Mémoires sur les ruines de l’Ohio/Premier mémoire

La bibliothèque libre.
Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 225-235).

PREMIER MÉMOIRE

Bacon, en parlant des antiquités, des histoires défigurées, des fragments historiques qui ont par hasard échappé aux ravages du temps, les compare à des planches qui surnagent après le naufrage, lorsque des hommes instruits et actifs parviennent, par leurs recherches soigneuses et par un examen exact et scrupuleux des monuments, des noms, des mots, des proverbes, des traditions, des documents et des témoignages particuliers, des fragments d’histoire, des passages de livres non historiques, à sauver et à recouvrer quelque chose du déluge du temps.

Les antiquités de notre patrie m’ont toujours paru plus importantes et plus dignes d’attention qu’on ne leur en a accordé jusqu’à présent. Nous n’avons, il est vrai, d’autres autorités écrites ou d’autres renseignements que les ouvrages des vieux auteurs françois et hollandois ; et l’on sait bien que leur intention étoit presque uniquement absorbée par la poursuite de la richesse ou le soin de propager la religion, et que leurs opinions étoient modifiées par les préjugés régnants, fixées par des théories formées d’avance, contrôlées par la politique de leurs souverains et obscurcies par les ténèbres qui alors couvroient encore le monde.

S’en rapporter entièrement aux traditions des Aborigènes pour des informations exactes et étendues, c’est s’appuyer sur un roseau bien frêle. Quiconque les a interrogés sait qu’ils sont généralement aussi ignorants que celui qui leur adresse des questions, et que ce qu’ils disent est inventé à l’instant même, ou tellement lié à des fables évidentes, que l’on ne peut guère lui donner le moindre crédit. Dépourvus du secours de l’écriture pour soulager leur mémoire, les faits qu’ils connoissoient se sont, par la suite des temps, effacés de leur souvenir, ou bien s’y sont confondus avec de nouvelles impressions et de nouveaux faits qui les ont défigurés. Si dans le court espace de trente ans les boucaniers de Saint-Domingue perdirent presque toute trace du christianisme, quelle confiance pouvons-nous avoir dans des traditions orales qui nous sont racontées par des sauvages dépourvus de l’usage des lettres, et continuellement occupés de guerre ou de chasse ?

Le champ des recherches a donc des limites extrêmement resserrées mais il ne nous est pas entièrement fermé. Les monuments qui restent offrent une ample matière aux investigations. On peut avoir recours au langage, à la personne, aux usages de l’homme rouge, pour éclaircir son origine et son histoire ; et la géologie du pays peut même dans quelques cas s’employer avec succès pour répandre la lumière sur les objets que l’on examine.

Ayant eu quelques occasions d’observer par moi-même et de faire d’assez fréquentes recherches, je suis porté à croire que la partie occidentale des États-Unis, avant d’avoir été découverte et occupée par les Européens, a été habitée par une nation nombreuse ayant des demeures fixes, et beaucoup plus avancée dans la civilisation que les tribus indiennes actuelles. Peut-être ne se hasarderoit-on pas trop en disant que son état ne différoit pas beaucoup de celui des Mexicains et des Péruviens quand les Espagnols les visitèrent pour la première fois. En cherchant à éclaircir ce sujet, je me bornerai à cet état ; quelquefois je porterai mes regards au delà, et j’éviterai autant que je le pourrai de traiter les points qui ont déjà été discutés.

Le Township de Pompey, dans le comté d’Onondaga, est sur le terrain le plus élevé de cette contrée ; car il sépare les eaux qui coulent dans la baie de Chesapeake de celles qui vont se rendre dans le golfe Saint-Laurent. Les parties les plus hautes de ce Township offrent des restes d’anciens établissements, et l’on reconnoît dans différents endroits des vestiges d’une population nombreuse. Environ à deux milles au sud de Manlieu-Ignare, j’ai examiné dans le Township de Pompey les restes d’une ancienne cité ; ils sont indiqués d’une manière visible par de grands espaces de terreau noir disposés par intervalles réguliers à peu de distance les uns des autres, où j’ai observé des ossements d’animaux, des cendres, des haricots, ou des grains de maïs carbonisés, objets qui dénotent tous la demeure de créatures humaines. Cette ville a dû avoir une étendue au moins d’un demi-mille de l’est à l’ouest, et de trois quarts de mille du nord au sud ; j’ai pu la déterminer avec assez d’exactitude, d’après mon examen ; mais quelqu’un d’une véracité reconnue m’a assuré que la longueur est d’un mille de l’est à l’ouest. Or, une ville qui couvroit plus de cinq cents acres doit avoir contenu une population qui surpasseroit toutes nos idées de crédibilité.

