Mémorandum sur l'organisation d'un régime d'union fédérale européenne

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Au cours d’une première réunion tenue le 9 septembre 1929 à Genève, à la demande du Représentant de la France, les Représentants qualifiés des vingt-sept États européens membres de la Société des Nations ont été appelés à envisager l’intérêt d’une entente entre Gouvernements intéressés, en vue de l’institution, entre peuples d’Europe, d’une sorte de lien fédéral qui établisse entre eux un régime de constante solidarité et leur permette, dans tous les cas où cela serait nécessaire, d’entrer en contact immédiat pour l’étude, la discussion et le règlement des problèmes susceptibles de les intéresser en commun.

Unanimes à reconnaître la nécessité d’un effort en ce sens les Représentants consultés se sont tous engagés à recommander à leurs Gouvernements respectifs la mise à l’étude de la question qui leur était directement soumise par le Représentant de la France et qu’aussi bien ce dernier avait déjà eu occasion, le 5 septembre, d’évoquer devant la Xe Assemblée de la S.D.N.

Pour mieux attester cette unanimité, qui consacrait déjà le principe d’une union morale européenne, ils ont cru devoir arrêter sans délai la procédure qui leur paraissait la plus propre à faciliter l’enquête proposée : ils ont confié au Représentant de la France le soin de préciser, dans un memorandum aux Gouvernements intéressés, les points essentiels sur lesquels devait porter leur étude ; de recueillir et d’enregistrer leurs avis ; de dégager les conclusions de cette large consultation, et d’en faire l’objet d’un rapport à soumettre aux délibérations d’une Conférence européenne, qui pourrait se tenir à Genève lors de la prochaine Assemblée de la S.D.N.

Au moment de s’acquitter de la mission qui lui a été confiée, le Gouvernement de la République tient à rappeler la préoccupation générale et les réserves essentielles qui n’ont cessé de dominer la pensée de tous les Représentants réunis à Genève le 9 septembre dernier.

La proposition mise à l’étude par vingt-sept Gouvernements européens trouvait sa justification dans le sentiment très précis d’une responsabilité collective en face du danger qui menace la paix européenne, au point de vue politique aussi bien qu’économique et social, du fait de l’état d’incoordination où se trouve encore l’économie générale de l’Europe. La nécessité d’établir un régime permanent de solidarité conventionnelle pour l’organisation rationnelle de l’Europe résulte en effet des conditions mêmes de la sécurité et du bien-être des peuples que leur situation géographique appelle à partager, dans cette partie du monde, une solidarité de fait.

Nul ne doute aujourd’hui que le manque de cohésion dans le groupement des forces matérielles et morales de l’Europe ne constitue, pratiquement, le plus sérieux obstacle au développement et à l’efficacité de toutes institutions politiques ou juridiques sur quoi tendent à se fonder les premières entreprises d’une organisation universelle de la paix. Cette dispersion de forces ne limite pas moins gravement, en Europe, les possibilités d’élargissement du marché économique, les tentatives d’intensification et d’amélioration de la production industrielle, et par là même toutes garanties contre les crises du travail, sources d’instabilité politique aussi bien que sociale. Or, le danger d’un tel morcellement se trouve encore accru du fait de l’étendue des frontières nouvelles (plus de 20 000 kilomètres de barrières douanières) que les Traités de paix ont dû créer pour faire droit, en Europe, aux aspirations nationales.

L’action même de la Société des Nations, dont les responsabilités sont d’autant plus lourdes qu’elle est universelle, pourrait être exposée en Europe à de sérieuses entraves, si ce fractionnement territorial ne trouvait au plus tôt sa compensation dans un lien de solidarité permettant aux Nations européennes de prendre enfin conscience de l’unité géographique européenne et de réaliser, dans le cadre de la Société, une de ces ententes régionales que le Pacte a formellement recommandées.

C'est dire que la recherche d'une formule de coopération européenne en liaison avec la Société des Nations, loin d'affaiblir l'autorité de cette dernière, ne doit tendre et ne peut tendre qu'à l'accroître, car elle se rattache étroitement à ses vues.

Il ne s'agit nullement de constituer un groupement européen en dehors de la S.D.N., mais au contraire d'harmoniser les intérêts européens sous le contrôle et dans l'esprit de la S.D.N. en intégrant dans son système universel un système limité, d'autant plus effectif. La réalisation d'une organisation fédérative de l'Europe serait toujours rapportée à la S.D.N., comme un élément de progrès à son actif dont les nations extra-européennes elles-mêmes pourraient bénéficier.

Une telle conception ne peut laisser place à l'équivoque, pas plus que celle dont procédait, sur un terrain régional encore plus restreint, la négociation collective des accords de Locarno qui ont inauguré la vraie politique de coopération européenne.

En fait, certaines questions intéressent en propre l'Europe, pour lesquelles les États européens peuvent sentir le besoin d'une action propre, plus immédiate et plus directe, dans l'intérêt même de la paix, et pour lesquelles, au surplus, ils bénéficient d'une compétence propre, résultant de leurs affinités ethniques et de leur communauté de civilisation. La S.D.N. elle-même, dans l'exercice général de son activité, a eu plus d'une fois à tenir compte du fait de cette unité géographique que constitue l'Europe et à laquelle peuvent convenir des solutions communes dont on ne saurait imposer l'application au monde entier. Préparer et faciliter la coordination des activités proprement européennes de la S.D.N. serait précisément une des tâches de l'association envisagée.

Loin de constituer une nouvelle instance contentieuse pour le règlement des litiges, l'Association européenne, qui ne pourrait être appelée en pareille matière à exercer ses bons offices qu'à titre purement consultatif, serait sans qualité pour traiter au fond des problèmes particuliers dont le règlement a été confié, par le Pacte ou par les Traités, à une procédure spéciale de la S.D.N. ou à toute autre procédure expressément définie. Mais, dans les cas mêmes où il s'agirait d'une tâche essentielle réservée à la S.D.N., le lien fédéral entre États européens jouerait encore un rôle très utile en préparant l'atmosphère favorable aux règlements pacifiques de la Société ou en facilitant dans la pratique l'exécution de ses décisions.

Aussi bien le Représentant de la France a-t-il eu souci, dès le début, d'éviter toute ambiguïté, lorsque, prenant l'initiative de la première réunion européenne, il a estimé qu'elle devait comprendre seulement les Représentants d’États membres de la S.D.N., et se ternir à Genève même, à l'occasion de la Xe Assemblée, c'est-à-dire dans l'atmosphère et dans le cadre de la S.D.N.

Non plus qu'à la S.D.N., l'organisation européenne envisagée ne saurait s'opposer à aucun groupement ethnique, sur d'autres continents ou en Europe même, en dehors de la S.D.N.

L’œuvre de coordination européenne répond à des nécessités assez immédiates et assez vitales pour chercher sa fin en elle-même, dans un travail vraiment positif et qu'il ne peut être question de diriger, ni de laisser jamais diriger contre personne. Bien au contraire, cette œuvre devra être poursuivie en pleine confiance amicale, et souvent même en collaboration, avec tous autres États ou groupements d’États qui s'intéressent assez sincèrement à l'organisation universelle de la paix pour reconnaître l'intérêt d'une homogénéité plus grande de l'Europe, comprenant, au surplus, assez clairement les lois modernes de l'économie internationale pour rechercher, dans le meilleur aménagement d'une Europe simplifiée et par la même soustraite à la constante menace des conflits, les conditions de stabilité indispensables au développement de leurs propres échanges économiques.

La politique d'union européenne à laquelle doit tendre aujourd'hui la recherche d'un premier lien de solidarité entre Gouvernements d'Europe implique, en effet, une conception absolument contraire à celle qui a pu déterminer jadis, en Europe, la formation d'Unions douanières tendant à abolir les douanes intérieurs pour élever aux limites de la communauté une barrière plus rigoureuse, c'est-à-dire à constituer en fait un instrument de lutte contre les États situés en dehors de ces Unions.

