Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 021

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 102-106).


XXI

Le muletier


L’âne que je montais ayant refusé d’avancer, je m’avisai de le fustiger. Mal m’en prit : il fit deux sauts de mouton, puis trois autres, puis un dernier qui me fit voler de ma selle si malencontreusement que mon pied droit demeura pris dans l’étrier. Je tentai de m’accrocher au poitrail de l’animal. Mais alors, effrayé, il s’emballa à travers champs. Je m’exprime mal : il essaya de s’emballer, et effectivement il réussit à faire deux sauts en avant ; mais le muletier, qui se trouvait présent, accourut à temps pour l’arrêter par la bride et le retenir, sans efforts ni péril. Quand il eut dominé la bête, je me dégageai de l’étrier et me relevai.

— Vous l’avez échappé belle, me dit le muletier.

Et c’était vrai. Si l’âne m’eût traîné sur le sol, il se peut bien que ma mort eût été la fin de l’aventure. Je pouvais avoir la tête fendue, une congestion, n’importe quelle lésion interne, et ma science se perdait ainsi dans sa fleur. Le muletier m’avait sans doute sauvé la vie ; c’était positif : je sentais le sang bouillir dans mes veines. Ah ! brave muletier ! Tandis que je reprenais conscience de moi-même, il s’efforçait de raccommoder les harnais de l’âne. Je résolus de lui donner trois des cinq monnaies d’or que j’avais sur moi. Certes j’estimais ma vie à plus haut prix ; — elle avait pour moi une valeur inestimable. Mais enfin la récompense projetée me semblait digne du dévouement de celui qui m’avait sauvé. C’est dit : je vais lui donner les trois monnaies.

— Allons ! me dit-il en me présentant la rêne de ma monture.

— Un instant… répondis-je ; laissez-moi le temps de me remettre.

— Ne dites pas cela…

— Quand on vient comme moi de voir la mort de près…

— Si la bête s’était emportée avec vous, il est certain que… Mais avec l’aide du ciel, vous voyez qu’il ne vous est rien arrivé.

Je tirai de ma valise un vieux gilet dans la bourse duquel je gardais les cinq monnaies d’or. Mais ce faisant, je me demandai si la gratification n’était pas excessive, et si deux pièces ne seraient pas suffisantes. Pourquoi même deux ? Une seule ferait sauter de joie le pauvre diable, dont j’examinais la tenue, et qui n’avait probablement jamais vu une pièce d’or de sa vie. Ma résolution prise, je tirai la pièce que je vis reluire au soleil. Le muletier ne l’aperçut point parce que je lui tournais le dos. Mais il se douta sans doute de quoi il s’agissait, car il commença à faire à l’âne des discours significatifs. Il lui donnait de bons conseils, lui disant de se mieux comporter, sans quoi, « M.  le Docteur » pourrait bien lui donner une raclée. C’était un monologue paternel. J’entendis même le bruit d’un baiser.

— Qu’est cela ? dis-je.

— Que voulez-vous !… ce diable d’animal a une manière si gracieuse de regarder les gens.

Je souris, et après quelque hésitation, je lui glissai dans la main une cruzade d’argent. J’enfourchai ma monture, et je partis à large trot, un peu gêné, ou pour mieux dire, un peu incertain de l’effet qu’aurait produit ma pièce. Mais un peu plus loin, je retournai la tête, et je vis le muletier qui faisait de grandes courbettes, avec les marques les plus évidentes du contentement. Je me dis qu’il ne pouvait en être autrement, que je l’avais fort bien payé, trop bien payé même. Je glissai les doigts dans la poche du gilet que je portais sur moi, et j’y découvris quelques monnaies de cuivre. C’était les sous et non la pièce d’argent que j’aurais dû donner au muletier. Car après tout, il n’avait eu en vue aucune récompense. Ce n’était point la réflexion, mais une impulsion naturelle, innée ou inhérente au métier, qui l’avait fait agir. De plus, le fait de s’être trouvé justement sur le lieu du désastre, plutôt qu’en avant ou en arrière, semblait faire de lui un simple instrument de la Providence. De toutes les manières le mérite était nul. Je demeurai tout attristé de cette réflexion. Je me traitai de prodigue, je mis la cruzade sur le compte de mes anciennes prodigalités. Pourquoi ne le dirai-je pas ?… j’éprouvai un remords.