Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 2/Chapitre 12

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Ernest Bourdin (Tome IIp. 483-540).


Chapitre 12.


Mon enlèvement de Longwood. – Réclusion au Secret à Sainte-Hélène.
(Espace d’environ six semaines.)



Mon enlèvement de Longwood.


Lundi 25.

Sur les quatre heures, l’Empereur m’a fait demander ; il venait de finir son travail, et il s’en montrait tout content : « J’ai fait avec Bertrand de la fortification toute la journée, m’a-t-il dit ; aussi m’a-t-elle paru très courte. » J’ai dit que c’était dans l’Empereur un goût nouveau, tout à fait du moment, et Dieu sait comme ils sont précieux ici.

J’avais rejoint l’Empereur sur l’espèce de gazon qui avoisine la tente ; de là nous avons gagné le tournant de l’allée qui conduit au bas du jardin. On a apporté cinq oranges dans une assiette, du sucre et un couteau. Elles sont fort rares dans l’île ; elles viennent du Cap. L’Empereur les aime beaucoup, celles-ci étaient une galanterie de Lady Malcolm. L’amiral répétait cette offrande toutes les fois qu’il en avait l’occasion. Nous étions trois en ce moment auprès de l’Empereur ; il m’a donné une de ces oranges à mettre dans ma poche pour mon fils, et s’est mis à couper et à préparer lui-même les autres par tranches ; et, assis sur le tronc d’un arbre, il les mangeait et en distribuait gaiement et familièrement à chacun de nous. Je rêvais précisément, par un instinct fatal, au charme de ce moment ! Que j’étais loin, hélas ! d’imaginer que ce devait être le dernier don que je pourrais tenir de sa main !…

L’Empereur s’est mis ensuite à faire quelques tours de jardin ; le vent était devenu froid. Il est rentré, et je l’ai suivi seul dans le salon et la salle de billard qu’il parcourait dans leur étendue. Il me parlait de nouveau de sa journée, me questionnait sur la mienne ; puis, la conversation s’étant fixée sur son mariage, il s’étendait sur les fêtes qui avaient amené le terrible accident de celle de M. de Schwartzemberg, dont je me promettais intérieurement de faire un article intéressant dans mon Journal, quand l’Empereur s’est interrompu tout à coup pour examiner, par la croisée, un groupe considérable d’officiers anglais qui débouchaient vers nous par la porte de notre enclos : c’était le gouverneur, entouré de beaucoup des siens. Or le gouverneur était déjà venu le matin, a fait observer le grand maréchal qui entrait en ce moment ; il l’avait eu chez lui assez longtemps. De plus, a-t-il ajouté, on parlait d’un certain mouvement de troupes. Ces circonstances ont paru singulières. Et ce que c’est pourtant qu’une conscience coupable ! l’idée de ma lettre clandestine me revint à l’instant, et un secret pressentiment m’avertit aussitôt que tout cela me regardait. En effet, peu d’instants après, on est venu me dire que le colonel anglais, la créature de sir Hudson Lowe, m’attendait chez moi. J’ai fait signe que j’étais avec l’Empereur, qui m’a dit quelques minutes après : « Allez voir, mon cher, ce que vous veut cet animal. » Comme je m’éloignais déjà, il a ajouté : « Et surtout revenez promptement. » Et voilà pour moi les dernières paroles de Napoléon. Hélas ! je ne l’ai plus revenu ! Son accent, le son de sa voix, sont encore à mes oreilles. Que de fois depuis je me suis complu à y arrêter ma pensée ! et quel charme, quelle peine peut tout à la fois renfermer un douloureux souvenir !

Celui qui m’avait fait demander était le complaisant dévoué, l’homme d’exécution du gouverneur, avec lequel je communiquais, du reste, assez souvent à titre d’interprète. À peine il m’aperçut que, d’une figure bénigne, d’une voix mielleuse, il s’enquit avec un intérêt tendre de l’état de ma santé : c’était le baiser de Judas ; car, lui ayant fait signe de la main de prendre place sur mon canapé, et m’y asseyant moi-même, il saisit cet instant pour se placer entre la porte et moi, et, changeant subitement de figure et de langage, il me signifia qu’il m’arrêtait au nom du gouverneur sir Hudson Lowe, sur une dénonciation de mon domestique, pour correspondance clandestine. Des dragons cernaient déjà ma chambre, toute observation devint inutile, il fallut céder à la force ; je fus emmené sous une nombreuse escorte. L’Empereur a écrit depuis, ainsi qu’on le verra plus bas, qu’en me voyant de sa fenêtre entraîné dans la plaine au milieu de ces gens armés, l’alacrité de ce nombreux état-major caracolant autour de moi, la vive ondulation de leurs grands panaches, lui avaient donné l’idée de la joie féroce des sauvages de la mer du Sud, dansant autour du prisonnier qu’ils vont dévorer.

J’avais été séparé de mon fils, qu’on avait retenu prisonnier dans ma chambre, et qui me rejoignit peu de temps après, aussi sous escorte ; si bien qu’à dater de cet instant comptent pour nous l’interruption soudaine et le terme final de toute communication avec Longwood. On nous enferma tous les deux dans une misérable cahute voisine de l’ancienne habitation de la famille Bertrand. Il me fallut coucher sur un mauvais grabat, mon malheureux fils à mes côtés, sous peine de le laisser étendu par terre. Je le croyais en cet instant en danger de mort ; il était menacé d’un anévrisme, et avait failli, peu de jours auparavant, expirer dans mes bras. On nous tint jusqu’à onze heures sans manger ; et quand, cherchant à pourvoir aux besoins de mon fils, je voulus ; demander un morceau de pain aux gens qui nous entouraient, à la porte et à chaque fenêtre où je me présentai, il me fut répondu tout d’abord par autant de baïonnettes.


Visite officielle de mes papiers, etc..


Mardi 25 au mercredi 26.

Quelle nuit que la première nuit que l’on passe emprisonné entre quatre murailles !… Quelles pensées ! quelles réflexions !… Toutefois ma dernière idée du soir, la première de mon réveil, avaient été que j’étais encore à quelques minutes de distance seulement de Longwood, et que pourtant peut-être l’éternité m’en séparait déjà !…

Dans la matinée, le grand maréchal, accompagné d’un officier, a passé à vue de ma cahute et à portée de la voix. J’ai pu lui demander de mon donjon comment se portait l’Empereur. Le grand maréchal se rendait à Plantation-House, chez le gouverneur ; c’était indubitablement à mon sujet. Mais de quoi pouvait-il être chargé ? quels étaient les pensées, les désirs de l’Empereur à cet égard ? C’est là ce qui m’occupait tout à fait. Le grand maréchal, en repassant, m’a fait, avec tristesse, un geste qui m’a donné l’idée d’un adieu et m’a serré le cœur.

Dans la matinée encore, le général Gourgaud et M. de Montholon sont venus jusqu’à l’ancienne demeure de madame Bertrand, en face de moi et assez près. Il m’a été doux de les revoir et d’interpréter leurs gestes d’intérêt et d’amitié. Ils ont sollicité vainement de pénétrer jusqu’à moi ; il leur a fallu s’en retourner sans rien obtenir. Peu de temps après, madame Bertrand m’a envoyé des oranges, me faisant dire qu’elle recevait à l’instant même des nouvelles indirectes de ma femme, qui se portait bien. Cet empressement, ces tendres témoignages de tous mes compagnons, m’étaient la preuve que les sentiments de famille se réveillent au premier coup du malheur, et je trouvais en ce moment quelque charme à être captif.

Cependant, aussitôt après mon arrestation, on n’était pas demeuré oisif dans mon ancien logement. Un commissaire de police, importation toute récente dans la colonie, la première tentative de cette nature, je pense, hasardée sur le sol britannique, avait fait sur moi son coup d’essai. Il avait fouillé mon secrétaire, enfoncé des tiroirs, saisi tous mes papiers ; et, jaloux de montrer sa dextérité et tout son savoir-faire, il avait procédé de suite à défaire nos lits, démonter mon canapé, et ne parlait de rien moins que d’enlever les planchers.

Le gouverneur, devenu maître de tous mes papiers, suivi de huit à dix officiers, s’est mis en devoir de me les produire triomphalement. Descendu à l’opposite de moi dans l’ancienne demeure de madame Bertrand, il m’a fait demander si je voulais y aller pour assister à leur inventaire, ou si je préférais qu’il se rendît chez moi. J’ai répondu que, puisqu’il me laissait le choix, le dernier parti me serait le plus agréable. Tout le monde ayant pris place, je me suis levé pour protester hautement contre la manière peu convenable dont j’avais été arraché de Longwood, sur l’illégalité avec laquelle on avait scellé mes papiers loin de ma personne ; enfin j’ai protesté contre la violation qu’on allait faire de mes papiers secrets, de ceux qui étaient les dépositaires sacrés de ma pensée, qui ne devaient exister que pour moi, dont jusqu’ici personne au monde n’avait eu connaissance. Je me suis élevé contre l’abus que pouvait en faire le pouvoir. J’ai dit à sir Hudson Lowe que s’il pensait que les circonstances requissent qu’il en prît connaissance, c’était à sa sagesse à y pourvoir ; que cette lecture ne m’embarrassait nullement d’ailleurs ; mais que je devais à moi-même, aux principes, d’en charger sa responsabilité, de ne céder qu’à la force, et de ne point autoriser un tel acte par mon consentement.

Ces paroles de ma part, en présence de tous ses officiers, contrariaient fort le gouverneur, qui, s’irritant, s’est écrié : « Monsieur le comte, n’empirez pas votre situation, elle n’est déjà que trop mauvaise ! » Allusion sans doute à la peine de mort qu’il nous rappelait souvent que nous encourions en nous prêtant à l’évasion du grand captif. Il ne doutait pas que mes papiers dussent lui procurer les plus grandes découvertes. Dieu sait jusqu’où pouvaient aller ses idées à cet égard !

Au moment de procéder à leur lecture, il appela le général Bingham, commandant en second de l’île, pour y prendre personnellement part ; mais la délicatesse et les idées de celui-ci différaient beaucoup de celles du gouverneur. « Sir Hudson Lowe, lui répondit-il avec un dégoût marqué, je vous prie de m’excuser, je ne me crois pas capable de lire cette espèce d’écriture française. »

Je n’avais au fait nulle objection réelle à ce que le gouverneur prît connaissance de mes papiers. Je lui dis donc que, non comme juge ni magistrat, car il n’était pour moi ni l’un ni l’autre, mais à l’amiable et de pure condescendance, je trouvais bon qu’il les parcourût. Il tomba d’abord sur mon Journal. On juge de sa joie et de ses espérances en apercevant qu’il allait lui présenter, jour par jour, tout ce qui se passait au milieu de nous à Longwood. Cet ouvrage était assez dégrossi pour qu’une note des matières ou l’indication des chapitres se trouvât en tête de chaque mois. Sir Hudson Lowe, y lisant souvent son nom, courait tout d’abord à la page indiquée chercher les détails ; et, s’il eut là maintes occasions d’exercer sa longanimité, ce n’était pas ma faute, lui remarquai-je, mais plutôt celle de son indiscrétion. Je l’assurai que cet écrit était un mystère profond, étranger à tous ; que l’Empereur lui-même, qui en était l’unique objet, n’en avait lu que les premières feuilles ; qu’il était loin d’être arrêté ; qu’il devait demeurer longtemps un secret, n’être que pour moi seul.

Sir Hudson Lowe ayant parcouru mon Journal deux ou trois heures, je lui dis que j’avais voulu le mettre à même d’en prendre une juste idée, qu’à présent c’était assez ; que je me croyais obligé, par bien des considérations, à lui interdire, autant qu’il était en mon pouvoir, d’aller plus loin ; qu’il avait la force, mais que je protesterais contre sa violence et son abus d’autorité. Il me fut aisé de voir que c’était un vrai contretemps pour lui ; il hésita même : toutefois ma protestation eut son plein effet, et il ne fut plus touché à mon Journal. J’aurais pu étendre ma protestation à tous mes autres papiers, mais ils m’importaient peu ; ils causèrent pendant plusieurs jours l’inquisition la plus minutieuse.

J’avais mes dernières volontés scellées ; il me fallut ouvrir cette pièce, ainsi que d’autres papiers d’une nature aussi sacrée. Arrivé au fond d’un portefeuille où reposaient des objets que je n’avais pas osé toucher depuis que j’étais loin de l’Europe, il a fallu les ouvrir. Ce devait être pour moi la journée des émotions : leur vue a remué dans mon cœur de vieux souvenirs que mon courage y tenait comprimés depuis de douloureuses séparations. J’en ai été vivement ému ; je suis sorti rapidement de la chambre. Mon fils, demeuré présent, m’a dit que le gouverneur lui-même n’a pas été sans se montrer sensible à ce mouvement.


Ma translation à Balcombe’s cottage.


Jeudi 28 au samedi 30.

Aujourd’hui 28 nous avons été tirés de notre misérable cahute, et transférés, à une petite lieue de là, dans une espèce de chaumière de plaisance appartenant à M. Balcombe, notre hôte de Briars. La demeure était petite, mais du moins très supportable, et située en face de Longwood, à assez peu de distance ; nous n’en étions séparés que par plusieurs lignes de précipices et de sommités très escarpées. Nous étions gardés par un détachement du 66e ; un grand nombre de sentinelles veillaient sur nous et défendaient nos approches. Un officier y était à nos ordres, nous dit obligeamment sir Hudson Lowe, et pour notre commodité, nous assurait-il. Toute communication était sévèrement interceptée ; nous demeurions sous l’interdit le plus absolu. Un chemin circulait sur la crête de notre bassin ; le général Gourgaud, escorté d’un officier anglais, vint le parcourir : il nous fut aisé de distinguer ses efforts pour se rapprocher de nous autant que cela lui était possible, et ce fut avec un sentiment de joie et de tendresse que nous reçûmes et rendîmes de loin les saluts et les démonstrations que nous adressait notre compagnon. La bonne et excellente madame Bertrand nous envoya de nouveau des oranges ; il ne nous fût pas permis de lui écrire un mot de remerciements, il fallut nous borner à confier toute notre reconnaissance à des poignées de roses cueillies dans notre prison, et que nous lui envoyâmes.

Sir Hudson Lowe, dès le lendemain, vint nous visiter dans notre nouvelle demeure. Il voulut savoir comment j’avais été couché ; je le conduisis à une pièce voisine, et lui fis voir un matelas par terre : notre nourriture avait été à l’avenant. « Vous l’apprenez, lui dis-je, parce que vous l’avez demandé ; j’y attache peu de prix. » Alors il s’est violemment fâché contre ceux qu’il avait chargés de nous installer, et nous a envoyé nos repas de sa cuisine de Plantation-House, bien qu’à deux lieues de distance, et cela jusqu’à ce qu’on eût pourvu régulièrement à nos besoins.

Cependant, une fois dans notre nouvelle prison, il fallut bien songer à nous créer des occupations pour pouvoir supporter le temps. Je partageai nos heures de manière à remplir notre journée : je donnai des leçons régulières d’histoire et de mathématiques à mon fils ; nous fîmes quelques lectures suivies, et nous marchions dans notre enclos durant les intervalles. Le lieu, pour Sainte-Hélène, était agréable ; il y avait un peu de verdure et quelques arbres, grand nombre de poules qu’on élevait pour la consommation de Longwood, quelques pintades et autres gros oiseaux que nous eûmes bientôt apprivoisés : les captifs sont ingénieux et compatissants. Enfin le soir nous allumions du feu, je racontais à mon fils des histoires de famille, je le mettais au fait de mes affaires domestiques, je lui apprenais et lui faisais noter les noms de ceux qui m’avaient montré de la bienveillance dans la vie ou m’avaient rendu quelques services.

En somme, nos moments étaient tristes, mélancoliques, mais si calmes qu’ils n’étaient pas sans une certaine douceur. Une seule idée nous était poignante et nous revenait sans cesse : l’Empereur était là, presque à notre vue, et pourtant nous habitions deux univers ; une si petite distance nous séparait, et pourtant toutes communications avaient cessé ! Cet état avait quelque chose d’affreux ; je n’étais plus avec lui, je n’étais pas non plus avec ma famille, que j’avais quittée pour lui : que me restait-il donc ? Mon fils partageait vivement toutes ces sensations ; exalté par cette situation et par la chaleur de son âge, ce cher enfant m’offrit, dans un moment d’élan, de profiter de l’obscurité de la nuit pour tromper la surveillance de nos sentinelles, descendre les nombreux précipices et gravir les hauteurs escarpées qui nous séparaient de Longwood, et pénétrer jusqu’à Napoléon dont il rapporterait des nouvelles, garantissait-il, avant le retour du jour. Je calmai son zèle, qui, s’il eût été praticable, n’eût pu avoir d’autre résultat qu’une satisfaction personnelle, et eût pu créer les inconvénients les plus graves. L’Empereur m’avait tant et si souvent parlé que je ne pensais pas qu’il eût rien à me faire dire qui fût nouveau pour moi ; et si la tentative de mon fils eût été découverte, quel bruit n’eût-elle pas fait, quelle importance le gouverneur ne lui eut-il pas donnée, quels contes absurdes n’eût-il pas imaginés, entassés, transmis, etc. !


Je prends un parti ; mes lettres à sir Hudson Lowe, etc..


Dimanche 1er décembre au vendredi 6.

Cependant les jours de notre emprisonnement s’écoulaient, et le gouverneur, bien qu’il continuât de nous visiter souvent, ne nous parlait pas d’affaires : seulement il m’avait laissé entrevoir que mon séjour dans l’île, et au secret, pourrait se continuer jusqu’au retour des nouvelles de Londres. Près de huit jours étaient déjà passés sans le moindre pas vers un dénouement quelconque. Cet état passif et inerte n’était pas dans ma nature. La santé de mon fils était par moments des plus alarmantes. Privé de toute communication quelconque avec Longwood, je demeurais seul vis-à-vis de moi-même. Je méditais sur cette situation, j’arrêtai un plan et pris un parti : je le choisis extrême, pensant que, s’il était approuvé de l’Empereur, il pourrait être utile, et que rien ne me serait plus facile que de revenir en arrière si c’était son désir. En Conséquence, j’écrivis au gouverneur la lettre suivante :

« Monsieur le gouverneur, par suite d’un piège tendu par mon valet, j’ai été enlevé de Longwood le 25 du courant, et tous mes papiers saisis. Je me suis trouvé avoir enfreint vos restrictions, auxquelles je m’étais soumis. Mais ces restrictions, vous ne les aviez confiées ni à ma parole ni à ma délicatesse : elles m’eussent été sacrées. Vous les aviez confiées à des peines, j’en ai couru les risques ; vous avez appliqué ces peines à votre fantaisie, je n’y ai rien objecté. Jusque-là rien de plus régulier ; mais la peine a ses limites, sitôt que la faute est circonscrite. Or, qu’est-il arrivé ? Deux lettres ont été données à votre insu : l’une est une relation de nos évènements au prince Lucien, relation qui était destinée à passer par vos mains, si vous ne m’aviez fait dire que la continuation de mes lettres et de leur style me ferait éloigner, par vous, d’auprès de l’Empereur.