À un mille à l’est de l’établissement se trouve un cimetière de trois à quatre acres de superficie, et il y en a un autre contigu à l’extrémité occidentale. Cette ville étoit située sur un terrain élevé, à douze milles à peu près des sources salées de l’Onondaga, et bien choisi pour la défense.

Du côté oriental un escarpement perpendiculaire de cent pieds de hauteur aboutit à une profonde ravine où coule un ruisseau ; le côté septentrional en a un semblable. Trois forts, éloignés de huit milles l’un de l’autre, forment un triangle qui environne la ville ; l’un est à un mille au sud du village actuel de Jamesville, et l’autre au nord-est et au sud-est dans Pompey : ils avoient probablement été élevés pour couvrir la cité et pour protéger ses habitants contre les attaques d’un ennemi. Tous ces forts sont de forme circulaire ou elliptique ; des ossements sont épars sur leur emplacement : on coupa un frêne qui s’y trouvoit ; le nombre de ses couches concentriques fit connoître qu’il étoit âgé de quatre-vingt-treize ans. Sur un tas de cendres consommées, qui formoit l’emplacement d’une grande maison, je vis un pin blanc qui avoit huit pieds et demi de circonférence, et dont l’âge étoit au moins de cent trente ans.

La ville avoit probablement été emportée d’assaut par le côté du nord. Il y a, à droite et à gauche, des tombeaux tout près du précipice ; cinq ou six corps ont quelquefois été jetés pêle-mêle dans la même fosse. Si les assaillants avoient été repoussés, les habitants auroient enterré leurs morts à l’endroit accoutumé ; mais ces tombeaux, qui se trouvent près de la ravine et dans l’enceinte du village,’ me donnent lieu de croire que la ville fut prise. Sur le flanc méridional de cette ravine on a découvert un canon de fusil, des balles, un morceau de plomb et un crâne percé d’une balle. Au reste, on trouve des canons de fusil, des haches, des houes et des épées dans tout le voisinage. Je me suis procuré les objets suivants, que je fais passer à la Société, pour qu’elle les dépose dans sa collection : deux canons de fusil mutilés, deux haches, une houe, une cloche sans battant, un morceau d’une grande cloche, un anneau, une lame d’épée, une pipe, un loquet de porte, des grains de verroterie et plusieurs autres petits objets. Toutes ces choses prouvent des communications avec l’Europe ; et d’après les efforts visibles qui ont été faits pour rendre les canons de fusil inutiles en les limant, on ne peut guère douter que les Européens qui s’étoient établis dans ce lieu n’aient été défaits et chassés du pays par les Indiens.

Près des restes de cette ville, j’ai observé une grande forêt qui précédemment étoit un terrain nu et cultivé. Voici les circonstances qui me firent tirer cette conséquence : il ne s’y trouvoit ni tertres, ni buttes, qui sont toujours produits par les arbres déracinés ou tombant de vétusté, point de souches, point de sous-bois ; les arbres étoient âgés en général de cinquante à soixante ans. Or, il faut qu’un très-grand nombre d’années s’écoule avant qu’un pays se couvre de bois ; ce n’est que lentement que les vents et les oiseaux apportent des graines. Le Township de Pompey abonde en forêts qui sont d’une nature semblable à celle dont je viens de parler : quelques-unes ont quatre milles de long et deux de large. Elle renferme un grand nombre de lieux de sépulture : je l’ai entendu estimer à quatre-vingts. Si la population blanche de ce pays étoit emportée tout entière, peut-être dans la suite des siècles offriroit-il des particularités analogues à celles que je décris.

Il me paroît qu’il y a deux ères distinctes dans nos antiquités : l’une comprend les restes d’anciennes fortifications et d’établissements qui existoient antérieurement à l’arrivée des Européens ; l’autre se rapporte aux établissements et aux opérations des Européens ; et comme les blancs, de même que les Indiens, devoient fréquemment avoir recours à ces vieilles fortifications, pour y trouver un asile, y demeurer ou y chasser, elles doivent nécessairement renfermer plusieurs objets de manufactures d’Europe ; c’est ce qui a donné lieu à beaucoup de confusion, parce qu’on a mêlé ensemble des périodes extrêmement éloignées l’une de l’autre.

