Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 1/1

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NOTICE

SUR LA VIE

DE MADAME CAMPAN.


ON aime à lire la vie privée des princes. Trop de gêne et d’apprêt se mêle à leurs actions publiques, pour qu’on y puisse démêler le secret de leurs penchans et de leur caractère. Il faut dissiper cet éclat qui nous éblouit, écarter la pompe qui les environne, pour arriver jusqu’à eux ; la fortune les élève si haut, qu’on les croirait presque au-dessus de l’humanité, sans les indiscrétions de ceux qui les entourent. Souvent un sentiment jaloux sert encore d’aiguillon à la curiosité. Les princes ont besoin d’avoir des goûts, des passions, des travers qui les rapprochent de nous, pour se faire pardonner leur grandeur : l’amour-propre humilié se venge de leur rang sur leurs faiblesses.

Les Mémoires sur Marie-Antoinette n’exciteront ni la malignité ni l’envie. Est-il quelques sentimens ennemis que ne désarme le souvenir de ses malheurs ? À peine la voit-on paraître et briller un moment, qu’on est forcé de la plaindre. Le cœur est séduit par ses grâces, et presque aussitôt touché de ses peines : on ne jouit point de ses momens heureux. Au milieu des fêtes que lui prodigue la France, de cette cour dont elle reçoit les hommages, de ces jardins qui plaisent à la simplicité de ses goûts, l’imagination reste frappée du sort qui l’attend : des salons de Versailles, ou des bosquets de Trianon, l’on croit apercevoir déjà les tours du Temple. S’il était possible qu’une inflexible sévérité conçût l’idée des plus légers reproches, ils viendraient presque aussitôt expirer sur les lèvres, au milieu des regrets et des accens de la douleur.

L’ouvrage de madame Campan ne laissera point d’autre impression. Elle avait de nombreux ennemis. À la cour, où l’envie suit de près la faveur, son sort avait fait des jaloux ; on la punit, à l’époque de la révolution, des bontés dont la reine l’avait honorée. Ceux qui ne sentirent point, comme elle, la pointe de l’épée sur leur poitrine, à la journée du 10 août, lui reprochèrent d’avoir manqué de courage ; ceux qui, comme elle, n’allèrent point se jeter aux pieds de Pétion, pour partager la dangereuse captivité de Marie-Antoinette, ont soupçonné sa fidélité. Après avoir calomnié sa conduite, on dénonçait d’avance l’esprit de ses Mémoires : je jouis, en les publiant, de la confusion qu’éprouvera la méchanceté déçue. Madame Campan n’a point voulu lui ménager un triomphe : un fragment de ses manuscrits contient ce passage :


« Je dirai ce que j’ai vu. Je ferai connaître le caractère de Marie-Antoinette, ses habitudes privées, l’emploi de son temps, son amour maternel, sa constance en amitié, sa dignité dans le malheur. J’ouvrirai en quelque sorte la porte de ses cabinets intérieurs, où j’ai passé tant de momens près d’elle, dans les plus belles comme dans les plus tristes années de sa vie. »


Puis, dans un autre passage inédit, elle ajoute : «  J’ai beaucoup vécu ; la fortune m’a mise à portée de voir et de juger les femmes célèbres de plusieurs époques. J’ai fréquenté de jeunes personnes, dont les grâces et l’aimable caractère seront connus long-temps après elles. Jamais dans aucun rang, dans aucun âge, je n’ai trouvé de femme d’un naturel aussi séduisant que Marie-Antoinette ; à qui l’éclat éblouissant de la couronne laissât un cœur aussi tendre ; qui, sous le poids du malheur, se montrât plus compatissante aux malheurs d’autrui : je n’en ai pas vu d’aussi héroïque dans le danger, d’aussi éloquente dans l’occasion, d’aussi franchement gaie dans la prospérité. »

Ces mots suffisent. On connaît à présent l’esprit de l’ouvrage, le vif intérêt qui l’anime, les sentimens qui l’ont dicté. J’en ai quelques regrets pour les ennemis de madame Campan ; elle ne satisfera ni leur haine ni leur espoir : ses Mémoires sont piquans sans le secours du scandale, et pour être touchante, il lui a suffi d’être vraie[1].

Jetons un coup-d’oeil sur sa famille et sur ses premières années.

Jeanne-Louise-Henriette Genet était née à Paris, le 6 octobre 1752. M. Genet, son père, devait à son mérite, autant qu’à la protection de M. le duc de Choiseul, l’emploi de premier commis au ministère des affaires étrangères. Les lettres qu’il avait cultivées avec succès dans sa jeunesse, occupaient encore ses loisirs[2]. Entouré de nombreux enfans, il cherchait un délassement à ses travaux, dans les soins qu’exigeait leur éducation : rien ne fut négligé de ce qui pouvait la rendre brillante. Dans l’étude de la musique ou des langues étrangères, les progrès de la jeune Henriette Genet surprenaient les meilleurs maîtres ; le célèbre Albanèze lui avait donné des leçons de chant, et Goldoni lui montra l’italien. Bientôt le Tasse, Milton, Dante, Shakespeare même lui étaient devenus familiers. On l’exerçait surtout à l’art difficile de bien lire. En parcourant tour à tour de la prose ou des vers, une ode, une épître, une comédie, un sermon, il fallait qu’elle changeât sur-le-champ, de ton, d’inflexions et de débit. Rochon de Chabannes, Duclos, Barthe, Marmontel, Thomas, se plaisaient à lui faire réciter les plus belles scènes de Racine. À quatorze ans sa mémoire et son esprit les charmaient. Ils le disaient dans le monde, et peut-être un peu trop ; une jeune personne paie toujours assez cher la célébrité qu’elle obtient : belle, toutes les femmes deviennent ses rivales ; a-t-elle de l’esprit, des talens ? Beaucoup d’hommes ont encore la faiblesse d’en être jaloux.

On parla de mademoiselle Genet à la cour. Des femmes d’un haut rang, qui s’intéressaient à sa famille, sollicitèrent pour elle la place de lectrice de Mesdames : huit jours après elle quitta la maison paternelle pour habiter le château de Versailles. La cour, une robe à queue, des paniers, peut-être même du rouge, quel changement ! quelle joie ! Sa présentation et les circonstances qui la précédèrent avaient laissé de vives impressions dans son esprit. « J’avais alors quinze ans, dit-elle dans un écrit qu’elle ne destinait point à l’impression ; mon père éprouvait quelques regrets de me livrer si jeune à la malignité des courtisans. Le jour où, revêtue pour la première fois de l’habit de cour je vins l’embrasser dans son cabinet, des larmes s’échappèrent de ses yeux, et vinrent se mêler à l’expression de sa joie. Je joignais quelques talens agréables à l’instruction qu’il avait pris plaisir à me donner. Il me fit l’énumération de tous mes petits avantages, pour me mieux faire connaître les chagrins qu’ils ne manqueraient pas de m’attirer. « Les princesses, me dit-il, vont se plaire à faire usage de vos talens : les grands ont l’art de louer avec grâce et toujours avec excès. Que ces complimens ne vous procurent pas un plaisir bien vif ; qu’ils vous mettent plutôt en défiance. Chaque fois que vous recevrez ces témoignages flatteurs, vous aurez quelques ennemis de plus. Je vous préviens, ma fille, des peines inévitables attachées à votre nouvelle carrière, et je vous proteste, dans ce jour où vous jouissez avec transport de votre heureuse fortune, que si j’avais pu vous établir autrement, jamais je n’aurais livré ma fille chérie aux tourmens et aux dangers des cours. »

« On croirait à ce langage, ajoute madame Campan, qui écrivait ces lignes en 1796, à Saint-Germain, sous le directoire, on croirait que mon père avait dans son cœur un principe de républicanisme ; on se tromperait : il était royaliste par opinion politique, mais il connaissait et craignait le séjour de la grandeur. On peut être royaliste et philosophe, comme il arrive d’être républicain intrigant et ambitieux[3]. »

Mademoiselle Genet, à quinze ans, était un peu moins philosophe que son père à quarante. Ses yeux furent éblouis de l’éclat dont brillait Versailles. « La reine Marie Leckzinska, femme de Louis XV, venait de mourir, dit-elle, lorsque j’y fus présentée. Ces grands appartemens tapissés de noir, ces fauteuils de parade élevés sur plusieurs marches, et surmontés d’un dais orné de panaches ; ces chevaux caparaçonnés ; ce cortége immense en grand deuil ; ces énormes nœuds d’épaules brodés en paillettes d’or et d’argent qui décoraient les habits des pages, et même ceux des valets de pied ; tout cet appareil enfin produisit un tel effet sur mes sens, que je pouvais à peine me soutenir, lorsqu’on m’introduisit chez les princesses. Le premier jour où je fis la lecture dans le cabinet intérieur de madame Victoire, il me fut impossible de prononcer plus de deux phrases ; mon cœur palpitait, ma voix était tremblante et ma vue troublée. Magie puissante de la grandeur et de la dignité qui doivent entourer les souverains, que vous étiez bien calculée ! Marie-Antoinette, vêtue en blanc avec un simple chapeau de paille, une légère badine à la main, marchant à pied suivie d’un seul valet, dans les allées qui conduisaient au Petit-Trianon, ne m’aurait pas fait éprouver un pareil trouble ; et cette extrême simplicité fut, je crois, le premier et peut-être le seul des torts qu’on lui reproche[4]. »

Ce prestige une fois dissipé, mademoiselle Genet vit mieux sa position : elle n’avait rien d’attrayant. La cour de Mesdames, éloignée des plaisirs bruyans et licencieux que recherchait Louis XV, était grave, méthodique et sombre. Madame Adélaïde, l’aînée des princesses, vivait beaucoup dans son intérieur : madame Sophie était fière ; madame Louise était dévote. Les tristes plaisirs de l’orgueil, ou les pratiques d’une dévotion minutieuse, ont peu d’attrait pour la jeunesse. Mademoiselle Genet cependant ne quittait pas l’appartement de Mesdames, mais elle s’était plus particulièrement attachée à madame Victoire. Cette princesse avait été belle : sa figure exprimait la bonté, sa conversation était douce, facile et simple. Mademoiselle Genet lui inspirait ce sentiment qu’une femme âgée, mais affectueuse, accorde volontiers aux jeunes personnes qu’elle voit croître sous ses yeux, et qui possèdent déjà des talens utiles. Des journées entières se passaient à lire auprès de la princesse qui travaillait dans son appartement. Mademoiselle Genet y vit souvent Louis XV. Dans le cercle de ses amis intimes, elle aimait à raconter l’anecdote suivante.

