Mémoires secrets d’un tailleur pour dames/27

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(Auteur présumé)
Gay et Doucé (p. 148-159).
La femme aux conconbres

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, médaillon de début de chapitre


LA FEMME AUX CONCOMBRES

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte
Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, séparateur de texte



C oncombre, famille des Cucurbitacées. Ce fruit originaire d’Amérique sert d’emblème aux gens niais. Concombre, dans l’argot trivial, veut dire, imbécile. La culture du concombre, est assez facile ; cependant, lorsqu’on le cultive près d’une planche de melons, le pollen de sa fleur qui vole très loin, va féconder, les fleurs femelles des plantes auxquelles nous devons d’ordinaire une des plus savoureuses friandises les plus appréciées des gourmets et on n’obtient plus alors que des métis fades et insipides.

Cette courte digression dans le domaine de la botanique, à propos de melons et de concombres, nous amène tout naturellement à nous occuper du vicomte Arthur d’I…

Par une belle journée de mai, dans la rue du Hâvre, se promenait un jeune homme grand, bien fait, ayant toute l’apparence d’un sportman. Il avait cet air un peu jockey que nos voisins d’outre-mer, ont mis à la mode.

C’était le vicomte Arthur d’I…

Il se promenait de long en large, comme un homme ennuyé de sa personne.

Ne pouvant occuper sa tête, il essayait d’occuper ses jambes. Tout à coup il avisa dans une boutique de fruits et de comestibles qui fait face au lycée Bonaparte une belle personne brune, d’une taille plus que moyenne, aux appas luxuriants, et qui marchandait des concombres.

Traverser la rue à grandes enjambées, se précipiter dans la boutique fut l’affaire d’un instant. Notre vicomte était légèrement toqué. Combien de gens après tout pourraient encourir la même accusation, lorsqu’ils se trouvent en présence d’un joli minois. Donc, notre vicomte avait traversé la rue. Il fit un signe expressif à la marchande, et comme la jeune femme qui avait déjà acheté deux de ces fruits jaunes dont nous avons parlé, voulait en acheter encore davantage :

— C’est impossible, Madame, dit-elle, tous les autres sont vendus à Monsieur !

— Vendus à Monsieur, dit la jeune femme, en laissant admirer ses petites dents blanches, au milieu d’un franc éclat de rire. Ah ! Monsieur, qu’en pouvez vous faire ?

— Des études, sans doute, Madame !

— Monsieur étudie les concombres ?… du reste cela n’a rien que de très naturel, fit-elle en le regardant et en lançant cette petite impertinence avec un sourire ironique.

Elle quitta précipitamment la boutique en emportant ses emplettes.

— Madame Henry, comment s’appelle cette belle brune ?

— C’est Madame Anna B… Comment ! Monsieur le vicomte ne la connaît pas ! Elle est cependant en réputation dans notre quartier où elle habite déjà depuis quelque temps.

— Je ne l’avais jamais vue ! — Mais où demeure-t-elle ?

— Tout près d’ici, rue… n°.

— Bien merci ! Madame Henry !

— Faut-il envoyer les concombres chez Monsieur le vicomte ?

— Non ! certes ! mais, d’abord, combien vous dois-je pour ce tas.

— Huit francs cinquante centimes !

— Les voici ! envoyez-moi, je vous prie, chercher une voiture et faites y déposer ces légumes.

— À vos ordres, Monsieur le vicomte.

La voiture arrivée et chargée : — Où faut-il vous conduire bourgeois ? demanda l’automédon, avec ce ton familier et enroué qui est propre au cocher de Paris.

— Rue… n°…

— Oh ! Monsieur le vicomte, qu’allez-vous faire ! hasarda la marchande.

— Eh ! parbleu ! Madame Henry, je vais les porter chez votre belle cliente.

Quelques instants après, le vicomte grimpait l’escalier d’Anna, les bras remplis des fruits à la structure oblongue qu’il lui avait disputés dans le magasin de comestibles. Il sonne, la camériste vient ouvrir.

En apercevant, le jeune homme, et son bizarre fardeau elle part d’un interminable éclat de rire…

— Madame Anna B…

— Est-ce Monsieur ! ou les concombres que je dois annoncer, continue-t-elle toujours en riant.

