Mémoires secrets d’un tailleur pour dames/05

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(Auteur présumé)
Gay et Doucé (p. 50-53).
Le bain de Grondinette

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre


LE BAIN DE GRONDINETTE

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte



I L existait à Paris un couturier pour dames, existe-t-il encore ? je l’ignore, mais enfin il passait pour appartenir à la secte, que l’on trouvait et que l’on trouve encore dans les buen-retiro des Champs-Élysées.

Il était toujours mis admirablement, portait Malines ou point d’Angleterre en jabot ; de longues manchettes en dentelles aussi, lui tombaient sur les mains blanches, ornées d’une quantité de bagues de toutes sortes.

Sa cravate était de soie claire, ou quelquefois en mousseline festonnée et brodée ; sa figure sans barbe ressemblait à celle d’une femme et avec cela une voix douce, mais douce ! aussi avait-il une clientèle très choisie. J’ai connu une vieille dame contrefaite qui se faisait habiller par lui parce que, en essayant ses corsages, il lui pinçait la taille d’une façon qui la chatouillait agréablement. Ce diable d’homme avait tous les vices, aussi commandait-elle robes sur robes,… tant pis pour le mari qui allait avec des habits râpés !… mais cela nous éloigne du bain de la comtesse, vous allez me dire ? Quel rapport y a-t-il entre un couturier et un bain ? Attendez, vous allez voir !

Mme de Piotti qui passait à bon titre pour une femme des mieux faites de Paris, un corps taillé dans du marbre rose et ciselé par le ciseau des sculpteurs antiques ! Madame de Piotti prenait donc un bain, de ces bains de coquettes, remplis de parfum, de lait d’iris enfin de tout ce qui fait que la peau se conserve belle, même après les fatigues d’une nuit de bal.

Elle éprouvait ce moment de bien-être que l’on ressent en laissant ses membres reposer dans l’eau bienfaisante et rêvait au costume nouveau qu’elle recevrait pour le prochain bal de l’ambassade Ottomane.

Ne fallait-il pas être belle entre les belles, pour ce pays des bayadères.

Il est vrai qu’elle était splendidement belle la comtesse ! C’est ce qu’elle disait en se servant d’une petite glace à main pour regarder son beau corps se reflétant dans l’eau…

Tout d’un coup, sa femme de chambre fait irruption dans la salle de bain.

— Madame, il y a un monsieur qui veut vous parler.

— C’est impossible, Madeleine, vous voyez que je suis dans le bain.

— Je le sais bien, madame, et c’est ce que je lui ai répondu.

— Eh bien retournez, et dites qu’il repasse.

La soubrette revint quelques instants après.

— Mais, madame, ce monsieur ne veut pas s’en aller, il dit que madame sera contente de ce qu’il lui apporte et qu’elle peut le recevoir quand même.

— Allez, Madeleine, dites à cet homme que s’il ne part pas je le ferai chasser par mes gens ; c’est insupportable, on ne peut pas se reposer, je suis sûre que je serai laide à faire peur cet après-midi.

Au bout d’une minute, la soubrette reparaît.

— Encore vous, Madeleine ! mais vous êtes donc folle !

— Madame, c’est toujours ce monsieur, il dit qu’en disant son nom à madame, elle le recevra.

La comtesse furieuse était debout, nue comme la nature dans sa baignoire de marbre blanc.

Les gouttelettes d’eau glissaient sur son corps de marbre comme des perles parfumées, et l’heureux mortel qui eût assisté à cette scène serait devenu amoureux à l’instant de ces seins d’ivoire, de ces hanches rebondies, de ces jambes longues fortes et fines à la fois.

— Eh bien comment s’appelle-t-il ? fit notre coquette en se replongeant dans sa baignoire de marbre blanc.

— Il s’appelle George, le couturier.

— Ah ! bon… c’est différent, dit la jeune femme en riant comme une folle, faites entrer, Madeleine ; pour celui-là, il n’y a pas de danger, c’est une… sœur.


Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre