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Mémoires secrets de Bachaumont/1762/Octobre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 97-105).
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Octobre 1762

Ier octobre. — On s’imaginait que le livre des Trois Nécessités, dont tout le monde parle sans l’avoir vu, était un être idéal ; on voit aujourd’hui un arrêt du Conseil souverain d’Alsace, où, sans lui donner une existence réelle, on insinue qu’il existe. On le dénonce sous le titre des Quatre Nécessités : on en ordonne la brûlure partout où il se trouvera ; et l’on fait l’injonction la plus comminatoire d’en apporter tous les exemplaires au greffe de la Cour. Ce simple dispositif donne lieu à beaucoup de réflexions. En général on croit qu’il a été fait à l’instigation des Jésuites, très en faveur dans ce tribunal. On sent pourquoi ils voudraient donner quelque consistance à un ouvrage qui heureusement ne se trouve nulle part.

4. — Aujourd’hui M. Fourneau, recteur de l’Université, a pris possession, au nom de son corps, du collège ci-devant dit de Louis-le-Grand. Cette cérémonie s’est faite par l’attouchement, suivant l’usage. Elle a été suivie d’un Te Deum en action de grâces, et d’une grande messe. Ensuite s’est faite l’ouverture des classes, où le principal de Lisieux et les professeurs ont été installés. MM. les commissaires du parlement présidaient à ces différentes cérémonies. Le tout s’est terminé par une harangue du régent de rhétorique de Lisieux : elle roulait sur la rhétorique. Il a tiré l’augure le plus heureux de la nouvelle transplantation ; il a fait entendre à MM. du parlement qu’elle se faisait sous leurs auspices, et que sans doute ils protégeraient ce nouvel établissement.

5. — Il court une caricature où l’on représente MM. de Voltaire et Rousseau, l’épée au côté, en présence l’un de l’autre, faisant le coup de poing. Au bas est un dialogue en vers entre ces deux auteurs. Le poète demande au philosophe pourquoi il l’a critiqué si durement. Il lui fait des reproches sur sa bile trop amère. L’autre répond qu’il est en possession de dire la vérité envers et contre tous. Enfin la querelle s’échauffe. Rousseau gesticulant des poings, Voltaire lui reproche de ne pas se servir de son épée en bon et brave gentilhomme. Celui-là prétend que ce sont les armes de la nature. Telle est la substance de cette conversation, où tous deux sont tournés dans le plus parfait ridicule, quoique en très-méchante poésie.

6. — Le Philosophe prétendu[1] est une pièce médiocre ; elle est fort bien écrite, point d’absurdité ni de choses saillantes. Il y a peu d esprit ; l’intrigue en est simple ; elle ne peut faire ni grand honneur ni grand déshonneur à son auteur, M. le comte de Coigny, dont un M. Desfontaines passe pour être le prête-nom. Le fond est tiré d’un conte de M. Marmontel. M. de Coigny avait d’abord intitulé sa pièce le Soi-disant tout court, ensuite le Soi-disant Philosophe. La police n’a point voulu passer cette mauvaise pasquinade contre le parlement.

8. — On fermente beaucoup sur le livre des Quatre Nécessités, proscrit par le Conseil souverain d’Alsace, qui ne l’a ni lu ni vu. On le nomme ainsi, parce qu’il se sous-divise en quatre propositions :

Nécessité de détruire la Société des Jésuites.

Nécessité pour la France de se séparer du pape.

Nécessité d’anéantir l’épiscopat, ou au moins d’humilier les évêques.

Nécessité… La plume tombe des mains ici… on ne peut, sans frémir, tracer cet horrible canevas. Dans chaque chef, l’auteur donne les moyens de parvenir au but dont il s’efforce de prouver l’excellence et la nécessité. On continue à regarder cet ouvrage des ténèbres comme n’existant que dans le cerveau de quelque esprit infernal.

10. — On vend une Vie du fameux Père Norbert, ex-capucin, déjà si mal habillé dans le Colporteur. Il y a grande apparence que ce libelle est encore un scandale éclos du cerveau du sieur Chevrier.

14. — On reçoit dans les maisons, par la petite poste, une feuille anonyme qui ne se vend point : elle est intitulée Lettres sur la prise de la Martinique par les anglais en 1762[2]. Elles contiennent l’historique de ce qui s’est passé à la Guadeloupe et à la Martinique lors de leur conquête. Ce livre justifie M. Nadeau, gouverneur de la première île, et inculpe gravement le défenseur de la seconde[3]. On y détaille des inepties, des couardises, des fourberies même de la part de ce dernier. Ces Lettres sont écrites en termes propres à la narration, simplement, et parées de la seule candeur de la vérité. Un avertissement les précède, où l’on fait sentir combien il est essentiel de consigner tout de suite dans l’histoire les faits au moment où ils viennent de se passer, afin de les transmettre à la postérité dans leur état exact et naturel.

15. — La Chambre des Vacations a rendu avant-hier un arrêt qui supprime un écrit ayant pour titre Lettre d’un homme de Province à un ami de Paris, au sujet d’une nouvelle fourberie des soi-disant Jésuites[4], parce qu’il parle d’un libelle qu’on ne nomme point, et qui, s’il existait, serait criminel, contraires à l’unité de l’Église, aux principes gravés dans tous les cœurs français, et à leur fidélité inviolable envers l’auguste maison qui les gouverne. On ne concevrait rien à ce galimatias, si l’on n’était au fait des bruits qui ont couru sur le livre chimérique des Quatre Nécessités.

16. — On a donné aujourd’hui aux Français le Tambour Nocturne, pièce en cinq actes, en prose, imitée de l’anglais. Ce drame, imprimé dans les Œuvres de Néricault Destouches, n’avait jamais été joué : en général c’est une farce.

19. — M. Poinsinet de Sivry, non content de la défense que le Mercure a prise si chaudement de son Ajax, juge à propos de porter lui-même la parole. Il vient de faire imprimer une brochure qui a pour titre Appel au petit nombre, ou le Procès de la multitude[5], et pour épigraphe : « Ajax ayant été mal jugé entra en fureur, et prit un fouet pour châtier ses juges, » passage tiré d’un auteur phénicien cité par Bochard. Le reste de l’apologie répond à l’insolence du texte. C’est une espèce de libelle contre le public. Rien de plus impudent et de plus fou. L’auteur finit par citer des vers de M. Le Brun a sa louange ; il lui en rend à son tour, et il dit, dans le corps de l’ouvrage, que ce M. Le Brun est le Pindare français. Il est déshonorant pour la littérature de lire des extravagances pareilles.

20. — On renouvelle les plaintes faites depuis longtemps contre Fréron. On trouve ses feuilles absolument vides : elles ne sont pas même soutenues par le sarcasme si à la main de ce journaliste et si agréable aux lecteurs. Ses amis lui en ont fait reproche ; il se défend, et prétend qu’il ne peut plaisanter le moindre grimaud du Parnasse, qu’on ne le mulete à la police, qu’on ne le sabre, qu’on ne le mette en pièces : il gémit fort de cette inquisition.

22. — Il y a eu hier spectacle sur le théâtre de la cour à Fontainebleau ; on y a joué Psyché, ballet charmant en un acte. Le roi en a été si satisfait qu’il a demandé à le revoir. Les paroles sont de M. l’abbé de Voisenon, sous le nom de Mondonville, qui en a fait la musique. Il faut le distinguer d’une autre Psyché, tragédie de La Fontaine, et musique de Lully.

23. — Le bruit court que l’impératrice de toutes les Russies a écrit à M. Diderot pour l’inviter à se rendre à sa cour : on prétend que M. d’Alembert a reçu les mêmes offres[6].

24. — En vertu d’un arrêt du parlement qui défend aux ci-devant soi-disant Jésuites de se retirer autrement que comme écoliers dans les lieux où la jeunesse est élevée, l’Université avait renouvelé son décret qui excluait depuis long-temps les membres de cette Société de toutes les places scolastiques. Ce décret avait été notifié aux principaux de tous les collèges, en vertu d’une délibération prise par la Faculté des Arts.

Le 18 de ce mois le recteur, M. Fourneau, a reçu une lettre de cachet pour se rendre à Fontainebleau, avec ordre d’y apporter la requête de l’Université. Admis à l’audience du roi, M. le chancelier lui a déclaré que Sa Majesté désapprouvait le décret qu’il avait rendu, et a fait mettre en marge du registre de l’Université un arrêt du Conseil qui casse ledit décret, sans rien toucher à l’arrêt du parlement au bas duquel il est inscrit. Le recteur a représenté vivement au roi que le décret qui avait le malheur de lui déplaire n’était point son ouvrage, mais celui de l’Université, à laquelle il avait l’honneur de présider, comme M. le premier président au parlement.

Quelques momens avant de paraître devant le roi, M. le chancelier, prévenu contre le recteur, lui a fait des reproches très-vifs en présence de quelques ministres, sur un discours qu’il a prononcé depuis peu aux Mathurins, où, en rendant compte de sa gestion et de ce qui s’est passé sous son rectorat, il a parlé de la destruction de la société des Jésuites, comme ancienne et continuelle ennemie de l’Université. Ce suprême magistrat a trouvé mauvais qu’il ait pris de là occasion de s’étendre sur leur doctrine, sur leur attachement aux opinions ultramontaines, sur les vexations qu’ils avaient exercées depuis deux cents ans, et dont la Providence a enfin termine le cours.

Des gens mal intentionnés ou fort ignorans avaient rendu très-défavorablement ce discours du recteur à M. le chancelier, et avaient rapporté un passage cité, tiré de l’Apocalypse, chapitre xviii, verset 22. Le voici : Et vox citharœdorum, et musicorum ; et tibia canentium et tuba non audietur in te amplius. Ce passage avait été énoncé au sujet de la prise de possession du collège de Clermont, et on sent l’application amère, mais vraie, qu’on en devait faire. Au lieu du mot de citharœdorum, des plaisans, ou des méchans, ou des imbéciles, avaient substitué celui de cynœdorum (Voyez Pétrone, Martial). On voit par cette méprise quelle indécence le terme présentait à l’esprit, et combien cela rentrait dans les préjugés odieux reçus contre la Société. M. le chancelier, dans les reproches qu’il faisait au recteur, appuyait beaucoup sur ce passage, dont il ne disait que le sens en français, et qui par-là devenait inintelligible à son auteur. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’on se concilia et qu’on reconnut qu’on avait substitué le mot cynœdorum à celui de citharœdorum : l’énigme devint claire.

25. — M. Pinto, Juif portugais, vient d’écrire une petite brochure[7] en faveur de sa nation. (On appelle nation portugaise les Juifs portugais et espagnols, établis en France depuis 1550, et jouissant des mêmes privilèges que les autres sujets du roi.) Il attaque surtout le premier chapitre du tome VII des Œuvres de M. de Voltaire : il combat fortement et avec toutes sortes d’égards les préjugés injustes de cet auteur. Il faut qu’il ait raison : M. de Voltaire lui a répondu très-poliment[8], est convenu qu’il s’était expliqué trop violemment, et a promis de faire un carton dans la nouvelle édition. On ne saurait trop consigner à la postérité un exemple aussi mémorable de l’équité et de la modération de ce grand homme.

27. — Les Soirées du Palais-Royal, ou les Veillées d’une jolie femme[9], en plusieurs lettres, avec la Conversation des Chaises. On rapporte ce titre pour son originalité. Cette brochure de société ne devait point transpirer dans le public, étant très-médiocre pour le fond et pour la forme. La Conversation des Chaises ne vaut rien, après le Sopha. D’ailleurs elle ne traite point des sujets assez généraux.

28. — La Sorbonne a enfin mis la dernière main à la censure du Père Berruyer, et elle est sous presse, malgré tous les obstacles qu’il a fallu surmonter pour effectuer ce grand projet.

29. — On ne cesse de rire encore de la plaisante scène qui s’est passée à Fontainebleau[10]. On ajoute, pour comble de ridicule, que le recteur avait eu ordre d’apporter son discours, et que lorsqu’il fut question de le lire et de l’examiner, personne n’avait pu l’entendre : qu’on avait eu recours au sieur Mesnard qui avait dressé l’arrêt du Conseil relatif à la cassation du décret, et qu’il avait avoué son ineptie pour l’intelligence dudit arrêt, et du discours du recteur : que celui-ci s’étant pleinement justifié de l’odieuse imputation dont on l’avait chargé, et persistant à demander l’examen de son discours, on s’en était rapporté à lui, et l’on avait supprimé de l’arrêt du Conseil ce qui avait quelque rapport aux qualifications graves et injustes dont on l’avait chargé.

30. — Les amateurs ont dans leurs porte-feuilles deux lettres de Rousseau[11] : l’une adressée au bailli de Motiers-Travers, petit endroit près de Neufchâtel où il réside, l’autre au pasteur dudit lieu. Dans la première, il remercie le premier des secours généreux qu’il lui a donnés ; dans la seconde, il fait sa profession de foi, et demande à être admis à la cène comme bon protestant.

Ce grand philosophe s’occupe actuellement à faire des lacets. Il proteste qu’il renonce à écrire, puisqu’il ne peut pas prendre la plume sans alarmer toutes les puissances.

31. — Essai historique sur M. du Barrail, vice-amiral de France, par M. l’abbé de La Tour. On ne se serait point imaginé que cet écrivain eût mis la main à la plume pour transmettre à la postérité le nom d’un individu aussi stérile que M. du Barrail. Ce vice-amiral, mort à quatre-vingt-dix ans, a fait dans sa jeunesse quelques actions qui promettaient ; le reste de sa vie ne se compte que par les époques des différens honneurs militaires qu’il a acquis à force de vieillir. Malgré son admiration profonde pour cet illustre marin, son froid panégyriste est obligé d’en revenir là. Il pouvait laisser dans son porte-feuille son manuscrit, qui sera aussi nul en littérature qu’en histoire.

  1. Comédie en trois actes et en vers, jouée pour la première fois au théâtre de la Comédie Italienne, le 6 octobre 1762. — R.
  2. in-8°, de vii et 55 pages. — R.
  3. M. de Beauharnais. — R.
  4. In-12 de 15 pages. — R.
  5. 1762, in-12. — R.
  6. V. 20 janvier 1763. — R.
  7. Apologie pour la nation juive, ou Réflexions critiques sur le premier chapitre du tome VII des Œuvres de M. de Voltaire au sujet des Juifs ; par l’auteur de l’Essai sur le luxe (Pinto) ; Amsterdam, 1762, in-12. Réimprimée, en 1769, dans les Lettres de quelques Juifs. — R.
  8. Voyez dans les Œuvres de Voltaire la lettre datée du 21 juillet 1762. Ce n’est point une réponse à la brochure de Pinto, mais à la lettre d’envoi de cette brochure. — R.
  9. Par Desboulmiers ; 1762, in-12. — R.
  10. V. 24 octobre, 1762. — R.
  11. Ce sont celles de 31 juillet et 24 août 1762. — R.