Les François avoient vraisemblablement des établissements considérables sur le territoire des six nations. Le Père du Creux, jésuite, raconte, dans son Histoire du Canada, qu’en 1655 les François établirent une colonie dans le territoire d’Onondaga ; et voici comme il décrit ce pays singulièrement fertile et intéressant : « Deux jours après, le Père Chaumont fut mené par une troupe nombreuse à l’endroit destiné à l’établissement et à la demeure des François : c’étoit à quatre lieues du village où il s’étoit d’abord arrêté. Il est difficile de voir quelque chose de mieux soigné par la nature, et si l’art y eût, comme en France et dans le reste de l’Europe, ajouté son secours, ce lieu pourroit le disputer à Baies. Une prairie immense est ceinte de tous côtés d’une forêt peu élevée, et se prolonge jusqu’aux bords du lac Ganneta, où les quatre nations principales des Iroquois peuvent facilement arriver avec leurs pirogues, comme au centre du pays, et d’où elles peuvent de même aller sans difficulté les unes chez les autres, par des rivières et des lacs qui entourent ce canton. L’abondance du gibier y égale celle du poisson ; et, pour qu’il n’y manque rien, les tourterelles y arrivent en si grande quantité au retour du printemps qu’on les prend avec des filets. Le poisson y est si commun que des pêcheurs y prennent, dit-on, mille anguilles à l’hameçon dans l’espace d’une nuit. Deux sources d’eau vive, éloignées l’une de l’autre d’une centaine de pas, coupent cette prairie ; l’eau salée fournit en abondance du sel excellent ; l’eau de l’autre est douce et bonne à boire, et, ce qui est admirable, toutes deux sortent de la même colline[1]. » Charlevoix nous apprend qu’en 1654 des missionnaires furent envoyés à Onontagué (Onondaga) ; qu’ils y construisirent une chapelle et y firent un établissement ; qu’une colonie françoise y fut fondée en 1658, et que les missionnaires abandonnèrent le pays en 1668. Quand Lasalle partit du Canada, pour descendre le Mississipi, en 1679, il découvrit, entre le lac Huron et le lac Illinois, une grande prairie, dans laquelle se trouvoit un bel établissement appartenant aux jésuites.

Les traditions des Indiens s’accordent jusqu’à un certain point avec les relations des François. Ils racontent que leurs ancêtres soutinrent plusieurs combats sanglants contre les François, et finirent par les obliger de quitter le pays : ceux-ci, poussés dans leur dernier fort, capitulèrent et consentirent à s’en aller, pourvu qu’on leur fournît des vivres ; les Indiens remplirent leurs sacs de cendres, qu’ils couvrirent de maïs, et les François périrent la plupart de faim dans un endroit nommé dans leur langue Anse de Famine, et dans la nôtre Hungry-Bay, qui est sur le lac Ontario. Un monticule dansPompey porte le nom de Bloody-Hill (colline du Sang) ; les Indiens qui le lui ont donné ne veulent jamais le visiter. Il est surprenant que l’on ne trouve jamais dans ce pays des armes d’Indiens, telles que des couteaux, des haches et des pointes de flèche en pierre. Il paroît que tous ces objets furent remplacés par d’autres en fer venant des François.

Les vieilles fortifications ont été élevées avant que le pays eût des relations avec les Européens. Les Indiens ignorent à qui elles doivent leur origine. Il est probable que dans les guerres qui ravagèrent ce pays elles servirent de forteresse, et il ne l’est pas moins qu’il peut s’y trouver aussi des ruines d’ouvrages européens de construction différente, tout comme on voit dans la Grande-Bretagne des ruines de fortifications romaines et bretonnes à côté les unes des autres. Pennant, dans son Voyage en Écosse, dit : « Sur une colline, près d’un certain endroit, il y a un retranchement de Bretons, de forme circulaire ; l’on me parla de quelques autres de forme carrée qui se trouvent à quelques milles de distance, et que je crois romains. » Dans son voyage du pays de Galles, il décrit un poste breton fortifié, situé sur le sommet d’une colline ; il est de forme circulaire, entouré d’un grand fossé et d’une levée. Au milieu de l’enceinte se trouve un monticule artificiel. Cette description convient exactement à nos vieux forts. Les Danois, ainsi que les nations qui élevèrent nos fortifications, étoient, suivant toute probabilité, d’origine scythe. Suivant Pline, le nom de Scythe étoit commun à toutes les nations qui vivoient dans le nord de l’Europe et de l’Asie.