« Un jour au château de Compiègne, disait-elle, le roi interrompit la lecture que je faisais à Madame. Je me lève, et je passe dans une autre chambre. Là, seule dans une pièce qui n’avait point d’issue, sans autre livre qu’un Massillon, que je venais de lire à la princesse, légère et gaie comme on l’est à quinze ans, je m’amusais à tourner sur moi-même, avec mon panier de grand habit, et je m’agenouillais tout-à-coup, pour voir ma jupe de soie rose, que l’air gonflait autour de moi. Pendant ce grave exercice, le roi entre ; la princesse le suivait : je veux me lever, mes pieds s’embarrassent, je tombe au milieu de ma robe enflée par le vent. Ma fille, dit Louis XV en éclatant de rire, je vous conseille de renvoyer au couvent une lectrice qui fait des fromages. »

Cette fois la leçon n’avait rien de sévère. Mais les railleries de Louis XV étaient souvent plus piquantes : mademoiselle Genet en avait fait déjà l’épreuve. Trente ans après, elle ne pouvait conter son aventure, sans un mouvement de surprise et d’effroi, qui semblait durer encore. « Louis XV, disait-elle donc, avait le maintien le plus imposant. Ses yeux restaient attachés sur vous pendant tout le temps qu’il parlait ; et malgré la beauté de ses traits, il inspirait une sorte de crainte. J’étais bien jeune, il est vrai, lorsqu’il m’adressa la parole pour la première fois : s’il fut gracieux, vous en allez juger. J’avais quinze ans. Le roi sortait pour aller à la chasse ; un service nombreux le suivait. Il s’arrête en face de moi. « Mademoiselle Genet, me dit-il, on m’assure que vous êtes fort instruite ; que vous savez quatre ou cinq langues étrangères. — Je n’en sais que deux, Sire, répondis-je en tremblant. — Lesquelles ? — L’anglais et l’italien. — Les parlez-vous familièrement ? — Oui, Sire, très-familièrement. — En voilà bien assez pour faire enrager un mari. » Après ce joli compliment, le roi continue sa route ; la suite me salue en riant, et moi je reste quelques instans étourdie, confondue, à la place où je venais de m’arrêter. »

On aurait désiré que Louis XV ne fît jamais de reparties plus amères. Les rois n’ont pas le droit d’être moqueurs : le persiflage est un genre de combat qui veut des armes égales, et l’on plaisante toujours de mauvaise grâce contre un railleur qui commande à vingt millions d’hommes. Il y a justice à convenir cependant que, souvent agresseur, Louis XV supportait sans humeur la vivacité des représailles. Peut-être même la familiarité imprévue de ces sortes d’attaques, était-elle une nouveauté piquante pour un roi fatigué si long-temps du poids de la grandeur. Ce prince, d’un caractère facile, d’une humeur triste, et d’un esprit satirique ; majestueux dans sa cour, irrésolu dans un conseil, aimable, dit-on, dans un souper, n’échappait plus à l’ennui que par l’intempérance ou la débauche. Une femme, dont la prostitution avait profané la jeunesse et les charmes, étonnait alors Versailles du scandale de sa faveur. Madame Du Barry préparait à cette époque le renvoi du ministre qui venait de négocier le mariage du dauphin avec l’archiduchesse Marie-Antoinette d’Autriche. Les intrigues de la favorite, la rivalité du duc de Choiseul et du duc d’Aiguillon, la disgrâce de l’un, l’humiliante élévation de l’autre, ont occupé les derniers momens du règne de Louis XV.

Le duc de Choiseul, léger, fier, emporté, mais aimable, brillant, généreux, avait un esprit actif, de grands talens et des idées vastes. Des changemens devenus nécessaires dans l’armée, des créations dans la marine, des institutions ou des alliances nouvelles, devaient l’aider à relever la France humiliée de ses longs revers. Cherchant un appui dans l’opinion, ami des parlemens, ennemi des jésuites, il tenait le pouvoir d’une main facile et légère. Une résistance, pourvu qu’elle fût ouverte et loyale, ne lui portait point trop d’ombrage : il croyait à la docilité d’une nation que son gouvernement veut rendre heureuse dans l’intérieur, puissante et respectable au dehors. Son orgueil, qui était un défaut, devint une vertu quand il ne sut point s’abaisser jusqu’à flatter de honteux caprices. Aimé quand il était puissant, recherché, j’ai presque dit flatté dans son exil, il inspira aux courtisans le courage inconnu parmi eux de rester fidèle au malheur.

Avec beaucoup d’adresse, d’audace et de constance, d’Aiguillon, dur, ingrat, absolu, tyrannique, ne montra jamais, soit dans son commandement, soit au ministère, de l’autorité que ses rigueurs. On lui crut des talens, parce qu’il avait l’esprit de l’intrigue et beaucoup d’ambition ; mais le partage de la Pologne, exécuté sous ses yeux, a flétri pour jamais sa politique et son nom. Courtisan délié, méchant homme, ministre inhabile, il fut l’objet de la haine publique, qu’il voulut braver, et qui l’accabla.

Le duc d’Aiguillon n’avait pas compris que la force n’est qu’un des moindres ressorts du pouvoir, quand le pouvoir n’est pas soutenu par la confiance que donnent des lumières, de grands services rendus, et surtout des succès éclatans. L’exemple de son grand-oncle le trompait. En opprimant les grands, Richelieu servait la France, son génie faisait excuser son despotisme. L’abaissement de l’Autriche, l’humiliation de l’Espagne, l’ordre violemment rétabli dans l’État, les lettres en honneur, le commerce encouragé, pouvaient absoudre son administration des actes tyranniques dont on a droit de l’accuser. Il donnait aux mesures du gouvernement quelque chose de la hauteur de son caractère. On le craignait sans doute, mais on était forcé de l’admirer ; et ce n’est qu’à la gloire qui les éblouit, au bonheur dont on les fait jouir, que les peuples, ou trompés ou reconnaissans, pardonnent les atteintes portées à leurs droits.

On a reproché au duc de Choiseul d’avoir abandonné le système de politique extérieure conçu par le cardinal de Richelieu ; il me semblerait plus juste de reprocher au duc d’Aiguillon d’avoir voulu, plus tard, le suivre sans le comprendre. Depuis Louis XIII, la France et l’Autriche, l’une s’élevant toujours, l’autre s’affaiblissant au contraire, avaient changé de position. La maison de Bourbon, sous Louis XV, régnait à Naples, à Madrid, comme à Versailles. La gloire des armes ou la prévoyance des traités avaient donné successivement à la France l’Alsace, la Franche-Comté, la Flandre et la Lorraine. La magnanime Marie-Thérèse venait à peine de raffermir sur sa tête une couronne mutilée ; l’héritière de Rodolphe de Habsbourg avait plié son orgueil jusqu’à flatter la vanité bourgeoise de Jeanne Poisson, marquise de Pompadour, en l’appelant son amie. Une puissance guerrière, s’élevant tout-à-coup auprès de l’Autriche, excitait sa jalousie, occupait son attention et ses forces. Le duc de Choiseul, alors ministre, pouvait donc porter plus loin ses regards.

Depuis la bataille de Pultawa, la Russie, reléguée long-temps dans les glaces du Nord, comptait au nombre des États de l’Europe. Quatre femmes, placées successivement sur le trône des czars, avaient consolidé l’ouvrage d’un grand homme. Un système d’agrandissement suivi, et, ce qui est peut-être plus extraordinaire, annoncé sans mystère, se réalisait avec rapidité. Aujourd’hui que la Russie n’a pris des arts et de la civilisation de l’Europe que ce qui peut accroître ses forces militaires, et non ce qui pourrait amollir ses soldats ; aujourd’hui que ses peuples, nés sur un sol ingrat, sous un ciel rigoureux, ont respiré l’air doux et pur de nos contrées ; si ce puissant colosse qui déjà presse l’Europe au centre, pouvait encore, de ses bras étendus, toucher de la Baltique à la Méditerranée, quel refuge, quel rempart resterait à l’indépendance des nations menacées ? elles n’en auraient point d’autres que la coalition des États du Midi ; et c’était là précisément l’objet du pacte de famille, conçu avec prudence, consommé avec adresse par le duc de Choiseul, et que fortifiait l’alliance avec l’Autriche. Au lieu d’en accuser la légèreté du ministre, il me semblerait aujourd’hui plus juste d’en faire honneur à sa prévoyance ; cependant l’alliance avec l’Autriche était alors le prétexte accoutumé des attaques dirigées contre lui.

J’aurais voulu éviter ces détails ; mais les divisions qu’enfanta la rivalité des deux ministres tiennent de trop près à l’histoire des temps dont madame Campan va parler. Le duc de Choiseul avait pour lui les parlemens, les philosophes et l’opinion. Le parti du duc d’Aiguillon comptait pour soutien les dévots et madame Du Barry. Les deux factions se disputèrent les dernières volontés de Louis XV expirant ; elles troublèrent les premières années du règne de Louis XVI, et l’on verra bientôt quelle funeste influence la haine du parti anti-autrichien exerça sur la destinée de la jeune Marie-Antoinette.

L’idée d’unir la fille de Marie-Thérèse au petit-fils de Louis XV avait été conçue par le duc de Choiseul, avant sa disgrâce. Il cimentait par ce mariage l’alliance des deux États, et croyait se préparer la faveur d’un nouveau règne. Ainsi se trouvait justifié le sens de ce vers latin, suivant lequel l’Autriche doit plus espérer de l’hymen que des armes[5]. L’âge, la beauté, les talens, le caractère de la jeune princesse étaient l’objet de tous les entretiens. En la voyant quitter sa famille pour aller prendre place sur les premiers degrés du trône le plus éclatant de l’Europe, qui eût osé former un doute sur son bonheur ? Marie-Thérèse, heureuse et désolée, ne concevait pour sa fille chérie d’autres chagrins que ceux de leur séparation ; et pourtant des voix prophétiques semblaient menacer déjà son avenir.

