Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 031

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 138-141).


XXXI

Le papillon noir


Le jour suivant, tandis que je faisais mes apprêts de départ, un papillon, noir comme celui de la veille, entra dans ma chambre. Il était de dimensions bien supérieures à l’autre. Le souvenir de celui-ci me fit sourire, et je me mis à penser à la peur qu’avait eue la fille de Dona Eusebia, et à la dignité de maintien qu’elle avait su conserver. Le papillon, après avoir décrit ses courbes autour de moi, se posa sur ma tête. Je l’effrayai, et il se réfugia sur la vitre. Je le forçai de nouveau à prendre son vol, et cette fois, il alla se percher sur un vieux portrait de mon père. La bestiole était noire comme la nuit, et la façon dont elle commença de remuer les ailes me parut ironique et me porta sur les nerfs. Je tournai le dos, et je sortis de la chambre. Mais en y rentrant, quelques minutes plus tard, je trouvai l’insecte à la même place, et dans un mouvement de mauvaise humeur, je pris une serviette, je l’en frappai, et il tomba.

Il n’était pas mort tout à fait ; il tordait son corps et secouait ses antennes. J’en eus pitié et, l’ayant pris dans ma main, j’allai le déposer sur le bord de la croisée. Mais le sort en était jeté : la pauvre bête ne dura que quelques secondes, et je me sentis ennuyé et repentant.

— Aussi, pourquoi n’était-il pas bleu ? me dis-je.

Et cette réflexion, l’une des plus profondes qui aient été faites depuis l’invention des papillons, me consola de ma méchante action, et me réconcilia avec moi-même. Je contemplai le cadavre avec quelque sympathie, je l’avoue. Je vis, en pensée, le papillon sortir du bois, content et repu ; la matinée était belle, et il était venu jusque chez moi, papillonnant sous la vaste coupole du ciel bleu, toujours bleu, pour toutes les ailes. Ma fenêtre est ouverte, il entre et me trouve. Je suppose qu’il n’a jamais vu d’hommes. Il ignore ce que c’est et, décrivant des circuits autour de mon corps, il voit que j’ai des yeux, des bras, des jambes, que mes mouvements ont un air divin, que je suis d’une stature colossale. Alors il se dit en lui-même : « Ce monsieur est sans doute l’inventeur des papillons. » Cette idée le domine et l’épouvante. Mais la peur, qui est suggestive, lui insinue que le meilleur moyen de plaire à son créateur est de le baiser sur le front, et il s’exécute. Quand je le chasse, il va sur la vitre, aperçoit de là le portrait de mon père, et il n’est pas impossible qu’il devine cette demi-vérité, à savoir que c’est là le père de l’inventeur des papillons. Et il vole vers lui pour lui demander miséricorde.

Et voilà qu’un coup de serviette sert de dénouement à l’aventure. Ni l’immensité de l’azur, ni l’allégresse des fleurs, ni la pompe des feuilles vertes, n’ont tenu contre une serviette de toilette, deux palmes de fil écru. Voyez comme il est bon d’être supérieur aux papillons. Car s’il eût été bleu ou couleur d’orange, sa vie n’eût guère été plus en sûreté. Non certes. J’aurais fort bien pu le piquer d’une épingle, pour le régal de mes yeux. Cette dernière penssée me rendit la tranquillité de ma conscience. Je réunis le médium et le pouce et j’envoyai, d’une chiquenaude, le cadavre dans le jardin. Il était temps : les fourmis prévoyantes s’avançaient déjà… Tout de même, j’en reviens à ma première idée : il eût mieux valu pour lui être né bleu.