Une pareille conception serait incompatible avec les principes de la S.D.N. étroitement attachée à la notion d'universalité qui demeure son but et sa fin alors même qu'elle poursuit ou favorise des réalisations partielles.

Il importe enfin de placer très nettement l'étude proposée sous cette conception générale, qu'en aucun cas et à aucun degré, l'institution du lien fédéral recherché entre Gouvernements européens ne saurait affecter en rien aucun des droits souverains des États membres d'une telle association de fait.

C'est sur le plan de la souveraineté absolue et de l'entière indépendance politique que doit être réalisée l'entente entre Nations européennes. Il serait d'ailleurs impossible d'imaginer la moindre pensée de domination politique au sein d'une organisation délibérément placée sous le contrôle de la S.D.N, dont les deux principes fondamentaux sont précisément la souveraineté des États et leur égalité de droits. Et avec les droits de souveraineté, n'est-ce pas le génie même de chaque nation qui peut trouver à s'affirmer encore plus consciemment, dans sa coopération particulière à l’œuvre collective, sous un régime d'Union fédérale pleinement compatible avec le respect des traditions et caractéristiques propres à chaque peuple ?

C'est sous la réserve de ces observations et en s'inspirant de la préoccupation générale rappelée au début de ce Mémorandum que le Gouvernement de la République, conformément à la procédure arrêtée à la première réunion européenne du 9 septembre 1929, a l'honneur de soumettre aujourd'hui à l'examen des Gouvernements intéressés un relevé des différents points sur lesquels ils sont invités à formuler leur avis.

I

Nécessité d'un pacte d'ordre général, aussi élémentaire fût-il, pour affirmer le principe de l'union morale européenne et consacrer solennellement le fait de la solidarité instituée entre États européens.

Dans une formule aussi libérale que possible, mais indiquant clairement l'objectif essentiel de cette association au service de l’œuvre collective d'organisation pacifique de l'Europe, les Gouvernements signataires s'engageraient à prendre régulièrement contact, dans des réunions périodiques ou extraordinaires, pour examiner en commun toutes questions susceptibles d'intéresser au premier chef la communauté des peuples européens.

Observations
  1. Les Gouvernements signataires apparaissant ainsi liés à l'orientation générale d'une certaine politique commune, le principe de l'union européenne se trouverait désormais placé hors de toute discussion et au-dessus de toute procédure d'application quotidienne : l'étude des voies et moyens serait réservées à la Conférence européenne ou à l'organisme permanent qui serait appelé à constituer le lien vivant de solidarité entre nations européennes et à incarner ainsi la personnalité morale de l'union européenne.
  2. Ce pacte initial symbolique, sous le couvert duquel se poursuivraient dans la pratique la détermination, l'organisation et le développement des éléments constitutifs de l'association européenne, devrait être rédigé assez sommairement pour se borner à définir le rôle essentiel de cette association. (Il appartiendrait à l'avenir, s'il devait être favorable au développement de l'union européenne, de faciliter l'extension éventuelle de ce pacte de principe jusqu'à la conception d'une charte articulée.)
  3. La rédaction du pacte européen devrait néanmoins tenir compte des réserves essentielles indiquées dans le présent mémorandum. Il importerait en effet de définir le caractère de l'Europe, considérée comme une entente régionale répondant aux dispositions de l'article 21 du Pacte de la S.D.N. et exerçant son activité dans le cadre de la S.D.N. (Il serait précisé, notamment, que l'Association européenne ne saurait se substituer à la S.D.N. dans les tâches confiées à celle-ci par le Pacte ou par les Traités, et que, même dans son domaine propre d'organisation de l'Europe, elle devrait encore coordonner son activité particulière avec l'activité générale de la S.D.N.)
  4. Pour mieux attester de la subordination de l'Association européenne à la S.D.N. le pacte européen serait réservé, à l'origine, aux États européens membres de la Société.
II

Nécessité d'un mécanisme propre à assurer à l'union européenne les organes indispensables à l'accomplissement de sa tâche.

