Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Diderot/Notice 2

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Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Diderot
Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Diderot, par Mme  de Vandeul, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, I (p. lxv-lxvii).


NOTE 2.


EXTRAIT INÉDIT DE LA CORRESPONDANCE DE GRIMM[1].


(Août 1784)


Publié pour la première fois dans la Revue rétrospective, tome VI, 2e série, XI, 465.


Après avoir parlé des Réflexions de Diderot sur le livre De l’esprit, par Helvétius, Grimm ajoute :

« Le célèbre auteur de cet écrit n’est plus : c’est le 31 juillet qu’il est mort, aussi doucement et aussi inopinément qu’il l’avait toujours désiré. Il y avait plusieurs années qu’il était dans un état de langueur très alarmant ; depuis six mois surtout, on le voyait menacé d’une hydropisie de poitrine dont les symptômes ne laissaient plus aucune espérance aux ressources de l’art qui l’avait conservé jusqu’alors ; mais le dernier jour de sa vie, loin de sentir plus de mal qu’à l’ordinaire, il parut avoir repris un peu plus d’appétit. Il causa le matin assez longtemps et avec la plus grande liberté avec son ami le baron d’Holbach ; il se mit gaiement à table, et c’est au moment même où il venait de dire à sa femme : « Il y a longtemps que je n’ai mangé avec autant de plaisir, » qu’elle vit tout à coup ses yeux s’éteindre. À peine eut-elle le temps de s’en apercevoir et de lui demander s’il se trouvait plus incommodé ; il ne put lui répondre, il avait déjà cessé de vivre et de souffrir.

« Une fin si subite, jointe aux égards avec lesquels il avait reçu l’année dernière les visites du curé de Saint-Sulpice[2], paroisse sur laquelle il demeurait alors, n’ont laissé aux prêtres aucune apparence de motif pour troubler ses derniers moments ni pour lui faire refuser les derniers devoirs.

« Le curé de Saint-Roch, sur la paroisse duquel il est mort, dans la maison que M. de Grimm avait été chargé de louer pour lui au nom de Sa Majesté l’Impératrice de Russie, a bien cru devoir faire d’abord quelques difficultés, fondées sur la réputation trop bien établie du philosophe et sur la doctrine répandue dans ses écrits, doctrine qui n’avait été démentie par aucune profession publique ; mais ces scrupules ont cédé aux considérations qui lui ont été présentées par le gendre du défunt, M. de Vandeul, et surtout à la demande, assez intéressante pour un curé, d’un convoi de 1,500 à 1,800 livres.

« Tous les manuscrits de M. Diderot sont restés entre les mains de sa veuve[3]. Nous ignorons encore s’il a fait quelque disposition à cet égard ; mais il est plusieurs de ses ouvrages dont son amitié avait bien voulu nous confier la première minute. Ce dépôt nous est d’autant plus précieux que nous ne nous permettrons jamais d’en faire un autre usage que celui que nous en avons fait jusqu’ici, de son aveu, dans ces feuilles auxquelles il n’avait cessé de prendre un intérêt que tous nos efforts ne sauraient suppléer, et qui suffirait seul pour nous laisser d’éternels regrets, quand nous partagerions moins vivement tous ceux dont la perte de cet homme célèbre afflige les lettres, la philosophie et l’amitié. »


Nous avons fait des démarches pour savoir si quelque monument, quelque inscription rappelaient à Saint-Roch le fait de l’inhumation de Diderot et de celle du baron d’Holbach, qui fut placé comme lui, en 1789, dans le même caveau de la chapelle de la Vierge. Nos recherches n’ont point abouti. M. Walferdin, qui avait eu la même préoccupation, dit dans une des préfaces des Salons qu’il a publiés dans la Revue de Paris en 1856 qu’il avait été répondu à ses demandes qu’un calorifère occupait aujourd’hui le caveau en question. Quant à nous, M. le curé de Saint-Roch nous a renvoyé à M. l’architecte de la ville, lequel nous a renvoyé à M. le curé, et en fin de compte il nous a été affirmé à la sacristie que le caveau de la chapelle de la Vierge, aujourd’hui muré et scellé ainsi que celui du chœur, ne contenait plus de souvenir commémoratif d’aucun genre, tout ce qui existait d’œuvres d’art ou d’inscriptions dans ces caveaux ayant été replacé, depuis la Révolution, dans l’église même.

M. Jules Cousin, qui a étudié Saint-Roch au point de vue des monuments[4] que cette église contient, suppose que Diderot fut simplement placé sous une des dalles de la chapelle comme cela se pratiquait le plus communément. On ne s’expliquerait pas, en effet, qu’on eût agi à l’égard de Diderot et de d’Holbach autrement qu’à l’égard de cette jeune Mme  de la Live-Jully, dont on a conservé le médaillon tout près de celui de Maupertuis, et dont on connaît le mot rappelé dans les Mémoires de Mme  d’Épinay : « Pour moi, je vous déclare que je ne crois rien, pas même en Dieu. — Si votre mari vous entendait ? — Qu’est-ce que cela fait donc ? C’est à son amant qu’il ne faut jamais dire qu’on ne croit pas en Dieu, mais à son mari, cela est bien égal. »



  1. Copié sur le manuscrit de la Correspondance de Grimm, de la bibliothèque ducale de Weimar.
  2. Jean-Joseph Faydit de Terssac.
  3. Ces manuscrits devaient être remis à Naigeon, d’après la note suivante, rédigée lors du voyage de Diderot en Russie :

    « Comme je fais un long voyage et que j’ignore ce que le sort me prépare, s’il arrivait qu’il disposât de ma vie, je recommande à ma femme et à mes enfants de remettre tous mes manuscrits à M. Naigeon, qui aura pour un homme qu’il a tendrement aimé et qui l’a bien payé de retour, le soin d’arranger, de revoir et de publier tout ce qui lui paraîtra ne devoir nuire ni à ma mémoire ni à la tranquillité de personne. C’est ma volonté et j’espère qu’elle ne trouvera aucune contradiction. — Paris, ce 3 juin 1773. »

    Le fac-similé de cette pièce, communiquée par M. Berthevin, a paru dans l’Isographie des hommes célèbres.

    Malgré la recommandation de Diderot, Naigeon ne put réunir la totalité des manuscrits de son ami. Il en restait un certain nombre dans les mains de Grimm. D’après ce qu’on lit dans la note ci-dessus, celui-ci se crut autorisé à en disposer. Mais les parties de sa Correspondance, dans lesquelles il donna, entre autres choses, d’assez longs extraits de la Réfutation de l’Homme, d’Helvétius, n’ont pas été publiées encore. Nous avons, grâce à l’obligeance de M. Lorédan Larchey, retrouvé ces pages supprimées à la Bibliothèque de l’Arsenal, dans les papiers de Suard. C’est sans doute avec leur aide que Naigeon a pu donner une idée de l’œuvre, idée exacte comme le prouve la copie complète de ce même travail, faite à l’Ermitage par M. Léon Godard.

    La cause principale de l’impossibilité où se trouva Naigeon de remplir la tâche qui lui était assignée, fut, en effet, l’obligation imposée à la veuve du philosophe de livrer à l’acquéreur de la bibliothèque livres et manuscrits. C’est donc à Saint-Pétersbourg que tout cela dut être transporté avant que l’éditeur désigné eût eu le temps d’en prendre une connaissance détaillée. Quant aux autres manuscrits conservés par Grimm, ils furent emportés par lui à Gotha pendant la Révolution. Mais il devait en exister des copies puisque c’est alors que parurent la Religieuse et Jacques le Fataliste.

  4. Revue universelle des arts, t. XI.