Madame Campan racontait souvent une anecdote que lui avait apprise le gouverneur des enfans du prince de Kaunitz. Il y avait à Vienne à cette époque un docteur, Gassner, qui y était venu chercher un asile contre les persécutions d’un des électeurs ecclésiastiques, son souverain. Gassner, doué d’une imagination très-exaltée, croyait avoir des inspirations. L’impératrice le protégeait, le recevait quelquefois, plaisantait de ses visions, et l’écoutait pourtant avec une sorte d’intérêt. « Dites-moi, lui demanda-t-elle un jour, si mon Antoinette doit être heureuse ? » Gassner pâlit et garda le silence. Pressé de nouveau par l’impératrice, et cherchant alors à donner une expression générale à l’idée dont il semblait fortement occupé : Madame, répondit-il, il est des croix pour toutes les épaules[6].

Ces mots suffisaient pour frapper l’imagination des Allemands : des traditions conservées dans le pays, et dont on occupe l’enfance ; un esprit tourné vers la recherche et la croyance de ce qui est vague et mystérieux ; une disposition naturelle à la mélancolie, semblent les préparer à recevoir plus vivement ces impressions de crainte et ces avertissemens secrets. Marie-Antoinette, on le verra dans ces Mémoires, était loin de repousser et de vaincre les mouvemens d’une terreur involontaire. Goëthe, son compatriote, le célèbre auteur de Werther, s’abandonnait, plus encore que tout autre, à l’influence de ces pressentimens dont la raison a souvent peine à triompher. L’arrivée de la jeune princesse en France avait été pour lui l’occasion d’un sinistre présage.

Goëthe, jeune alors, achevait ses études à Strasbourg. On avait élevé, dans une île, au milieu du Rhin, un pavillon destiné à recevoir Marie-Antoinette et sa suite. « J’y fus admis, dit Goëthe dans ses Mémoires. En y entrant, mes yeux furent frappés du sujet représenté sur la tapisserie qui servait de tenture au pavillon principal. On y voyait Jason, Créüse et Médée, c’est-à-dire l’image du plus funeste hymen dont on ait gardé la mémoire. À la gauche d’un trône, l’épouse entourée d’amis, de serviteurs désespérés, luttait contre une mort affreuse. Jason, sur l’autre plan, reculait saisi d’horreur, à la vue de ses enfans égorgés, et la furie s’élançait dans les airs sur son char traîné par les dragons[7]. »

Sans être superstitieux, on est frappé de cet étrange rapport. L’époux, l’épouse, les enfans furent atteints ; la fatale destinée parut s’accomplir en tous points. Marie-Thérèse aurait pu répéter ces beaux vers que le père de Créüse adresse à sa fille expirante, dans la Médée de Corneille :


Ma fille, c’est donc là ce royal hyménée
Dont nous pensions toucher la pompeuse journée !
La parque impitoyable en éteint le flambeau,
Et pour lit nuptial, il te faut un tombeau !


Si l’on cherchait un funeste augure, il n’en faudrait point d’autre que les fêtes du mariage à Paris. On connaît l’événement de la place Louis XV ; on sait comment l’incendie des échafauds destinés au feu d’artifice, l’imprévoyance des magistrats, la cupidité des malfaiteurs, la marche meurtrière des voitures, préparèrent, augmentèrent le désastre ; comment la jeune dauphine, qui arrivait de Versailles, par le Cours-la-Reine, heureuse, brillante, parée, pour jouir de la joie de tout un peuple, s’enfuit éperdue, les yeux noyés de larmes, poursuivie de cette affreuse image, et croyant toujours entendre les cris des mourans.

Puisque j’ai dû parler de ce cruel événement, qu’on me permette de raconter rapidement une des scènes qu’il présenta. Au milieu de cette foule agitée, pressée en sens contraire, foulée sous les pieds des chevaux, précipitée dans les fossés qui bordaient la rue Royale et la place, se trouvaient un jeune homme et sa maîtresse. Elle était belle ; ils s’aimaient depuis plusieurs années : des raisons de fortune avaient retardé leur mariage ; le lendemain ils devaient être unis. Protégeant son amie, marchant devant elle, la couvrant de son corps, long-temps le jeune homme soutint ses pas et son courage. Mais, de moment en moment, le tumulte, les cris, l’effroi, les périls allaient croissant. Je succombe, dit-elle, mes forces m’abandonnent, je ne saurais avancer plus loin. Il reste encore un moyen, s’écrie l’amant au désespoir : placez-vous sur mes épaules. Il sent qu’on a suivi son conseil, et le désir de sauver ce qu’il aime, double son ardeur et ses forces. Il résiste aux chocs les plus violens. Ses bras roidis devant sa poitrine lui frayent péniblement un passage ; il lutte, il se dégage enfin. Arrivé à l’une des extrémités de la place, après avoir déposé sur un banc son précieux fardeau, haletant, épuisé, mourant de fatigue, mais ivre de joie, il se retourne ce n’était pas elle ! une autre plus agile avait profité du conseil : son amie n’était plus !

La sensibilité, la bienfaisance de Marie-Antoinette adoucirent les malheurs qu’elle ne pouvait réparer. Madame Campan se trouvait placée dès-lors assez près d’elle pour apprécier tous les mouvemens de son cœur généreux. Les noces du dauphin avaient été célébrées au mois de mai 1770. Aucun des princes ses frères n’étant encore marié, la dauphine n’eut d’abord de société intime que celle de Mesdames. La plus affable de ces trois princesses était madame Victoire ; aussi était-ce chez elle que Marie-Antoinette aimait à venir habituellement. Elle y rencontrait presque toujours mademoiselle Genet ; ses talens, joints à la conformité d’âge, attirèrent l’attention de Marie-Antoinette. Souvent mademoiselle Genet l’accompagnait sur la harpe ou sur le piano, quand elle voulait chanter les airs de Grétry. La dauphine assistait aussi fréquemment aux lectures qui se faisaient chez la princesse ; elle appréciait déjà l’onction du Petit Carême, ou la brillante imagination d’un poëte qui consacra plus tard des vers touchans à ses malheurs.

À la cour, où la faveur conduit à la fortune, on remarqua la bienveillance dont Mesdames et la dauphine honoraient mademoiselle Genet. On parla de l’établir, et bientôt après elle épousa M. Campan, dont le père était secrétaire du cabinet de la reine[8]. Louis XV dota la mariée de 5,000 liv. de rentes, et la dauphine, en lui assurant une place de femme de sa chambre, voulut bien lui permettre de continuer ses fonctions de lectrice auprès de Mesdames.

Ici commencent véritablement les Mémoires de madame Campan, Mémoires dont le premier chapitre, consacré à la peinture de la cour de Louis XV, n’est qu’un piquant avant-propos. Dans un espace de vingt ans, depuis les fêtes du mariage jusqu’à l’attaque du 10 août, madame Campan ne quitta presque point Marie-Antoinette. Du côté de la souveraine, tout était bonté, confiance, abandon : on verra si madame Campan n’y répondit point par une reconnaissance, une fidélité, un dévouement, à l’épreuve du malheur comme au-dessus de tous les périls. En parlant de Marie-Antoinette, elle a peint la haine de ses ennemis, l’avidité de ses flatteurs, et le désintéressement des vrais amis qu’elle pouvait compter quoique assise sur le trône. Toutefois, comme elle se renferme le plus souvent dans le cercle intérieur où se plaisait Marie-Antoinette, il est indispensable de jeter un coup-d’œil sur l’esprit et surtout sur les mœurs de la société à cette époque.

Je ne rappellerai point les scandaleuses années de la régence, temps où la cour, échappant à la contrainte d’une longue hypocrisie, associait aux emportemens de la débauche les sarcasmes de la plus audacieuse impiété. Mais je dois m’arrêter un moment au règne de Louis XV, parce que la corruption y présenta véritablement deux époques distinctes. Richelieu fut le modèle et le héros de la première époque. S’aimer sans plaisir, se livrer sans combat, se quitter sans regrets, traiter le devoir de faiblesse, l’honneur de préjugé, la délicatesse de fadeur, telles étaient les mœurs du temps : la séduction avait son code, et l’immoralité était réduite en principes. Bientôt on se lassa même de ces succès rapides, peut-être parce que la facilité du triomphe en diminuait trop le mérite. Les gens de cour, les riches financiers entretenaient à grands frais des beautés qu’ils n’étaient pas même obligés de connaître : le vice était un luxe de la vanité ; l’état de courtisane menait rapidement à la fortune, j’ai presque dit à la considération.

Dans les années qui précédèrent et qui suivirent l’avénement de Louis XVI au trône, la société présentait un spectacle nouveau. Les mœurs n’étaient pas meilleures, elles étaient différentes. Par un étrange abus, les désordres semblaient trouver une excuse dans les idées philosophiques qui s’accréditaient de jour en jour. Leurs nouveaux partisans débitaient de si nobles maximes, pensaient, discouraient si bien, qu’ils n’étaient pas forcés de bien agir. Il était permis d’être mari volage, épouse infidèle à ceux qui parlaient avec respect, avec enthousiasme, des saints devoirs du mariage. L’amour de la vertu et de l’humanité dispensait d’avoir des mœurs. Les femmes discutaient, au milieu de leurs amans, sur les moyens de régénérer l’ordre social. Il n’y avait pas de philosophe, admis dans un des cercles à la mode, qui ne se comparât modestement à Socrate chez Aspasie ; et Diderot, auteur téméraire des Pensées philosophiques, écrivain licencieux des Bijoux indiscrets, aspirait à la gloire de Platon, mais ne rougissait pas d’imiter Pétrone.

Non que je veuille assurément jeter du blâme sur les philosophes : leur conduite était légère, plusieurs de leurs ouvrages sont condamnables, il est vrai ; mais ce qu’il y avait de pur dans leurs doctrines, a passé de leurs écrits dans nos mœurs. Si les liens de la famille se sont resserrés, si nous sommes meilleurs époux, meilleurs pères, et plus hommes de bien ; si le vice est méprisé ; si la jeunesse, avide d’études sérieuses, repousse avec dégoût les ouvrages licencieux qu’accueillait le libertinage de ses pères, nous le devons à un nouvel ordre de choses. En politique, en législation, en finances, les philosophes ont préparé d’utiles réformes. Leurs écrits, mal compris alors, mais lus avec avidité, leur donnaient un grand pouvoir sur l’opinion. La cour, habituée si long-temps à l’influence que lui assuraient l’esprit, la politesse des manières, et l’habitude des grands emplois, ne vit pas sans étonnement cette nouvelle puissance s’élever auprès d’elle. Au lieu de la combattre, on la flatta. L’enthousiasme gagna tous les esprits : c’était à la table, dans le salon des plus grands seigneurs, qu’on traitait hardiment de préjugés les distinctions du rang. Ces principes d’égalité trouvaient souvent dans la noblesse des partisans d’autant plus zélés, qu’en les faisant valoir ils se montraient plus généreux. Il était presque reconnu que le mérite devait l’emporter sur la naissance, et l’on doit ajouter qu’alors, comme de nos jours, la noblesse comptait un grand nombre d’hommes qui n’avaient point à protester contre cette démarcation nouvelle.

