Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 049

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 189-191).


XLIX

Le bout du nez


Combien de fois dans ma vie, pour me faire une conscience sans remords, je me suis servi de ce système : regarder le bout de mon nez… Avez-vous quelquefois médité sur le destin du nez, cher lecteur ? Le docteur Pangloss disait qu’il est fait pour l’usage des lunettes. — Je confesse que cette explication m’avait d’abord paru définitive. Mais un certain jour que je méditais sur ce point obscur de philosophie, et sur d’autres encore, je découvris enfin l’unique, véritable et suprême utilité de cet appendice.

Il me suffit pour cela de me rappeler l’habitude des fakirs. On sait que ces gens-là demeurent, en effet, des heures en contemplation, les regards fixés sur le bout de leur nez, à seule fin de voir la lumière céleste. Ils perdent alors la notion du monde extérieur, s’envolent dans l’invisible, touchent l’impalpable, se délivrent des liens terrestres, se dissolvent et s’éthérisent. Cette sublimation de l’être par le bout du nez est le phénomène le plus prodigieux de l’esprit et il n’appartient pas en propre aux fakirs ; il est universel. Chaque homme éprouve le besoin et a le pouvoir de contempler son propre nez pour voir la lumière céleste, et cette contemplation, dont l’effet est de subordonner l’univers à un nez seulement, constitue l’équilibre des sociétés. Si les nez se contemplaient exclusivement les uns les autres, le genre humain n’aurait pas duré deux siècles ; il se serait éteint avec les premières tribus.

J’entends d’ici une objection du lecteur. Comment peut-il en être ainsi ? Car enfin l’on ne surprend jamais les gens en train de contempler leur nez.

Lecteur obtus, cela prouve que tu n’es jamais entré dans le cerveau d’un chapelier. Un chapelier passe devant une chapellerie. C’est le magasin d’un rival, qui a commencé il y a deux ans. Il y avait alors deux portes à sa boutique ; il l’a agrandie, et maintenant, il y en a quatre. Il se promet que d’ici peu il y en aura six ou huit. Le chapelier voit dans la vitrine les chapeaux du rival ; par les différentes portes, entrent les clients du rival. Le chapelier compare cette boutique à la sienne, qui est plus ancienne et qui pourtant n’a que deux portes, et ces chapeaux à ceux qu’il vend, et que l’on achète moins, bien qu’ils soient d’un prix égal. Cela le mortifie, naturellement. Il poursuit son chemin, pensif, les yeux baissés ou fixés devant lui. Il cherche les causes de la prospérité de l’autre et de son propre abandon, alors qu’il est un chapelier bien supérieur à l’autre chapelier… C’est en cet instant que ses yeux se fixent sur la pointe de son nez.

La conclusion c’est qu’il y a deux forces capitales au monde. L’amour qui multiplie l’espèce, et le nez qui la subordonne à l’individu. Procréation, et équilibre.