Mémoires secrets d’un tailleur pour dames/01

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(Auteur présumé)
Gay et Doucé (p. 5-11).
L’oncle Totor

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre


OÙ L’ON VOIT APPARAÎTRE LE TAILLEUR POUR DAMES
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte


L’ONCLE TOTOR



D ans un petit salon de la rue du Helder, assis sur une de ces chaises appelées fumeuses, un jeune homme aux traits fatigués, aux cheveux déjà clair-semés, fumait en regardant tristement les spirales blanches que lançait en l’air sa cigarette.

« Dire que j’en suis à mon dernier louis ! Oui, certes ! Toto et Tata ont fait de rudes entailles à mon porte-monnaie ! Comment faire ?

» M’adresser à mon oncle Totor ? ah bien oui !… il a gagné sa fortune au bout de ses ciseaux, et comme c’est un homme sérieux, il me dirait qu’à mon âge, on ne donne pas aux femmes.

» Il est pratique l’oncle ; mais… comment faire ? Ah ! bah ! nous y penserons demain… »

Comme il disait cela, on frappa à la porte, il se leva ; un homme du télégraphe était devant lui :

— Monsieur, une dépêche ?

— Donnez…

Voilà ce qu’elle contenait :

« Oncle Victor, bien malade, venir de suite… »

Boucler sa malle, sauter en voiture, prendre le premier train pour aller rejoindre son oncle dans le château qu’il occupait, cela fut bientôt fait.

Diable ! un oncle à succession !

 

Le lendemain matin, Arthur Burt arrivait dans le château que son oncle Victor Burt s’était fait construire aux environs du Hâvre…

Le malade était un peu mieux et lorsqu’Arthur lui dit en arrivant :

— Vous avez une bonne figure, mon oncle, mais vous pouvez vous vanter de m’avoir fait une fière peur.

La large face de l’oncle Totor, s’épanouit, et attirant son neveu près de lui…

— Je me sens mieux, dans ce moment, mon enfant, c’est vrai, mais ce n’est pas pour longtemps, car mon docteur, que j’ai adjuré de dire la vérité à un vieil épicurien comme moi m’a dit que mon affaire était faite…

Dame aussi, mon garçon, j’ai bien vécu.

Courte et bonne, c’était ma devise. Je paye aujourd’hui ; tant pis, j’aime mieux cela que d’avoir traîné une vie ennuyeuse.

— Mais vous avez beaucoup travaillé aussi, cher oncle !

— Je le crois fichtre bien, c’est moi qui ai inventé le tailleur pour dames !

Elles étaient si contentes d’être habillées par moi les chères petites ! — Et le bonhomme fit claquer sa langue en prenant un air malicieux.

— Mais, mon oncle Totor, vous allez vous fatiguer, vous parlez trop !

— Non, mon beau neveu, cela me réjouit au contraire de te voir et de parler du passé. Tu n’entendras plus longtemps ton vieil oncle ; laisse le donc rabâcher, et fais-toi servir à déjeuner, près de son lit, puisque l’on ne veut pas qu’il boive du Bordeaux : en te le voyant boire, il croira qu’il est encore à table avec toi. Il t’aurait bien tenu tête l’oncle Totor, mon gaillard !

En peu de mots, nous raconterons son histoire. L’oncle Totor, était venu de sa province, la Normandie, de bonne heure, mais, n’ayant pas les aptitudes de son frère le père d’Arthur, qui, élève de l’école centrale s’était fait ingénieur. Dans cette carrière il avait amassé plus de gloire que d’argent.

Mort jeune, il avait laissé à son fils une modeste fortune qu’Arthur s’était empressé de manger en deux ans.

L’oncle Totor, dis-je, était entré dans le commerce, puis après, dans une grande maison de confections, où il devint coupeur ; puis, comme il avait beaucoup de goût, il fût appelé par ses patrons à la gérance de la maison.

Plus tard, ayant trouvé un associé anglais, il fonda une maison de couture pour les dames.

Il mit alors pompeusement cette enseigne sur son riche appartement du premier étage : Burt et Cie, tailleurs pour dames.

C’était nouveau ; Burt avait énormément de goût, tout Paris courut chez lui ; c’est ainsi qu’en quelques années, Burt pût se séparer de son associé, après avoir amassé cinquante mille livres de rentes, et en avoir dépensé autant en plaisirs et en bonne chère.

La guerre de 1870 étant arrivée, l’empire tombé, ses bonnes clientes s’en furent les unes à l’étranger, les autres ruinées se retirèrent du monde.

Alors le tailleur qui regrettait ses chères belles petites, ainsi qu’il nommait les clientes, vendit sa maison, se retira dans son château de Normandie pour y vivre dans la bonne chère, se proposant de faire venir son coquin de neveu, comme il l’appelait, de le marier, et de finir ses jours entre une bonne table et ses petits neveux…

Mais l’homme propose, et la… trop bonne vie indispose !… toujours est-il, que l’oncle Totor en était à sa troisième attaque, quand on appela Arthur, et qu’il n’avait plus que quelques jours à vivre.

— Voyons, mon gredin de neveu, maintenant que tu as bien déjeuné, causons, veux-tu ?

— Ah ! mon oncle, avec plaisir.

— Je n’ai plus que quelques heures, quelques jours à vivre, si tu aimes mieux, (ne m’interromps pas) tu es mon seul héritier : je te laisse donc cinquante bonnes mille livres de rentes, plus ce château, mon mobilier, mon argenterie, et ma cave qui n’est pas à dédaigner.

Tout est à toi, sauf un paquet cacheté contenant 10,000 livres que je laisse à mon vieux caissier qui a connu toutes mes affaires et m’a aidé avec un grand dévouement.

Maintenant si tu veux faire plaisir à ton oncle Totor dans l’autre monde, tu publieras tel quel, un paquet de notes et d’histoires plaisantes que tu trouveras, dans mon secrétaire ; ce sont des mémoires et des anecdotes que je me suis amusé à recueillir sur mes chères belles petites ; fais cela en souvenir de ton vieil oncle… tu me le promets ?

— Ah ! oui, mon pauvre cher oncle ; mais vous ne mourrez pas !

— Chut, mon ami, c’est une affaire entre le médecin et moi.

Quelques jours après, l’oncle Totor mourait. Le temps donné à la douleur d’avoir perdu un parent, qu’en somme il aimait et qui lui laissait une belle fortune étant écoulé, Arthur reprit le chemin de Paris en emportant le fameux manuscrit.

Celui-ci contenait des anecdotes, des racontars, de tous les styles, de toutes les écritures. Arthur nous les envoya ainsi, en nous priant de les publier tels quels, pour obéir aux derniers vœux de l’oncle Totor.


Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre