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Mémoires secrets de Bachaumont/1765/Juin

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 401-410).
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Juin 1765

Ier Juin. — Lettre d’un théologien à un évêque, député à l’assemblée du clergé.

Tel est le titre d’une petite brochure qui, sous prétexte des projets que l’on attribue à la plupart des évêques, tendant à remettre sur la scène le Formulaire, la Constitution Unigenitus, sur lesquels le roi a imposé un silence absolu, l’affaire des Hospitalières, le rétablissement des ci-devant soi-disant Jésuites, à prendre la défense des Assertions, enfin à épouser la querelle de M. l’archevêque d’Aix contre M. l’évêque d’Alais, présente au public les motifs qui doivent les faire proscrire. Le peu de modération et de tolérance que présente un écrit fait pour prêcher la modération et la tolérance, décrédite tout ce qu’on pourrait y trouver de bon.

2. — Avis important à nosseigneurs les cardinaux, archevêques et évêques, aux seigneurs de la cour, etc. Cette brochure est un tocsin général pour mettre toute la nation en mouvement, sous prétexte de la ruine imminente de la religion. On y fait un précis très-exact et circonstancié, on ne peut mieux, des différens assauts que l’Église de France a éprouvés depuis la mort du cardinal de Fleury : on y dévoile toutes les manœuvres exécutées pour saper sourdement et à petit bruit l’autel et le trône ; on y reproche surtout aux évêques leur indolence, leur inaction, leur mésintelligence. Cet ouvrage, écrit avec force et beaucoup de chaleur, est bien opposé à celui dont nous venons de rendre compte. Les Jésuites n’y sont pas oubliés. On trace d’une façon effrayante les suites funestes de leur destruction. Le jansénisme y est traité d’une façon également injurieuse et méprisante. Cet ouvrage, comme littéraire, est d’une éloquence frappante, et propre à allumer l’enthousiasme et le fanatisme dont il est empreint à chaque page[1].

3. — On débite sourdement un livre intitulé l’École de l’Administration maritime, ou le Matelot politique. Cette brochure, dédiée à l’impératrice de toutes les Russies, et signée L. Ch. de ***, n’est donnée que comme le projet d’un livre en deux volumes, grand in-8o, qui portera le même titre. À en juger par celui-ci, ce n’est qu’une compilation sans ordre et sans méthode de projets tronqués. L’auteur[2] parait surtout avoir puisé dans les Intérêts de la France mal entendus[3]. La confusion, l’obscurité, le galimatias qui règnent dans cet ouvrage, annoncent une tête étroite, mal organisée, et peu propre à former un système qui demanderait un génie aussi lumineux que fécond. Le style est sec, dur, et ressemble à celui de M. de Mirabeau, bien supérieur cependant, quant à l’énergie.

4. — M. Bret s’exerce aussi dans la carrière des Contes moraux et dramatiques, comme il les appelle. Il vient d’en publier trois[4]. Ils ne sont remarquables que par la nouvelle forme qu’il leur a donnée ; c’est de mettre les noms des interlocuteurs à chaque couplet du dialogue. Il prétend que les jeunes écrivains se pourraient exercer utilement dans un semblable genre, et se préparer aux grandes compositions.

5. — Madame Riccoboni ne cesse de semer de fleurs sa carrière littéraire. Elle vient de répandre dans le public un Recueil de pièces détachées[5] aussi agréable que piquant. Il commence par une continuation de Mariane[6], écrite dans le style de Marivaux. Ce morceau, curieux par la ressemblance de la copie avec l’original, présente jusqu’aux défauts du modèle ; mais la pièce la plus curieuse est un roman qui a pour titre Histoire d’Ernestine. Il nous paraît d’un goût exquis ; les caractères y sont vrais, quoique singuliers, et les incidens neufs, sans être romanesques.

6. — Il paraît enfin une critique du Siège de Calais[7]. Il s’est trouvé un écrivain assez hardi pour dire la vérité, et remettre cette tragédie à la place qu’elle mérite, c’est-à-dire au rang des plus médiocres.

10. — Lettre à un Ami sur un écrit intitulé : Sur la destruction des Jésuites en France, par un auteur désintéressé[8]. Cette brochure, éclose sous la plume du plus fanatique Janséniste, est marquée au sceau d’une passion si caractérisée qu’elle ne peut faire aucun tort à l’ouvrage de M. d’Alembert. Il suffira de dire, pour démontrer à quelle extravagance on se porte quand on n’est plus guidé par une raison judicieuse, que cet auteur compare M. d’Alembert à l’hyène. La fureur qu’il déploie décrédite la critique plus sensée de cet ouvrage, qu’il fait en d’autres endroits, tant sur le fond que sur la forme qui en sont également susceptibles. Il dit, entre autres choses, que M. d’Alembert a voulu être le singe de Pascal, et qu’il n’est qu’un Pasquin ; ce qui est assez vrai.

11. — M. d’Arnaud intente une action de plagiat contre M. Bret. Il prétend que le trait de ce comique, qui, dans son Faux Généreux[9], représente un fils vendant sa liberté pour sauver son père, a été employé, long-temps avant que le dernier en fît usage, dans, sa comédie du Mauvais riche composée dès 1745, et représentée depuis, en 1750, sur un théâtre particulier. Il soutient même qu’il y a d’autres ressemblances entre son drame et celui de M. Bret. Quoi qu’il en soit, il écrit à cette occasion une lettre à M. Fréron[10], aussi plate que vaine et puérile. Il cite une grande scène de sa pièce, qui ne signifie rien et n’en donne aucune idée.

13. — La première représentation du Mariage par dépit, comédie en trois actes et en prose[11], jouée aujourd’hui, nous a offert la reprise d’un spectacle aussi tumultueux que celui de l’an passé à la première représentation du Jeune Homme[12]. Un ton ignoble, ou ridiculement vain, a monté le parterre sur un ton de gaieté qui n’a pas permis de finir la pièce, échouée au troisième acte. La scène appelée la scène du gant a tellement indisposé le public, que l’indignation étant à son comble on n’a pu aller plus loin. On prétend que le trait est arrivé à Marcel[13]. C’est un maître à danser, qui, après avoir donné différentes leçons à son écolière sur les grâces du maintien, lui jette un gant par terre, pour lui apprendre à le ramasser d’une façon élégante. Enfin, dans une scène où se trouvaient en trio Bellecour, sa femme et Brizard, les brouhaha ne finissant point, ces trois acteurs se sont concertés entre eux, et Bellecour s’est avancé sur le bord du théâtre ; il a demandé humblement au parterre s’il voulait que la pièce fût interrompue, ou continuée. À l’instant il est parti des oui assez soutenus, suivis de non, non encore plus forts : on n’entendait que oui, non, non, oui. Les trois acteurs paraissaient au supplice, surtout Brizard, qui avait encore la mémoire fraîche de la correction essuyée pour son impertinence envers le public. Le tumulte a duré ainsi quelques minutes, et les acteurs ne voyant point jour à se faire entendre, se sont retirés. On veut que la pièce soit de M. Bastide, si bafoué pour son Jeune Homme.

15. — Mademoiselle Clairon continue à ne point paraître ; il y a même à parier qu’elle ne jouera plus. Malgré toutes ses lettres hypocrites où elle parle de son attachement et de son zèle pour le public, elle vient de tenter l’impossible auprès de M. le maréchal de Richelieu pour obtenir une retraite absolue. Ce supérieur a refusé ; il lui a seulement accordé un congé jusqu’à Pâques, afin qu’elle eût le temps d’aller à Genève et de s’y faire raccommoder ce qu’elle a de malade, sauf à voir ensuite si sa santé exige absolument cette grâce.

20. — Le Jésuitisme, hérésie nouvelle, ou Histoire abrégée des hérésies formées dans l’Église depuis son établissement. C’est l’ouvrage de quelque famélique auteur, qui a cru pouvoir, dans ce moment-ci, se faire une ressource de rassembler dans un très-petit volume l’historique des diverses hérésies qui ont affligé l’Église ; et pour piquer la curiosité, il y a joint celles du prétendu jansénisme, des quiétistes, du jésuitisme, du pichonisme, de l’harduinisme et du berruierisme. Cette collection abrégée est commode pour ceux qui n’ont pas le temps de lire les détails dans les énormes ouvrages qui en traitent.

22. — M. de Mondonville s’étant avisé de remettre en musique, d’un bout à l’autre, l’opéra de Thésée, M. le maréchal de Richelieu a jugé à propos d’en faire faire une répétition aujourd’hui sur le théâtre de l’hôtel des Menus-Plaisirs, où ont été convoqués tous les connaisseurs et amateurs. Cette représentation n’a point eu de succès. On a trouvé les airs de symphonie admirables, mais le récitatif bien inférieur à celui de Lulli. On doute que cet opéra soit donné l’automne à Fontainebleau[14], comme on l’avait projeté.

23. — Il est arrivé de Bretagne dans ce pays-ci deux pièces curieuses. L’une est la parodie en vers d’une lettre de félicitation, adressée par M. de Saint-Florentin aux douze membres du parlement de Rennes qui n’ont pas donné leur démission[15]. L’autre est une gravure faite par M. de La Bellangerais, gentilhomme breton, représentant les douze bardés de J et de F. Ces deux pièces, à conserver comme historiques, sont fort rares. La seconde se nomme la gravure des Ifs. L’auteur de cette dernière est à la Bastille.

24. — On écrit d’Allemagne que le margrave de Bade-Dourlach, vient d’établir une société littéraire, à laquelle il veut présider en personne, et que, fût-il simple particulier, il aurait droit à cette présidence. On ajoute qu’il ne se livre à ses occupations littéraires qu’après avoir fait tout ce qu’il fallait pour rendre ses peuples heureux.

On apprend encore que le duc régnant de Wirtemberg a consacré cette année à la dédicace d’une Bibliothèque publique qui donne son nom à une société savante ou qui aspire à l’être ; que cette cérémonie s’est faite avec toute la solennité possible ; en un mot, que ce prince cherche à donner à ses États une secousse violente par un luxe prodigieux et les fêtes les plus splendides, dans l’espoir qu’il en sortira tout ce qui est propre à y faire fleurir les arts et les sciences.

26. — M. l’abbé de La Tour du Pin, prédicateur célèbre dont on a quelques ouvrages imprimés dans ce genre, vient d’être arrêté au milieu de sa carrière : il est mort ces jours-ci d’une fièvre maligne, plus en philosophe qu’en orateur chrétien. La chronique scandaleuse publie qu’il n’a ni reçu ses sacremens, ni voulu les recevoir.

27. — Les Italiens ont donné aujourd’hui la première représentation du Faux Lord, comédie en trois actes, précédée d’un prologue et suivie d’un divertissement, mêlé d’ariettes et de danse, intitulé la Chasse. L’auteur, M. Parmentier, a voulu rajeunir le tout par une forme nouvelle qui ne lui a pas réussi. Le prologue, qui contenait des fadeurs très-plates, a eu des applaudissemens. Par cette raison, la pièce a paru glaciale depuis le commencement jusqu’au troisième acte, que le parterre n’y tenant point a montré sa mauvaise humeur d’une façon assez marquée pour faire juger aux comédiens qu’on ne la laisserait pas finir. En conséquence, ils ont profité d’une scène d’Arlequin pour en sortir avec honneur. Après avoir lâché beaucoup de lazzis relatifs aux circonstances, avoir même pris des licences qui auraient mérité correction dans toute autre bouche, il a profité des huées qui ont redoublé pour faire une gambade et abandonner le théâtre.

Le divertissement, d’une musique assez agréable dans le commencement, est dégénéré en spectacle aussi plat et aussi ennuyeux que le reste.

Le sieur Gossec est auteur de la musique.

Il était de fort bonne heure, et les Comédiens n’avaient annoncé rien autre chose. Le public ne s’est point trouvé satisfait. Il a fermenté à tel point que, pour le contenter, il a fallu donner une autre pièce. Ils ont joué les Deux Chasseurs et la Laitière, et même ajouté de surcroît un ballet.

30. — Dans ce siècle philosophe, ou l’on court encore plus après l’argent qu’après la science, il n’est rien qu’on ne réduise en art, dont on ne donne de prétendus principes. Un nouveau maître se met sur les rangs, et veut réduire le commerce à des points de doctrine dont il offre de mettre au fait ceux qui voudront faire un cours sous lui. M. Cormière répand un Prospectus très-étendu sur cette matière. Il considère ses élèves sous trois points de vue généraux, comme entrant dans le commerce, comme faisant le commerce, comme quittant le commerce. Il a quintessencié les plus habiles auteurs qui ont travaillé sur cette matière, et vendra son élixir pour soixante-douze livres par an.

  1. V. 21 mars 1765. — R.
  2. De Chateauveron. — R.
  3. Ouvrage de Goudar qui parut à Amsterdam, en 1756, 3 vol. in-12. — R.
  4. Essai de contes moraux et dramatiques. 1765, in-12. — R.
  5. 1765, in-12. — R.
  6. Roman de Marivaux. — R.
  7. Il est probablement question de l’Examen impartial du Siège de Calais (par Manson), Douvres (Paris), 1765, in-8o de 39 pages. — R.
  8. Par l’abbé Guidi. 1765, in-12 de 57 pages. — R.
  9. V. 20 mai 1765. — R.
  10. Année littéraire, tome IV, p. 47. — R.
  11. Cette pièce est de Bret. — R.
  12. V. 18 mai 1764. — R.
  13. Célèbre maître à danser. C’est lui qui s’écriait avec enthousiasme : « Que de choses dans un menuet ! » J.-J. Rousseau s’est égayé aux dépens de la gravité magistrale de ce singulier personnage. Voyez dans ses Œuvres une lettre, du ier mars 1763, à M. Marcel. — R.
  14. Il y fut représenté sans succès le 7 novembre. — R.
  15. Voici cette lettre et sa parodie :
    Lettre de M. de Saint-Florentin à M. de La Briffe d’Amilly,
    Qui avait envoyé au roi l’acte de démission du parlement de Bretagne.