« La seconde est une simple communication d’amitié. Cependant cette circonstance a mis en vos mains tous mes papiers ; vous en avez vu les plus secrets. J’ai mis une telle facilité à vos recherches que je me suis prêté à vous laisser parcourir, sur votre parole privée, ce qui n’était connu que de moi, n’était encore que des idées ou des rédactions informes, non arrêtées, susceptibles d’être à chaque instant corrigées, rectifiées, modifiées ; en un mot, le secret, le chaos de mes pensées. J’ai voulu vous convaincre par là, et, j’en appelle à votre bonne foi, j’espère vous avoir convaincu que, dans la masse des papiers que vous avez sommairement parcourus, il n’existe rien de ce qui aurait pu concerner la haute et importante partie de votre ministère. Aucun complot, aucun nœud, pas une seule idée relative à l’évasion de Napoléon. Vous n’avez pu en trouver aucune, parce qu’il n’en existait aucune. Nous la croyons impossible, nous n’y songeons pas ; et ce n’est pas que je veuille m’en défendre, j’y eusse volontiers donné les mains, si j’en eusse vu la possibilité. J’eusse volontiers payé de ma vie cette évasion, je serais mort martyr du dévouement ; c’eût été vivre à jamais dans les cœurs nobles et généreux. Mais, je le répète, personne ne le croit possible et n’y songe. L’empereur Napoléon en est encore à la même pensée, aux mêmes désirs qu’en abordant librement et de bonne foi le Bellérophon, d’aller chercher quelques jours tranquilles en Amérique, ou même en Angleterre, sous la protection des lois.

« Les choses une fois ainsi établies, je proteste de tout mon pouvoir, je m’oppose formellement à ce que vous lisiez désormais, je pourrais dire tous mes papiers secrets, mais je me borne seulement à ceux que j’appelle mon Journal. Je dois cette mesure à mon grand respect pour l’auguste personnage qui s’y retrouve sans cesse ; je la dois au respect de moi-même. Je demande donc de deux choses l’une : ou, si dans votre conscience vous croyez ces papiers étrangers à votre grand objet, qu’ils me soient rendus sur-le-champ ; ou si, d’après ce que vous en avez lu, vous pensez que certaines parties sont de nature à être mises sous les yeux de vos ministres, je demande que vous leur en envoyiez la totalité et me fassiez suivre avec eux. Il est trop question de vous, Monsieur, pour que votre délicatesse ne vous fasse une loi d’adopter l’un ou l’autre de ces partis. Vous ne sauriez chercher à profiter plus que je ne l’ai permis de cette occasion d’y lire ce qui regarde votre personne. Autrement, à quelles inductions ne vous exposerait pas un abus d’autorité, et comment empêcher qu’on ne liât cette circonstance au piège qui m’a été tendu, au grand bruit qu’on se trouvera avoir fait pour si peu de chose ?

« Arrivé en Angleterre avec ces papiers, je demanderai aux ministres, à leur tour, et j’appellerai le monde à témoin, de quelle utilité peut être aux yeux des lois un papier où se trouvent consignés, dans toute la négligence d’un mystère profond, jour par jour, la conversation, les paroles, peut-être jusqu’aux gestes de l’empereur Napoléon. Je leur demanderai surtout quelle inviolabilité de secret je n’ai pas droit d’exiger d’eux sur toutes les parties d’un recueil qui n’était encore que ma pensée brute, qui n’existe pas, à bien dire, qui ne présente que des matériaux encore informes, dont je pouvais sans scrupule désavouer presque toutes les parties, parce qu’elles étaient loin d’être arrêtées encore vis-à-vis de moi-même ; dans lequel, chaque jour, il m’arrivait de redresser, à l’aide d’une conversation nouvelle, les erreurs d’une conversation passée, erreurs toujours inévitables et fréquentes, et dans celui qui parle sans croire être observé, et dans celui qui recueille sans se croire tenu à garantir. Quant à ce qui vous y concerne, Monsieur, si vous avez eu à vous récrier maintes fois sur l’opinion et les faits que j’ai émis sur votre personne, rien ne vous est plus aisé, d’homme à homme, que de me faire connaître mon erreur. Vous ne me rendrez jamais plus heureux que de me donner l’occasion d’être juste, et à la suite des éclaircissements, quelle que soit l’opinion dans laquelle je persiste, vous serez forcé du moins de reconnaître ma droiture et ma bonne foi.

« Du reste, quel que soit le parti que vous comptiez prendre à mon égard, monsieur le gouverneur, à compter de cet instant je me retire, autant que l’admet la position où je me trouve, de la sujétion volontaire à laquelle je m’étais soumis vis-à-vis de vous. Quand j’en pris l’engagement, vous me dites que je demeurais toujours maître de le rétracter : or, à compter de cet instant, je veux rentrer dans la classe commune des citoyens. Je me remets sous l’action de vos lois civiles ; je réclame vos tribunaux. Je n’implore pas leur faveur, mais seulement leur justice et leur jugement. Je pense, monsieur le général, que vous portez trop de respect à vos lois et avez trop de justice naturelle dans le cœur, pour vous faire l’injure de vous observer que vous deviendriez responsable de toutes les violations que ces lois peuvent éprouver vis-à-vis de moi, directement et indirectement. Je ne pense pas que la lettre de vos instructions, qui vous porterait à me retenir ici ou au Cap plusieurs mois prisonnier, pût vous mettre à l’abri de l’esprit de ces mêmes instructions, invoqué par la force, la supériorité, la majesté des lois.

« Ces instructions, si j’ai compris, en vous prescrivant de retenir toute personne de l’établissement de Longwood un certain temps avant de la rendre à la liberté, n’ont pour but, sans doute, que de dérouter et de laisser vieillir les communications que l’on pourrait avoir eues avec cette affreuse prison : or, la manière dont j’en ai été enlevé a suffi pour remplir ce but. On m’a rendu impossible d’en emporter aucune idée concertée. J’y ai été comme frappé de mort subite. D’ailleurs, envoyé en Angleterre comme prévenu, et sous l’action des lois, si je suis trouvé coupable, elles pourvoiront assez à l’inconvénient qu’on a voulu éviter. Si je ne le suis pas, il restera contre moi l’alien-bill, ou même encore ma soumission volontaire, donnée ici d’avance à toutes les précautions, même arbitraires, qu’on croira devoir prendre à ce sujet vis-à-vis de moi.

« Monsieur le gouverneur, sans connaître encore quels peuvent être vos projets sur ma personne, je me suis imposé déjà moi-même le plus grand des sacrifices. Je ne suis encore qu’à quelques pas de Longwood, et déjà peut-être l’éternité m’en sépare : pensée affreuse qui me déchire et va me poursuivre !… Il y a peu de jours encore, vous m’eussiez arraché jusqu’aux dernières soumissions par la crainte de me voir éloigner de l’empereur Napoléon. Aujourd’hui vous ne sauriez plus m’y faire revenir. On m’a souillé en me saisissant presque à sa vue. Je ne saurais plus désormais lui être un objet de consolation ; ses regards ne rencontreraient en moi qu’un objet flétri et des souvenirs de douleurs. Pourtant sa vue, les soins que je me plaisais à lui donner, me sont plus chers que la vie. Mais peut-être qu’au loin on prendra pitié de ma peine ! Quelque chose me dit que je reviendrai, mais par une route purifiée, amenant avec moi tout ce qui m’est cher, pour entourer de nos soins pieux et tendres l’immortel monument que rongent sur un roc, au bout de l’univers, l’inclémence de l’air et la mauvaise foi, la dureté des hommes. Vous m’avez parlé de vos peines, monsieur le gouverneur ; nous ne soupçonnons pas, m’avez-vous dit, toutes vos tribulations ; mais chacun ne connaît, ne sent que son mal. Vous ne soupçonnez pas non plus le crêpe funèbre que vous tenez étendu sur Longwood. J’ai l’honneur, etc. »

Une fois la correspondance établie avec sir Hudson Lowe, je ne demeurai plus oisif. Dès le lendemain, je lui écrivis de nouveau pour lui dire qu’en conséquence de ma lettre de la veille, je le sommais officiellement et authentiquement de m’éloigner de Sainte-Hélène, et de me renvoyer en Europe. Le jour suivant, je poursuivis auprès de lui la même idée, sous mes rapports et ma situation domestiques.

« Dans mes deux précédentes, lui mandais-je, qui traitaient toutes deux de ma situation politique, j’avais cru peu digne et peu convenable de mêler un seul mot de ma situation domestique ; mais aujourd’hui que, par suite de ces deux mêmes lettres, je me regarde comme rentré dans la masse de vos administrés, à titre de passager accidentel dans votre île, je n’hésite pas à vous entretenir de toute l’horreur de ma situation privée. Vous connaissez l’état affreux de la santé de mon fils : les personnes de l’art doivent vous en avoir instruit. Depuis qu’il a vu se briser le lien cher et sacré qui nous attachait à Longwood, toutes ses idées, ses vœux, ses espérances se sont tournés avec ardeur vers l’Europe, et son mal va s’accroître de toute l’impatience, de tout le pouvoir de l’imagination. Voilà sa situation physique ; elle rend ma situation morale pire encore, s’il est possible. J’ai à combattre tout à la fois et la tendresse du cœur et les inquiétudes de l’esprit. Je ne me vois pas sans effroi responsable à moi-même de l’avoir amené ici, et d’être la cause qu’on l’y retiendrait. Que répondrais-je à une mère qui me le redemanderait ? Que répondrais-je à la foule des oisifs et des indifférents mêmes, toujours empressés de juger et de condamner ? Je ne parle point de ma propre santé, elle m’importe peu dans de telles émotions et de telles anxiétés. Toutefois je me trouve dans un état de débilité absolue, vraiment déplorable : depuis que je n’ai plus sous les yeux la cause qui tenait en exercice les forces de mon âme, mon corps plie sous les ravages effrayants d’un an et demi de combats, d’épreuves et de secousses, tels que l’imagination a de la peine à les suivre. Je ne suis plus auprès de l’objet auguste auquel je consacrais avec charmes les peines de ma vie. Je n’en demeure pas moins éloigné de ma famille, dont le sacrifice m’avait tant déchiré. Mon cœur se brise entre les deux, privé de chacun ; il s’égare dans un abîme ; il ne saurait y résister longtemps. Je vous laisse, monsieur le gouverneur, à peser ces considérations. Ne faites pas deux victimes. Je vous prie de nous envoyer en Angleterre, à la source de la science et des secours de toute nature. Ce sera la première, la seule demande d’aucune espèce qui sera sortie de moi vers vous ou votre prédécesseur. Mais le malheureux état de mon fils l’emporte sur mon stoïcisme. N’atteindra-t-il pas votre humanité ? Un bon nombre de motifs peuvent aider encore votre décision : ma lettre du 30 novembre les renferme tous. J’ajouterai seulement ici l’occasion précieuse pour vous de montrer à tous les yeux une grande et une rare impartialité, en envoyant ainsi vous-même à vos ministres précisément un de vos adversaires. »

À la réception de ces lettres, sir Hudson Lowe se rendit auprès de moi ; et, à l’égard de la première, il me nia tout d’abord qu’il m’eût tendu aucun piège par la voie de mon domestique. Il convenait néanmoins que j’avais pu m’y méprendre ; et comment en eût-il pu être autrement ? lui disais-je ; ce domestique avait été mandé plusieurs fois par l’autorité avant de m’avoir été retiré et après ; depuis, il était venu m’offrir bénévolement ses services pour l’Europe, et m’avait assuré qu’il trouverait bien le moyen de parvenir en secret jusqu’à moi pour prendre mes commissions, et il y était venu en effet plusieurs fois, malgré la surveillance sévère qu’on exerçait autour de nous. Quoi qu’il en fût, sir Hudson Lowe me donna sur ce point sa parole d’honneur, et il fallait bien que j’y crusse.

De là il passa à discuter verbalement quelques articles de mes lettres, s’arrêtant surtout sur certaines expressions qu’il me représentait d’une manière amicale devoir lui être désagréables. Il me trouva non seulement en cette occasion, mais dans plusieurs autres qu’il fit naître de la sorte, toujours de la dernière facilité. Ma réponse d’ordinaire était de prendre la plume aussitôt, et de modifier les mots qui lui déplaisaient.

Je fais grâce d’une assez volumineuse correspondance roulant toujours sur le même sujet. Je me contenterai de dire que sir Hudson Lowe s’abstenait de répondre ; que sa coutume était d’accourir, ainsi qu’on vient de le voir, pour discuter verbalement avec moi les lettres qu’il avait reçues, obtenir quelques ratures, après quoi il se retirait en assurant qu’il ferait bientôt ample réponse ; ce qu’il ne fit jamais alors, ce qu’il n’a jamais fait depuis : seulement, m’a-t-on mandé d’Angleterre, il paie aujourd’hui des papiers périodiques ou des libellistes subalternes pour dépecer le Mémorial de Sainte-Hélène et injurier son auteur.

Comme dans les nombreuses discussions verbales sur mes lettres, à la rature près de quelques expressions, il n’obtenait de moi rien d’important et n’arrivait à rien de ce qu’il voulait, il s’en retournait, me donnant à chacun pour un homme très fin, très dangereux, assurait-il ; car pour lui on était très fin, très astucieux, tout à fait à craindre, dès qu’on n’était point assez sot pour donner dans ses vues ou tomber lourdement dans ses pièges. Toutefois voici le seul tour que je lui ai joué, car la captivité, son oisiveté, ses rigueurs aiguisent l’imagination, et puis c’était de bonne guerre entre nous : le droit incontestable du prisonnier est de chercher à tromper son geôlier.

J’ai dit au commencement de mon Journal que l’Empereur, au moment de partir pour Sainte-Hélène, m’avait secrètement confié un collier de diamants d’un très grand prix. L’habitude de le porter depuis si longtemps faisait que je ne m’en occupais plus aucunement, si bien que ce ne fût qu’au bout de plusieurs jours de réclusion, et véritablement par hasard, qu’il me revint à l’esprit ; j’en frissonnai. Gardé comme je l’étais, je ne voyais plus de moyen de le rendre à l’Empereur, qui n’y avait sans doute pas plus songé que moi. À force de chercher, j’imaginai d’y employer sir Hudson Lowe lui-même. Je demandai à faire parvenir mes adieux à mes compagnons, et j’écrivis la lettre suivante :

« Monsieur le grand maréchal, arraché d’au milieu de vous, laissé à moi-même, privé de toutes communications, j’ai dû trouver mes décisions dans mon propre jugement et dans mes seuls sentiments. Je les ai adressées officiellement au gouverneur sir Hudson Lowe, le 30 novembre dernier. Pour répondre à la liberté qui m’est laissée, je m’abstiens de vous en dire aucun mot, et m’en repose sur la délicatesse de l’autorité supérieure, pour vous communiquer ma lettre dans son entier, si jamais il était question d’une de ses parties… Je m’abandonne à ma destinée…

« Il ne me reste qu’à vous prier de mettre mon respect, mon amour, mes vœux aux pieds de l’Empereur. Ma vie n’en demeure pas moins à lui tout entière. Je n’aurai jamais de bonheur qu’auprès de son auguste personne.

« Dans la malheureuse pénurie où vous êtes tous, j’aurais désiré ardemment laisser après moi quelques diamants de ma femme… un collier… le denier de la veuve ! mais comment oser en faire l’offre ? J’ai souvent fait celle des quatre mille louis que je possède, disponibles en Angleterre, je la renouvelle encore ; ma nouvelle position, quelle qu’elle puisse être, n’y doit rien changer. Je serai désormais fier du besoin ! Daignez peindre de nouveau à l’Empereur, monsieur le grand maréchal, mon dévouement, ma fidélité, ma constance inaltérable…

« Et vous, mes chers compagnons de Longwood, que j’aie toujours vos souvenirs ! je connais toutes vos privations et vos peines ; j’en emporte la plaie dans mon cœur. De près, je vous étais de peu de chose ; au loin, vous connaîtrez mon zèle et ma tendre sollicitude, si l’on a l’humanité de m’en permettre l’emploi. Je vous embrasse tous bien tendrement, et vous prie, monsieur le grand maréchal, d’y ajouter pour vous le sentiment de ma vénération et de mon respect. »

Sir Hudson Lowe, à qui je remis cette lettre ouverte (c’était sa condition), la lut, l’approuva, et eut la bonté de se charger de la remettre lui-même ; ce qui réveilla en effet l’attention de l’Empereur, et ne contribua pas peu, bien qu’indirectement, à faire rentrer le riche dépôt dans les mains de Napoléon.


Mes griefs personnels contre sir Hudson Lowe – Traits caractéristiques.


Samedi 7 au lundi 9.

Un de ces jours, j’ai invité l’officier de garde à dîner avec moi. Il m’a raconté, dans la conversation, qu’il avait longtemps fait partie des prisonniers confinés à Verdun ; mais qu’il avait enfin obtenu d’en sortir pour venir à Paris. Et ce que peut amener le hasard ! quand il a nommé son intermédiaire de Paris, il s’est trouvé que c’était précisément moi qui avais obtenu du duc de Feltre cette faveur alors très difficile.

Toujours même uniformité dans notre situation ici, pas l’apparence d’un dénouement ; voilà près de quinze jours depuis notre malheureuse aventure ; et toujours même réclusion, même interdiction, même supplice.

Nous recevions à peine, et seulement par le gouverneur lui-même, des nouvelles de l’Empereur. Nous nous trouvions, ainsi que je l’ai déjà dit, précisément en face de Longwood et à peu de distance, mais séparés par des abîmes ; à quelque heure que nous levassions les yeux, nous avions devant nous cet objet de nos pensées et de nos vœux, et nous le recherchions sans cesse ; nous pouvions en suivre toutes les habitudes qui nous étaient si familières ; nous en apercevions tous les édifices, mais il nous était impossible de distinguer aucun des objets animés. Cette perpétuelle attraction perpétuellement combattue, ce voisinage et pourtant cette grande distance, cet objet désiré sans cesse offert et comme sans cesse retiré ; il y avait dans tout cela quelque chose, disais-je, de l’enfer des anciens. Sir Hudson Lowe en convenait, et avait promis, dès le premier jour, de nous en retirer bientôt ; nous n’étions placés en cet endroit que provisoirement, avait-il dit, et jusqu’à ce qu’on eût préparé ailleurs quelque chose de plus convenable dont on s’occupait déjà ; mais des semaines étaient écoulées, et rien ne venait. Sir Hudson Lowe, qui est très prompt dans une décision malfaisante, est extrêmement lent à la faire cesser, si toutefois cela a lieu ; ce qui n’arriva pas en cette occasion.