A. Nécessité d'un organe représentatif et responsable, sous forme d'institution régulière de la « Conférence européenne », composée des représentants de tous les Gouvernements européens membres de la S.D.N., et qui demeurerait l'organe directeur essentiel de l'Union européenne, en liaison avec la S.D.N.

Les pouvoirs de cette conférence, l'organisation de sa présidence et de ses sessions, régulières ou extraordinaires, devraient être déterminés à la prochaine réunion des États européens, qui aura à délibérer sur les conclusions du rapport d'enquête qui, sous réserve des approbations gouvernementales ou ratifications parlementaires indispensables, devra assurer la mise au point du projet d'organisation européenne.

Observation

Afin d'éviter toute prédominance en faveur d'un des Etats d'Europe par rapport aux autres, la présidence de la Conférence européenne devrait être annuelle et exercée par roulement.

B. Nécessité d'un organe exécutif, sous forme de Comité politique permanent, composé seulement d'un certain nombre de Membres de la Conférence européenne et assurant pratiquement à l'Union européenne son organisme d'étude en même temps que son instrument d'action.

La composition et les pouvoirs du Comité européen, le mode de désignation de ses membres, l'organisation de sa présidence et de ses sessions, régulières ou extraordinaires, devraient être déterminés à la prochaine réunion des États européens. L'activité de ce Comité, comme celle de la Conférence, devant s'exercer dans le cadre de la S.D.N., ses réunions devraient avoir lieu à Genève même, où ses sessions régulières pourraient coïncider avec celles du Conseil de la S.D.N.

Observations
  1. En vue de soustraire le Comité européen à toute prédominance particulière, sa présidence devrait être exercée par roulement.
  2. Le Comité ne pouvant comprendre qu'un nombre restreint de Représentant d'Etats européens membres de la S.D.N., garderait la possibilité d'inviter à tout moment les représentants des autres Gouvernements européens, faisant ou non partie de la S.D.N., qui seraient particulièrement intéressés à l'étude d'une question. Au surplus, la faculté lui serait formellement réservée, chaque fois qu'il le jugerait nécessaire ou opportun, d'inviter un représentant d'une Puissance extra-européenne, faisant ou non partie de la S.D.N., à assister, ou même à participer (avec voix consultative ou délibérative) aux délibérations portant sur une question où elle se trouverait intéressée.
  3. Une des premières tâches du Comité pourrait comporter :
    d'une part, l'examen général de toute procédure de réalisation et d'application du projet envisagé, conformément aux données essentielles de la consultation des Gouvernements, et la recherche, à cet effet, des voies et moyens tendant à dégager techniquement les éléments constitutifs de la future Union fédérale européenne ;
    d'autre part, l'inventaire général du programme de coopération européenne, comprenant :
    a. l'étude des questions politiques, économiques, sociales et autres intéressant particulièrement la communauté européenne et non encore traitées par la S.D.N.
    b. l'action particulière à exercer pour activer l'exécution par les Gouvernements européens des décisions générales de la S.D.N.
  4. Le Comité, après l'adoption du programme général de coopération européenne, pourrait confier l'étude de certains chapitres à des comités techniques spéciaux, en s'assurant des conditions nécessaires pour que le travail des experts fût toujours maintenu sous le contrôle et l'impulsion immédiate de l'élément politique, émanation directe des Gouvernements, qui demeurent solidairement responsables de la poursuite de leur entreprise internationale et qui peuvent seuls en assurer le succès sur le plan politique où elle trouve sa justification supérieure. (À cet effet, la présidence des Comités techniques pourrait être confiée, dans chaque cas particulier, à un homme d’État européen choisi, soit dans le sein, soit en dehors du Comité politique européen.)

