Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 053

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 204-205).


LIII

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Virgilia, elle, ne se rappelait plus du tout du demi-doublon. Toute sa pensée se concentrait en moi, dans mes yeux, dans ma vie, dans ma pensée. Elle le disait, et c’était vrai.

Il y a des plantes qui naissent et poussent vite ; d’autres sont au contraire lentes et tardives. Notre amour était comme les premières. Il poussa avec tant de fougue et de sève qu’en peu de temps il devint comme les plus exubérantes et les plus touffues productions des forêts. Je ne pourrais vous dire au juste combien de jours furent nécessaires à sa croissance. Je me souviens qu’un certain soir, la fleur, ou le baiser, comme on voudra l’appeler, s’épanouit sur la bouche de la jeune femme ; elle me le donna, la pauvrette, avec un tremblement, car nous étions à la porte du jardin. Cet unique baiser, rapide comme l’occasion, ardent comme l’amour, prologue d’une vie de délices, de terreurs, de remords, de plaisirs qui se transforment en douleurs, d’afflictions qui deviennent de l’allégresse, nous unit en cet instant. Et depuis, ce fut une hypocrisie patiente et systématique, unique frein d’une passion sans frein, une vie d’agitation, de désespoirs et de jalousies, qu’une heure compensait plus que largement. Puis il en venait une autre qui se substituait à celle-là, et alors les agitations et le reste, la fatigue et la satiété, qui sont la fin de tout, remontaient à la surface. Tel fut le volume de ce prologue.