Du reste, ce gouverneur, je dois le confesser, était avec moi, depuis qu’il me tenait entre ses mains, dans les rapports de la politesse la plus attentive et des égards les plus recherchés. Je l’ai vu déplacer lui-même, de sa propre personne, une sentinelle qui eût pu blesser mes regards, disait-il, et l’aller poser derrière des arbres, pour que je ne l’aperçusse plus. Toutes ses dispositions à mon égard, ses intentions réelles, m’assurait-il, étaient des plus bienveillantes ; son langage était propre à m’en convaincre ; et plus d’une fois j’ai été à douter de la justice de l’opinion que nous nous en étions faite jusque-là ; mais il m’a fallu toujours finir par conclure que chez sir Hudson Lowe les actes différaient étrangement des paroles : il parlait d’une manière et agissait de l’autre. Je lis, par exemple, dans l’ouvrage de M. O’Méara, que précisément dans ces moments où je me croyais comblé par lui, où je me faisais une espèce de scrupule de l’éloignement que je lui avais porté, il faisait transmettre par ce docteur à Napoléon des aveux forgés par lui, déclarant les tenir de ma bouche même ou de ma propre main ; le tout dans l’espoir, sans doute, d’obtenir en retour, de Longwood, quelques paroles ou quelques lumières dont il pût tirer avantage. Il me faisait dire, entre autres choses, que je lui avais avoué qu’il n’avait point de torts à notre égard ; mais que nous étions convenus entre nous, à Longwood, de tout dénaturer à l’Empereur, afin de le tenir exaspéré. Quels indignes moyens ! quelles ignobles ressources !…

Je pourrais dire encore beaucoup pour mieux faire connaître ce gouverneur ; mais tout doit se taire devant le trait suivant, qui dispense de toute autre citation.

Mon fils continuait à être extrêmement malade ; ses palpitations étaient parfois si violentes qu’il lui arrivait de se jeter subitement à bas de son lit pour marcher à grands pas dans la chambre, ou venir prendre refuge dans mes bras, où il était à craindre qu’il n’expirât. Le docteur Baxter, chef médical dans l’île et le commensal de sir Hudson Lowe, vint, avec une politesse dont je conserve une douce et sincère reconnaissance, joindre ses soins à ceux du docteur O’Méara. Tous deux représentèrent à sir Hudson Lowe l’état critique de mon fils ; ils appuyèrent vivement la demande que je faisais de l’envoyer en Europe. Le docteur O’Méara, après une nouvelle crise, étant revenu seul à la charge, sir Hudson Lowe mit fin à son importunité par ces mots, que M. O’Méara a répétés depuis à mon fils et à moi-même : Eh bien ! Monsieur, après tout, que fait la mort d’un enfant à la politique !… Je m’abstiens de tout commentaire, je livre la phrase nue à tout cœur de père et à celui de toutes les mères !


La fameuse pièce clandestine – Mon interrogatoire par sir Hudson Lowe.


Mardi 10 au dimanche 15.

Le gouverneur, dans ses nombreuses visites qu’il répétait presque chaque jour, revenait souvent, par un motif ou par un autre, à fouiller de nouveau dans mes divers papiers : je m’y prêtais toujours avec la dernière facilité ; j’avais à cœur de lui prouver en cela ma complaisance et ma modération, ce qui m’obtenait bien quelques paroles flatteuses, mais jamais la moindre condescendance. Un jour, en remuant tous ces paquets, deux liasses demeurèrent par mégarde en dehors de la malle qui les contenait. Le lendemain je me fis un malin plaisir de les lui remettre. Son étonnement fut grand : on eût cru qu’il me les eût laissées ; il ne les en resserra pas moins soigneusement et pour la stricte régularité, disait-il, bien que je l’assurasse que c’était inutile, lui faisant observer en riant qu’il devait bien croire que, s’il y avait eu quelques-uns de ces papiers à soustraire, il ne les y trouverait plus. Déjà le premier jour j’avais été dans le cas de lui faire voir qu’on avait oublié de sceller mon portefeuille lorsqu’on s’en était saisi à Longwood : il était convenu d’une grande irrégularité à cet égard et s’était dit fort touché que je ne remarquasse le fait que comme simple observation ; je n’avais d’autre but, en effet, que de lui montrer combien il était hors de moi de profiter de toutes les occasions qu’il me fournissait de le quereller ; mais tant de procédés de ma part ne me valurent, je le répète, que quelques phrases, jamais aucun acte en retour.

Il fut pris registre de toutes les lettres de mes amis de Londres, pour pouvoir confronter dans les bureaux des ministres s’il n’en serait arrivé aucune par des voies détournées. J’avais commencé une seconde lettre au prince Lucien, le gouverneur s’y arrêta très particulièrement. J’eus beau lui montrer qu’elle était pleine de ratures, surchargée au crayon, à peu près effacée ; lui dire qu’elle n’avait point été écrite, qu’elle n’existait donc réellement pas, que je pouvais la désavouer sans scrupule ; qu’il était impossible d’en faire aucun usage légal ou honnête, il n’en fit pas moins retranscrire quelques parties, Dieu sait pour quel emploi !

Un billet de la femme du lieutenant-gouverneur l’intrigua beaucoup. Partant pour l’Angleterre, elle nous avait dit que la loi lui défendait de se charger d’aucune lettre, mais que si elle pouvait nous être autrement agréable, ce serait avec un vrai plaisir. Je lui avais envoyé, pour mes amis de Londres, des objets qui avaient servi à l’Empereur ou venaient de sa personne. Un petit encrier d’argent, je crois, quelques mots de son écriture, peut-être de ses cheveux, je ne sais ; j’appelais cela de précieuses reliques. Madame Skelton avait répondu qu’elle les traiterait avec tout le respect qu’elles méritaient, mais qu’elle devait m’avouer qu’elle n’avait pu résister à en dérober une petite portion.

Sir Hudson Lowe ne revenait pas que je ne pusse ou ne voulusse pas affirmer quels étaient ces objets précieux. Je serais fâché qu’ils pussent être la cause de quelques tracasseries pour cette dame ; je n’avais gardé son billet que par le respect et le souvenir qu’elle m’inspirait. M. et madame Skelton étaient un couple moral et vertueux à qui nous avions fait bien du mal, malgré nous sans doute, mais qui avaient reçu chacun de nos torts en redoublant pour nous d’égards et d’attentions. Notre arrivée dans l’île les avait dépossédés de Longwood ; elle avait amené la suppression de leur emploi et leur renvoi en Europe où ils doivent se trouver sans fortune.

Enfin arrivèrent avec le temps les fameuses pièces clandestines : ma lettre au prince Lucien et celle à ma connaissance de Londres. Sir Hudson Lowe les avait fait soigneusement retranscrire, mais avec des lacunes, faute d’avoir pu tout lire, certains mots s’étant trouvés effacés sur le satin pour avoir été accidentellement mouillé depuis que je m’en étais dessaisi. Je poussai la complaisance jusqu’à les rétablir bénévolement, et alors commença sur moi une espèce d’interrogatoire.

Deux points occupaient beaucoup le gouverneur, qu’il tenait fort à éclaircir, si je n’y avais pas d’objection, disait-il. La première question a été relative à ces paroles de ma lettre au prince Lucien : « Ceux dont nous sommes entourés se plaignent amèrement que leurs lettres sont falsifiées par les papiers publics, etc. » Quelles étaient ces personnes ? me demandait-on. L’aide de camp tenait la plume pour noter mes réponses. J’ai fait écrire que ne voyant aucun inconvénient à répondre, j’allais le faire purement à l’amiable ; car si le gouverneur pensait m’interroger d’autorité, j’allais garder le silence, et j’ai dit : « Que ces paroles de ma lettre étaient vagues, générales, sans aucune application quelconque ; que c’était ce qui nous avait été dit par tout le monde, lorsqu’on avait cherché à nous consoler des expressions ou des peintures très déplacées à notre égard que nous rencontrions parfois dans les journaux de Londres, sous la date de Sainte-Hélène ; qu’il m’en revenait en cet instant un exemple spécial, celui d’une dame du camp qui lui était connue, et qui répétait partout n’avoir point écrit la lettre ridicule qui avait paru sous son nom, soit que ses amis en Angleterre y eussent fait des changements, soit qu’ayant été lue en société, elle eût été mal retenue et infidèlement livrée à l’impression. »

La seconde question du gouverneur s’appliqua à ma lettre privée : j’y avais tracé la commission de faire demander à lord Holland s’il avait reçu les paquets que je lui avais adressés. Sir Hudson Lowe me demandait ce que c’était que ces paquets et par qui je les avais fait passer, etc. ; et ici il redoublait visiblement d’aménité et de douceur pour obtenir une réponse satisfaisante : il convenait n’avoir aucun droit pour me forcer à répondre ; mais ce serait, disait-il, abréger et simplifier de beaucoup mes affaires, etc., etc. Je répondis avec assez de solennité que cet article, était mon secret, ce qui fit une impression évidente sur la figure de sir Hudson Lowe ; et, comme mes paroles étaient écrites à mesure, je continuai de dicter, ajoutant que la réponse que je venais de faire n’était, au demeurant, que celle de mon éducation et de mes mœurs ; que toute autre eut pu entraîner les doutes du gouverneur, et qu’il ne convenait pas que je dusse exposer la vérité de mes paroles au plus léger soupçon ; que toutefois, après cet exposé préalable, je n’hésitais plus à déclarer à présent que je n’avais jamais eu de ma vie aucune communication avec lord Holland. Cette finale inattendue fut un coup de théâtre, une véritable scène de comédie ; il serait difficile de rendre la surprise du gouverneur, l’ébahissement des officiers, la plume arrêtée dans les mains du greffier. Sir Hudson Lowe n’a pas hésité à dire qu’il me croyait assurément, mais qu’il devait avouer qu’il n’y pouvait rien comprendre. Je lui confessai de mon côté que je ne pouvais m’empêcher de rire de l’embarras que je lui causais, mais que je lui avais pourtant tout dit. Le fait est que j’avais compté, lorsque mon domestique aurait reparu, le charger en outre pour lord Holland de plusieurs documents authentiques sur notre situation ; mais on ne m’en avait pas laissé le temps, on s’était trop pressé de venir m’enlever. Je n’avais l’honneur de connaître Sa Seigneurie que par la noblesse et l’élévation de sa conduite publique ; mais lui adresser la vérité, à lui législateur héréditaire de son pays, membre de la cour suprême de la Grande-Bretagne, ne me semblait rien que de très convenable dans nous deux, de bienséant et d’utile même pour l’honneur du caractère anglais.

Du reste, voici cette lettre au prince Lucien, dont il a été tant question. J’aurais voulu pouvoir l’épargner à mes lecteurs ; mais elle a trop de rapport avec Longwood, et joue un trop grand rôle dans mes malheurs, pour que je puisse m’empêcher de la reproduire ici telle qu’elle a été publiée dans le temps, lors de mon retour en Europe.

« Monseigneur, je viens de recevoir votre lettre de Rome, datée du 6 mars dernier. Je m’estime bien heureux que Votre Altesse ait daigné m’honorer de cette marque de son souvenir. Je m’efforcerai d’y répondre, en lui donnant de temps à autre, pour toute sa famille, un détail suivi de tout ce qui concerne l’Empereur, sa santé, ses occupations et les traitements qu’on lui fait éprouver. Je vous manderai surtout, Monseigneur, les choses telles qu’elles se seront passées et telles qu’elles se trouveront, m’en reposant sur Votre Altesse pour déguiser au besoin, au cœur toujours sensible d’une mère, ce qu’il pourrait y avoir de trop affligeant pour elle.

« Afin de rendre ma relation plus complète, je la ferai remonter à peu près au moment où je quittai Votre Altesse, au Palais-Royal, pour m’aller mettre spontanément de service auprès de l’Empereur ; je la prendrai à l’instant où je suivis Sa Majesté à la Malmaison, pour ne plus la quitter ; au moment enfin où, près de monter en voiture, l’Empereur, au bruit du canon de l’ennemi, fit dire au gouvernement provisoire « que pour avoir abdiqué la souveraineté, il n’avait pas renoncé à son plus beau droit de citoyen, celui de combattre pour la patrie ; que, si on voulait, il irait se mettre à la tête de l’armée ; que l’état des choses lui était bien connu ; qu’il répondait de frapper l’ennemi de manière à assurer au gouvernement le temps et les moyens de traiter avec plus d’avantage ; que, le coup porté, il n’en poursuivrait pas moins immédiatement son voyage. »

« Sur le refus du gouvernement provisoire, nous nous mîmes en route, dans la soirée du 29 juin, pour Rochefort, où deux frégates étaient commandées pour nous transporter aux États-Unis d’Amérique. C’était l’asile que l’Empereur s’était choisi.

L’Empereur, avec une partie de sa suite, composée de plusieurs voitures, parcourut cet espace sans escorte, et au milieu des acclamations de toute la population qui accourait sur les routes. Il était difficile de n’être pas ému. L’Empereur seul se montrait impassible. On pouvait aisément distinguer sur tous ces visages les vœux pour ce qu’ils perdaient, l’anxiété pour ce qui devait suivre. Ce spectacle avait quelque chose de touchant et d’étrange. Il offrait beaucoup au cœur et à la méditation.

« Arrivés à Rochefort, nous y attendîmes vainement plusieurs jours les passe-ports dont on nous avait flattés en quittant Paris. Cependant les évènements marchaient avec une grande rapidité. Tout nous commandait un appareillage sans délai. Les ennemis étaient entrés dans Paris. Notre armée principale se retirait en deçà de la Loire, pleine d’indignation et de fureur. Celle de la Vendée, celle de Bordeaux, partageaient les mêmes sentiments. Toute la population était dans une fermentation extrême. De toutes parts on sollicitait l’Empereur de revenir se charger de la fortune publique ; mais sa détermination était irrévocable. D’un autre côté, les croiseurs anglais étaient en présence ; toutes les passes étaient fermées ; les vents nous demeuraient constamment contraires. Ainsi, quand tout commandait à terre de précipiter le départ, tout concourait du côté de la mer à le rendre impraticable. Dans cette extrémité, l’Empereur m’envoya à la croisière ennemie, comme devant avoir, par mon ancienne émigration, plus de connaissance des Anglais. Je demandai si on y avait entendu parler de nos passe-ports pour l’Amérique ; on ignorait cette circonstance. Je peignis notre véritable situation, les offres faites à l’Empereur, ses refus et son intention inébranlable. Je posai la supposition de notre départ sur un neutre ; le capitaine anglais avait ordre de le saisir. Je parlai de la sortie des frégates sous pavillon parlementaire ; il avait ordre de les combattre. Je lui représentai toute l’étendue des maux dont il pouvait être la cause, s’il forçait l’Empereur de redescendre à terre : il m’assura ne pouvoir rien prendre sur lui à cet égard ; mais qu’il allait s’adresser immédiatement à son amiral, et me ferait une réponse sous deux jours.

« En attendant, de notre côté, nous avions épuisé, pour notre sortie, tout ce que l’imagination pouvait fournir. On avait été jusqu’à la proposition désespérée de traverser l’Océan sur deux frêles chasse-marées. De jeunes aspirants, pleins d’ardeur et d’enthousiasme, étaient venus s’offrir pour en composer les équipages. L’Empereur accepta ; mais, au moment de partir, il fallut bien y renoncer : entre autres difficultés, ils déclarèrent qu’on serait obligé de relâcher sur les côtes d’Espagne et de Portugal, pour faire de l’eau.

« Cependant la tempête morale allait toujours croissant autour de nous ; elle s’approchait sans cesse ; les sollicitations se multipliaient auprès de l’Empereur. Des généraux venaient en personne le supplier de se mettre à leur tête. L’Empereur demeurait inébranlable. « Non, répondit-il toujours, le mal est à présent sans remède. Je ne puis plus rien aujourd’hui pour la patrie. Une guerre civile serait désormais sans objet, sans résultat pour elle. Elle ne pourrait être utile qu’à moi, à qui elle obtiendrait quelques termes sans doute ; mais je l’achèterais par la perte infaillible de ce que la France a de plus généreux. Je le dédaigne. »

« C’était ce même sentiment qui, lors de son abdication, rendue si nécessaire par la perfidie, l’empêcha de se réserver la Corse, où aucune croisière ennemie n’eût pu l’empêcher d’arriver. Mais il ne voulut pas qu’on pût dire que, dans le naufrage du peuple français, qu’il ne prévoyait que trop, lui seul avait su se créer un asile, en se retirant chez lui.

« Ne voyant pas venir de réponse, je retournai à bord du vaisseau anglais. Le capitaine n’avait pas encore eu de nouvelles de son amiral ; mais il me dit cette fois qu’il avait autorité de son gouvernement de conduire Napoléon et sa suite en Angleterre, si cela lui était agréable. Je lui répondis que j’allais transmettre cette offre, et que je ne doutais pas que l’Empereur n’en profitât avec magnanimité et sans défiance, pour aller demander en Angleterre même les moyens de se rendre en Amérique. Le capitaine me fit l’observation qu’il ne garantissait pas qu’on nous les accordât ; mais il m’assura, et plusieurs officiers le secondèrent, que nous ne devions avoir nul doute d’y recevoir le traitement digne de l’élévation, de la grandeur, de la générosité de leur nation.

« À mon retour, l’Empereur nous réunit autour de lui, pour connaître notre pensée. L’opinion fut unanime pour accepter l’hospitalité qui nous était offerte ; il ne s’éleva pas la moindre inquiétude. « C’est une occasion de gloire, disait-on, qui sera avidement saisie par le Prince-Régent. Quel plus beau triomphe pour l’Angleterre que cette noble confiance de son grand ennemi, que cette préférence obtenue sur un beau-père et un ancien ami ! Ce sera, disait-on, une des belles pages de son histoire ! Quel hommage rendu à l’excellence, à la supériorité de ses lois ! » Ici, Monseigneur, j’osai m’appuyer de la haute opinion de Votre Altesse même, sur le caractère national du peuple anglais, sur sa moralité, sa noblesse et son influence sur les actes de la souveraineté même. L’Empereur pensait bien que sa retraite en Amérique serait vue avec jalousie, sans doute, et que cet article éprouverait quelques difficultés ; mais, comme il ne choisissait cet asile que pour vivre sous des lois positives, et que l’Angleterre lui offrait les mêmes avantages, il lui importait peu d’être contraint d’y demeurer. Il s’y détermina même, et écrivit au Prince-Régent une lettre remarquable, qu’ont répétée tous les papiers de l’Europe[1].