Ainsi, tandis que les conditions moyennes s’élevaient fières de leurs connaissances, de leurs talens, de leurs lumières, les hautes classes semblaient aller au-devant d’elles, par un mouvement de curiosité et de bienveillance : la cour subissait encore les lois de l’étiquette, que déjà les distinctions du rang étaient bannies des usages de la société. Par-là, tombe d’elle-même, à mon sens, une accusation que la vanité et l’irréflexion ne cessent de répéter contre Marie-Antoinette. En paraissant à Versailles, elle y trouva tout disposé pour un changement que l’état des mœurs rendait inévitable ; et sa beauté, son esprit, ses grâces, la majesté de son maintien lui donnaient assez d’avantages réels pour qu’elle dédaignât la puérile importance du cérémonial.

Qu’est-ce donc en effet que l’étiquette ? Rien qu’une image du respect involontaire que les hommes accordent au courage, au génie, à la gloire, à la vertu. La véritable politesse dédaigne le cérémonial, et la vraie grandeur peut s’en passer. On vantait la noble familiarité d’Henri IV : il est certain qu’il avait fait d’assez grandes choses pour être affable et simple. Le souvenir de ses actions l’élevait, plus encore que son rang, au-dessus des autres hommes ; le roi rappelait sans cesse le chevalier ; on lui voyait encore au côté l’épée qu’il portait à Coutras, et tous les Français reconnaissaient la main généreuse qui avait nourri Paris rebelle. Les prestiges de l’étiquette étaient nécessaires à Louis XV ; Louis XIV eût pu s’en passer : assez de gloire environnait un trône resplendissant de l’éclat des armes, des lettres et des beaux-arts. Mais il voulait être encore plus qu’un grand roi : ce demi-dieu, violemment ramené par ses revers et ses infirmités, aux douleurs de la condition humaine, s’efforça de cacher les outrages de la maladie, de la fortune, et des ans, sous la pompe vaine du cérémonial. Il faut bien pardonner aux princes d’être les régulateurs de l’étiquette, puisqu’ils en sont les premiers esclaves.

En France, depuis le berceau jusqu’à la tombe, malades ou bien portans, à table, au conseil, à la chasse, à l’armée, au milieu de leur cour, ou dans leur intérieur, les princes étaient soumis au cérémonial. Ses lois indiscrètes les suivaient jusque dans les mystères du lit nuptial. Qu’on juge ce qu’une princesse, élevée dans la simplicité des cours d’Allemagne, jeune, vive, aimante et franche, devait éprouver d’impatience contre des usages tyranniques qui, ne lui permettant pas un seul instant d’être épouse, mère, amie, la réduisaient au glorieux ennui d’être toujours reine ! La femme respectable, que sa charge plaçait auprès d’elle comme un ministre vigilant des lois de l’étiquette, au lieu d’en alléger le poids, lui en rendait le joug insupportable. Encore n’était-ce que demi-mal, quand ces lois vénérables n’atteignaient que les personnes du service : la reine prenait le parti d’en rire. Je veux laisser madame Campan raconter, à ce sujet, une anecdote qui la concerne.

« Madame de Noailles, dit-elle dans un fragment manuscrit, était remplie de vertus : je ne pourrais prétendre le contraire. Sa piété, sa charité, des mœurs à l’abri du reproche, la rendaient digne d’éloges, mais l’étiquette était pour elle une sorte d’atmosphère : au moindre dérangement de l’ordre consacré, on eût dit qu’elle allait étouffer, et que les principes de la vie lui manquaient.

» Un jour je mis, sans le vouloir, cette pauvre dame dans une angoisse terrible ; la reine recevait je ne sais plus qui : c’était, je crois, de nouvelles présentées ; la dame d’honneur, la dame d’atours, le palais étaient derrière la reine. Moi j’étais auprès du lit avec les deux femmes de service. Tout était bien, au moins je le croyais. Je vois tout-à-coup les yeux de madame de Noailles attachés sur les miens. Elle me fait un signe de la tête, et puis ses deux sourcils se lèvent jusqu’au haut de son front, redescendent, remontent ; puis de petits signes de la main s’y joignent. Je jugeais bien, à toute cette pantomime, que quelque chose n’était pas comme il fallait ; et tandis que je regardais de côté et d’autre, pour me mettre au fait, l’agitation de la comtesse croissait toujours. La reine s’aperçut de tout ceci, elle me regarda en souriant ; je trouvai moyen de m’approcher de S. M., qui me dit alors à mi-voix : Détachez vos barbes, ou la comtesse en mourra. Tout ce mouvement venait des deux épingles maudites qui retenaient mes barbes, et l’étiquette du costume disait : Barbes pendantes. »

Ce fut cependant ce dédain des graves inutilités de l’étiquette qui devint le prétexte des premiers reproches adressés à la reine. De quoi n’était pas capable, en effet, une princesse qui pouvait se résoudre à sortir sans paniers, et qui, dans les salons de Trianon, au lieu de discuter la question de la chaise et du tabouret, invitait tout le monde à s’asseoir[9] ? Le parti anti-autrichien, toujours mécontent, toujours haineux, surveillait sa conduite, grossissait ses plus légers torts, et calomniait ses plus innocentes démarches. « Ce qui au premier coup-d’œil, (dit Montjoye, dont certes les opinions ne sont pas suspectes), semble inexplicable, et navre de douleur, c’est que les premiers coups portés à la réputation de la reine sont sortis du sein de la cour. Quel intérêt des courtisans pouvaient-ils avoir à désirer sa perte, qui entraînait celle du roi ; et n’était-ce pas tarir la source de tout le bien dont ils jouissaient, et de celui qu’ils pouvaient espérer ? »

Mais ces biens, ces faveurs n’étaient plus l’héritage exclusif de quelques familles puissantes. La reine, dans leur distribution, s’était cru permis de consulter quelquefois ses affections et d’autres droits que ceux d’une antique origine : « Qu’on juge, ajoute Montjoye, du dépit et de la fureur des grands de cette classe, lorsqu’ils voyaient la reine répandre sur autrui des grâces qu’ils voulaient n’être dues qu’à eux seuls, et l’on n’aura nulle peine à comprendre comment elle a trouvé des ennemis implacables parmi ceux qui l’approchaient. » La haine et la calomnie allaient bientôt avoir un nouveau prétexte.

Déjà, pour compromettre le nom le plus auguste et déshonorer celui d’un cardinal, se préparait ce complot obscur et scandaleux, conçu par une intrigante, ayant pour principal personnage un faussaire, et qui, secondé par une courtisane, fut dévoilé par un minime et raconté par un jésuite. Comme si les plus singuliers rapprochemens devaient, dans ce procès fameux, se trouver à côté des plus odieux contrastes, le nom de Valois, retombé depuis long-temps dans l’oubli, figurait à côté des noms de Rohan, d’Autriche et de Bourbon ; et quand tout se réunissait pour accuser un prêtre libertin et crédule, un grand seigneur ruiné avec huit cent mille livres de rentes, un prince de l’Église, dupe à la fois d’un escroc, d’une femme galante et d’un charlatan, ce fut la souveraine qu’offensait sa crédulité, et peut-être son coupable espoir, ce fut Marie-Antoinette qu’on osa soupçonner. La cour, le clergé, les parlemens se liguèrent pour humilier le trône et la princesse qui s’y trouvait assise. Au lieu de la plaindre on la blâmait : on ne lui pardonnait pas même de laisser éclater la douleur et l’indignation d’une femme, d’une épouse et d’une reine outragée.

On sait l’issue de ce procès fameux. Le cardinal fut absous. Mme  de Lamotte condamnée, flétrie, mais fugitive, se hâta de publier le plus odieux pamphlet contre la reine. Depuis cet instant funeste pour Marie-Antoinette, jusqu’à celui de sa fin, ce genre d’attaques ne cessa plus un moment d’être dirigé contre elle. L’esprit de parti ne tarda point à s’en emparer : la presse ou le burin servaient également la fureur de ses ennemis. Gravures obscènes, vers licencieux, libelles impurs, accusations atroces, j’ai tout vu, j’ai tout lu, et je voudrais pouvoir ajouter comme l’infortunée princesse, dans une des plus honorables circonstances de sa vie : J’ai tout oublié. La lecture, la vue de ces monumens d’une haine implacable, laissent une impression de tristesse et de dégoût qu’on ne peut vaincre, et qu’accroît encore l’idée des maux accumulés, par la calomnie, sur la tête de Marie-Antoinette.

N’anticipons point sur les événemens : ce n’est point ici qu’on trouvera le tableau des derniers malheurs de la reine. Sa prison, ses fers, son dénuement ; les coups dont son cœur est brisé ; la force d’ame qui la soutient, l’amour maternel qui l’attache encore à la vie, la religion qui la console : tous ces détails touchans ou sublimes d’une scène que termine une si tragique catastrophe, appartiennent à d’autres Mémoires ; mais il est une réflexion que cette fin funeste provoque involontairement.

Quand le terrible Danton s’écriait : Les rois de l’Europe nous menacent, c’est à nous de les braver ; jetons-leur pour défi la tête d’un roi ! ces détestables paroles, suivies d’un si cruel, d’un si déplorable effet, annonçaient encore une effrayante combinaison politique. Mais la reine ! Quelle farouche raison d’État Danton, Collot-d’Herbois, Robespierre pouvaient-ils invoquer contre elle ? Où avaient-ils vu que ces Grecs, ces Romains dont nos soldats rappelaient les vertus guerrières, égorgeassent des êtres faibles et sans défense ? Quelle féroce grandeur trouvaient-ils à soulever tout un peuple pour se venger d’une femme ? Que lui restait-il de son pouvoir passé ? Le 10 août n’avait-il pas déchiré sur son front le bandeau royal ? Elle était captive ; elle était veuve ; elle tremblait pour ses enfans ! Dans ces juges qui outragent à la fois la pudeur et la nature ; dans ce peuple dont les plus vils rebuts poursuivent de cris forcenés la victime jusqu’au pied de l’échafaud, qui reconnaîtrait ces Français affables, aimans, sensibles, généreux ? Non, de tous les forfaits qui souillèrent si malheureusement la révolution, aucun ne fait mieux connaître à quel point l’esprit de parti, quand il a fermenté dans les cœurs les plus corrompus, peut dénaturer le caractère d’une nation.