C. Nécessité d'un service de secrétariat, aussi réduit fût-il à l'origine, pour assurer administrativement l'exécution des instructions du Président de la Conférence ou du Comité européen, les communications entre Gouvernements signataires du Pacte européen, les convocations de la Conférence ou du Comité, la préparation de leurs discussions, l'enregistrement et la notification de leurs résolutions, etc.

Observations
  1. Au début, le service de secrétariat pourrait être confié au Gouvernement chargé, par roulement, de la présidence du Comité européen.
  2. Le jour où la nécessité serait reconnue d'un Secrétariat permanent, le siège de ce Secrétariat devrait être le même que celui des réunions de la Conférence et du Comité, c'est-à-dire à Genève.
  3. L'organisation du service de secrétariat devrait toujours être examinée en tenant compte des possibilités d'utilisation, au moins partielle et temporaire, de services particuliers du Secrétariat de la S.D.N.
III

Nécessité d'arrêter d'avance les directives essentielles qui devront déterminer les conceptions générales du Comité européen et le guider dans son travail d'étude pour l'élaboration du programme d'organisation européenne.

(Ce troisième point pouvant être réservé à l'appréciation de la prochaine réunion européenne.)

A. Subordination générale du problème économique au problème politique.

Toute possibilité de progrès dans la voie de l'union économique étant rigoureusement déterminée par la question de sécurité et cette question elle-même étant intimement liée à celle du progrès réalisable dans la voie de l'union politique, c'est sur le plan politique que devrait être porté tout d'abord l'effort constructeur tendant à donner à l'Europe sa structure organique. C'est sur ce plan encore que devrait ensuite s'élaborer, dans ses grandes lignes, la politique économique de l'Europe, aussi bien que la politique douanière de chaque État européen en particulier.

Un ordre inverse ne serait pas seulement vain, il apparaitrait aux nations les plus faibles comme susceptible de les exposer, sans garanties ni compensation, aux risques de domination politique pouvant résulter d'une domination industrielle des États les plus fortement organisés.

Il est donc logique et normal que les sacrifices économiques à faire à la collectivité ne puissent trouver leur justification que dans le développement d'une situation politique autorisant la confiance entre peuples et pacification réelle des esprits. Et même après la réalisation d'une telle condition de fait, assurée par l'établissement d'un régime de constante et d'étroite association de paix entre peuples d'Europe, encore faudrait-il l'intervention, sur le plan politique, d'un sentiment supérieur des nécessité internationales pour imposer aux Membres de la communauté européenne, en faveur de la collectivité, la conception sincère et la poursuite effective d'une politique douanière vraiment libérale.

B. Conception de la coopération politique européenne comme devant tendre à cette fin essentielle : une fédération fondée sur l'idée d'union et non d'unité, c'est-à-dire assez souple pour respecter l'indépendance et la souveraineté nationale de chacun des États, tout en leur assurant à tous le bénéfice de la solidarité collective pour le règlement des questions politiques intéressant le sort de la communauté européenne ou celui d'un de ses Membres.

(Une telle conception pourrait impliquer, comme conséquence, le développement général pour l'Europe du système d'arbitrage et de sécurité, et l'extension progressive à toute la communauté européenne de la politique de garanties internationales inaugurée à Locarno, jusqu'à intégration des accords ou séries d'accords particuliers dans un système plus général.)

C. Conception de l'organisation économique de l'Europe comme devant tendre à cette fin essentielle : un rapprochement des économies européennes réalisé sous la responsabilité politique des Gouvernements solidaires.

À cet effet, les Gouvernements pourraient fixer eux-mêmes, définitivement, dans un acte d'ordre général et de principe qui constituerait un simple pacte de solidarité économique, le but qu'ils entendent assigner comme fin idéale à leur politique douanière (établissement d'un marché commun pour l'élévation au maximum du niveau de bien-être humain sur l'ensemble des territoires de la communauté européenne). À la faveur d'une telle orientation générale pourrait s'engager pratiquement la poursuite immédiate d'une organisation rationnelle de la production et des échanges européens, par voie de libération progressive et de simplification méthodique de la circulation des marchandises, des capitaux et des personnes, sous la seule réserve des besoins de la défense nationale dans chaque État.