« Je retournai le soir même coucher à bord du Bellérophon, annonçant l’arrivée de l’Empereur pour le lendemain matin. J’étais accompagné du général Gourgaud, aide de camp de Sa Majesté, qui fut expédié sur-le-champ pour l’Angleterre. Il était porteur de la lettre pour le Prince-Régent, et devait faire connaître à S.A.R. le désir de l’Empereur de débarquer dans ses États sous le titre de colonel Duroc, et de se fixer, avec son agrément, dans une des provinces les plus favorables à sa santé.

À peine l’Empereur était arrivé à bord du Bellérophon, que l’amiral de la croisière parut, et vint mouiller auprès de nous. Sa Majesté témoigna le désir de visiter son vaisseau, le Superbe, et l’amiral Hotham lui en fit les honneurs avec une grâce et une élégance qui recommandent son caractère.

Nous partîmes, et telle était notre sécurité, que, dans l’abandon de notre bonne foi, chacun de nous remplit le temps du voyage de rêves innocents sur nos nouvelles destinées, au sein du repos et de l’hospitalité britannique. Que nous étions loin de soupçonner toutes les horreurs de notre affreux mécompte !

À peine nous eûmes jeté l’ancre sur les plages anglaises que tout prit autour de nous l’aspect le plus sombre. Le capitaine avait communiqué sur-le-champ ; à son retour ce nous fut assez de son visage pour pressentir nos malheurs. C’était un homme de bien, qui avait exécuté ses instructions, sans connaître l’horrible secret qui les avait dictées[2]. Nous avions été condamnés d’avance à être jetés sur le roc stérile de Sainte-Hélène, au milieu des mers, à cinq cents lieues de toutes terres.

« Nous fûmes mis, dès cet instant, sous l’interdit le plus sévère ; toute communication nous fut défendue. Des bateaux armés rôdèrent autour de nous, éloignant à coups de fusils les curieux qui osaient nous approcher. On nous signifia bientôt, dans les termes les plus durs et dans les formes les plus amères, l’inique, la fatale sentence, et l’on ne perdit pas un instant pour la mettre à exécution. On saisit nos épées, on visita nos effets, pour nous prendre et gérer, disait-on, notre argent, nos billets, nos diamants ; on supposait des trésors à l’Empereur. Qu’on le connaissait mal ! On ne lui trouva que quatre mille napoléons, qu’on retint, et quelque peu d’argenterie qu’on lui laissa. Les objets de service du moment, quelque linge, des vêtements, quelques caisses de sa bibliothèque de campagne, composaient toute la fortune de celui qui avait gouverné le monde, distribué des royaumes et créé des rois.

« On nous transborda du Bellérophon sur le Northumberland, et nous fûmes lancés sur le vaste Océan, vers nos destinées nouvelles, aux extrémités de la terre.

« Nous avions suivi l’Empereur en très grand nombre ; il ne fut permis qu’à quatre de partager son supplice. En le voyant partir, ceux qui restaient en arrière sanglotaient de douleur ; un de ceux qui avaient le bonheur de le suivre ne put s’empêcher de dire à l’amiral Keith, qui se trouvait à côté : « Vous observerez, du reste, Milord, que ce sont ceux qui demeurent qui versent des pleurs. »

« L’Empereur laissa après lui une protestation courte, simple et énergique ; je la transcris ici en note, parce que les papiers ne l’ont publiée qu’imparfaite[3]. Pour nous, Monseigneur, nous nous demandions, dans l’amertume de nos cœurs et l’indignation de tels actes : Quel est donc ce guet-apens ? Ne sommes-nous plus parmi les nations civilisées ? Où en est donc le droit des gens, la morale publique ? Nous en appelions à Dieu qui venge les perfidies ; nous le prenions à témoin de la bonne foi trahie, il me serait difficile de vous rendre la tempête qu’allumait en nous cet abus insultant de la force et du mensonge sur notre innocente crédulité. Encore à présent, de vous en parler, Monseigneur, me fait courir le sang plus vite. Nous lisions dans les papiers qu’on nous avait faits prisonniers, nous qui étions venus si librement et avec tant de magnanimité ! Que nous avions été contraints de nous rendre à discrétion, nous qui avions dédaigné par grandeur d’âme de profiter des hasards de la guerre sur terre, et qui eussions pu tenter le sort des armes par mer ! Et qu’aurait donc eu de pire notre traitement, si nous n’eussions succombé qu’à la force ? Qui osera douter que nous n’eussions épuisé toutes les chances, couru même volontiers celle d’une mort certaine, si nous eussions pu soupçonner le sort qui nous était réservé ? Mais la lettre même de l’Empereur au Prince-Régent met hors de doute les intentions de la croyance réciproque. Le capitaine anglais, à qui elle fut communiquée d’avance, les avait sanctionnées tacitement en n’y faisant aucune objection. On nous a dit plus tard que le traitement de l’Empereur Napoléon n’était pas un acte exclusif de l’Angleterre, mais une convention des quatre grands pouvoirs alliés. Vainement les ministres britanniques croiraient par là couvrir la tache dont ils ont flétri leur nation ; car on leur crie : Ou vous aviez arrêté cette convention avant d’avoir en vos mains l’illustre victime, et vous avez eu l’indignité de lui tendre un piège pour vous en saisir ; ou bien vous ayez conclu quand elle était déjà en votre pouvoir, et alors vous avez commis le crime de sacrifier l’honneur de votre pays, la sainteté de vos lois à des considérations étrangères auxquelles rien ne pouvait vous contraindre.

Que de maux ces violations monstrueuses préparent à notre pauvre Europe ! Que de passions elles vont rallumer ! Qui ne voit dans ces mesures arbitraires et tyranniques, dans ce mépris de toutes les lois vis-à-vis de l’Empereur Napoléon, une réaction étudiée de doctrines politiques ? La tempête était apaisée, on la réveille. On affecte de répéter sans cesse que la révolution s’éteint dans la proscription de Napoléon : aveuglement étrange ! On oublie qu’il l’avait finie ; on la recommence. Les populations de l’Europe vont fermenter plus que jamais.

« Les instructions des ministres anglais commandaient, pour l’Empereur, le titre de Général, et défendaient toute espèce d’égards et de respects inusités. L’Empereur eût pu être fier de ce titre, il l’avait immortalisé ; mais la circonstance et l’intention le rendaient un outrage. Nous ne crûmes pas qu’il convînt au ministère anglais de changer à son gré l’ordre des choses de l’Europe, et qu’il pût annuler selon son caprice une qualification créée par la volonté d’un grand peuple, consacrée par la religion, sanctionnée par la victoire, reconnue par les traités, avouée de tout le continent ; et nous persistâmes, dès cet instant, à continuer le titre d’Empereur à celui qui, peu de jours auparavant, s’était choisi celui de Colonel.

« Notre traversée de deux mois fut, du reste, heureuse, uniforme et paisible. Le vaisseau, comme tous les points de la domination britannique, fourmillait de pamphlets et de libelles sur la personne, le caractère, les traits, les formes, les manières et les actes de l’Empereur. Il tombait au milieu de tous les préjugés hérissés contre lui ; et ce ne fut pas un spectacle peu curieux pour l’observateur attentif que de voir les nuages du mensonge se dissiper devant l’éclat de la vérité, et l’horizon prendre tout à fait d’autres couleurs. Aucun d’eux ne revenait de son calme, de sa sérénité : ils admiraient sa connaissance de toutes choses, surtout l’égalité de son humeur. Quand nous nous sommes quittés, il a échappé de dire à celui qui avait eu le plus de relations avec lui, qu’il n’avait jamais pu le surprendre mécontent ou désireux.

« L’Empereur passait toute la matinée dans sa petite chambre. Vers les cinq heures, il entrait au salon, où il jouait une partie d’échecs avant de se rendre à table. Durant le dîner, l’Empereur parlait peu et rarement. Vous savez, Monseigneur, qu’il ne restait jamais plus de dix-huit à vingt minutes à table ; ici on y demeurait plus de deux heures : c’était un supplice qu’il n’eût pu supporter. On lui servait du café au bout d’une heure, et il se levait pour aller sur le pont. Le grand maréchal et moi le suivions régulièrement. C’était le seul moment où il parût en public. Il faisait approcher l’officier de service ou quelques personnes de profession : le chirurgien, le commissaire ou l’aumônier, et s’informait de ce qui les concernait. Dans les premiers jours, l’équipage montrait une grande curiosité ; bientôt ce ne fut plus que de l’intérêt. S’il arrivait quelque manœuvre qui pût procurer du mouvement ou de la confusion sur le pont, les jeunes aspirants accouraient, et, par un mouvement touchant, formaient un cercle autour de lui pour le préserver de toute injure. L’Empereur se retirait dans sa chambre de très bonne heure. Ce fut là sa vie de tous les jours.

« Arrivés à Sainte-Hélène, après deux ou trois jours de mouillage nous fûmes débarqués à la nuit dans James-Town, espèce de village, de colonie, ou de hameau composé de quelques maisons, parmi lesquelles la relâche annuelle de la flotte des Indes en a fait construire quelques-unes assez considérables, pour la commodité des voyageurs.

« Le lendemain au matin, l’Empereur, conduit par l’amiral, fut voir, dans l’intérieur de l’île, la demeure qu’on lui destinait. Elle demandait des réparations absolues, qui ne pouvaient être prêtes de quelques jours. L’Empereur devait donc revenir à James-Town, où la chaleur était suffocante, insalubre, sans parler d’autres inconvénients plus graves encore, surtout celui d’une curiosité importune. Il préféra de s’arrêter à trois ou quatre milles de la ville, et me fit venir le soir même : le peu d’espace de cette nouvelle demeure ne permettait d’admettre personne autre. C’était une espèce de guinguette, à cinquante pas de la maison du propriétaire, composée d’une seule pièce au rez-de-chaussée, de quelques pieds carrés. L’Empereur y fit dresser un lit de campagne, et dans cette seule pièce il dut dormir, s’habiller, travailler, manger et se promener. Je couchais au-dessus dans une petite mansarde, où mon fils et moi avions à peine notre surface ; les valets de chambre de l’Empereur couchaient par terre en travers de sa porte. La famille du propriétaire, tout à fait honnête et bonne, était à cinquante pas. Il y avait deux petites demoiselles de treize à quatorze ans : ce sont elles sur lesquelles les papiers-nouvelles se sont trouvés si heureux de pouvoir s’égayer. L’Empereur y entra quelquefois les premiers jours. Mais les qualités hospitalières du propriétaire y réunissant souvent des curieux, l’Empereur y renonça. Les autres officiers de sa suite, qui étaient demeurés à la ville, venaient auprès de lui le plus souvent qu’ils le pouvaient ; mais, à cause des méprises ou de la confusion des consignes, c’était presque toujours au travers des mortifications et des peines. L’Empereur était très mal, plus mal encore que vous ne l’imaginerez, Monseigneur. On était obligé, les premiers jours, d’apporter son dîner de la ville. Plus tard, on trouva moyen d’organiser une cuisine tant bien que mal. Il ne fut jamais possible de lui procurer un bain, bien que ce fût devenu pour lui un objet de première nécessité. Il était obligé de sortir de sa chambre pour qu’on pût la balayer et faire son lit. Nous nous promenions sur le sol rocailleux autour de la maison, ou dans une allée du voisinage, quand le soleil baissait, ou que le clair de lune nous le rendait praticable.

« Nous passâmes deux mois de la sorte, au bout desquels nous fûmes transportés à Longwood, que nous occupons en cet instant. Il avait fallu tout ce temps pour les premières réparations. La colonie s’y trouva toute réunie, à l’exception du grand maréchal et de sa femme : le manque d’espace les força de demeurer à deux ou trois milles, dans une maison séparée.

« Longwood n’était, dans le principe, qu’une ferme de la compagnie ; elle avait été abandonnée au dernier sous-gouverneur, qui était venu à bout d’en faire une demeure de campagne. Les additions actuelles ont été faites avec une telle hâte, qu’elles n’offraient que des réduits fort insalubres, et elles sont si frêles, qu’au bout de l’année la plupart se trouveront probablement hors de service.

« L’Empereur est très-mal, et nous à peu près au bivouac. Pour votre parfaite connaissance, Monseigneur, je joins ici le plan de l’établissement que mon fils avait tracé pour sa mère. N’ajoutez donc aucune foi au fameux palais de bois dont ont retenti tous les papiers d’Angleterre. La pompe est pour l’Europe, la misère pour Sainte-Hélène. Il est bien vrai qu’il y a quelque temps il est arrivé un grand nombre de madriers bruts ; mais comme il a été calculé qu’il faudrait de sept à huit ans pour accomplir leur emploi, que nous demeurerions tout ce temps au milieu des ouvriers, et que cela coûterait des sommes énormes, on y a renoncé. Ils pourrissent sur la plage.

« Ce n’est pas qu’il n’y ait dans l’île des demeures préférables à Longwood : Plantation-House surtout, la demeure des gouverneurs, est une bâtisse européenne, avec un joli jardin, de l’ombrage et tous les agréments qu’on peut attendre ici. L’Empereur y eût été beaucoup plus convenablement, et l’on eût épargné de grandes dépenses. Mais le déplacement d’un gouverneur pour l’illustre proscrit eut été une mesure d’égards que les ministres anglais, nous a-t-on dit, se sont empressés d’interdire. Les dehors de Longwood sont vraiment misérables ; on ne saurait y rien faire venir, ou du moins cela demanderait des soins fort au-dessus de ceux dont nous sommes capables. Pour dire tout en un seul mot, c’est la partie déserte de l’île ; la nature en a repoussé constamment jusqu’ici la population et la culture ; l’eau y est très rare, il n’y a point d’ombre ; on n’y trouve que des bruyères marines, quelques arbrisseaux, et des gommiers, espèce d’arbre bâtard et difforme, ne donnant ni feuilles, ni ombrage. On y est littéralement infesté de rats et de souris.

« Toutefois, le voyageur qui vient de traverser les mers, dont l’œil fatigué de la monotonie des vagues est tout prêt à admirer le premier sol qu’il rencontre, s’il grimpe, par un beau jour, sur notre plateau, dans l’étonnement des affreux rochers qui pointent autour de lui, et des abîmes creusés à ses pieds ; à l’aspect riant de la verdure sauvage qui dessine les gorges environnantes, il s’écrie que c’est fort beau. C’est souvent un de nos supplices. Mais, Monseigneur, pour celui qui est condamné à cette habitude, c’est un vrai lieu de désolation. Il en est de même du climat, que ceux qui ne font que passer peuvent trouver doux et innocent. Sous le soleil dévorant du tropique, cette île est la plupart du temps couverte de nuages, et Longwood sujet à de fréquentes pluies ; d’où il suit que si le soleil paraît, on est brûlé, et que, quand il se cache, l’on demeure dans une affreuse et constante humidité. On a donc à souffrir presque tout à la fois du froid et du chaud, contraste destructeur qui produit des ravages effrayants sur la structure humaine. La saison, toujours la même, laisse l’année sans couleur ; c’est une monotonie qui affecte l’imagination, l’esprit et le corps ; il serait difficile de rendre la fadeur et l’ennui qu’elle engendre : c’est une peine de tous les jours, de tous les instants. C’est ce tourment physique qui, joint à toutes les peines morales dont on abreuve journellement l’Empereur, lui a fait dire en apprenant le sort funeste de Murat : « Les Calabrois se sont montrés moins barbares, plus généreux que les gens de Plymouth ! »

« En arrivant à Longwood, l’Empereur essaya de reprendre l’exercice du cheval : la prodigieuse activité de sa vie passée lui en rendait l’interruption dangereuse ; et vous savez peut-être, Monseigneur, que Corvisart le lui recommandait comme nécessaire contre une incommodité dont il est menacé. On nous avait assigné des limites assez rétrécies que nous pouvions parcourir sans aucune surveillance étrangère. On connaît les prodigieuses et rapides courses auxquelles l’Empereur était habitué. Ici, le peu d’espace, la monotonie de l’endroit, la course toujours la même, qui réduisait cet exercice à une espèce de manège, le dégoûtèrent bientôt ; il y renonça tout à fait ; nos sollicitations et nos prières n’ont jamais pu venir à bout de le lui faire reprendre. « Je ne saurais tourner ainsi sur moi-même, disait-il ; quand j’ai un cheval entre les jambes, l’envie me prend de courir, et je ne puis la satisfaire : c’est un tourment que je dois m’épargner. »

« L’île a vingt-cinq ou trente milles de tour ; l’Empereur eût pu la parcourir sous la surveillance d’un officier anglais : il n’a jamais pu s’y soumettre. La couleur de l’habit ou la différence de nation n’est pas son objection ; car quand on a reçu le baptême du feu, disait-il, on est à ses yeux d’une même religion ; mais il ne voudrait sortir que pour se procurer une jouissance ; c’est le moment où il pourrait s’épancher avec nous ; un étranger le lui interdirait. Il voudrait se distraire de sa situation, et la présence de son geôlier la lui rappellerait sans cesse. Tout se calcule dans la vie, dit-il, tout se pèse ; or, le bien qu’en retirerait son corps demeurerait fort au-dessous du mal qu’éprouverait son esprit. Un instant l’amiral Cockburn se prêta avec assez de grâce à lui faciliter ses excursions extérieures ; mais ce ne fut que l’arrangement d’un jour. Dès le lendemain, soit qu’il se repentît ou autrement il fut prétendu qu’on ne s’était pas compris, et il n’en fut plus question.

« La grande occupation de l’Empereur est de lire dans sa chambre ou de dicter à chacun de nous sur les principales époques de sa vie. Sainte-Hélène ne sera pas tout à fait perdue pour l’histoire ni pour la gloire française ; les campagnes d’Italie et l’expédition d’Égypte sont déjà assurées : ce sont des ouvrages dignes de leur sujet. Il n’appartenait qu’à celui qui avait accompli ces prodiges de les écrire dignement.

« L’Empereur a appris l’anglais, Monseigneur, et j’ai la gloire de l’enseignement. En moins de trente leçons il a pu lire les papiers-nouvelles ; aujourd’hui il parcourt tous les ouvrages.