La nouvelle de ce coup affreux vint frapper, dans la retraite obscure qu’elle avait choisie, la femme qui pleurait le plus amèrement les malheurs de sa bienfaitrice. Madame Campan, qui n’avait pu partager la captivité de la reine, s’attendait d’un moment à l’autre à partager son sort. Échappée comme par miracle au fer des Marseillais, repoussée par Pétion, quand elle implorait la faveur d’être enfermée au Temple, dénoncée, poursuivie par Robespierre, devenue, par la confiance entière du monarque et de la reine, dépositaire des papiers les plus importans, elle était allée cacher son secret et sa douleur à Coubertin, dans la vallée de Chevreuse. Madame Auguié, sa sœur, venait de se donner la mort, au moment même de son arrestation[10]. L’échafaud attendait madame Campan, quand le 9 thermidor lui rendit la vie, mais ne lui rendit pas le plus constant objet de ses pensées, de son zèle et de son dévouement.

Une carrière nouvelle s’ouvre ici pour madame Campan. L’instruction, les talens qu’elle possède, vont lui devenir utiles. À Coubertin, entourée de ses nièces, elle aimait à diriger leurs études, autant pour se distraire un moment de ses peines, que pour former leur esprit et leur raison. Cette occupation maternelle avait ramené ses idées vers l’éducation, et réveillé les premiers penchans de sa jeunesse.

Les goûts, le caractère se trahissent dès l’enfance. Je me souviens qu’en écrivant la Notice sur la vie de madame Roland, c’était pour moi un spectacle plein d’intérêt, que celui des premiers mouvemens d’une ame intrépide qu’échauffait, dès l’âge le plus tendre, l’enthousiasme des vertus antiques. Je ne voyais pas sans surprise une jeune fille, à cette époque de la vie où les plaisirs, la parure, sont les plus grandes occupations de son sexe, rêver dans la solitude qu’elle était Clélie fendant les eaux du Tibre, ou Cornélie qui se parait des Gracques aux yeux des dames romaines.

Les circonstances développent et révèlent tout-à-coup les inclinations naissantes. À douze ans, Mlle  Genet ne rencontrait point, à la promenade ou dans les rues, de pensions de petites filles, qu’elle n’ambitionnât le rang, le titre et l’autorité de leur maîtresse. Le séjour de la cour avait détourné, mais non changé ses idées et ses goûts. Plus âgée, capable d’étendre le cercle de ses projets, et de placer plus haut le but de ses espérances, elle enviait à madame de Maintenon, parvenue au degré le plus élevé du pouvoir, non les succès de son ambitieuse hypocrisie, non ces grandeurs dont elle avait sitôt senti le vide et la lassitude, non l’honneur mystérieux d’un hymen royal et clandestin, mais la gloire d’avoir fondé Saint-Cyr.

On va voir bientôt que pour réaliser ses projets, madame Campan ne disposait ni de l’autorité, ni des trésors de Louis XIV. « Un mois après la chute de Robespierre, dit-elle dans un écrit du plus haut intérêt, je pensai qu’il fallait vivre et faire vivre une mère âgée de soixante-dix ans, mon mari malade, mon fils âgé de neuf ans, et une partie de ma famille ruinée. Je n’avais plus rien au monde qu’un assignat de 500 francs. J’avais signé pour trente mille francs de dettes pour mon mari. Je choisis Saint-Germain pour y établir une pension : cette ville ne me rappelait pas, comme Versailles, et les temps heureux et les premiers malheurs de la France, et m’éloignait de Paris où s’étaient passés nos horribles désastres, et où résidaient des gens que je ne voulais pas connaître. Je pris avec moi une religieuse de l’Enfant-Jésus, pour donner la garantie non douteuse de mes principes religieux[11]. Je n’avais pas le moyen de faire imprimer mon prospectus ; j’en écrivis cent, et les envoyai aux gens de ma connaissance qui avaient survécu à nos affreuses crises.

« Au bout d’un an j’avais soixante élèves ; bientôt après cent. Je rachetai des meubles ; je payai mes dettes. J’étais heureuse d’avoir trouvé cette ressource, si éloignée de toute intrigue[12]. »

Aux talens, à l’expérience, aux excellens principes de madame Campan, appartiennent sans doute les succès brillans et rapides qu’obtint l’institution de Saint-Germain. Toutefois on doit convenir qu’elle était merveilleusement favorisée par l’opinion. Rechercher, accueillir, seconder tous ceux qui avaient approché de la cour, c’était alors braver, humilier le pouvoir régnant ; et l’on sait si l’on s’est refusé jamais un pareil plaisir en France. J’étais bien jeune alors, et cette disposition des esprits, dans ceux qui m’entouraient, ne m’échappait point. Toutes les fortunes avaient changé de mains, tous les rangs se trouvaient confondus par l’effet des secousses de la révolution : la société était comme une bibliothèque dont on aurait replacé les livres au hasard, après en avoir arraché les titres. Le grand seigneur, ruiné, dînait à la table de l’opulent fournisseur, et la marquise, brillante d’esprit et de grâce, était assise au bal à côté de l’épais parvenu. À défaut des distinctions et des dénominations anciennes que proscrivait le directoire, l’élégance des manières et la politesse du langage formaient une espèce d’aristocratie peu commune. La maison de Saint-Germain, dirigée par une femme qui avait le ton, le maintien, les habitudes et la conversation de la meilleure société, devenait, pour les jeunes personnes, autant l’école du monde que l’école du savoir.

« Un homme de lettres, ami de madame de Beauharnais, continue madame Campan dans le manuscrit que j’ai sous les yeux, lui parla de ma maison. Elle m’amena sa fille Hortense de Beauharnais, et sa nièce Émilie de Beauharnais. Six mois après elle vint me faire part de son mariage avec un gentilhomme corse, élève de l’École militaire et général. Je fus chargée d’apprendre cette nouvelle à sa fille qui s’affligea long-temps de voir sa mère changer de nom. J’étais aussi chargée de surveiller l’éducation du jeune Eugène de Beauharnais, placé à Saint-Germain dans la pension où était mon fils.

» Mes nièces, mesdemoiselles Auguié, étaient avec moi, logées dans la même chambre que mesdemoiselles de Beauharnais. Il s’établit une grande intimité entre ces jeunes personnes. Madame de Beauharnais partit pour l’Italie, en me laissant ses enfans. À son retour, après les conquêtes de Bonaparte, ce général fut très-content des progrès de sa belle-fille, m’invita à dîner à la Malmaison, et vint à deux représentations d’Esther à ma maison d’éducation[13]. »

Une anecdote qui est presque historique, et que je tiens des amis de madame Campan, se lie au souvenir d’une de ces représentations. Madame la duchesse de Saint-Leu représentait Esther : le rôle d’Élise était rempli par l’intéressante et malheureuse madame de Broc. Comme dans la pièce de Racine, même conformité d’âge et de penchans, même amitié les unissaient. Napoléon, alors consul, ses capitaines, les ministres, les premiers personnages de l’État, se trouvaient à cette représentation. On y remarquait aussi le prince d’Orange que l’espoir de revoir la Hollande, et de faire revivre les droits de sa maison, avait, à cette époque, conduit en France. La tragédie d’Esther était exécutée par les élèves, avec les chœurs en musique : on sait que dans ceux qui terminent le troisième acte, les jeunes Israélites se félicitent de rentrer un jour dans la terre natale.

Une jeune fille dit :


Je reverrai ces campagnes si chères.


Une autre ajoute :


J’irai pleurer au tombeau de mes pères.


À ces mots, des sanglots éclatent : tous les yeux se portent vers un des points de la salle ; la représentation est un moment interrompue. Napoléon, placé sur le premier rang, se penche vers madame Campan qui était derrière lui, et lui demande la cause de cette agitation. « Le prince d’Orange est ici, lui dit-elle ; il a vu, dans les vers qu’on vient de chanter, un rapport touchant avec sa situation et ses vœux, et n’a pu retenir ses larmes. Le consul avait déjà d’autres vues : Vraiment, dit-il, ce n’est pas le cas de se retourner. »

Jamais l’établissement de Saint-Germain n’avait été dans une situation plus prospère. Que pouvait désirer de plus madame Campan ? Sa fortune était honorable : ses occupations, ses devoirs, s’accordaient avec ses goûts. Elle ne voyait autour d’elle qu’attachement et reconnaissance ; elle ne trouvait dans le monde qu’estime, bienveillance et considération. Souveraine dans sa maison, son sort paraissait à l’abri des faveurs et des caprices du pouvoir. Mais l’homme qui disposait alors des destinées de la France, et qui réglait avec l’épée celles de l’Europe, allait bientôt en décider autrement.

Un décret, daté pour ainsi dire du champ de bataille, assurait de nouvelles récompenses, offrait de nouveaux encouragemens à la bravoure des vainqueurs d’Austerlitz. L’État se chargeait d’élever, à ses frais, les sœurs, les filles, les nièces de ceux que décorait la croix d’honneur. Les enfans des guerriers, blessés ou morts en combattant avec gloire, devaient retrouver les soins de la maison paternelle dans l’antique demeure des Montmorency et des Condé : ces héros eux-mêmes n’auraient pu lui trouver de plus noble destination. Habitué à rapprocher de lui toutes les supériorités, n’en redoutant aucune, Napoléon chercha la personne que son expérience, son nom, ses talens, pouvaient placer à la tête de la maison d’Écouen ; ce fut madame Campan qu’il désigna.