— Le vicomte d’I…

Quand il fut introduit auprès de la maîtresse :

— Madame, dit-il, j’ai eu un remords : j’ai pensé qu’il serait cruel de séparer ces légumes, que le hasard ou la naissance avait réunis — et qui peut-être avaient de l’attachement entre eux. Permettez-moi donc de vous associer à cette bonne œuvre.

— Mais vos études, Monsieur ? dit la jeune femme que l’hilarité avait gagnée.

— Nous les ferons ensemble. Madame, si vous le voulez bien !

— La proposition est flatteuse, néanmoins je la repousse.

— Y songez-vous, Madame ! ce serait une étude si agréable !…

— Agréable, permettez-moi d’en douter… à moins que ce ne soit une étude comparée — voulez-vous dire, Monsieur…

— Le mot est juste : je le reprends pour moi, si vous le retirez.

— Pour vous, reprit la superbe brune que cette dernière réplique, mettait plus que jamais en belle humeur.

— Certes, est-ce que dans une étude comparée il ne faut pas un type original ! — C’est à quoi je servirai.

— Quant à cela…

— Décidément, Madame, s’écria le jeune homme en brusquant le dénouement, plus je vous vois, plus je vous aime.

— Ah bah ! amour de concombre !

— Madame : le concombre n’est pas ce qu’un vain peuple pense, je veux vous initier à ses mœurs.

— Ah, dit la jeune femme, je ne fais que cela tous les jours, j’en connais toutes les variétés !

Néanmoins, bien que commencé sur ce ton peu encourageant pour les désirs amoureux du jeune homme, l’entretien ne tarda pas à prendre une tournure meilleure. Et la preuve c’est qu’une heure plus tard, voici en quelles répliques il se poursuivait dans la chambre à coucher de l’infante, entremêlé de quelques derniers baisers :

— Tu as réussi, après m’avoir fait rire ; c’est bien, mais prends garde !

— Que veux-tu dire ?

— Ton moyen était dangereux.

Dangereux… pourquoi ?

— Parce que les femmes ne sont pas comme les juges. Quand elles ont ri, elles ne sont pas désarmées… au contraire.

En écoutant sa nouvelle maîtresse, l’amant heureux laissa s’arrêter son regard sur un buste qui se carrait sur une console en bois doré.

— Mais qu’est-ce que cela, dit-il, tout à coup en désignant l’objet du doigt.

— Ça, reprit Anna, en grimaçant une lippe dédaigneuse, c’est un protecteur.

— Ton… Monsieur M… l’ambassadeur !

— Précisément.

— Mais c’est mon oncle.

— Ton oncle !… Ah ! pauvre ami, continua la jeune folle, en se sentant désopilée par un accès nouveau d’hilarité. Ah ! pauvre ami ! j’aurais dû m’en douter en te voyant entrer chez moi, sous les auspices que tu avais choisis !

Quoiqu’il en soit, la jeunesse aidant, nos amoureux se revirent tous les jours ; pendant une quinzaine ils s’aimèrent, ils s’aimèrent !… Le buste seul du général aurait pu dire à quel point ils s’aimèrent pendant cette bienheureuse quinzaine. Rien, pendant cette période, ne troubla leur bonheur, ni leur sécurité. Le vicomte venait voir la belle enfant, dans le milieu du jour, à une heure où les rencontres alarmantes n’étaient point à redouter. Mais la sécurité excessive, conduit parfois à l’imprudence !

Une belle après-midi qu’on avait folâtré, égréné, avec plus de caprice et d’entrain que jamais, le chapelet de l’amour, Anna B. dit à son amant, en lui abandonnant encore une fois, ses abondantes tresses brunes.

— Oh ! tout cela n’est pas assez ! Une nuit, une nuit entière, chéri, toute une nuit que je passerais enlacée dans tes bras ; voilà ce que je veux…

— Moi aussi je le voudrais, mais songe donc !…

— Tais-toi !…

— Songes donc si nous étions surpris !…

— Alors tu ne m’aimes pas.

Arthur céda… bien entendu.

Une heure du matin avait sonné à toutes les paroisses de la bonne ville de Paris.

Saturés de voluptés, nos amants reposaient quand tout à coup un tintement strident de la sonnette se fit entendre, et vint les arracher à leur sommeil.

— Mon oncle !

— Mon protecteur !

Laissèrent échapper en même temps, avec une égale épouvante les deux pauvrets auxquels la réalité barbare venait jouer un de ses tours les plus impitoyables.