    Le roi, Monsieur, commence*. à s’occuper des affaires du parlement de Bretagne. Sa Majesté a remarqué avec beaucoup de satisfaction qu’au milieu d’une défection qui devait être générale, il reste douze magistrats qui refusent de donner leurs démissions et d’abdiquer les fonctions dont ils sont tenus, par la foi du serment, envers Sa Majesté et ses peuples. Elle m’a expressément chargé de vous écrire que vous leur témoigniez de sa part qu’elle est d’autant plus contente de leur zèle et de leur affection pour son service et pour le bien public, qu’elle n’ignore pas toutes les voies qu’on emploie pour les détourner du plus légitime des devoirs. Sa Majesté veut que vous les assuriez qu’elle est dans la ferme résolution de leur donner, dans toutes circonstances, des marques distinguées de sa protection et de sa bienveillance ; je suis persuadé que vous ne différerez pas d’exécuter les intentions de Sa Majesté à ce sujet, et de me mettre en état de lui en rendre compte.

    Je suis, Monsieur, etc.

    À Versailles, le 7 juin 1765.

    *Et cependant, le 20 mai 1765, Louis XV avait dit lui-même au parlement de Bretagne, mandé en corps, que depuis long-temps il s’occupait de cette affaire, que tous les détails lui en étaient connus, et que rien ne s’était fait, ni écrit que par son ordre. — R.


    Phelypeaux à D’Amily.
    Sur l’air noble et célèbre : Accompagné de plusieurs autres.

    Le roi commence à s’occuper
    (Quoiqu’on l’ait voulu détourner
    Par mille courses de campagne)
    Des troubles qui depuis un an
    Ont agité le parlement
    De sa province de Bretagne.

    Le roi ne se possède pas
    Qu’il reste douze magistrats
    De fidélité sans égale :
    Ah ! quelle satisfaction
    Aux jours d’une défection
    Qui devait être générale.

    Sa Majesté sait remarquer
    Ceux qui refusent d’abdiquer
    Toutes les fonctions publiques,
    Dont ils sont tenus, par la foi
    De leur serment, envers le roi
    Et les peuples de l’Armorique.

    Elle me charge, expressément,
    De vous écrire incessamment
    Que tous disiez à ces fidèles
    Qu’elle a, dans le moment présent,
    D’autant plus de contentement
    De leur service et de leur zèle,

    Qu’elle n’ignore point, hélas !
    Qu’auprès des douze magistrats
    En ce jour même l’on emploie,
    Afin de les faire déchoir
    Du plus légitime devoir,
    Les plus illégitimes voies.

    Dites-leur que Sa Majesté
    Leur veut, mais avec fermeté,
    Donner, en toute circonstance,
    Des marques de distinction,
    De toute sa protection
    Et de toute sa bienveillance.

    Vous exécuterez, je crois,
    L’intention du seigneur roi,
    De la manière la plus prompte
    Et vous m’écrirez sonica,
    Afin de me mettre en état
    De lui rendre un fidèle compte.

    Je suis, Monsieur, et cætera…
    (Car même aux premiers magistrats
    Je ne mets point g’ai l’honneur d’être : )
    Le petit comte Florentin.
    Fait à Versailles, le sept juin,

    L’an mil sept cent soixante-cinq.
    Transcrivez douze fois ma lettre.

    P. S. Vous voyez que je suis instruit
    Tout aussi bien que L’Averdy*. ,
    Car au premier mot de ma lettre
    Je donne un démenti bien net
    Aux réponses que vous a fait
    Le vingt de mai le roi mon maître.

    Puis il est écrit sur le dos,
    Et contresigné Phelypeaux :
    « Que l’on remette cette épître
    À monsieur, monsieur d’Amilly,
    Auquel, comme juge démis,
    Je ne puis donner aucun titre. »

    Je ne puisNote du traducteur.

    Il est bien honteux, par ma foi,
    De faire parler un grand roi
    D’une aussi petite manière :
    Jamais style ne fut si plat :
    Et nos secrétaires d’État
    Sont de bien mauvais secrétaires. — R.

    *V. page 347 la lettre de ce contrôleur-général au duc d’Aiguillon. — R.