartenait pas au C.I.O. d’intervenir et d’en saisir l’opinion. Je m’efforçai de la recommander officieusement sans y réussir.

Au printemps (1922), le C.I.O. devait s’assembler à Paris. Lorsque nous nous réunîmes, la crise était à peu près conjurée. Il avait été convenu que ce serait une réunion d’affaires, un « business meeting », sans les festivités habituelles. Il n’y eut en effet qu’un dîner donné par le Comité français, une réception intime à l’Élysée et un original déjeuner où s’exerça la cordiale hospitalité de notre collègue Glandaz sur la fameuse « péniche du maréchal Joffre », laquelle, amarrée près du pont de la Concorde, était devenue un des restaurants à la mode, de réputation gastronomique méritée. Le C.I.O. venait de s’ouvrir à de nouveaux membres : le général Sherrill pour les États-Unis, M. de Alvear pour la République Argentine dont il allait bientôt devenir le chef d’État, tout en nous faisant l’honneur rare de demeurer dans nos rangs ; le colonel Kentish pour l’Angleterre, le baron de Guell pour l’Espagne, J. J. Keane pour l’Irlande, le prince Lubomirski pour la Pologne, le docteur Ghigliani pour l’Uruguay. Le C.I.O. comptait 54 membres appartenant à quarante-deux pays.

La besogne principale faite au cours de la session de 1922 avait consisté à adapter les nouveaux rouages et à apporter aux textes essentiels les quelques modifications nécessaires. La Commission exécutive avait siégé préalablement aux séances du Comité et ses pouvoirs et procédés avaient été définis comme il convenait. Les modifications introduites dans les statuts du C.I.O. avaient trait, outre la création de la Commission exécutive au siège social (Lausanne), à la langue officielle (le français) au secrétariat et surtout à la durée des pouvoirs présidentiels ramenée de dix à huit ans. Je crois n’avoir pas encore mentionné la façon dont, aux approches de 1901, ils avaient été l’objet d’une modification radicale. Au 1er  janvier de cette année-là, ils auraient dû passer aux mains de notre collègue américain, W. M. Sloane. Le règlement que j’avais fait accepter en 1894 prévoyait cette transmission quadriennale, mais cela supposait que le lieu de la célébration des Jeux suivants fût dès alors fixé. Il restait bien admis cette fois-là que la prochaine Olympiade serait célébrée en Amérique, mais l’initiative de Chicago s’esquissait à peine. La demande officielle n’avait pas été formulée et, par conséquent, aucun vote n’était intervenu. Sloane ne s’était pas contenté d’appuyer sur cette particularité de la circonstance présente. Il avait généralisé la question et, sans même m’en parler d’avance, saisi le C.I.O. d’une proposition de modification des statuts déclarant qu’une présidence stable et prolongée de dix années était à son avis le seul moyen de rendre l’œuvre olympique forte et féconde et qu’en conséquent, il se refusait à me remplacer. L’adhésion unanime de nos collègues m’eût obligé à céder si même, en ces temps difficiles, je n’avais pas senti la vérité et la vigueur des arguments présentés. Ainsi s’établit la « monarchie olympique », comme certains l’ont appelée. Il est piquant qu’elle soit née de l’intervention d’un citoyen de la plus démocratique des républiques. Ma présidence se trouva donc prolongée jusqu’en 1907. Réélu alors, puis de nouveau en 1917, mon mandat ne prendrait fin qu’en 1927. Mais comme j’avais résolu de me retirer après les Jeux de 1924, il fut décidé par mes collègues que mon successeur serait élu pour la durée de deux Olympiades, c’est-à-dire pour huit années, sa présidence comptant à partir de son entrée en fonctions. 1925 serait ainsi une date favorable, un an après les Jeux, trois ans avant les Jeux suivants ; c’est pourquoi j’acceptai de demeurer à mon poste jusqu’à cette année-là.