« Tout ce qui concerne la vie animale se trouve ici de la plus mauvaise qualité, ou manque même tout à fait. C’est mauvais : d’abord parce qu’à cette latitude et dans cette colonie, sa nature est telle ; ensuite parce que nous sommes pourvus à l’entreprise, par contrat, sans aucune autorité ni contrôle de notre part. Nous n’avons jamais pu obtenir qu’on nous fournît les animaux vivants, on en devine la cause, non plus que d’être pourvus autrement qu’au jour la journée ; si bien qu’il est arrivé plus d’une fois de voir les heures de nos repas retardées, parce que les provisions n’étaient pas encore venues, et qu’on s’est trouvé quelquefois, dans le courant du jour, privé de boire et de manger parce qu’on se trouvait précisément entre la ration consommée et la ration à venir. La viande est détestable ; le pain n’est pas le nôtre ; le vin fort souvent ne saurait se boire ; l’huile, sur laquelle l’Empereur est délicat et qu’il aime, ne peut s’employer dans son état naturel ; il a été impossible de se procurer de la liqueur passable, et elle eût fait plaisir, etc. L’Empereur, qui a été si longtemps gâté sur tous ces objets à un tel point qu’on ne saurait le dire et qu’il l’ignorait lui-même ; lui, pour qui ces jouissances ne sont que négatives, c’est-à-dire qu’il ne s’apercevrait pas si toutes ces choses étaient bonnes, est sensible néanmoins à ce qu’elles se trouvent si mauvaises. Il ne se plaint pas, il vivrait de la ration du soldat ; mais enfin il en souffre, et nous encore en souffrons pour lui bien davantage. Croirait-on jamais que l’autorité se soit opposée à ce que notre sollicitude attentive cherchât à lui procurer, à son insu, ces petites jouissances !

« L’Empereur n’a aucune distraction extérieure. Il ne reçoit plus ou à peu près : le nouveau gouverneur a mis aux visites de telles difficultés qu’elles équivalent à une interdiction. L’Empereur lui-même y a trouvé des inconvénients qui l’en ont éloigné : les voyageurs venaient employer auprès de nous les plus ardentes sollicitations pour obtenir l’honneur de lui être nommés, et rien de plus commun que de lire, cinq mois après, dans les papiers anglais, les rapports les plus déplacés sous les noms mêmes de ceux qui nous avaient montré les expressions les plus vives, les formes les plus obséquieuses, la reconnaissance la plus exaltée. Une fois pour toutes, Monseigneur, ne croyez aucun de ces papiers ni aucune de leurs plates absurdités. Quand ces anecdotes nous reviennent ici, elles sont la risée, l’indignation des Anglais qui nous entourent.

« Ils se plaignent que leurs lettres sont défigurées ; ils nous démontrent qu’aucun d’eux n’aurait pu écrire ces choses, qu’elles ont dû être fabriquées à Londres ou recueillies de la bouche des domestiques des voyageurs qui passent. Monseigneur, l’Empereur, votre auguste frère, est toujours lui ; et nous, qui avons le bonheur de l’entourer, nous apprenons par expérience ce dont on doutait proverbialement : qu’un grand homme peut le demeurer, et croître encore aux yeux de ceux qui le voient à nu et ne le quittent ni nuit ni jour.

« L’Empereur dort fort peu : il se couche de bonne heure ; et comme il sait que je dors très difficilement, il me fait appeler souvent pour lui tenir compagnie jusqu’à ce qu’il s’endorme. Il se réveille assez régulièrement sur les trois heures ; on lui donne de la lumière, et il travaille jusqu’à six ou sept, qu’il se recouche pour essayer de dormir encore. À neuf heures on lui sert son déjeuner sur une petite table ronde ou espèce de guéridon près de son canapé. Il y fait appeler parfois l’un de nous ; puis il lit, travaille ou sommeille durant la grande chaleur du jour ; il nous dicte ensuite. Pendant longtemps il a eu l’habitude, vers les quatre heures, de faire une course en calèche, entouré de nous tous ; mais il vient de s’en dégoûter comme du cheval. Au lieu de cela, il se promène, jusqu’à ce que l’humidité le force de rentrer. S’il lui arrive de s’oublier au-delà de cinq heures, il est sûr d’être enrhumé du cerveau le soir, d’avoir une toux assez forte et de violents maux de dents. L’Empereur, rentré, dicte encore jusque vers huit heures, où il passe au salon, et fait une partie d’échecs avant d’aller à table. Au dessert, les gens retirés, il nous lit lui-même quelques pièces de nos grands poètes ou quelque autre ouvrage choisi.

« Tels sont les plus petits détails de la vie de l’Empereur : heureux si, dans l’isolement de l’univers, il lui était permis de jouir en paix, au milieu de nos soins pieux et tendres et dans l’entier oubli du monde, de quelques heures dérobées à ses peines ! mais, depuis l’arrivée du nouveau gouverneur, il n’est pas de jour, d’heure, d’instant où il ne reçoive quelque nouvelle blessure : on dirait un aiguillon sans cesse occupé à réveiller les plaies dont un instant de sommeil aurait pu suspendre les douleurs.

« À notre arrivée dans la colonie, nous étions très mal ; mais nous tombions de si haut qu’eussions-nous été très bien, nous n’aurions su encore que nous plaindre. Les Anglais généreux qui se trouvaient autour de nous, ceux qui passaient, jugeant la vérité de notre position, nous répétaient sans cesse, soit qu’ils voulussent nous consoler, soit qu’ils le prissent dans leur cœur : « Votre situation actuelle n’est que provisoire ; elle ne saurait durer de la sorte. La politique, à ce qu’on a cru, demandait à s’assurer de vos personnes ; mais le droit naturel, la générosité, l’honneur veulent qu’on vous entoure de toutes les indulgences possibles ; la partie pénible est accomplie. Des vaisseaux cernent la côte, des soldats bordent le rivage, des signaux peuvent vous tracer à chaque instant dans l’intérieur de l’île. Toutes les précautions de sûreté sont complètes. À présent les mesures de douceur vont se développer. On vous envoie un lieutenant-général pour gouverneur. Il a passé sa vie sur le continent, au quartier-général ou à la cour des souverains : il y aura appris tout ce qu’on doit à Napoléon. Ce choix doit vous dire assez : on aura voulu un homme distingué, digne de sa haute mission, d’une élévation d’âme, d’une noblesse et d’une élégance de manières propres à la délicatesse de sa situation. Encore un peu de patience, et tout s’arrangera bientôt au mieux possible… » Il arriva enfin ce nouveau Messie… Mais, bon Dieu ! Monseigneur ! le mot échappe : on n’avait envoyé qu’un gendarme, un exécuteur. À sa voix tout a pris l’aspect et les formes les plus sinistres. Les apparences d’égards, les formalités de bienséance ont disparu. Chaque jour depuis a été pour nous un jour d’aggravation de douleur et d’injure. Il a resserré nos limites, attenté à notre intérieur, interféré dans nos plus petits détails domestiques ; il a interdit tout rapport avec les habitants, éloigné la communication des officiers de sa propre nation ; il nous a entourés de fossés, ordonné des palissades, multiplié les soldats, encerclé des prisons dans des prisons, il nous a environnés de terreur et mis au secret. L’Empereur ne se voit plus que dans un donjon. Il ne sort plus de sa chambre. Le peu d’audiences qu’il a accordées à cet officier ont été désagréables et pénibles. Il y a mis un terme, et est résolu de ne plus recevoir ce gouverneur. « J’avais à me plaindre de l’amiral, a-t-il dit ; mais du moins il avait un cœur ; pour celui-ci, il n’a rien d’anglais, ce n’est qu’un mauvais sbire de Sicile. »

« Sir Hudson Lowe se rejette de tous ces griefs, il est vrai, sur les instructions de ses ministres. Si sir Hudson Lowe est exact, ses instructions sont barbares. Pour nous, nous pouvons affirmer qu’il les exécute barbarement.

« L’Empereur ne saurait survivre longtemps à de pareils traitements. Toute la faculté le pense ainsi. Et que ne dira pas l’histoire ! Sir Hudson Lowe ne disconvient pas que sa vie ne soit en danger ; mais il répond froidement que ce sera sa faute, que c’est lui qui l’aura voulu. La dernière conversation de l’Empereur avec lui a été vive et remarquable. Ayant prétexté des communications importantes, l’Empereur s’en est laissé accoster dans sa promenade. C’était pour lui dire que les dépenses annuelles de l’établissement étant de vingt mille livres sterling, et le gouvernement n’en accordant que huit mille, il voulut bien lui remettre entre les mains les douze mille qui restaient de déficit. L’Empereur, choqué, l’a prié de vouloir bien lui épargner ces objets ; et comme sir Hudson Lowe s’obstinait à vouloir les discuter, l’Empereur s’est emporté et lui a dit « de le délivrer de ces ignobles détails et de le laisser tranquille ; qu’il ne lui demandait rien ; que, quand il aurait faim, il irait s’asseoir à la gamelle de ces braves (en montrant de la main le camp du 53e), lesquels ne repousseraient sûrement pas le plus vieux soldat de l’Europe. » Il en est résulté néanmoins que l’Empereur a été réduit à faire briser et vendre son argenterie pour fournir, mois à mois, à compléter le strict nécessaire ; et vous auriez été touché, Monseigneur, de la douleur et des larmes des gens, à ce spectacle si éloigné de leurs idées.

« Vous, Monseigneur, qui connaissez l’abondance à laquelle l’Empereur était accoutumé, vous vous récrieriez sans doute ; mais vous savez aussi le véritable prix qu’il attachait à toutes ces choses. Il s’indigne, et ne se plaint pas. Toutefois s’être saisi, par la fraude, de ce grand homme, l’avoir séquestré violemment de ses moyens et de ses ressources, avoir soigneusement stipulé, avec les autres intéressés, qu’on prenait sur soi toutes les charges, afin de demeurer seul maître de sa personne, et puis venir marchander avec lui sa propre existence, l’appeler en paiement de ses propres besoins : il y a dans tout cet ensemble quelque chose de si choquant qu’on manque d’expression pour le qualifier.

« Tout est ici, du reste, d’un prix fou, bien que si mauvais. Je ne crois pas trop dire que de le porter à six ou sept fois ce que vous le payez en Italie ; d’où il devient facile d’évaluer les huit mille livres sterling que les ministres anglais y consacrent : aussi je n’hésite pas à affirmer que nos propriétaires de province, de 15 à 18.000 francs de rente, sont mieux logés, mieux meublés, mieux nourris que ne l’est l’Empereur.

« Avec la connaissance de nos maux, vous soupçonnerez peut-être, Monseigneur, qu’aigris par la douleur et les circonstances, nous sommes portés à nous plaindre toujours et de tout. Certes, nous serions excusables, peut-être. Toutefois l’excès de nos maux ne nous a pas rendus assez injustes pour ne pas apercevoir et prendre de la reconnaissance pour l’intérêt et les attentions que nous ont témoignés quelques habitants et un bon nombre des officiers de la garnison. Nous avons distingué surtout la franchise des manières et la droiture de l’amiral Malcolm. Notre susceptibilité dans le malheur, et la délicatesse de sa situation officielle, nous ont seuls empêchés de lui témoigner, ainsi qu’à lady Malcolm, dont nous honorons le caractère, toute la sympathie qu’ils nous inspiraient. Cet amiral ayant recueilli dans la conversation de l’un de nous que nous étions sans ombrages et que nous nous occupions de procurer à l’Empereur une tente où il put passer quelques instants, il arriva qu’à quelques jours de là l’Empereur put déjeuner sous une tente spacieuse, soudainement élevée par les matelots et avec les voiles de la frégate. C’était une galanterie européenne à laquelle nous n’étions plus faits ; nous avons dû y être sensibles. L’Empereur a joui et jouit encore de cette tente, mais non sans mélange. Combien de fois, à l’approche d’un ennemi importun, il y a interrompu sa conversation et ses dictées, en s’écriant : « Rentrons dans nos tanières ; on m’envie l’air que je respire. »

« Tout, jusqu’au plus petit détail, trahit le caractère et les dispositions personnelles de notre gardien. Il nous permet le papier-nouvelle qui nous maltraite davantage, et nous interdira celui qui s’exprime avec moins d’inimitié. Il retiendra les ouvrages qui nous seront favorables, comme n’étant pas venus par le canal des ministres, et s’empresse de nous envoyer de sa bibliothèque des libelles contre nous.

« Mais c’est surtout à ce que sa propre et seule vérité parvienne en Europe que sir Hudson Lowe donne sa plus grande attention. Toutes ses inquiétudes et sa jalousie sont tournées à ce que rien de la nôtre ne puisse pas percer au-dehors. Il éloigne de nous les voyageurs ; il nous fait un crime de propager nos détails, de chercher à les faire connaître ; il m’a fait dire dernièrement que si je continuais à écrire à mes amis en Europe sur mon ton habituel, il m’ôterait d’auprès de l’Empereur, et me renverrait de Sainte-Hélène. J’écrivais la vérité, je ne pouvais écrire que nous étions heureux et bien traités. Sir Hudson Lowe se défierait-il de ses ministres, qui lisent mes lettres après lui ? car autrement ils peuvent, au besoin, les supprimer à leur gré, après s’en être éclairés, s’ils en ont le désir. Quoi qu’il en soit, je ne me le suis pas fait dire deux fois ; je n’écrirai plus à ma famille ; me voilà mort pour elle. Cette présente relation même, Monseigneur, vous était destinée par les propres mains du gouverneur : je suis réduit à attendre désormais une occasion clandestine. Vous y gagnerez ; car vraisemblablement mon écrit ne vous fût pas parvenu. Quant à cette occasion clandestine, elle se trouvera sans doute tôt ou tard ; quelque voyageur généreux, ami de la vérité, se chargera de ce papier étranger aux affaires politiques, mais important à l’honneur de son pays, et il croira n’avoir rempli que le devoir d’un honnête homme et d’un bon citoyen.

« Sir Hudson Lowe outre sans cesse tout ce qui nous regarde et tout ce qui nous concerne. On a voulu s’assurer de nos personnes, et il pense qu’il faut nous mettre au cachot. On a voulu nous isoler du monde politique ; il se croit tenu de nous enterrer tout vivants. On a pensé à surveiller notre correspondance contre toute trame ou complot ; il n’y voit que de nous faire oublier tout à fait et d’annihiler notre existence. Si telles sont ses instructions secrètes, les ministres s’éloignent de leur propre parole au parlement ; ils s’éloignent de l’opinion de leur pays, des vœux de tout ce qu’il y a de généreux en Europe, quelle que soit d’ailleurs la différence d’opinions. Ils chargent leur administration d’un odieux inutile ; la vérité sera connue, et l’on s’indignera, se demandant qu’ont à faire de pareils traitements avec la sûreté du prisonnier. D’un autre côté, si tout cela n’était qu’un excès de zèle dans sir Hudson Lowe, cet excès de zèle condamne son cœur, avilit son caractère, déshonore sa mémoire.

« Quoi qu’il en soit, nous gémissons ici, en dépit du sens et des expressions de la législature anglaise, sous la tyrannie et l’arbitraire d’un seul homme ; d’un homme qui, depuis vingt ans, n’a eu d’autre occupation que d’enrégimenter et régir les malfaiteurs et transfuges de l’Italie ; d’un homme qui ne reconnaît point de limites à ses craintes ni à ses précautions, tant son cœur est endurci et son imagination effrayée. Cette affreuse situation est la funeste conséquence de nous trouver ainsi, au bout de la terre, dans les déserts de l’Océan. Combien de temps encore doit durer notre supplice ? Quand la vérité se fraiera-t-elle un passage jusqu’au peuple d’Angleterre ? Quand son indignation viendra-t-elle à bout de redresser des excès qui le flétrissent ? Devons-nous périr sans secours sur notre affreux rocher ? Nous causons de grandes dépenses à la métropole, et nous ruinons cette misérable colonie. Elle maudit notre séjour, comme nous maudissons son existence. Et puis, à quoi bon tout cela ? L’Empereur disait assez gaiement, il y a peu de jours : « Bientôt nous ne vaudrons pas l’argent que nous coûtons, ni les soins que l’on se donne. » Et pourquoi les ministres ne nous rappelleraient-ils pas ? Notre retour prouverait leur force, et fixerait leur caractère. On pourrait croire alors que notre exil passager aurait été la nécessité de la politique, et non l’ouvrage de la haine. Ils obtiendraient une grande économie, et se créeraient une véritable gloire. L’Empereur en est encore et demeure à jamais dans les mêmes intentions et les mêmes vœux que lorsqu’il vint librement et de bonne foi à bord du Bellérophon. Sa carrière politique est terminée. Le repos sous la protection de lois positives est tout ce qu’il demande, tout ce qu’il veut. Le dépérissement de sa santé, les infirmités naissantes, le nombre de ses années, le dégoût des choses humaines, peut-être celui des hommes, le lui rendent plus désirable, plus nécessaire que jamais.

« Quant à nous qui sommes autour de lui, quelque inique que demeurât notre captivité, il n’est plus aujourd’hui de cachot sur le sol de l’Angleterre qui ne fût un bienfait pour nous. Nous serions sous la main d’un pouvoir protecteur, nous échapperions à l’arbitraire d’un agent subalterne, nous respirerions l’atmosphère européenne ; et si nous venions à succomber, nos ossements reposeraient en terre chrétienne.

« Il y a quelques mois que les commissaires des pouvoirs alliés sont débarqués dans la colonie. Sir Hudson Lowe leur a signifié que leur mission y était purement passive ; qu’ils n’avaient ni autorité ni interférence sur ce qui s’y passait à notre égard. Après quoi, il a envoyé à Longwood le traité du 2 août, et requis l’admission de ces commissaires. L’Empereur les a refusés dans leur capacité politique, mais n’a montré aucune objection à les voir comme simples individus. Il a fait faire à sir Hudson Lowe, par M. de Montholon, une réponse officielle, foudroyante de logique et sublime de pensées. J’espère qu’avec le temps elle vous parviendra, en dépit de tous les efforts de sir Hudson Lowe pour la tenir secrète. Il serait difficile de vous peindre son inquiétude à cet égard ; elle m’a déjà valu des reproches personnels.

« Monseigneur, l’Empereur parle bien souvent de vous tous. Il a des portraits de la plupart autour de lui, dans sa chambre. Son petit réduit est devenu un sanctuaire de famille. Il a reçu votre lettre, celle de Madame, du cardinal Fesch et de la princesse Pauline. Il lui en a coûté beaucoup d’imaginer que vos expressions de tendresse avaient subi l’inspection de toute la filière des agents qui nous surveillent. Il désire qu’on ne lui écrive plus à ce prix. Il a voulu, de son côté, écrire aux siens par l’intermédiaire du Prince-Régent ; mais on lui a dit ici qu’on n’expédierait pas sa lettre, si elle n’était ouverte, ou qu’on en briserait le sceau. Il s’est abstenu, et nous, nous avons souri de voir que l’outrage qu’on prétendait lui faire se perdait dans celui dont on menaçait le Prince-Régent.

