Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 051

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 195-198).


LI

Elle est à moi


— Elle est à moi ! me dis-je en la remettant au mains d’un autre cavalier. Pendant tout le reste du bal, cette idée, je l’avoue, m’entra dans l’esprit, non pas comme à coups de marteau, mais comme si on me l’avait insinuée avec une vrille.

— Elle est à moi, me disais-je en arrivant à la porte de chez moi.

À ce moment même, comme si le destin ou qui que ce soit eût eu la fantaisie de donner une proie de plus à mes velléités de possession, je vis reluire sur le sol quelque chose de jaune et de rond. Je me baissai ; c’était une monnaie d’or, un demi-doublon.

— Elle est à moi, répétai-je en riant ; et je la mis dans ma poche.

Cette nuit-là je ne me souvins plus de la monnaie ; mais le jour suivant, j’éprouvai des scrupules en y pensant, et je me demandai de quel droit j’allais garder une monnaie dont je n’avais pas hérité, que je n’avais point gagnée, que j’avais seulement trouvée dans la rue. Évidemment, elle ne m’appartenait point. Elle appartenait à celui qui l’avait perdue, riche ou pauvre, pauvre peut-être, quelque ouvrier qui en avait besoin pour donner du pain à sa femme et à ses enfants. D’ailleurs, même s’il était riche, mon devoir n’en restait pas moins le même. Je devais restituer la pièce, et le meilleur moyen, l’unique même, était de mettre une annonce dans les journaux, ou de m’adresser à la police. J’envoyai une lettre au chef de police, en lui remettant ma trouvaille, et en le priant de la faire parvenir, par tous les moyens possibles, aux mains de son légitime propriétaire.

J’expédiai la lettre, et je déjeunai tranquille ; je puis dire joyeux. Ma conscience avait tant valsé la veille qu’elle en était demeuré suffoquée et sans respiration. Mais la restitution de la pièce fut comme une fenêtre qui s’ouvrit sur un autre côté de la morale. Une onde d’air pur entra, et la pauvre dame respira à son aise. Il est bon de ventiler la conscience : je ne vous en dis pas plus long. En tous cas, en abstrayant les circonstances, ma façon de procéder était louable, elle exprimait un juste scrupule, le sentiment d’une âme délicate. C’est ce que me disait la bonne dame, d’un ton à la fois austère et tendre. C’est ce qu’elle me disait, penchée sur l’appui de la croisée.

— C’est fort bien fait, Cubas ; parfaitement agi. Non seulement cet air est pur, mais il est balsamique ; c’est un effluve des éternels jardins. Veux-tu voir ce que tu as fait, Cubas ?

Et l’aimable personne, tirant un miroir, l’ouvrit devant mes yeux. Je vis clairement le demi-doublon de la veille, rond, brillant, qui se multipliait à mes yeux, dix fois, trente fois, cinq cent fois, me démontrant amplement le bénéfice que je retirerai pendant ma vie et après ma mort de cette simple restitution. Et je concentrai tout mon être dans la contemplation de mon acte, m’y reconnaissant, m’y trouvant bon, peut-être grand. Une simple monnaie, hein ! Ce que c’est que d’avoir un peu trop valsé.

C’est ainsi que moi, Braz Cubas, je découvris la loi sublime de l’équivalence des fenêtres, et que j’établis que, pour compenser la fermeture d’une croisée, il suffisait d’en ouvrir une autre, afin que la morale puisse aérer constamment la conscience. Peut-être ne comprendra-t-on pas ce que je dis ; peut-être vaudrait-il mieux parler d’une chose plus concrète, d’un paquet, par exemple, d’un paquet mystérieux ? Parlons donc du paquet mystérieux.