Arthur perdait franchement la tête. Anna, moins à court d’expédients, ou,… qui sait peut-être ! d’expérience poussa, en un clin d’œil, amant et autres pièces de conviction sous le lit, prête, en un nombre assez court de minutes, à comparaître devant le juge d’instruction.

Le juge d’instruction entra, — nous voulons dire le protecteur.

La soubrette, qui savait qu’elle pouvait compter sur le génie inventif de sa maîtresse, s’était bornée à retarder l’arrivée de l’ennemi.

Le comte aurait peut-être eu quelque raison de s’écrier en entrant, comme l’ogre du petit Poucet :

— Ça sent la chair fraîche !

Il se contenta d’envelopper très délibérément le beau corps de la trompeuse d’un bras passablement vigoureux, pour des bras d’un galant qui frisait la soixantaine, et peu d’instants après il s’étendait sur la couche où quelques instants plus tôt…

Anna, revenue au sentiment de sa situation, prouva qu’elle était une fille sérieuse et que les sacrifices qu’elle avait faits précédemment au plaisir ne l’empêchaient pas de donner encore au devoir ce qu’il pourrait justement réclamer.

Qui fut aux premières loges pour constater cet héroïsme ?

Ce fut le malheureux vicomte confiné sous le lit où il était réduit à jouer le rôle de concombre.

Cependant, si quelque chose pouvait tempérer le chagrin que lui causait une pareille situation, c’était l’étonnement qu’il éprouvait à entrevoir sous un nouveau jour, l’homme austère et saturé de morale, qui l’avait tant de fois sermonné.

Fichtre, il allait bien le moraliste !

Malpeste, il n’avait qu’à se mettre en train !

— Ah, vieux sournois ! je te ferai payer cela ! murmura silencieusement le neveu exaspéré, chaque fois que les ressorts du sommier laissaient entendre des gémissements désespérés.

Tout prend fin, — les extases, comme les supplices, arrivent à leur terme les uns comme les autres.

Et Anna qui n’était rien moins que sentimentale, trouva moyen après le départ de son protecteur, de ramener les choses à une proportion légère, en riant avec sa femme de chambre du sort de celui qui, pendant pas mal d’heures, en avait été réduit à rester sous presse.

L’irrévérencieuse soubrette faisant allusion au genre de présent qui avait servi d’introduction au vicomte dans la maison, prétendit que « Monsieur sortait du sel ».

Devant l’hilarité de ces folles il n’y avait qu’à se fâcher ou à rire avec elle.

Le vicomte prit le dernier de ces deux partis et noya le peu de confusion qui lui restait dans une tasse de chocolat qu’on lui servit bouillante.

À quelques jours de là, c’était course à Chantilly. M. l’ambassadeur qu’une nécessité d’État quelconque tenait momentanément éloigné de Paris, laissait à Anna B. une liberté dont elle s’était hâtée de profiter en se laissant conduire par le neveu du diplomate sur la pelouse chère au monde du sport, dans un breack élégant que le jeune homme était allé choisir lui-même pour la circonstance chez Binder.

La réunion sur le turf était exceptionnellement nombreuse, brillante et animée.

Au milieu de cet entrain, de ce brio, un événement bien bizarre allait se produire.

Nous allons le raconter en peu de mots :

Pendant que le vicomte se faisait retenir au pesage par quelques amis, à propos d’une discussion sur les mérites respectifs de deux favoris de la journée. Un tout jeune homme à peine échappé du collège depuis quelques semaines, et qui en était encore à s’essayer dans le monde d’extravagances où il venait de pénétrer, grimpa à côté d’Anna sur le breack du vicomte, dit un mot à l’oreille du cocher, puis on vit le léger véhicule sortir des rangs des autres voitures qui s’étaient déjà massées à l’entour de lui, prendre du champ, s’éloigner avec une rapidité croissante et bientôt enfin disparaître.

C’était un enlèvement par mineur.

Le soir, le vicomte retrouva son breack, mais non sa maîtresse qui lui laissait pour tout adieu, ces lignes énigmatiques :

« Je pars pour l’Italie avec un de tes diminutifs… bon pour le vinaigre. Je veux me montrer encore une fois ton amie. Dès que ton oncle sera de retour, va donc lui demander à déjeuner et serrez-vous la main,

Anna B… »

Mémoires secrets d’un tailleur pour dames, vignette de fin de chapitre
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