Le principe même de cette politique douanière une fois consacré, et définitivement consacré, sur le plan de la politique générale des Gouvernements, l'étude des modalités de voies de réalisation pourrait être renvoyée tout entière à l'examen technique d'un Comité d'experts, dans les conditions prévues au titre II, B, observation 4.

IV

Opportunité de réserver, soit la prochaine conférence européenne, soit au futur Comité européen, l'étude de toutes questions d'application,

dont les suivantes :

A. Détermination du champ de coopération européenne, notamment dans les domaines suivants :

  1. Économie générale. — Réalisation effective, en Europe, du programme établi par la dernière Conférence économique de la S.D.N. ; contrôle de la politique des unions et cartels industriels entre différents pays ; examen et préparation de toutes possibilités futures en matière d'abaissement progressif des tarifs, etc.
  2. Outillage économique. — Réalisation d'une coordination entre les grands travaux publics exécutés par les États européens (routes à grand trafic automobile, canaux, etc.).
  3. Communications et transit. — Par voie de terre, d'eau et d'air : règlementation et amélioration de la circulation inter-européenne ; coordination des travaux des commissions fluviales européennes ; ententes entre chemins de fer ; régime européen des postes, télégraphes et téléphones ; statut de la radio-diffusion, etc.
  4. Finances. — Encouragement du crédit destiné à la mise en valeur des régions d'Europe économiquement moins développées ; marché européen ; questions monétaires, etc.
  5. Travail. — Solution de certaines questions de travail particulières à l'Europe, telles que le travail dans la batellerie fluviale et dans les verreries ; ayant un caractère continental ou régional, telles que la réglementation des conséquences sociales de l'émigration inter-européenne (application d'un pays à un autre des lois sur les accidents du travail, les assurances sociales, les retraites ouvrières, etc.).
  6. Hygiène. — Généralisation de certaines méthodes d'hygiène expérimentées par l'organisation d'hygiène de la S.D.N. (notamment, régénération des régions agricoles ; application de l'assurance-maladie ; écoles nationales d'hygiène ; épidémiologie européenne ; échanges de renseignements et de fonctionnaires entre services nationaux d'hygiène ; coopération scientifique et administrative dans la lutte contre les grands fléaux sociaux, contre les maladies professionnelles et la mortalité infantile ; etc.).
  7. Coopération intellectuelle. — Coopération par les universités et les académies ; relations littéraires et artistiques ; concentration des recherches scientifiques ; amélioration du régime de la presse dans les relations entre agences et dans le transport des journaux, etc.
  8. Rapports interparlementaires. — Utilisation de l'organisation et des travaux de l'« Union interparlementaires », pour le développement de contacts et échanges de vues entre milieux parlementaires des différents pays d'Europe (afin de préparer le terrain politique aux réalisations de l'Union européenne qui nécessiteraient des approbations parlementaires et, d'une façon générale, d'améliorer l'atmosphère internationale en Europe par la compréhension réciproque des intérêts et sentiments des peuples).
  9. Administration. — Formation de sections européennes dans certains bureaux internationaux mondiaux.

B. Détermination des méthodes de coopération européenne dans les questions que retiendrait la Conférence européenne ou le Comité européen.

Il pourrait être opportun, suivant les cas :

— soit de créer des organismes de coordination et d'étude là où ils n'existent pas (par exemple pour l'outillage européen ou pour les diverses Commissions fluviales européennes).

— soit de seconder les efforts de la S.D.N. dans les questions qui font déjà l'objet de ses études méthodiques (en préparant, notamment, par des échanges de vues et des négociations amiables, l'entrée en vigueur, dans les relations des États d'Europe, des conventions établies ou des recommandations formulées par la S.D.N.)