Dans le Township de Camillus, situé aussi dans le comté d’Onondaga, à quatre milles de la rivière Seneca, à trente milles du lac Ontario et à dix-huit de Salina, il y a deux anciens forts, sur la propriété du juge Manro, établi en ce lieu depuis dix-neuf ans. Un de ces forts est sur une colline très-haute ; son emplacement couvre environ trois acres. Il a une porte à l’est, et une autre ouverture à l’ouest pour communiquer avec une source éloignée d’une dizaine de rods (160 pieds) du fort, dont la forme est elliptique. Le fossé étoit profond, le mur oriental avoit dix pieds de haut. Il y avoit dans le centre une grande pierre calcaire de figure irrégulière, qui ne pouvoit être soulevée que par deux hommes ; la base étoit plate et longue de trois pieds. Sa surface présentoit, suivant l’opinion de M. Manro, des caractères inconnus distinctement tracés dans un espace de dix-huit pouces de long sur trois pouces de large. Quand je visitai ce lieu, la pierre ne s’y trouvoit plus. Toutes mes recherches pour la découvrir furent inutiles. Je vis sur le rempart une souche de chêne noir, âgée de cent ans. Il y a dix-neuf ans on voyoit des indices de deux arbres plus anciens.

Le second fort est presque à un demi-mille de distance, sur un terrain plus bas ; sa construction ressemble à celle de l’autre ; il est de moitié plus grand. On distingue près du grand fort les vestiges d’un ancien chemin, aujourd’hui couvert par des arbres. J’ai vu aussi dans différents endroits de cette ville, sur des terrains élevés, une chaîne de renflements considérables qui s’étendoient du sommet des collines à leur pied, et que séparoient des rigoles de peu de largeur. Ce phénomène se présente dans les établissements très-anciens où le sol est argileux et les collines escarpées ; il est occasionné par des crevasses que produisent et qu’élargissent les torrents. Cet effet ne peut avoir lieu quand le sol est couvert de forêts ; ce qui prouve que ces terrains étoient anciennement découverts. Quand nous nous y sommes établis, ils présentoient la même apparence qu’à présent, excepté qu’ils étoient couverts de bois ; et comme on aperçoit maintenant des troncs d’arbres dans les rigoles, il est évident que ces élévations et les petites ravines qui les séparent n’ont pas pu être faites depuis la dernière époque où le terrain a été éclairci. Les premiers colons observèrent de grands amas de coquillages accumulés dans différents endroits, et de nombreux fragments de poterie. M. Manro, en creusant la cave de sa maison, rencontra des morceaux de brique. Il y avoit çà et là de grands espaces de terreau noir et profond, l’existence d’anciens bâtiments et de constructions de différents genres. M. Manro, apercevant quelque chose qui ressembloit à un puits, c’est-à-dire un trou profond de dix pieds, où la terre avoit été extrêmement creusée, y fit fouiller, à trois pieds de profondeur, et arriva à un amas de cailloux, au-dessous desquels il trouva une grande quantité d’ossements humains, qui exposés à l’air tombèrent en poudre. Cette dernière circonstance fournit un témoignage bien fort de la destruction d’un ancien établissement. La manière dont les morts étoient enterrés prouvoit qu’ils l’avoient été par un ennemi qui avait fait une invasion.

Suivant la tradition, une bataille sanglante s’est livrée sur le Boughton’s-Hill, dans le comté d’Ontario. Or, j’ai observé sur cette colline des espaces de terreau noir, à des intervalles irréguliers, séparés par de l’argile jaune. La fortification la plus orientale que l’on a jusqu’à présent découverte dans cette contrée est à peu près à dix-huit milles de Manlius-Square, excepté cependant celle d’Oxford, dans le comté de Chenango, dont je parlerai plus bas. Dans le nord, on en a rencontré jusqu’à Sandy-Creek, à quatorze milles de Saket-Harbour. Près de cet endroit, il y en a une dont l’emplacement couvre cinquante acres ; cette montagne contient de nombreux fragments de poterie. À l’ouest, on voit beaucoup de ces fortifications ; il y en a une dans le Township d’Onondaga, une dans Scipio, deux près d’Auburn, trois près de Canandaïga, et plusieurs entre les lacs Seneca et Cayaga, où l’on en compte trois à un petit nombre de milles l’une de l’autre.