« Pour nous, Monseigneur, qui sommes autour de l’Empereur, je vous ai beaucoup parlé de nos peines ; mais nous n’en connaissons plus à côté du bonheur de pouvoir lui témoigner notre dévouement. Nous ne souffrons qu’en lui. Nos privations, nos tourments personnels deviennent et sont pour nous les mérites et la joie des martyrs. Nous vivons à jamais dans les cœurs généreux. Des milliers envient notre situation sans doute ! Nous en sommes fiers, elle nous rend heureux.

« Daignez agréer l’hommage, etc. — Signé, le comte de Las Cases. »


Mes vives anxiétés – Lettre de l’Empereur, vrai bonheur.


Lundi 16.

Plus de vingt jours s’étaient écoulés, et rien n’annonçait encore aucun changement à notre affreuse situation. La santé de mon fils continuait à présenter les symptômes les plus alarmants. La mienne dépérissait visiblement par mes peines et mes anxiétés. Notre réclusion était si sévère, que nous n’avions point encore appris un seul mot de Longwood ; j’ignorais tout à fait comment y avait été interprétée ma malheureuse affaire ; j’avais appris seulement que l’Empereur n’était pas sorti de sa chambre durant ces quinze ou dix-huit jours qu’il y avait presque toujours mangé seul. Qu’on juge tout ce que ces circonstances durent me faire éprouver ! Évidemment l’Empereur avait été affecté, mais dans quel sens ? Ce doute, le dirai-je, était en moi un véritable tourment qui me rongeait dans tous les instants depuis que j’avais quitté Longwood, car l’Empereur ignorait tout à fait la cause qui avait amené mon enlèvement : la fatalité l’avait fait ainsi. Qu’aurait-il pensé en entendant parler de mes lettres clandestines ? Quelles auraient été ses opinions, quel motif assignerait-il à ma dissimulation vis-à-vis de lui, moi qui d’habitude n’aurais pas fait un pas ni hasardé une parole sans lui en faire part ? Je rapprochais ces torts, que je m’exagérais encore, de la bonté touchante de ses derniers moments. Quelques minutes avant d’en être arraché, il était avec moi plus gai, semblait mieux disposé encore que de coutume, et quelques instants plus tard il avait pu être amené à trouver quelque chose d’inexplicable dans ma conduite. Il s’était élevé peut-être en lui l’apparence ou le droit du reproche et des doutes. Cette idée m’affligeait plus que je ne pourrais le rendre, elle prenait visiblement sur ma santé. Heureusement le gouverneur vint lui-même me rendre à la vie. Il s’est présenté aujourd’hui vers la fin du jour. Il paraissait fort préoccupé de ce qu’il avait à me dire, et, après un long préambule, auquel il m’était difficile de rien deviner, il a fini par m’apprendre qu’il avait dans ses mains une lettre que ma situation lui donnait le droit de me soustraire ; mais qu’il savait combien la main qui l’avait écrite m’était chère, quel prix j’attachais aux sentiments qu’elle m’exprimait ; qu’il allait donc me la montrer, malgré toutes les raisons personnelles qu’il aurait de ne pas le faire. C’était une lettre de l’Empereur. Mes larmes coulèrent, elle était si touchante !… Eussé-je souffert pour lui mille morts, j’étais payé !

Quelque mal que nous ait fait sir Hudson Lowe, et quels qu’aient été ses motifs en cet instant, je lui dois une véritable reconnaissance pour le bonheur qu’il me donna, et quand je m’y arrête, je suis tenté de me reprocher bien des détails, certaines imputations ; mais je le devais à la vérité et à de hautes considérations. Je me montrais si ému qu’il sembla y devenir sensible ; et lui ayant demandé de me laisser prendre copie de ce qui m’était strictement personnel, il y consentit. Mon fils le transcrivit à la hâte, tant nous redoutions qu’il ne se ravisât, et quand il fut parti, nous le recopiâmes de plusieurs manières et en plusieurs endroits ; nous l’apprîmes par cœur, tant nous craignions que les réflexions de la nuit ne portassent sir Hudson Lowe à se repentir. En effet, quand il reparut le lendemain, il m’exprima des regrets à cet égard, et je ne balançai pas à lui offrir de rendre la copie, l’assurant que ma reconnaissance n’en serait pas diminuée ; nous nous étions ménagé les moyens d’être facilement généreux. Soit qu’il le jugeât ainsi, soit continuation de procédé de sa part, il n’en fit rien. Voici cette lettre dont l’original fut retenu par lui, auquel il me promit sur sa parole de faire suivre les mêmes destinées que le reste de mes papiers, et que néanmoins j’ai eu toutes les peines du monde à obtenir lorsque le gouvernement anglais, après la mort de Napoléon, n’a pas cru pouvoir se dispenser de me restituer mon Journal. Je vais transcrire ici les seules portions de la lettre que sir Hudson Lowe me permit de copier alors, et telles qu’elles ont été rendues publiques à mon arrivée en Europe ; ce qu’il retint est ici mis en note au bas des pages : leur ensemble reproduira tout l’original.

« Mon cher comte de Las Cases, mon cœur sent vivement ce que vous éprouvez. Arraché, il y a quinze jours, d’auprès de moi, vous êtes enfermé, depuis cette époque, au secret, sans que j’aie pu recevoir ni vous donner aucunes nouvelles ; sans que vous ayez communiqué avec qui que ce soit, Français ou Anglais ; privé même d’un domestique de votre choix.

« Votre conduite à Sainte-Hélène a été comme votre vie, honorable et sans reproche : j’aime à vous le dire.

« Votre lettre à une de vos amies de Londres n’a rien de répréhensible, vous y épanchez votre cœur dans le sein de l’amitié.

(Manquait ici une moitié de la lettre[4].)

« Votre société m’était nécessaire. Seul, vous lisez, vous parlez et entendez l’anglais. Combien vous avez passé de nuits pendant mes maladies. Cependant je vous engage, et au besoin vous ordonne de requérir le commandant de ce pays de vous renvoyer sur le continent : il ne peut point s’y refuser, puisqu’il n’a d’action sur vous que par l’acte volontaire que vous avez signé. Ce sera pour moi une grande consolation que de vous savoir en chemin pour de plus fortunés pays.

« Arrivé en Europe, soit que vous alliez en Angleterre ou que vous retourniez dans la patrie, oubliez le souvenir des maux qu’on vous a fait souffrir ; vantez-vous de la fidélité que vous m’avez montrée et de toute l’affection que je vous porte.

« Si vous voyez un jour ma femme et mon fils, embrassez-les ; depuis deux ans, je n’en ai aucunes nouvelles directes ni indirectes.

(Manquait ici trois ou quatre lignes[5].)

« Toutefois consolez-vous, et consolez mes amis. Mon corps se trouve, il est vrai, au pouvoir de la haine de mes ennemis : ils n’oublient rien de ce qui peut assouvir leur vengeance : ils me tuent à coups d’épingle ; mais la Providence est trop juste pour qu’elle permette que cela se prolonge, longtemps encore. L’insalubrité de ce climat dévorant, le manque de tout ce qui entretient la vie, mettront, je le sens, un terme prompt à cette existence.

(Manquait ici quatre ou cinq lignes[6].)

« Comme tout porte à penser qu’on ne vous permettra pas de venir me voir avant votre départ, recevez mes embrassements, l’assurance de mon estime et de mon amitié ; soyez heureux !

« Longwood, le 11 décembre 1816. — Votre dévoué, Napoléon.


Sur la lettre de l’Empereur – Réflexions – Détails – Nouvelles difficultés de sir Hudson Lowe.


Mardi 17, au jeudi 19.

La lettre de l’Empereur était pour moi un véritable bonheur, j’y revenais sans cesse ; elle détruisait mes inquiétudes, raffermissait mes pensées ; elle me rendait heureux. Je la relisais soigneusement, j’en pesais toutes les paroles, je me plaisais, d’après la connaissance que j’avais de l’Empereur, à imaginer comment elle avait été amenée ; je voyais son inquiétude sur ce qui pouvait avoir produit mon enlèvement, sa surprise d’entendre parler de correspondance clandestine ; je le suivais dans sa manière habituelle de considérer une affaire sous toutes ses faces ; j’apercevais sa sagacité se fixer précisément sur ce qui avait eu lieu, et se déterminer alors à m’écrire en conséquence, et je devinais si juste en toutes ces choses, que j’ai appris depuis qu’après quelque délai il m’avait écrit sans savoir, en effet, nullement quelles pouvaient être les pièces qui m’avaient fait arrêter.

Et quel prix je devais mettre à cette lettre ! moi qui lui avais entendu dire si souvent qu’il n’écrirait pas à sa femme, à sa mère, à ses frères, puisqu’il ne le pouvait sans que ses lettres fussent ouvertes et lues par ses geôliers. Or ici ma lettre avait été ouverte, et de son consentement, et de ses propres mains ; car, après avoir été expédiée à sir Hudson Lowe par l’officier de garde, elle avait été renvoyée par sir Hudson Lowe avec cette observation qu’elle ne pouvait être remise qu’après qu’il l’aurait lue, et s’il le jugeait convenable. On la reporta donc à l’Empereur : il était étendu sur son canapé quand elle lui fut remise avec cette nouvelle difficulté ; alors, allongeant la main au-dessus de sa tête, sans prononcer une parole, il la saisit, brisa le cachet, et la rendit immédiatement sans avoir aperçu la figure de celui qui la lui avait présentée.

Autre prix à mes yeux : cette lettre portait la signature pleine et entière de l’Empereur, et je savais combien il y répugnait dans ces circonstances nouvelles ; c’était la première, je crois, qu’il ait donnée dans l’île, et il est aisé de voir à l’original que ce n’est pas sans hésitation, et qu’il a dû lui en coûter ; car il se contente d’abord d’écrire de sa main la simple date : Longwood, le 11 décembre 1816, terminant avec son paraphe accoutumé ; puis on voit qu’il se ravise, ne jugeant pas la chose suffisante, et ajoute plus loin : Votre dévoué, Napoléon, renouvelant son paraphe. Le tout porte les traces évidentes d’une grande contrariété[7].

Mais la plus grande satisfaction intérieure que me procura cette lettre de l’Empereur fut la joie de l’avoir deviné dans ce que j’avais à faire. « Je vous engage et au besoin vous ordonne de quitter cette île, » me disait-il ; or l’on a vu qu’au secret, isolé de tous, n’ayant d’autre conseil que moi-même, c’était précisément le parti que j’avais pris dès les premiers jours de ma réclusion. Je ne saurais plus être aujourd’hui, m’étais-je dit, d’une grande consolation pour l’Empereur ; mais peut-être qu’à présent je pourrai lui être utile au loin ; j’irai en Angleterre, j’aborderai les ministres ; je ne saurais leur être suspect de préméditation ; j’ai été enlevé comme de mort subite : tout ce que je leur dirai ne viendra évidemment que de moi et de mon cœur. Je leur peindrai la vérité, ils seront touchés des maux que je leur ferai connaître, ils amélioreront le sort de l’illustre proscrit, et je viendrai porter moi-même à ses pieds les consolations que mon seul zèle aura conquises.

Je renouvelai donc avec instance mes prières et mes sommations. Ce qui m’y portait encore davantage en ce moment était une nouvelle crise de mon fils, qui l’avait laissé près d’une demi-heure sans connaissance et sans autre secours que mes soins et mon inexpérience. Qu’on juge de mon état et de ma douleur, je n’étais guère moi-même en meilleure situation. J’écrivis au gouverneur : « Vous me mettez au désespoir ; de quelle responsabilité vous vous chargez dans mon cœur ! Vous êtes père, puissent un jour de semblables alarmes ne pas trop vous rappeler mes impuissantes sollicitations d’aujourd’hui ! » Il est sûr qu’en nous gardant, il nous conduisait au tombeau, et j’avais peiné à comprendre comment il se plaisait à compliquer ainsi les affaires, et pourquoi il ne préférait pas nous laisser aller mourir ailleurs.

Sir Hudson Lowe est arrivé le même jour, amené, m’a-t-il dit, par mon billet au sujet de mon fils ; il avait fait mander le docteur Baxter, qui le suivit de près.

Dans une fort longue conversation, j’ai pu démêler que sir Hudson Lowe était aujourd’hui fort préoccupé de quelque but secret à mon égard. Nous nous sommes sondés réciproquement sur plusieurs points ; il a fini par établir d’abord n’avoir pu me renvoyer en Angleterre, l’Empereur ayant réclamé mon Journal, me disait-il, comme écrit par son ordre, tandis que moi j’exigeais, de mon côté, que cette pièce m’accompagnât en Angleterre ; raisonnement de sa part tout à fait d’une astucieuse absurdité ; puis, comme frappé d’un trait de lumière et d’un éclair de condescendance, il en est arrivé à me dire que si je voulais retourner à Longwood, il s’y prêterait volontiers. J’en tressaillis… Néanmoins, me rappelant la lettre et les paroles significatives de l’Empereur, je répondis que c’était, quant à présent, tout à fait contre mon intention ; mais qu’au seul désir connu de l’Empereur ma résolution changerait aussitôt. À cela il m’a dit qu’il avait des raisons de croire que l’Empereur le désirerait, et il se montrait fort préoccupé ; il avait évidemment quelque intention nouvelle à mon sujet, mais je ne la devinais pas. Lui ayant fait observer qu’il me faudrait écrire à Longwood pour connaître ce désir de l’Empereur, il ne s’y refusait pas précisément, mais il s’exprimait de la manière la plus entortillée. Enfin il me quitta, du moins je le crus, et je le supposais déjà bien loin, mais il était demeuré ; il avait conféré tout ce temps à l’écart avec son officier de confiance, et est rentré pour me dire qu’après avoir réfléchi, il trouvait bon que j’écrivisse au grand maréchal touchant mon retour, mais qu’il demeurait certain que ce serait la manière dont je présenterais mes idées qui porterait l’Empereur à exprimer son désir ou non. Cela n’était pas douteux, et j’en ai ri. Au surplus, voulant constater les points les plus importants de notre longue conversation, et dans l’espoir d’avancer vers un dénouement, je lui adressai, aussitôt son départ, la lettre suivante :

« Monsieur le gouverneur, il m’est revenu à l’esprit que dans votre visite, me parlant des embarras qui avaient gêné votre détermination à mon sujet, vous avez dit qu’une des difficultés qui vous empêcheraient de m’envoyer en Europe serait que mon Journal, que je réclamais qui m’y suivît, avait été réclamé en même temps à Longwood : double circonstance, disiez-vous, à laquelle il vous était impossible de satisfaire. Sans doute, Monsieur, que vous avez eu dans votre sagesse de puissants motifs pour laisser subsister cette difficulté, qu’il vous eut été si facile de détruire. Tout vœu, tout mot de Longwood est ma loi suprême : j’eusse renoncé à mes papiers dès que vous me l’eussiez fait connaître, comme aussi on s’y serait peut-être désisté dès que vous auriez donné connaissance de ma résolution. Dans tous les cas, je regarderais comme une obligeance de votre part que vous voulussiez bien y faire parvenir mes dispositions à ce sujet, comme une marque de mon profond et éternel respect, et prévenir toute difficulté ultérieure à cet égard. Du reste, plus je vais et plus je m’étonne de ce qu’une affaire aussi simple et d’aussi peu d’importance que la mienne s’entoure de tant de bruit et de complication. Cela ne servira qu’à propager et à donner plus d’apparence à l’idée que mes deux lettres clandestines n’ont été que le prétexte, et mes autres papiers le véritable motif ; et ce qui gênera surtout toujours votre position morale dans cette affaire, c’est le grand intérêt qu’on vous supposera à retenir mon Journal, dont une portion vous est personnelle. En ne m’envoyant pas en Angleterre, vous confirmez la crainte qu’on vous suppose, que rien d’ici ne transpire dans votre pays. Vous deviez remercier le ciel de l’occasion que je vous donnais de montrer solennellement le contraire à tous les yeux. Je vous avais présenté des moyens qui obviaient à tout. Mais, au demeurant, ceci n’est que moral et du ressort de l’opinion ; ce qui serait plus positif, comme du ressort direct des lois, c’est que vous gardassiez au secret plusieurs mois, jusqu’au retour des réponses d’Angleterre, quelqu’un qui, s’étant retiré de la sujétion volontaire où il s’était placé vis-à-vis de vous, et vous ayant demandé authentiquement de s’éloigner de cette île, s’était réduit à ce dilemme si simple :

Vous exercez sur moi un acte arbitraire. Je vous somme d’observer les lois. Si je ne suis pas coupable, renvoyez-moi ; si je le suis, livrez-moi aux tribunaux, faites-moi juger. Mais vous avez des papiers, dites-vous : si ces papiers sont étrangers à mon affaire, rendez-les-moi ; s’ils en font partie, adressez-les à mes juges, et moi avec eux. Mais ces papiers sont réclamés aussi par une autre personne, dites-vous encore. J’y renonce dès que vous me ferez parvenir son vœu, ou peut-être cette personne se désistera-t-elle si vous lui faites connaître le mien. Voilà la question toute nue. Au surplus, le grand objet de ma lettre est que vous vouliez bien faire parvenir à Longwood une nouvelle preuve de mon respect à cet égard. Quant à y écrire moi-même au sujet de la faveur que vous m’avez fait entrevoir, la faculté d’y revenir, j’attendrai que j’aie l’honneur de vous revoir avant de m’y déterminer. J’ai l’honneur, etc. »


Décision officielle de ma déportation au Cap – Mesures astucieuses et ridicules de sir Hudson Lowe.


Vendredi 20, samedi 21.

Cependant sir Hudson Lowe, poursuivi par mes constantes sommations, gêné dans la position où il s’était placé vis-à-vis de moi, commençait à être embarrassé d’avoir fait autant de bruit pour aussi peu de chose ; il éprouvait évidemment le désir de me voir revenir auprès de l’Empereur, ce qui en effet l’eut tiré d’embarras en remédiant à tout. Afin de me déterminer plus promptement, sans doute, il m’a adressé la décision officielle par laquelle il me déportait au Cap de Bonne-Espérance, et l’a accompagnée d’une lettre où il me répétait, dans des expressions fort calculées, la facilité qu’il me laissait de retourner à Longwood. J’écarte, autant qu’il est en mon pouvoir, les documents de notre correspondance, j’abrège même parfois quelques-unes de mes lettres, dans la crainte d’en fatiguer le lecteur.