Elle allait recueillir les fruits d’une expérience acquise pendant dix ans à Saint-Germain. L’établissement d’Écouen était à créer tout entier : madame Campan commença donc ce grand ouvrage. L’élève, l’ami, le rival de Buffon, M. le comte de Lacépède, alors grand-chancelier de la Légion-d’Honneur, la dirigeait de ses conseils éclairés. La surveillance qu’exigent la santé, l’instruction, et jusqu’aux jeux de trois cents jeunes personnes ; les devoirs religieux qui servent de base à leur éducation ; la distribution de leur temps, l’emploi méthodique et gradué des forces de leur intelligence ; l’accord de leurs principes et de leurs connaissances, avec leur fortune et le rang qu’elles doivent occuper un jour dans le monde ; l’art difficile, qui saisit les principaux traits d’un caractère, démêle les bonnes qualités des mauvaises, détruit le germe des unes, encourage les autres, et parmi tant d’élèves, d’âge, de goûts et d’esprit différens, maintient l’ordre et favorise l’émulation sans exciter l’orgueil : tous ces soins d’une administration compliquée, tous ces détails d’un emploi si délicat, paraissaient simples, faciles et naturels, quand on voyait madame Campan les remplir. C’est un témoignage que ses ennemis même ne pouvaient lui refuser. À toute heure elle était accessible pour tout le monde ; écoutant avec une grande égalité de caractère, décidant avec une rare présence d’esprit, toutes les questions qu’on lui soumettait ; adressant toujours à propos, un conseil, un reproche, un encouragement. L’homme qui descendait facilement des plus hautes pensées politiques à l’examen des moindres détails ; qui inspectait un pensionnat de jeunes personnes, comme s’il eût passé la revue des grenadiers de sa garde ; auquel aucune connaissance, aucun soin ne semblait étranger, qu’on ne pouvait tromper et qui n’était pas fâché de reprendre, Napoléon, en visitant la maison d’Écouen, fut forcé de dire : Tout est bien[14].

Une seconde maison s’était formée à Saint-Denis, sur le modèle de la maison d’Écouen. Peut-être madame Campan pouvait-elle espérer un titre auquel de longs travaux lui donnaient droit ; peut-être la surintendance des deux maisons n’eût-elle été qu’un juste prix de ses services : mais ses années de bonheur étaient écoulées ; son sort allait dépendre des plus importans événemens. Napoléon avait élevé si haut sa puissance, que lui seul en Europe pouvait la renverser : le conquérant semblait se plaire, en lui, à détruire l’œuvre de l’homme d’État. Satisfaite de trente ans de victoires, en vain la France demandait du repos et regrettait la liberté. L’armée qui avait triomphé dans les sables de l’Égypte, sur le sommet des Alpes, dans les marais de la Hollande, va périr victorieuse, au milieu des neiges de la Russie. Les rois et les peuples se liguent contre un seul homme. Le territoire est envahi. Des fenêtres du château qui leur servait d’asile, les orphelines d’Écouen voient au loin dans la plaine les feux des bivouacs russes, et pleurent une seconde fois la mort de leurs pères. Paris capitule. La France salue le retour des petits-fils d’Henri IV ; ils remontent au trône occupé si long-temps par leurs ancêtres, et que la sagesse d’un prince éclairé raffermit sur l’empire des lois.

Ce moment, où la joie éclatait parmi les serviteurs fidèles de la famille royale, où des récompenses étaient accordées à leur dévouement, fut marqué pour madame Campan par des chagrins amers. La haine de ses ennemis s’était réveillée. La suppression de la maison d’Écouen lui avait enlevé sa place : les calomnies les plus absurdes la suivirent encore dans sa retraite : on soupçonnait son attachement pour la reine ; on l’accusait, non pas seulement d’ingratitude, mais de perfidie. « Et l’objet de ces calomnies, disait à cette époque un noble écrivain qui semble porter encore dans les sentimens de l’amitié la chaleur éloquente dont s’animait sa piété filiale ; l’objet de ces calomnies est la sujette la plus fidèle, qui, pendant vingt-quatre ans, ne cessa d’être attachée à la famille royale de France : la lectrice et la première femme de l’infortunée reine, la confidente non moins intime de l’infortuné roi ; qui, pendant leur trop long martyre, a risqué bien plus que sa vie pour ses augustes maîtres ; n’a rien dit, n’a rien fait que par leurs ordres, mais a dit et fait tout ce qu’ils lui ont ordonné, quel qu’en fût le danger. L’objet de ces calomnies, c’est madame Campan, en faveur de qui Marie-Antoinette a écrit, en 1792, une disposition de volonté dernière extrêmement honorable pour le dévouement de la sujette et pour la bonté de la souveraine ; c’est madame Campan, à qui Louis XVI, en 1792, a confié les papiers les plus secrets, les plus périlleux ; pour qui Louis XVI, dans la cellule des Feuillans, le 10 août 1792, a détaché deux mèches de ses cheveux, lui en donnant une pour elle, une autre pour sa sœur, tandis que la reine, jetant alternativement ses bras autour de leur cou, leur disait : Malheureuses femmes, vous ne l’êtes qu’à cause de moi : je le suis plus que vous ![15] »

La calomnie n’affecte point la jeunesse, tout l’avenir qu’elle se promet lui reste pour en triompher : sur le déclin de l’âge ses traits ont un venin qui tue ; les chagrins qui pèsent alors sur le cœur en rouvrent toutes les blessures. Celles que madame Campan avait reçues étaient profondes. Sa sœur, madame Auguié, s’était donné la mort ; M. Rousseau, son beau-frère, avait péri victime de la terreur. En 1813, un accident affreux l’avait privée de sa nièce, madame de Broc, l’une des plus aimables et des plus touchantes créatures qui aient orné ce monde : madame Campan semblait destinée à voir ceux qu’elle aimait descendre avant elle au tombeau. Dans le cimetière du Père-Lachaise, parmi ces mausolées fastueux, chargés le plus souvent d’épitaphes mensongères, à côté de ces monumens qui semblent élevés la plupart, moins pour honorer les cendres qu’ils renferment que pour flatter l’orgueil des vivans, il est une sépulture modeste qui la vit bien des fois répandre des larmes. Aucun marbre ne la décore, on n’y lit aucune inscription : d’autant plus remarquable qu’elle est plus simple, le gazon qui la couvre, en trahissant une douleur qui se cache, pourrait seul révéler le secret de la tombe.

Après tant de chagrins, madame Campan cherchait une paisible retraite. Paris, séjour des indifférens ou des ambitieux, des méchans qui calomnient, et des sots qui les croient ; Paris, qu’habite cette foule d’hommes toujours prêts à flatter le puissant du jour, comme à déchirer celui qu’ils encensaient la veille ; Paris, sa frivolité, ses plaisirs bruyans, son égoïsme, lui étaient depuis quelques années devenus insupportables. Une de ses élèves les plus chéries, Mlle Crouzet, s’était mariée à Mantes avec un médecin, homme habile, plein de savoir, de franchise et de cordialité[16]. Madame Campan vint voir son élève. Mantes est une jolie petite ville. Les bois de Rosny qui l’entourent, la Seine qui la baigne de ses eaux, des îles plantées de hauts peupliers, et dont les allées promettent la solitude sous de frais ombrages, rendent le séjour de Mantes agréable et riant. Cette habitation lui plut. Bientôt elle vint s’y établir. Un petit nombre d’amis intimes lui composait une société dont elle goûtait la douceur. Elle s’étonnait de retrouver un peu de calme après de si longues agitations. Le soin de revoir ses Mémoires, de mettre en ordre les anecdotes piquantes dont se devaient composer ses Souvenirs, apportait seul quelque distraction au sentiment puissant qui l’attachait à la vie.

Elle ne vivait que pour son fils ; pour lui seul elle aurait ambitionné la faveur ou les richesses : il était sa consolation, son bien, son espoir ; elle avait rassemblé sur lui tous les penchans d’un cœur souvent déçu dans ses affections. M. Campan fils méritait la tendresse de sa mère. Aucun sacrifice n’avait été négligé pour son éducation. Son esprit était orné ; il avait du goût, et faisait des vers agréables. Après avoir suivi la carrière qui a fourni, sous l’empire, des hommes d’un mérite éminent, il attendait du temps et des circonstances une occasion de consacrer ses services à son pays. Quoique sa santé fût languissante, rien n’annonçait une fin rapide et prématurée : en quelques jours cependant il fut ravi à sa famille. Comment l’apprendre à sa mère ? Comment lui porter ce coup funeste ? M. Maignes, dans une relation qu’il a bien voulu nous confier, a décrit ce triste moment avec la plus douloureuse vérité.

« Je n’ai jamais été témoin, dit-il, d’une scène aussi déchirante que celle qui se passa lorsque madame la maréchale Ney, sa nièce, et madame Pannelier, sa sœur, vinrent lui annoncer ce malheur. Au moment où elles entrèrent dans sa chambre, elle était encore au lit. Toutes trois poussèrent à la fois un cri perçant. Ces deux dames se jetèrent à genoux, et baisaient ses mains qu’elles mouillaient de leurs larmes. Elles n’eurent le temps de lui rien dire : elle lut sur leurs visages qu’elle n’avait plus de fils. À l’instant ses grands yeux, découverts jusqu’au blanc, s’égarèrent. Sa figure devint pâle, les traits altérés, les lèvres décolorées. La bouche ne proférait que des paroles entrecoupées, accompagnées de cris aigus. Les mouvemens étaient désordonnés, la raison suspendue. Chaque partie de son être souffrait. La respiration suffisait à peine aux efforts que faisait cette malheureuse mère pour exprimer sa douleur, et la porter au dehors. Cet état d’angoisse et de désespoir ne commença à se calmer que lorsque les larmes vinrent à couler. Je n’ai vu de ma vie rien de si triste et de si imposant : l’impression que j’éprouvai ne s’effacera jamais de ma mémoire. »

L’amitié, les plus tendres soins purent un moment calmer sa douleur, mais non l’affaiblir : son cœur avait trop souffert. Cette crise violente avait troublé son organisation tout entière. Une maladie cruelle, et qui exige une opération plus cruelle encore, ne tarda pas à se manifester. La présence de sa famille, un voyage qu’elle fit en Suisse, son séjour aux eaux de Bade, et surtout la vue, les entretiens pleins de douceur et de charme d’une personne dont elle était tendrement aimée, donnèrent quelques distractions à son esprit, mais n’apportèrent que de bien faibles adoucissemens à ses maux. Elle revint à Mantes, décidée à subir l’opération ; et dès-lors, loin d’éprouver un instant de faiblesse ou d’hésitation, elle pressait elle-même le moment qui devait lui rendre, disait-elle, l’espoir et la santé. À la force d’ame qui brave la douleur, elle joignit cette puissance de volonté qui la maîtrise. Pas un cri, pas un geste ne lui échappèrent. Tant de courage étonnait de vieux guerriers habitués au spectacle des champs de bataille, et surprenait les gens de l’art eux-mêmes[17]. Un instant avant d’être opérée, madame Campan causait avec eux d’un esprit libre et calme. Les douleurs, après l’opération, ne semblaient pas avoir altéré sa sérénité. Messieurs, disait-elle en plaisantant à ses médecins, j’aime bien mieux vous entendre parler que vous voir agir.