Le fort qui se trouve dans Oxford est sur la rive orientale du Chenango, au centre du village actuel, qui est situé des deux côtés de cette rivière. Une pièce de terre de deux à trois acres est plus haute de trente pieds que le pays plat qui l’entoure. Ce terrain élevé se prolonge sur la rive du fleuve, dans une étendue d’une cinquantaine de rods. Le fort étoit situé à son extrémité sud-ouest ; il comprenoit une surface de trois rods ; la ligne étoit presque droite du côté de la rivière, et la rive presque perpendiculaire.

À chacune des extrémités nord et sud, qui étoient près de la rivière, se trouvoit un espace de dix pieds carrés où le sol n’avoit pas été remué ; c’étoient sans doute des entrées ou des portes par lesquelles les habitants du fort sortoient et entroient, surtout pour aller chercher de l’eau. L’enceinte est fermée, excepté aux endroits où sont les portes, par un fossé creusé avec régularité ; et quoique le terrain sur lequel le fort est situé fût, quand les blancs commencèrent à s’y établir, autant couvert de bois que les autres parties de la forêt, cependant on pouvoit suivre distinctement les lignes des ouvrages à travers les arbres, et la distance depuis le fond du fossé jusqu’au sommet de la levée, qui est en général de quatre pieds. Voici un fait qui prouve évidemment l’ancienneté de cette fortification. On y trouva un grand pin, ou plutôt un tronc mort, qui avoit une soixantaine de pieds de hauteur ; quand il fut coupé, on distingua très-facilement dans le bois cent quatre-vingt-quinze couches concentriques, et on ne put pas en compter davantage, parce qu’une grande partie de l’aubier n’existoit plus. Cet arbre étoit probablement âgé de trois à quatre cents ans ; il en avoit certainement plus de deux cents. Il avoit pu rester sur pied cent ans, et même plus, après avoir acquis tout son accroissement. On ne peut donc dire avec certitude quel temps s’étoit écoulé depuis que le fossé avoit été creusé jusqu’au moment où cet arbre avoit commencé à pousser. Il est sûr, du moins, qu’il ne se trouvoit pas dans cet endroit quand la terre fut jetée hors du trou ; car il étoit placé sur le sommet de la banquette du fossé, et ses racines en avoient suivi la direction en se prolongeant par-dessous le fond, puis se relevant de l’autre côté, près de la surface de la terre, et s’étendant ensuite en ligne horizontale. Ces ouvrages étoient probablement soutenus par des piquets ; mais l’on n’y a découvert aucun reste de travail en bois. La situation en étoit excellente, car elle étoit très-saine ; on y jouissoit de la vue de la rivière au-dessus et au-dessous du fort, et les environs n’offrent aucun terrain élevé assez proche pour que la garnison pût être inquiétée. L’on n’a pas rencontré de vestiges d’outils ni d’ustensiles d’aucune espèce, excepté quelques morceaux de poterie grossière qui ressemble à la plus commune dont nous fassions usage, et qui offrent des ornements exécutés avec rudesse. Les Indiens ont une tradition que la famille des Antoines, que l’on suppose faire partie de la nation Tuscarora, descend des habitants de ce fort, à la septième génération ; mais ils ne savent rien de son origine.

On voit aussi à Norwich, dans le même comté, un lieu situé sur une élévation au bord de la rivière. On le nomme le Château : les Indiens y demeuroient à l’époque où nous nous sommes établis dans le pays ; l’on y distingue quelques traces de fortifications, mais suivant toutes les apparences elles sont beaucoup plus modernes que celles d’Oxford.

L’on a découvert à Ridgeway, dans le comté de Genessée, plusieurs anciennes fortifications et des sépultures. À peu près à six milles de la route de Ridge, et au sud du grand coteau, on a depuis deux à trois mois trouvé un cimetière dans lequel sont déposés des ossements d’une longueur et d’une grosseur extraordinaires. Sur ce terrain étoit couché le tronc d’un châtaignier, qui paroissoit avoir quatre pieds de diamètre à sa partie supérieure. La cime et les branches de cet arbre avoient péri de vétusté. Les ossements étoient posés confusément les uns sur les autres : cette circonstance et les restes d’un fort dans le voisinage donnent lieu de supposer qu’ils y avoient été déposés par les vainqueurs ; et le fort étant situé dans un marais, on croit qu’il fut le dernier refuge des vaincus, et probablement le marais étoit sous l’eau à cette époque.

Les terrains réservés aux Indiens à Buffaldo offrent des clairières immenses, dont les Senecas ne peuvent donner raison. Leurs principaux établissements étoient à une grande distance à l’est, jusqu’à la vente de la majeure partie de leur pays, après la fin de la guerre de la révolution.