J’accusai sur-le-champ réception, et voulant répondre à l’offre du gouverneur de me laisser retourner à Longwood, je lui adressai immédiatement, à ce sujet, une lettre pour le grand maréchal, afin qu’il en prît connaissance et voulût bien la transmettre.

On aura de la peine à croire que sir Hudson Lowe me renvoya ma lettre, en ayant effacé au crayon tout ce qui lui convenait ; il la réduisait à fort peu de lignes, prétendant ainsi me dicter ce que je devais écrire au comte Bertrand.


Continuation de correspondance – Le gouverneur déconcerté par ma résolution finale.


Dimanche 22, lundi 23.

Le gouverneur est venu pour connaître l’effet de sa déclaration et de ses deux lettres : il ne doutait pas qu’elles ne dussent avoir produit une grande impression, et il croyait certain de trouver prête, et avec les corrections qu’il avait indiquées, ma lettre au grand maréchal, laquelle devait amener, selon lui, mon retour à Longwood ; mais je lui ai dit froidement que puisqu’il s’était permis de vouloir me dicter, je n’écrirais plus. Il en a paru fort surpris et très déconcerté, et après de longues réflexions en lui-même, il a été aussi loin que de me demander si les corrections qu’il avait faites étaient mon seul empêchement. Cette condescendance inusitée de sa part devenait pour moi un guide assuré ; aussi ai-je tenu ferme et coupé court, en lui disant que le soir même il recevrait de moi ma détermination irrévocable et mes motifs aussi bien que mes observations aux diverses pièces qu’il m’avait adressées. Je voulais en cela éviter des paroles fugitives, toujours faciles à nier, j’aimais bien mieux les consacrer d’une manière authentique sur le papier. Voici ma lettre :

« Monsieur le gouverneur, vous me renvoyez, avec vos corrections indiquées, la lettre que j’avais écrite au comte Bertrand sur l’offre verbale que vous m’aviez faite de retourner à Longwood. Ainsi, comme cela vous arrive presque toujours ici, l’offre n’était réelle qu’en apparence, et devait s’évanouir dans les détails de l’exécution. J’en suis peu surpris. Réfléchissant l’autre jour à votre offre, après votre départ, j’avais conclu qu’il en serait ainsi. Vous aviez eu la bonne foi de me dire que vous ne vouliez pas permettre qu’entre Longwood et moi nous combinassions nos idées, c’est-à-dire, en d’autres mots, que nous connussions nos véritables désirs. Vous pouvez avoir sans doute de bonnes raisons pour cela, je ne dis pas le contraire ; mais aussi, de mon côté, je ne dois pas me rendre dupe et concourir à induire en erreur peut-être ceux qui s’intéressent à moi. Vous êtes trop avantageusement situé, Monsieur, entre Longwood et moi, je ne dois point écrire au comte Bertrand, non mes pensées, mais ce que vous me dicteriez. Je m’en abstiendrai donc ; je regarderai votre offre comme non avenue, parce que l’acceptation en a été impraticable, et je me référerai irrévocablement, pour mes pensées, mes sentiments, mes décisions sur cet objet, à ma lettre du 30 novembre.

« Vous êtes dans l’erreur, Monsieur, si vous avez compris que je vous demandais des réponses à tous les arguments et à tous les articles de mes lettres. Je respecte vos occupations et le prix de votre temps ; aussi n’ai-je demandé que le simple accusé de réception, et pour la régularité des choses ; je ne pense pas que vous puissiez avoir aucune raison pour me le refuser.

« Vous paraissez surpris, Monsieur, de l’état déplorable de la santé de mon fils et de la mienne en cet instant ; et vous revenez deux fois à vous étonner que je ne vous en aie pas fait parvenir mes plaintes lorsque j’étais à Longwood. Monsieur, je ne songeais guère à mon corps à Longwood ; et d’ailleurs, quand je souffrais, je me plaignais au docteur, et non à l’autorité ; vous pouvez vous en informer auprès de lui. Quant à mon fils, je suis bien étonné, Monsieur, qu’il ne vous soit rien revenu par la voix publique de sa situation, des consultations qui ont été faites à son sujet, des crises qu’il a éprouvées, de ses saignées nombreuses, etc., etc. Est-il bien extraordinaire que nos circonstances présentes accroissent nos maux, empirent rapidement notre état ?

« Je viens à votre arrêté de ma déportation au Cap. J’y vois que l’on retiendra tous ceux de mes papiers qui auront des rapports avec l’auguste personne à laquelle je trouvais doux de consacrer mes soins et ma vie. Quels autres papiers, Monsieur, pourrais-je avoir ? Que veut donc dire que je serai libre d’emporter tous les autres ? N’est-ce pas encore ici offrir quelque chose et ne rien donner ?

« Vous retenez mon Journal, ce seul et véritable objet de tant de bruit, ce dépositaire encore informe, inexact, jusqu’ici inconnu à tous, où, jour par jour, j’écrivais ce que je pensais, ce que je voyais, ce que j’entendais. Est-il de papier plus sacré, plus à moi que celui-là ? et pouvez-vous prétexter cause d’ignorance de son contenu ? Je vous l’ai laissé parcourir deux heures à discrétion, à feuille ouverte, ou à article choisi dans la table des matières. Ne deviendriez-vous pas responsable de la tournure que vous aurez donnée, de l’abus que vous en aurez fait faire ? N’aurez-vous peut-être pas à vous justifier un jour de l’idée très fausse que vous en aurez présentée sans doute à vos ministres ? vous me l’avez dit un journal politique. Je n’avais pas le droit, ajoutiez-vous, dans la situation où je me trouvais, de tenir registre de ce que disait l’empereur Napoléon. C’était un abus, surtout, que j’y eusse introduit des pièces officielles, disiez-vous. Comme si tout ce que je voyais, lisais, touchais, entendais, n’était pas, de droit et sans inconvénient, du domaine de ma pensée et de ma propriété tant que le recueil en demeurait mystérieux et secret ! Soupçonnerait-on de pareils principes puisés au sein des idées libérales d’Angleterre ? n’y reconnaîtrait-on pas bien plutôt les maximes odieuses de la police du continent ? Et que trouvera-t-on dans ce Journal ? des dires, des actes, des mots sublimes, sans doute, de l’auguste personne qui en était l’objet ; des matériaux de sa vie, et aussi des choses peu agréables pour vous peut-être ! Mais qui leur aura donné de la publicité ? Ne devait-ce pas être retouché ? Ne pouvait-ce pas être changé, altéré, rectifié ? Qui l’aura empêché ? Ce n’est pas, du reste, Monsieur, que rien de ce qui arrive aujourd’hui puisse d’ailleurs me porter jamais à dire sur ce qui vous concerne autrement que ce que je penserai, ce que je croirai vrai.

« Enfin, dans votre arrêté en date du 20 octobre, vous prononcez que je serai séparé de Longwood et envoyé au cap de Bonne-Espérance. Qui ne croirait, à la forme et aux expressions, que vous portez cette décision en opposition de moi-même, tandis que vous prononcez là un jugement désormais étranger, et depuis nombre de jours, à la cause nouvelle dont il s’agit ? Vous séparez de Longwood celui qui, depuis vingt jours, s’est retiré entre vos propres mains de la sujétion volontaire à laquelle il s’était soumis ; qui, depuis dix-huit jours, vous a authentiquement sommé de l’éloigner de l’île. Qui se douterait de tout cela dans votre pièce ? Une lettre de vous l’accompagne, me laissant le choix de me soumettre à ce jugement ou de retourner à Longwood. Mais si je cédais à l’appât du bonheur que vous me présentez, je vous laisserais triomphant et tranquille, maître de mes papiers les plus secrets ; je serais de nouveau votre captif, soumis encore aux mêmes fouilles, aux mêmes saisies, aux mêmes enlèvements, quand cela vous plairait… Non, Monsieur, je n’ai point de choix à faire ; je n’ai qu’à vous répéter désormais toujours les mêmes choses : Remplissez les lois vis-à-vis de moi. Si je suis coupable, faites-moi juger ; si je ne le suis point, rendez-moi à la liberté. Si mes papiers sont étrangers à cette affaire, rendez-les-moi ; si vous les croyez susceptibles d’examen grave, envoyez-les à vos ministres, et faites-moi suivre avec eux.

« Rien n’était plus simple, et pourtant rien ne s’est plus compliqué. Vainement vous objecteriez vos instructions ; elles n’ont pu prévoir ces cas particuliers. Vos incertitudes mêmes me prouvent qu’elles ne sont ni précises ni claires. Vous avez d’abord voulu me garder dans l’île, au secret, séparé de Longwood ; vous ne croyiez pas devoir m’envoyer au Cap. Vous tordez ici la lettre de vos instructions pour en faire sortir un résultat forcé. Mais craignez d’être responsable aux ministres de les avoir mal saisies, et à moi, d’avoir violé la loi en ma personne. Craignez que la plupart de ces mesures ne se trouvent à la fin des actes vexatoires et arbitraires. J’ignore quels droits, quels recours vos lois peuvent me ménager ; mais heureusement je peux dormir sur mon ignorance ; je sais qu’elles veillent pour moi. Vous croirez-vous quitte quand je serai au Cap, séparé de mes papiers, que vous retenez près de vous ? Mais si je demeure captif dans ce nouvel endroit, les vents rapporteront ici mon dilemme et mes plaintes sur les tourments moraux que vous aurez accrus et les souffrances du corps que vous aurez empirées, car ce sera vous qui m’y retiendrez, ou par vos ordres directs, ou par vos instructions secrètes. On ne saurait lever des scellés qu’en présence de celui qui y est intéressé : me ferez-vous revenir du Cap pour les lever ici ? Me retiendrez-vous au Cap jusqu’à ce que l’ordre vienne de les envoyer en Angleterre ? Où tout cela vous mènera-t-il ? Et il était, et il est encore un moyen si simple qui arrangerait tout ! Mon penchant naturel à aplanir les affaires me faisait courir au-devant de toutes les difficultés, j’obviais à tout, je me soumettais volontairement d’avance, en Angleterre, à toutes les mesures, même arbitraires, qui pourraient équivaloir à la quarantaine du Cap. J’ajoutais encore la raison si valable de la santé de mon fils et de la mienne.

« La crainte de blesser la lettre de quelques points de vos instructions aura été plus forte à vos yeux que la nécessité et le bon droit de céder à leur esprit, à la force des choses, à l’impulsion de l’humanité. Il en est temps encore, Monsieur, rendez-vous à ce que je sollicite ; je croirai que ce dernier sentiment, l’humanité, vous aura décidé, et je croirai vous devoir quelque chose. La double réclamation des papiers par Longwood et par moi ne saurait être une difficulté excusable. On vous demandera : Quels pas avez-vous faits pour la lever ? Voulez-vous que j’écrive moi-même à ce sujet ? trois mots suffiront pour nous mettre indubitablement d’accord.

« Quoi qu’il en soit, Monsieur, à quelque décision que vous vous arrêtiez, quelque peine qui me soit ménagée, il n’en saurait être de comparable à celle de demeurer sur ce roc maudit, lorsque j’y suis séparé de l’objet auguste qui m’y avait attiré. Toute heure, toute minute que j’y passe dans cette situation, sont des années pour ma malheureuse et peut-être courte existence ; elles aggravent dangereusement l’état de mon malheureux fils. Je vous demande donc, et vous le redemanderai sans cesse, à chaque instant, éloignez-moi de ce lieu de souffrance.

« Recevez, etc. »

Le gouverneur, frappé de ma lettre et de ma détermination de ne pas retourner à Longwood, ce qui le contrariait évidemment beaucoup, sans que je pusse en deviner précisément le motif, mais ce qui suffisait pour me maintenir inébranlable, accourut le lendemain ; et, après un long préambule fort obscur sur sa sincérité et ses bonnes intentions, il me dit que pour m’en donner des preuves et faciliter mes rapports avec Longwood, il consentait à y envoyer ma première lettre telle que je l’avais écrite d’abord au comte Bertrand ; il offrait de plus d’y joindre copie de toute ma correspondance, chose qu’il m’avait constamment refusée jusque-là ; mais plus il faisait de concessions, plus je devais tenir bon. « Il n’est plus temps, lui répondis-je avec une espèce de solennité, le sort en est jeté, j’ai prononcé moi-même mon jugement, ma propre sentence. Je n’écrirai pas à Longwood, et je vous demande, pour la centième fois, de vouloir bien m’éloigner à l’instant. – Mais du moins voudriez-vous bien écrire à Longwood mes offres et votre refus ? – Oui, je le ferai. » Et il partit extrêmement déconcerté, nous faisant entendre, pour dernière tentative, que nous ne pourrions faire voile que sur un transport ; qu’il ne pouvait dire quand, et qu’il n’y avait point de médecin à bord, ce qui serait un bien grand inconvénient à l’état de mon fils, etc., etc.


Départ de Balcombe’s cottage ; translation à la ville.


Mardi 24.

Mon fils a été extrêmement malade dans la nuit, j’étais moi-même fort souffrant. Au point du jour, j’ai envoyé auprès des docteurs Baxter et O’Méara, pour réclamer leur immédiate assistance ; et dans mon désespoir, poussé à bout, j’ai écrit à sir Hudson Lowe qu’il nous était impossible de supporter plus longtemps le traitement sous lequel nous succombions mon fils et moi, que malgré l’état dangereux de mon fils, il y avait plus de sept jours que nous n’avions vu les médecins ; que nous étions tellement hors de la route, que toute leur bienveillance ne pouvait l’emporter sur la difficulté de nous donner leurs soins, que je réclamais donc qu’il voulût bien nous tirer de notre isolement, sans le moindre délai ; que je lui demandais d’être transporté à la ville, fût-ce à la geôle publique, s’il le jugeait nécessaire. Pour cette fois, ma lettre eut son effet immédiat : je reçus, par le retour de l’ordonnance, un billet du gouverneur, m’annonçant que le jour même il me ferait conduire dans sa propre demeure, à la ville. En effet, vers le soir un officier est venu nous prendre. Combien, au moment du départ, Longwood a fixé nos regards ! combien, tout le long de la route, il a occupé mes pensées, remué mes sentiments ! Ce que j’ai éprouvé, lorsque, arrêté pour le considérer une dernière fois, il m’a fallu le voir disparaître en me remettant en route, mon cœur seul le connaît !…


Séjour au château du gouvernement, meilleurs procédés, détails, etc., etc..


Du mercredi 25 au samedi 28.

Nous nous sommes trouvés établis dans la demeure du gouverneur, appelée le château, lieu vaste et assez agréablement situé. Un grand changement s’était opéré subitement à notre égard : nous étions encore gardés par des sentinelles, il est vrai ; mais tout avait été mis à mes ordres, et l’on semblait s’efforcer de nous entourer de profusions en tout genre. « Ne vous faites faute de rien, me répétait souvent le majordome, c’est l’honorable compagnie des Indes qui paie. » Mais ces soins tardifs me touchaient peu : il n’était plus qu’une chose à mes yeux, c’était un prompt dénouement, et je ne pouvais l’obtenir. Le gouverneur venait bien chaque jour ; mais c’était pour laisser échapper quelques mots de politesse seulement, et pas un seul d’affaires. Cependant il devenait indispensable pour moi d’en finir. Depuis mon enlèvement de Longwood, les difficultés ou les embûches sans cesse renaissantes dont je me trouvais environné, ma préoccupation de leur échapper, m’avaient tenu dans un constant harassement ; à ces peines d’esprit se joignait encore tout le chagrin du cœur. Une telle complication produisit en moi une espèce de révolution, je me sentis subitement dix ans de plus, et c’est là qu’ont pris naissance et se sont déclarés les premiers symptômes des infirmités qui ne m’ont plus quitté depuis, qui se sont accrues chaque jour, et ne doivent finir qu’avec ma vie.

Ce fut donc dans un véritable état de crise que j’arrivai à la ville. Le gouverneur demeura frappé de mon changement et de mon extrême faiblesse ; à peine pouvais-je suivre la conversation. Dans l’intention sans doute de me ranimer, il m’a laissé savoir que l’Empereur avait témoigné un bien vif désir de me revoir avant mon départ. Ce ressouvenir m’a vivement ému, mes larmes ont coulé ; et j’étais si peu en état de soutenir aucune émotion que j’ai été sur le point de m’évanouir. Mon fils me dit plus tard que le gouverneur en avait semblé fort embarrassé. Ramassant néanmoins mes forces, j’en suis revenu à supplier encore le gouverneur de m’éloigner le plus promptement possible ; alors il a fixé mon départ à deux jours de là, et m’a appris qu’il s’était procuré un bâtiment de guerre, comme plus convenable pour moi, et en même temps plus commode, à cause du médecin qui s’y trouvait.


Paroles de l’Empereur – Adieux du grand maréchal.


Dimanche 29.

Aujourd’hui, de grand matin, un officier est enfin venu nous dire de mettre en ordre tous nos effets pour être transportés à bord ; qu’il était décidé que nous partirions à peu de temps de là. C’était pour nous l’heure de la délivrance. En moins de quelques minutes tout ce que nous possédions se trouva emballé, nous étions prêts, nous attendions. Il approchait enfin ce moment désormais si désiré ; car quelles ne peuvent pas être les variations de nos sentiments selon des circonstances nouvelles ! Moi qui eusse regardé, il y a peu de temps encore, comme le plus grand supplice qu’on m’eût séparé de l’Empereur et déporté de Sainte-Hélène, aujourd’hui, au contraire, depuis mes dernières résolutions, d’après le désir manifeste de sir Hudson Lowe, d’après ces paroles positives de l’Empereur : « Je vous invite et au besoin je vous ordonne de sortir de cette île,» d’après des antécédents précieux, puisés dans ses conversations, et que je ne saurais indiquer, bien qu’étrangers à la politique ; enfin, par suite des chimères mêmes que je m’étais forgées, toutes ces causes réunies faisaient que mon plus grand tourment désormais était d’appréhender qu’on ne m’y retînt ; et, bien qu’on m’eût annoncé déjà l’heure du départ, je n’en demeurais pas moins dans une anxiété mortelle. Le gouverneur sembla la justifier en se faisant attendre presque tout le jour. Il se faisait tard ; l’impatience, l’attente, l’inquiétude m’avaient donné de la fièvre ; sur les six heures, le gouverneur, sur lequel je ne comptais plus, parut ; et, après un petit préambule à sa façon, me dit qu’il venait d’amener le grand maréchal, auquel il permettait de prendre congé de moi, et il m’a conduit dans la salle voisine, où j’ai pu embrasser en effet ce digne compagnon de Longwood. Il était chargé de me dire de la part de l’Empereur : « Qu’il me verrait rester avec plaisir, et me verrait partir avec plaisir. » C’étaient là ses propres expressions. « Qu’il connaissait mes sentiments, qu’il était sûr de mon cœur ; qu’il avait confiance pleine et entière en moi. Que quant aux chapitres de la campagne d’Italie, que j’avais demandé la permission de garder comme ressouvenir cher et précieux, il l’accordait sans hésitation, aussi bien que tout autre objet quelconque qui pourrait être demeuré dans mes mains, se plaisant à les considérer comme n’étant pas sortis des siennes. » Sir Hudson Lowe était demeuré présent, c’était de rigueur. Le grand maréchal a ajouté quelques commissions de livres, l’envoi des Moniteurs surtout, et de divers autres objets nécessaires ou utiles à l’Empereur, terminant par me dire significativement de faire du reste, en toutes choses, ce que je croirais pour le mieux.