L’opération avait été faite, avec une rare promptitude et le plus heureux succès, par M. Voisin, très-habile chirurgien de Versailles. Aucun symptôme fâcheux ne s’était déclaré : la plaie s’était cicatrisée. On croyait madame Campan rendue à ses amis : mais le mal qui était dans le sang prit un autre cours ; la poitrine s’embarrassa. Dès ce moment, dit M. Maignes, qui suivait son état avec toute la sollicitude de l’amitié, mais avec la triste prévoyance de son art ; dès ce moment, il me fut impossible de voir madame Campan vivante : elle sentait elle-même qu’elle n’était déjà plus.

En songeant à sa famille, à ses amis de Mantes, à tous ceux qui lui portaient une vive affection, son cœur s’amollissait, et dans ces instans d’une faiblesse touchante : N’est-ce pas, docteur, disait-elle, que je ne mourrai pas ?

Bientôt reprenant son courage, elle donnait aux autres une espérance qu’elle n’avait plus. Elle voyait sans cesse auprès d’elle une femme qui, depuis quarante ans, ne l’avait pas un moment quittée ; qui avait partagé ses peines comme ses instans de bonheur ; qui devinait ses pensées, épiait ses moindres désirs, et payait une confiance sans bornes des soins du plus tendre attachement : tous ceux qui ont connu madame Campan nommeront ici madame Voisin. « Du courage, lui disait-elle ; la mort ne séparera point deux amies comme nous[18]. »

Elle donnait elle-même l’exemple de la force d’ame qu’elle voulait inspirer aux autres. Tantôt, reportant ses souvenirs vers les années de sa jeunesse, elle revoyait la jeune fille, si vive et si gaie, que Louis XV surprenait au milieu de ses jeux. Tantôt elle se rappelait avec attendrissement les bontés dont Marie-Antoinette payait son dévouement. « L’œil-de-bœuf de Versailles, disait-elle, ne me pardonnera jamais d’avoir obtenu la confiance de la reine et du roi. Les demandes d’un essaim de flatteurs étaient souvent injustes ; et quand la reine daignait me consulter, j’étais sincère[19]. »

Quelquefois le sort de la France l’occupait. Les lumières qui partent du trône la rassuraient seules contre les prétentions exagérées de quelques hommes. « Le pouvoir, disait-elle, est aujourd’hui dans les lois. Partout ailleurs il serait déplacé. Mais cette vérité leur échappe : la poussière des vieux parchemins les aveugle[20]. »

La veille de sa mort : « Mon ami, disait-elle à son médecin, je me jette entre les bras de la Providence : c’est le seul point d’appui invisible qui nous soutienne. L’idée en est consolante. J’aime beaucoup la simplicité de ma religion, je la révère : je hais tout ce qui sent le fanatisme[21]. »

Quand on lui présenta son codicile à signer, sa main tremblait : « Ce serait dommage, dit-elle en souriant, de rester en si beau chemin. »

Le jour de sa mort, on ouvrit sa fenêtre. Le ciel était pur, l’air vif et frais. « Voilà, dit-elle, l’air et le climat de la Suisse. J’y ai passé deux mois d’un bonheur sans mélange… Son ame est si belle, et nos cœurs s’entendaient si bien ! »

Chaque instant l’approchait de sa fin. Son esprit n’avait rien perdu de ses forces. « Malgré mon état, disait-elle, j’ai besoin d’exprimer mes pensées. » Je m’étais un peu éloigné de son lit, ajoute son médecin, dont nous avons cité les paroles. Elle m’appela d’un son de voix plus élevé que de coutume. J’accourus : se reprochant alors cette espèce de vivacité : « Comme on est impérieux, dit-elle, quand on n’a plus le temps d’être poli. » Un moment après elle n’était plus !

Ses amis la virent expirer le 16 mars 1822. La gaieté qu’elle montra dans tout le cours de sa maladie n’offrait rien de contraint ni d’affecté. Son caractère avait naturellement de la force et de l’élévation. À l’approche de la mort, elle montra l’ame d’un sage, sans sortir un moment de son rôle de femme, sans renoncer aux espérances, aux consolations d’une chrétienne. Sa religion penchait vers l’indulgence et la douceur, comme il arrive à tous ceux dont la piété est encore plus de croyance et de sentiment que de pratique. Quoique ayant vécu long-temps dans le grand monde, elle ne méprisait pas trop l’espèce humaine. Les envieux n’avaient pu provoquer dans son cœur un sentiment de haine ; l’ingratitude n’avait point lassé sa bienfaisance. Son crédit, son temps, ses démarches appartenaient à ses amis ; sa bourse était ouverte à tous les malheureux.

Un sentiment profond, une constante étude, son attachement pour la reine, et ses travaux sur l’éducation, se sont partagé sa vie. Napoléon lui disait un jour : « Les anciens systèmes d’éducation ne valent rien ; que manque-t-il aux jeunes personnes pour être bien élevées en France ? — Des mères, lui répondit madame Campan. — Le mot est juste, reprit Napoléon. Eh bien, Madame, que les Français vous aient l’obligation d’avoir élevé des mères pour leurs enfans. » La réponse de madame Campan renferme l’idée principale de son système d’éducation. Tous les soins de la meilleure institutrice tendaient à mettre ses élèves en état d’être elles-mêmes un jour celles de leurs filles. Les instructions qu’elle lisait les dimanches aux jeunes personnes de Saint-Germain ; les petites anecdotes qu’elle composait autant pour leur instruction que pour son amusement ; l’ouvrage qu’elle achevait au moment de sa mort, et qui contient le fruit de vingt années d’expérience, sont dirigés vers le même but[22]. « Les femmes, disait-elle à ses amis, ont perdu l’empire que leur donnait jadis la galanterie chevaleresque ! Elles dédaigneraient aujourd’hui celui qu’elles obtinrent plus tard dans leur boudoir, ou sur le théâtre brillant de la cour. Ce n’est pas aux dépens des mœurs, mais sur les mœurs que doit être fondé leur nouvel empire. Leurs succès, moins bruyans, seront plus flatteurs et plus durables. Chaque jour ajoute à leur instruction sans nuire aux grâces légères, aux vertus modestes de leur sexe. Mais ce n’est point assez que leur beauté plaise, qu’on soit charmé de leur esprit : il faut que leurs qualités commandent l’estime ; il faut que leurs talens soient destinés à faire le charme de leur intérieur, et que le cercle de leurs obligations devienne aussi celui de leurs plaisirs. »

Entourée des élèves pour qui son entretien était une récompense, qu’elle leur parlât des devoirs de leur sexe, ou des faits les plus intéressans de l’histoire, leur foule curieuse, attentive, se pressait à ses côtés, s’attachait à ses moindres paroles. Quelquefois son esprit judicieux et piquant faisait naître une leçon salutaire, du fond d’une historiette amusante. Souvent elle cherchait, dans les événemens du passé, des traits capables d’éclairer leur esprit et d’élever leur ame. J’en atteste ici toutes les élèves d’Écouen : combien de fois ne leur parla-t-elle pas de Louis IX, de Charles V, de Louis XII, d’Henri IV surtout, et des vertus qu’eux et leurs successeurs avaient fait asseoir sur le trône ? En arrivant aux temps les plus orageux de la révolution, madame Campan les entretenait des atteintes portées à la majesté royale, des descendans des rois vivant sur une terre étrangère, de Louis XVI et de ses infortunes, de la reine et des outrages dont on l’avait abreuvée. Ces récits attendrissaient leurs jeunes cœurs : en l’écoutant parler de la famille royale de France, les filles des guerriers de Napoléon apprenaient ce qu’on doit de respect aux malheurs, et de reconnaissance aux bienfaits.

Hors des murs du château d’Écouen, dans le village qui l’entoure, madame Campan avait loué une petite maison, où elle aimait à passer quelques heures, solitaire et recueillie. Là, libre de s’abandonner à ses souvenirs, la surintendante de la maison impériale redevenait pour un moment la première femme de chambre de Marie-Antoinette. Elle montrait avec émotion, au petit nombre de ceux qu’elle admettait dans cette retraite, une robe de simple mousseline qu’avait portée la reine, et qui provenait des présens faits par Tippo-Saëb. Une tasse dans laquelle Marie-Antoinette avait bu, une écritoire dont elle s’était servie long-temps, étaient d’un prix inestimable à ses yeux ; et souvent on la surprenait assise et baignée de larmes, devant le tableau qui lui retraçait son image.

« Pardonne, ombre auguste, reine infortunée, pardonne, dit-elle dans un fragment que je conserve écrit de sa main : j’ai ton portrait près de moi au moment où j’écris ces paroles. Mon imagination attendrie y reporte à chaque instant mes regards ; je cherche à ranimer tes traits ; je voudrais y lire si je sers ta mémoire en traçant cet ouvrage. Cette tête si noble tombée sous le fer cruel des bourreaux, je ne puis la considérer sans que les pleurs, en remplissant mes yeux, suspendent mon entreprise. Oui, je dirai la vérité, sans que ton ombre puisse en souffrir : la vérité doit servir celle que le mensonge avait si cruellement outragée ! »

Qu’ajouterais-je à ces éloquentes paroles ? Madame Campan n’est plus : que ceux qui ont calomnié sa vie insultent encore à sa mémoire, ses écrits la défendront mieux que moi.