— soit enfin de provoquer des conférences, européennes ou générales, de la S.D.N dans les questions susceptibles d'être traitées par elle, mais qui ne l'ont pas encore été. (À toute conférence européenne les États extra-européens seraient invités à se faire représenter par des observateurs et toute convention qui serait établie par une conférence européenne convoquée à la demande des États d'Europe, pour autant qu'elle ne serait pas strictement continentale par son objet, demeurerait ouverte à l'adhésion des États extra-européens.)

C. Détermination de tous modes de collaboration entre l'Union européenne et les pays situés en dehors de cette union.

En sollicitant, sur les quatre points ci-dessus indiqués, l'avis des vingt-six Gouvernements européens dont il a reçu mandat d'enquête, le Gouvernement de la République tient à formuler cette observation générale, qu'il a cru devoir s'attacher, pour des raisons purement pratiques, à une conception aussi élémentaire que possible de sa consultation : non qu'il entende limiter, dans ses vœux, les possibilités de développement futur d'une organisation fédérale de l'Europe, mais parce que, dans l'état actuel du monde européen et pour accroître les chances d'assentiment unanime à une première proposition concrète, susceptible de concilier tous intérêts et toutes situations particulières en cause, il importe essentiellement de s'en tenir aux données initiales de quelques vues très simples au plus complexe, en s'en remettant au temps du soin d'assurer, avec la vie, par une évolution constante et par une sorte de création continue, le plein épanouissement des ressources naturelles que l'Union européenne pourrait porter en elle-même.

C'est une telle conception qui guidait déjà le Représentant de la France, quand, devant la première réunion européenne convoquée à Genève, il se bornait à suggérer, à titre immédiat, la recherche d'un simple lien fédéral à instituer entre Gouvernements européens membres de la S.D.N. pour assurer pratiquement leur coopération.

Il ne s'agit point, en effet, d'édifier de toutes pièces une construction idéale répondant abstraitement à tous les besoins logiques d'une vaste ébauche de mécanisme fédéral européen, mais, en se gardant au contraire de toute anticipation de l'esprit, de s'attacher pratiquement à la réalisation effective d'un premier mode de contact et de solidarité constante entre Gouvernements européens, pour le règlement en commun de tous les problèmes intéressant l'organisation de la paix européenne et l'aménagement rationnel des forces vitales de l'Europe.

Le Gouvernement de la République attacherait du prix à recevoir avant le 15 juillet la réponse des Gouvernements consultés, avec toutes observations ou suggestions spontanées dont ils croiraient devoir accompagner leur communication. Il exprime le ferme espoir que ces réponses, inspirées du large souci de faire droit à l'attente des peuples et aux aspirations de la conscience européenne, fourniront les éléments d'entente et de conciliation permettant d'instituer, avec un premier embryon d'organisation fédérale, le cadre durable de cette coopération européenne dont le programme pourra être arrêté à la prochaine réunion de Genève.

L'heure n'a jamais été plus propice ni plus pressante pour l'inauguration d'une oeuvre constructive en Europe. Le règlement des principaux problèmes, matériels et moraux, consécutifs à la dernière guerre aura bientôt libéré l'Europe nouvelle de ce qui grevait le plus lourdement sa psychologie, autant que son économie. Elle apparaît dès maintenant disponible pour un effort positif et qui réponde à un ordre nouveau. Heure décisive, où l'Europe attentive peut disposer elle-même de son propre destin.

S'unir pour vivre et prospérer : telle est la stricte nécessité devant laquelle se trouvent désormais les Nations d'Europe. Il semble que le sentiment des peuples se soit déjà clairement manifesté à ce sujet. Aux Gouvernements d'assumer aujourd'hui leurs responsabilités, sous peine d'abandonner au risque d'initiatives particulières et d'entreprises désordonnées le groupement de forces matérielles et morales dont il leur appartient de garder la maîtrise collective, au bénéfice de la communauté européenne autant que de l'humanité.

Paris, le 1er mai 1930.