Il était dit que l’amitié du grand maréchal ajouterait à mon supplice ; il me voyait partir avec peine, et s’ingéniait à me donner des raisons pour me décider à rester. « Mon départ était une perte pour eux tous, disait-il avec grâce en s’adressant au gouverneur. C’en était une pour l’Empereur, et c’en serait une pour lui-même, sir Hudson Lowe, qui ne tarderait pas à s’en apercevoir. » Le gouverneur répondait par une inclination approbative, et tous deux cherchaient à m’ébranler : je le comprenais de la part du gouverneur ; mais je n’en pouvais deviner la véritable cause dans le grand maréchal, surtout d’après les paroles qu’il venait de me transmettre au nom de l’Empereur ; d’autant plus qu’auprès des nombreux et puissants motifs qui m’entraînaient, sir Hudson Lowe, ainsi que je crois l’avoir déjà dit, n’offrait pas de son côté la moindre concession ; il conservait mes papiers, il exigeait ma soumission pure et simple ; et par là je légalisais, pour ainsi dire, tout ce qu’il avait fait ; je l’autorisais, par le précédent, à renouveler à son gré la saisie et l’emprisonnement du premier venu d’entre nous, toutes les fois qu’il lui en prendrait fantaisie. Je ne devais, je ne pouvais me prêter sans ordre à de pareils outrages : je résistai donc héroïquement.

Cependant la nuit était venue tout à fait, et le gouverneur trouvant qu’il était trop tard, nos derniers arrangements d’ailleurs n’étant pas terminés, il renvoya le départ au lendemain ; et comme il m’en voyait chagrin, pour me consoler il dit qu’il permettait que le grand maréchal vînt me revoir encore. Quelque bonheur que j’eusse sans doute à embrasser de nouveau un compagnon de Longwood et à recevoir encore une fois des nouvelles de l’Empereur, néanmoins ce retard n’était pas sans une vive peine pour moi il prolongeait ma tempête intérieure et remuait mes plaies. On sait qu’il est des victoires que l’on ne remporte que par la fuite ; celle que je poursuivais était de cette nature.


Derniers adieux – Scellé des papiers – Départ.


Lundi 30.

D’assez bonne heure j’ai reçu la visite de l’amiral Malcolm : il venait me présenter, disait-il, le lieutenant Wright, chargé de me conduire au Cap sur le brick le Griffon, me le recommandant comme son ami, ajoutait-il avec grâce, et m’assurant que je n’aurais qu’à me louer de tous ses efforts pour m’être agréable. J’appréciai dignement dans l’amiral cette marque d’un intérêt si délicat, et j’en ressentis une sincère et tendre reconnaissance beaucoup mieux que je ne la lui exprimai. Sa bienveillance pour moi devait avoir un prix d’autant plus grand à mes yeux, que ses rapports avec le gouverneur rendaient fort délicat de la témoigner ; aussi avait-il eu la circonspection de se faire accompagner précisément par l’homme de confiance de sir Hudson Lowe.

J’attendais avec mon anxiété habituelle le moment décisif, craignant toujours de voir le gouverneur finir par opposer des obstacles imprévus, tant il me laissait apercevoir le désir de me faire rester.

Le grand maréchal arriva vers les onze heures, conduit par le gouverneur et quelques officiers. Il renouvela ses efforts de la veille pour me faire revenir à Longwood, mais sans jamais m’exprimer néanmoins le désir positif de l’Empereur. Connaissant si bien ma situation, il n’avait qu’à dire un mot pour être sûr de l’emporter ; mais il ne le disait pas, et même s’en éloignait si je le pressais, se référant alors aux paroles sacramentelles de l’Empereur, qu’il m’avait rendues la veille. Ainsi j’avais à me défendre encore contre celui-là même dont j’aurais voulu recevoir du renfort ; son affection me devenait funeste, et je demeurais au supplice, déchiré entre le désir de rester et la volonté de partir : si le cœur dictait l’un, le courage commandait l’autre ; je demeurai inébranlable.

Je ne dois pas oublier de mentionner que le grand maréchal, dans le cours de la conversation, me dit que l’Empereur avait désiré me voir avant mon départ ; mais que le gouverneur exigeant qu’il se trouvât un officier anglais entre nous, il s’était vu contraint d’y renoncer, me faisant dire que je savais bien qu’à cette condition il se priverait de voir sa femme même et son propre fils. Quelles paroles pour moi !…

Passant aux affaires, je remis au grand maréchal treize lettres de change sur mon banquier de Londres ; c’étaient mes quatre mille louis que j’avais si souvent offerts à l’Empereur, et que le grand maréchal m’avait appris la veille qu’il s’était enfin décidé à accepter, ce qui combla mes vœux et fut pour moi un vrai bonheur.

Ces objets terminés, on permit au général Gourgaud, qui avait obtenu d’accompagner le grand maréchal, de venir aussi prendre congé de moi ; et cette nouvelle preuve d’intérêt, jointe à toutes celles qu’il n’avait cessé de me donner depuis mon emprisonnement, ne fut pas perdue pour mes sentiments.

La séance durait depuis longtemps, et sir Hudson Lowe eut la galanterie de dire à ces messieurs qu’ils pouvaient demeurer à déjeuner avec moi, et il s’en alla, emmenant avec lui tout son monde, à l’exception du seul officier de service à Longwood qui avait escorté ces messieurs, l’honnête capitaine Popleton, dont nous n’avons jamais eu qu’à nous louer infiniment. Il est certain qu’en dépit de sa présence, durant tout le déjeuner, qui ne laissa pas que d’être long, il nous eût été très aisé de lui dérober les communications que nous aurions eues à nous faire ; mais il n’en existait aucune, et il ne fut pas dit un mot en secret de part ou d’autre. Si j’avais prévu cette circonstance inopinée, j’aurais pu faire garder à mon fils toute ma correspondance avec sir Hudson Lowe, et elle fût aisément parvenue à Longwood ; mais, en y réfléchissant, je me félicitais de n’en avoir pas le moyen, me défiant toujours de sir Hudson Lowe, qui, évidemment si occupé de me faire rester, eût pu profiter d’une découverte de la sorte pour changer toutes les dispositions arrêtées et en imposer de nouvelles.

Le déjeuner fini, j’eus le courage d’être le premier à vouloir prendre congé. Je demandai que le gouverneur fût rappelé pour mettre fin aux dernières mesures. J’embrassai mes compagnons, et ils me quittèrent ; le général Gourgaud, en partant, revint à différentes reprises, avec tant d’effusion et de grâce, sur les petites contrariétés que nous avions pu nous causer réciproquement, qu’il me fut doux de me convaincre que les circonstances pénibles où nous nous étions trouvés avaient pu seules les amener, et que le cœur n’y avait jamais été pour rien ; aussi ne m’en est-il resté qu’un agréable souvenir et une sincère reconnaissance pour ces derniers instants.

Sir Hudson Lowe, de retour, voyant sortir ces messieurs, me dit d’un air significatif, avec un certain embarras mêlé de dépit : « Vous n’avez donc pas jugé à propos de retourner à Longwood ? Il faut croire que vous avez de bonnes raisons pour cela. » Je m’inclinai pour toute réponse, et le priai de procéder immédiatement au scellé des papiers, seul objet qui me retînt. Déjà, depuis plusieurs jours, j’avais exigé et obtenu qu’il en fût fait un inventaire, dont je réclamais une copie authentique, signée de sir Hudson Lowe. Il ne s’agissait plus, en cet instant, que d’apposer les scellés ; sir Hudson Lowe avait retardé le plus possible et jusqu’au dernier moment cette formalité, et il la conclut d’une manière qui le caractérise. Il me dit avec assez de gêne, en belles paroles, que par respect pour l’Empereur, aussi bien que par égard pour mes qualités personnelles, il voulait bien me laisser apposer mon sceau, pourvu que je consentisse à ce qu’il pût le lever en mon absence s’il le jugeait nécessaire. Sur mon souris et mon refus, il marcha quelque temps à grands pas ; puis, comme s’il avait remporté une grande victoire sur lui-même, il s’écria : « Je le prends sur moi, je m’en passerai. » En faisant appeler le secrétaire du gouvernement, il fit apposer les sceaux de l’île en ma présence, alors je lui demandai une déclaration du refus qu’il m’avait fait de laisser apposer mes armes, ou de la condition singulière qu’il y avait mise ; ce fut le sujet d’une hésitation nouvelle qu’il termina pourtant en me la faisant expédier ainsi qu’il suit :


DÉCLARATION DE SIR HUDSON LOWE AU COMTE DE LAS CASES.

« En conséquence de ce qui a été énoncé dans la décision du gouverneur touchant l’affaire du comte de Las Cases, il a été retenu, lors de son départ de l’île, un très grand nombre de papiers.

« Le gouverneur, dont le devoir spécial est de ne pas souffrir que des papiers quelconques venant de Longwood sortent de cette île sans au préalable avoir été examinés, s’est toutefois jusqu’à présent abstenu, par des motifs particuliers, de prendre connaissance de tous ceux du comte de Las Cases, et a décidé que les papiers à lui appartenant, qui ont été retenus (papiers dont lui, gouverneur, n’a connu que la teneur générale), seraient mis en deux paquets séparés, et déposés à la trésorerie de l’île, pour y rester jusqu’à ce qu’il eût reçu des ordres de son gouvernement en ce qui les concerne.

« Le comte de Las Cases pourra apposer son cachet sur chacun de ces paquets ; bien entendu que ce cachet sera susceptible d’être levé, soit dans le cas où ces paquets devraient sortir de l’île, par suite de la réception d’ordres du gouvernement, soit au cas que l’intérêt du service l’exigeât.

« Ainsi l’apposition de ce cachet n’est autre qu’une garantie morale que lui offre le gouverneur pour sa propre satisfaction, en ce qu’elle lui donnera l’assurance que les paquets ne seront point ouverts, si ce n’était par l’un des motifs urgents prévus ci-dessus.

« Si, dans de telles circonstances, le comte de Las Cases répugnait à apposer son cachet à ces paquets ou refusait d’accéder à la condition à laquelle cette apposition est permise, le gouverneur, qui ne peut permettre qu’aucun paquet cacheté ou que des papiers quelconques venant de Longwood sortent de ses mains sans être ouverts, ne pourra regarder que comme nécessaires toutes précautions propres à assurer à son gouvernement, jusqu’à la réception de ses ordres, la connaissance des mesures qu’il a prises pour la sûreté de ceux qu’il a retenus.

« Le comte de Las Cases s’étant refusé à apposer son cachet aux conditions mentionnées ci-dessus, les papiers, partagés en deux paquets distincts, ont été déposés dans deux boîtes scellées du sceau du gouvernement de l’île. 31 décembre 1816.

«  Signé, Hudson Lowe. »

Tout fini entre nous, sir Hudson Lowe, par une tournure qui lui était caractéristique vis-à-vis de moi depuis que je me trouvais entre ses mains, passa tout aussitôt, soit bonté, soit calcul, à écrire pour moi quelques lettres de recommandation privée à de ses connaissances du Cap, qui, m’assurait-il, me seraient fort agréables, et que je n’eus pas le courage de rejeter, tant elles semblaient être offertes de bon cœur. Enfin vint le moment de cet éternel départ ; sir Hudson Lowe descendit avec moi, m’accompagnant jusqu’à la porte de sortie, et là, ordonna à tous ses officiers de me suivre jusqu’au lieu de l’embarquement, pour me faire honneur, disait-il. Je me jetai avec empressement dans le canot préparé pour me recevoir ; je traversai la rade, passant assez près d’un bâtiment qui venait d’arriver du Cap, d’où je reçus, par gestes, les salutations du Polonais et des trois domestiques qu’on nous avait enlevés quelques mois auparavant. Ils repassaient pour regagner l’Europe. Je fus saisi à leur vue : l’un d’eux était porteur de la seule pièce qui eût échappé de l’île, la belle lettre au sujet des commissaires des alliés. Je ne doutais pas que la découverte faite sur mon domestique ne servît au gouverneur pour faire faire des recherches sur ces personnes qui étaient loin de s’y attendre ; heureusement il n’en fut rien, et le brave et fidèle Sentini eut le mérite d’être le premier à faire paraître en Europe quelque chose d’authentique sur Longwood.

Enfin je mis le pied sur le brick ; il leva l’ancre, et je crus le plus utile de mes vœux accompli. Vaines illusions que le temps devait détruire si cruellement, et qu’une dernière épreuve du cœur des hommes en pouvoir devait m’apprendre n’avoir été que d’absurdes chimères !… Et comment ai-je pu en effet m’abuser au point de croire à la sensibilité de ceux-là mêmes qui, contre tout droit, avaient prononcé la sentence et ordonné le supplice… Ah ! que n’ai-je choisi de demeurer ! que n’ai-je continué des soins domestiques, au lieu d’aller rêver des services lointains ! J’aurais prolongé quelque temps encore mes attentions de chaque jour… j’aurais recueilli quelques marques d’intérêt de plus… et, le moment fatal arrivé, j’aurais eu ma part de la douleur commune, ma part des soins de tous ; j’aurais concouru à adoucir les derniers moments ; moi aussi j’aurais aidé à fermer les yeux !… Mais plutôt non, cédant de bonne heure au climat et à ma débile santé, j’aurais succombé longtemps auparavant ; je n’aurais pas été le témoin de l’horrible évènement !… j’aurais sauvé d’éternelles douleurs, je ne serais plus !… je n’en serais pas à me débattre encore sous des infirmités cruelles, rapportées du lieu même ; j’y reposerais en paix ! et bien des gens regarderaient ma dernière demeure comme un nouveau bonheur de mon étoile ou une dernière faveur du ciel.


FIN DU MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE PAR LE COMTE DE LAS CASES.
  1. Voyez cette lettre au tome 1er.
  2. Je me trompais ; voir la relation du capitaine Maitland, publiée en 1826, et la réfutation qu’elle a amenée.
  3. Voyez cette protestation au tome Ier.
  4. « Cette lettre est pareille à huit ou dix autres que vous avez écrites à la même personne et que vous avez envoyées décachetées. Le commandant de ce pays ayant eu l’indélicatesse d’épier les expressions que vous confiez à l’amitié, vous en a fait des reproches dernièrement ; vous a menacé de vous renvoyer de l’île, si vos lettres contenaient davantage des plaintes contre lui. Il a par là violé le premier devoir de sa place, le premier article de ses instructions et le premier sentiment de l’honneur ; il vous a ainsi autorisé à chercher les moyens de faire arriver vos épanchements dans le sein de vos amis, et de leur faire connaître la conduite coupable de ce commandant. Mais vous avez été bien simple, votre confiance a été bien facile à surprendre !!!
      « On attendait un prétexte de se saisir de vos papiers ; mais votre lettre à votre amie de Londres n’a pu autoriser une descente de police chez vous, puisqu’elle ne contient aucune trame ni aucun mystère, qu’elle n’est que l’expression d’un cœur noble et franc. La conduite illégale, précipitée, qu’on a tenue à cette occasion, porte le cachet d’une haine personnelle bien basse.
      « Dans les pays les moins civilisés, les exilés, les prisonniers, même les criminels, sont sous la protection des lois et des magistrats ; ceux qui sont préposés à leur garde ont des chefs, dans l’ordre administratif et judiciaire, qui les surveillent. Sur ce rocher, l’homme qui fait les règlements les plus absurdes, les exécute avec violence, et transgresse toutes les lois : personne ne contient les écarts de ses passions.
      « Le prince-régent ne pourra jamais être instruit de la conduite que l’on tient en son nom : on s’est refusé à lui faire passer mes lettres, on a renvoyé avec emportement les plaintes qu’adressait le comte Montholon ; et depuis on a fait connaître au comte Bertrand qu’on ne recevrait aucunes lettres, si elles étaient libellées comme elles l’avaient été jusqu’à cette heure.
      « On environne Longwood d’un mystère qu’on voudrait rendre impénétrable, pour cacher une conduite criminelle, et qui laisse soupçonner de plus criminelles intentions !!!
      « Par des bruits répandus avec astuce, on voudrait donner le change aux officiers, aux voyageurs, aux habitants, et même aux agents que l’on dit que l’Autriche et la Russie entretiennent en ce pays. Sans doute que l’on trompe de même le gouvernement anglais par des récits adroits et mensongers.
      « On a saisi vos papiers, parmi lesquels on savait qu’il y en avait qui m’appartenaient, sans aucune formalité, à côté de ma chambre, avec un éclat et une joie féroce. J’en fus prévenu peu de moments après ; je mis la tête à la fenêtre, et je vis qu’on vous enlevait. Un nombreux état-major caracolait autour de la maison ; il me parut voir des habitants de la mer du Sud danser autour du prisonnier qu’ils allaient dévorer. »
  5. « Il y a dans ce pays, depuis six mois, un botaniste allemand qui les a vus dans le jardin de Schœnbrunn, quelques mois avant son départ. Les barbares ont empêché soigneusement qu’il ne vînt me donner de leurs nouvelles ! »
  6. « … dont les derniers moments seront un acte d’opprobre pour le caractère anglais ; et l’Europe signalera un jour avec horreur cet homme astucieux et méchant ; les vrais Anglais le désavoueront pour Breton. »
  7. Cette lettre est écrite par un des gens de l’Empereur ; mais lui-même en a marqué, de sa propre main, la ponctuation ; et je ferai observer, en passant, à l’appui de la singularité que j’ai fait remarquer beaucoup plus haut, que lui, qui quand il écrivait ne mettait pas un mot d’orthographe, se trouve en avoir corrigé ici de légères imperfections.