F. Barrière.

  1. Un mot d’explication sur la notice qu’on va lire me paraît nécessaire. Aucun des passages, aucune des anecdotes qu’elle contient ne se retrouve dans les Mémoires. Je dois les anecdotes aux souvenirs des parens, des amis, des élèves de madame Campan. La lecture de ses manuscrits, de sa correspondance, de tous ses papiers, m’a procuré des fragmens intéressans que je n’ai point hésité à mettre en œuvre. Ils donnent aux moindres détails, comme aux faits les plus importans, un ton de vérité qui doit attacher et plaire. Ces fragmens ont d’autant plus de prix, qu’ils sont écrits en entier de la main de madame Campan : chaque fois que je les citerai, j’aurai soin d’en prévenir le lecteur.
  2. On trouvera dans les Souvenirs de madame Campan des détails intéressans, écrits par elle sur l’éducation, les ouvrages, les aventures et le mariage de son père.
  3. Fragment manuscrit.
  4. Nous placerions ici même une réponse à ce reproche, s’il ne devait se trouver repoussé plus bas dans la Notice, et surtout dans les notes qui accompagnent les Mémoires.
  5.     Bella gerant alii, tu, Felix Austria, nube.
    Je ne crois pas que les Turcs soient grands diseurs de bons mots ; mais ils sont peut-être plus instruits qu’on ne le pense généralement, des intérêts des puissances chrétiennes, des vues, des moyens et des ressources de leurs cabinets. On prétend que le grand-seigneur, en recevant le décret de la Convention qui prononça en France l’abolition de la royauté, ne put s’empêcher de dire : La république du moins n’épousera pas une archiduchesse. Le mot est bien français pour être turc ; mais il est gai, c’est assez pour qu’on le cite.
  6. Jean-Joseph Gassner, né à Bratz, sur les frontières du Tyrol, était un thaumaturge célèbre, qui croyait de bonne foi guérir une foule de maladies par la seule imposition des mains.
  7. Mein Leben. Ma vie, par Goëthe, publiée à Tubingen, chez Cotta.
  8. MM. Campan, originaires de la vallée de Campan, dans le Béarn, en avaient pris le surnom. Leur nom véritable était Berthollet. Le célèbre chimiste que les sciences viennent de perdre, en 1822, était leur parent. Je trouve dans les manuscrits que j’ai sous les yeux un trait bien honorable pour son caractère.

    « Du côté des Berthollet, dit madame Campan à son fils, dans un écrit destiné à son instruction, un des membres les plus distingués de l’Institut doit être de la même famille ; mais par dignité et par éloignement pour les gens qui approchaient la cour et qui étaient en faveur, il dit à Paris, en 1788, à plusieurs personnes, qu’il était parent d’un Berthollet Campan, placé près de la reine à Versailles, mais qu’il n’était point disposé à l’aller entretenir de sa parenté, dans la crainte de passer pour un adorateur du crédit et de la fortune. Mon avis, ajoute madame Campan, eût été d’aller au-devant d’un homme qui montrait un caractère si différent de ce qu’on rencontrait sans cesse dans la position où le sort nous avait placés. »

    Le même écrit contient plusieurs détails qu’on ne lira point sans intérêt dans le troisième volume.

  9. On ne pardonnait pas même à la reine la suppression des usages les plus ridicules. Les respectables douairières, qui avaient passé leur innocente jeunesse à la cour de Louis XV, et même sous la régence, voyaient un outrage aux mœurs dans l’abandon des paniers. Madame Campan elle-même dit quelque part dans ses Mémoires, et presque avec regret, que les grandes fraises et les vertugadins, en usage à la cour des derniers Valois, n’étaient point adoptés sans motif ; que ces ajustemens, indifférens en apparence, éloignaient bien réellement toute idée de galanterie.

    Quoiqu’une semblable précaution puisse paraître au moins singulière à la cour dissolue d’Henri III, je ne prétends pas nier l’efficacité des vertugadins. Je citerai seulement sur ce sujet une petite anecdote rapportée par La Place.

    « M. de Fresne Forget, étant chez la reine Marguerite, lui dit un jour qu’il s’étonnait comment les hommes et les femmes, avec de si grandes fraises, pouvaient manger du potage sans les gâter, et surtout comment les dames pouvaient être galantes avec leurs grands vertugadins. La reine alors ne répondit rien ; mais quelques jours après, ayant une très-grande fraise et de la bouillie à manger, elle se fit apporter une cuiller qui était fort longue, de façon qu’elle mangea sa bouillie sans

    salir sa fraise. Sur quoi, s’adressant à M. de Fresne : « Eh bien, lui dit-elle en riant, vous voyez bien qu’avec un peu d’intelligence on trouve remède à tout. — Oui da ! Madame, lui répondit le bonhomme ; quant au potage, me voilà satisfait. » (Tom. II, pag. 350 du recueil de La Place.)

  10. L’amour maternel l’emporta sur ses sentimens religieux : elle voulut conserver les débris de sa fortune à ses enfans. Un jour plus tard elle était sauvée : la charrette qui conduisait Robespierre au supplice arrêta la marche de son convoi.
  11. La maison d’éducation de Saint-Germain fut la première dans laquelle on osa se permettre d’ouvrir un oratoire. Le directoire, mécontent, ordonna qu’il fût fermé sur-le-champ.
  12. Ce fragment est extrait d’un Mémoire dont Napoléon, dans les cent jours, a ordonné le dépôt aux archives du ministère des relations étrangères.
  13. Autre fragment du même Mémoire.
  14. Napoléon avait voulu connaître tout ce qui concernait l’ameublement, le régime, l’ordre de la maison, l’instruction et l’éducation des élèves. Les règlemens intérieurs lui furent soumis. Un des projets rédigés par madame Campan portait que les élèves entendraient la messe les dimanches et les jeudis. Napoléon écrivit en marge, de sa main, tous les jours.

    Les Lettres de deux jeunes amies, ouvrage de madame Campan, contiennent des détails curieux sur une visite de Napoléon à Écouen.

  15. Extrait d’un Mémoire manuscrit relatif à madame Campan.

    S’il fallait invoquer encore un témoignage bien respectable, nous citerions la lettre suivante, écrite à madame Campan, le 27 avril 1816, par madame la duchesse de Tourzel.

    « Je comprends parfaitement, Madame, la peine que vous éprouvez de tout ce qui peut tendre à jeter des doutes sur votre attachement et votre fidélité à l’auguste princesse à laquelle vous aviez l’honneur d’être attachée, dans les fonctions que vous remplissiez auprès d’elle.

    » C’est avec grand plaisir, Madame, que je vous rendrai la justice que pendant les trois ans où ma place m’a donné de fréquens rapports avec notre grande et trop malheureuse reine, je vous ai toujours vue empressée de lui témoigner votre respect et votre attachement. J’ai été témoin qu’elle vous avait donné des marques de confiance toute particulière, et de votre discrétion et de votre fidélité dans ces diverses circonstances. Vous lui en donnâtes des preuves dans ce malheureux voyage de Varennes, et les délations faites à ce sujet sur votre compte ont été de toute injustice. Je vous ai vue aux Feuillans, la nuit du 10 août, présenter à la reine l’hommage de votre douleur, quoique vous ne fussiez pas en ce moment dans votre mois de service. C’est un hommage que je rends à la vérité, et je m’estimerais heureuse si ma lettre pouvait apporter quelques consolations aux amertumes dont votre cœur est accablé.

    » Je suis, Madame, etc.

    » Croy d’Havré, duchesse de Tourzel. »
  16. M. Maignes, médecin distingué des hospices de Mantes. Madame Campan trouvait en lui, dans ses peines comme dans ses souffrances, un ami, un consolateur dont elle appréciait le mérite et l’affection. Les soins, qu’il ne cessa de lui donner dans le cours de sa maladie, l’ont déterminé à en écrire une relation, qui est d’un excellent physiologiste, et dans laquelle il a fidèlement recueilli les derniers entretiens de madame Campan. Je dois à la communication de cet écrit plusieurs particularités intéressantes : je me fais un plaisir d’en remercier l’auteur.
  17. M. le colonel Hemès, l’un des meilleurs officiers de l’ancienne armée, aidait les gens de l’art pendant l’opération.
  18. La mort en effet ne les séparera point. La famille de madame Campan lui a fait élever un tombeau dans le cimetière de Mantes. On lit une épitaphe fort simple sur une colonne de marbre blanc, surmontée d’une urne. Aux quatre côtés du monument sont des touffes de Dalia : au-dessous est le caveau qui renferme ses cendres. L’amie qu’elle a laissée reposera près d’elle.
  19. Relation de M. Maignes.
  20. Relation de M. Maignes.
  21. Relation de M. Maignes. Avant de subir une opération presque toujours funeste, madame Campan avait scrupuleusement rempli ses devoirs religieux.
  22. Madame Campan a laissé des Nouvelles, et plusieurs comédies manuscrites, dont nous ne citerons que les titres : La Vieille de la cabane, Arabella ou la Pension anglaise, les Deux Éducations, les Petits Comédiens ambulans, le Concert d’amateurs, etc. Toutes ont un but d’instruction pour la jeunesse. Elle achevait, à ses derniers momens, un ouvrage d’un ordre plus élevé, intitulé : De l’Éducation des Femmes. Nulle ne pouvait mieux qu’elle remplir ce cadre intéressant. Je citerai les premiers mots de ce traité.

    « Mon ouvrage sera privé, dit-elle, de l’attrait des fictions presque toujours liées aux plans d’éducation, et la quantité de détails que j’ai à mettre sous les yeux des lecteurs me cause quelque inquiétude. Je crains aussi de me laisser entraîner par mon penchant pour ces êtres innocens et gracieux, dont une foule aimable m’entoura pendant tant d’années, et auxquels j’ai dû de si doux momens ; quelquefois je doute si une certaine lenteur, triste et première infirmité de l’âge, n’allonge pas, malgré moi, mes discours ; puis je pense que je dédie mon ouvrage à mes anciennes élèves, devenues mères de famille : je songe qu’en leur faisant hommage du fruit d’une longue expérience, je leur parle de leurs plus chères affections, et je me rassure. »

    Cet ouvrage pourra paraître aussitôt qu’on aura mis en ordre les différens morceaux qu’avait terminés madame Campan. On y joindra le théâtre.

    Outre les Lettres de deux jeunes amies, madame Campan avait aussi publié les Conversations d’une mère avec ses filles. Ces dialogues ont été traduits en italien et en anglais. Madame Campan savait fort bien cette dernière langue. Elle en avait donné des leçons à la reine, et conserva jusqu’à l’époque où sa maison fut incendiée, au 10 août, des thèmes écrits en anglais de la main de Marie-Antoinette.