Au sud du lac Érié on voit une suite d’anciennes fortifications qui s’étendent depuis la crique de Cattaragus jusqu’à la ligne de démarcation de Pensylvanie, sur une longueur de cinquante milles : quelques-unes sont à deux, trois et quatre milles l’une de l’autre ; d’autres à moins d’un demi-mille ; quelques-unes occupent un espace de cinq acres. Les remparts ou retranchements sont placés sur des terrains où il paroît que des criques se déchargeoient autrefois dans des lacs, ou bien dans les endroits où il y avoit des baies ; de sorte que l’on en conclut que ces ouvrages étoient jadis sur les bords du lac Érié, qui en est aujourd’hui à deux et à cinq milles au nord. On dit que plus au sud il y a une autre chaîne de forts, qui court parallèlement à la première, et à la même distance de celle-ci que celle-ci l’est du lac. Dans cet endroit le sol offre deux différents plateaux ou partages du sol, qui est une vallée intermédiaire ou d’alluvion ; l’un, le plus voisin du lac, est le plus bas, et, si je puis m’exprimer ainsi, le plateau secondaire ; le plus élevé, ou plateau primaire, est borné au sud par des collines et des vallées, où la nature offre son aspect ordinaire. Le terrain d’alluvion primaire a été formé par la première retraite du lac, et l’on suppose que la première ligne de fortifications fut élevée alors. Dans la suite des temps, le lac se retira plus au nord, laissant à sec une autre portion de plateau sur lequel fut placée l’autre ligne d’ouvrages. Les sols des deux plateaux diffèrent beaucoup l’un de l’autre : l’inférieur est employé en pâturages, le second est consacré à la culture des grains ; les espèces d’arbres varient dans le même rapport. La rive méridionale du lac Ontario présente aussi deux formations d’alluvion ; la plus ancienne est au nord de la route des collines ; on n’y a pas découvert de forts. J’ignore si on en a rencontré sur le plateau primaire ; on en a observé plusieurs au sud de la chaîne de collines.

Il est important pour la géologie de notre patrie d’observer que les deux formations d’alluvion citées plus haut sont, généralement parlant, le type caractéristique de toutes les terres qui bornent les eaux occidentales. Le bord des eaux orientales n’offre, au contraire, à peu d’exceptions près, qu’un seul terrain d’alluvion. Cette circonstance peut s’attribuer à la distance où le fleuve Saint-Laurent et le Mississipi sont de l’Océan ; ils ont, à deux périodes différentes, aplani les obstacles et les barrières qu’ils rencontroient ; et en abaissant ainsi le lit dans lequel ils couloient, ils ont produit un épuisement partiel des eaux plus éloignées. Ces deux formations distinctes peuvent être considérées comme de grandes bornes chronologiques. L’absence de forts sur les formations secondaires ou primaires d’alluvion du lac Ontario est une circonstance bien forte en faveur de la haute antiquité de ceux des plateaux au sud ; car s’ils avoient été élevés après la première ou la seconde retraite du lac, ils auroient probablement été placés sur les terrains laissés alors à sec, comme plus convenables et mieux adaptés pour s’y établir, y demeurer et s’y défendre.

Les Iroquois, suivant leurs traditions, demeuroient jadis au nord des lacs. Quand ils arrivèrent dans le pays qu’ils occupent aujourd’hui, ils en extirpèrent le peuple qui l’habitoit. Après l’établissement des Européens en Amérique, les confédérés détruisirent[2] les Ériés, ou Indiens du Chat, qui vivoient au sud du lac Érié. Mais les nations qui possédoient nos provinces occidentales, avant les Iroquois, avoient-elles élevé ces fortifications pour les protéger contre les ennemis qui venoient les attaquer, ou bien, des peuples plus anciens les ont-ils construites ? Ce sont des mystères que la sagacité humaine ne peut pénétrer. Je ne prétends pas décider non plus si les Ériés, ou leurs prédécesseurs, ont dressé ces ouvrages pour la défense de leur territoire ; toutefois, je crois en avoir assez dit pour démontrer l’existence d’une population nombreuse, établie dans des villes, défendue par des forts, exerçant l’agriculture, et plus avancée dans la civilisation que les peuples qui ont habité ce pays depuis sa découverte par les Européens.

Albany, 7 octobre 1817.

  1. Historiæ Canadensis, seu Novæ Franciæ, Libri decem ; auctore P. Francisco Creuxio. Parisiis, 1664, 1 vol. in-4o, p. 700.
  2. Vers 1655.