Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 104

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 353-355).


CIV

C’est lui


Je rendis l’épingle à cheveux à Virgilia. Elle l’enfonça dans ses cheveux, et s’apprêta à sortir. Il était tard ; trois heures venaient de sonner. Tout était oublié et pardonné. Dona Placida, qui épiait l’occasion favorable pour que Virgilia pût sortir, ferma subitement la fenêtre, en s’écriant :

— Doux Jésus ! voici le mari de Yaya !

Notre terreur fut courte, mais violente. Virgilia pâlit jusqu’à en devenir de la couleur de ses dentelles ; et elle se réfugia dans la chambre à coucher. Dona Placida, qui avait fermé la porte de la rue, voulait aussi fermer la porte intérieure. Je me disposai à attendre Lobo Neves. Un instant après, Virgilia revint à elle, me poussa dans la chambre à coucher, et dit à Dona Placida de retourner à la fenêtre. La confidente obéit.

C’était lui. Dona Placida lui ouvrit la porte avec force exclamations de surprise.

— Vous ici ! quel honneur pour la pauvre vieille ! Entrez donc ! Savez-vous qui est ici !… Bah ! vous n’avez pas à deviner ; vous venez la chercher… Voici votre mari, Yaya.

Virgilia, qui était dans un coin, se précipita vers lui. J’épiais par le trou de la serrure. Il entra lentement, pâle, froid, compassé, sans explosion, et promena un regard circulaire autour de la pièce.

— Quel miracle ! dit Virgilia. Que viens-tu faire dans ces parages ?

— Je passais par hasard. J’ai aperçu Dona Placida à la fenêtre, et je suis entré lui dire bonjour.

— Comme c’est aimable ! interrompit celle-ci. Et puis l’on dira que personne ne s’occupe des vieilles gens. Mais vraiment, on dirait que Yaya est jalouse. Et, lui faisant force caresses, elle ajouta : C’est mon bon ange ! elle n’oublie pas sa vieille Placida. Si bonne ! tout le portrait de sa mère. Asseyez-vous donc, monsieur le docteur…

— Je n’ai qu’un instant…

— Tu rentres, dit Virgilia. Retournons ensemble.

— Allons !

— Donnez-moi mon chapeau, Placida.

— Le voici.

Dona Placida alla chercher un miroir, et le tint devant Virgilia, qui attachait les rubans, arrangeait ses cheveux, tout en parlant à son mari, qui ne répondait pas une parole. La bonne vieille bavardait sans trêve. C’était une façon de dissimuler le tremblement de tout son corps. Virgilia, le premier moment passé, était redevenue tout à fait maîtresse d’elle-même.

— Je suis prête, dit-elle. Adieu, Dona Placida, venez me voir.

L’autre promit, en ouvrant la porte.