Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 2/Chapitre 19

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Ernest Bourdin (Tome IIp. 803-857).


Chapitre 19.


Kléber. — Marlborough. — Affaiblissement de l'Empereur. — Napoléon arrête et cachette ses codicilles. — Derniers moments.


26 février 1821.

L’empereur, qui était assez bien depuis le 21, retombe tout à coup.

L’Empereur se trouve mieux ; ses souvenirs se réveillent, il parle avec complaisance des braves qui coururent sa fortune.

Steingel était bouillant, infatigable, cherchait les Autrichiens comme les médailles, et ne laissait pas un taillis, un décombre qu’il ne l’eût fouillé, visité.

Mireur ! c’était l’homme des dangers, des avant-postes ; son sommeil était inquiet si l’ennemi ne se trouvait en face.

Caffarelli, tout aussi brave, ne se battait cependant que par nécessité ; il aimait la gloire, plus encore les hommes : la gloire n’était pour lui qu’un moyen d’arriver à la paix.

Passant ensuite à des officiers d’un grade moins élevé, Napoléon s’arrêta longtemps sur deux braves dont il déplora vivement la perte, Sulkowski et Guibert. Le premier était un Polonais plein d’audace, de savoir, de capacité. Il avait été réveiller Kosciusko, lui avait porté les instructions du comité de salut public ; il connaissait le génie, parlait toutes les langues de l’Europe, aucun obstacle ne l’arrêtait. Le second, plus souple, plus mesuré, plus adroit, mettait dans ses négociations la subtilité d’un diplomate.

28. — L’Empereur a passé une assez bonne nuit. Il s’est levé au point du jour, et, quoique extrêmement faible, il a fait une promenade en calèche.

1er mars. — La nuit a été tranquille, néanmoins la prostration des forces continue, et la digestion est extrêmement pénible. Napoléon sort en calèche ; mais rien ne peut dissiper la profonde tristesse où il est plongé.

2. — L’Empereur a fort bien passé la nuit ; il sort deux fois en calèche ; il se trouve assez bien et se plaît à revenir sur une foule de détails, de circonstances qui peignent la tendresse qu’il porte à Marie-Louise. « Ses couches furent excessivement pénibles, et, je puis le dire, c’est en grande partie à mes soins qu’elle doit la vie. Je reposais dans un cabinet voisin ; Dubois accourut et me fit part du danger. Il était effrayé, l’enfant se présentait mal, il ne savait où donner la tête. Je le rassurai ; je lui demandai s’il n’avait jamais rien vu de semblable dans les accouchements qu’il avait faits. — Oui, sûrement ; mais une fois sur mille. N’est-il pas affreux pour moi que ce cas si extraordinaire soit précisément celui qui a eu lieu pour l’impératrice. — Eh « bien ! oubliez la dignité et traitez-la comme une boutiquière de la rue Saint-Denis : c’est tout ce que je vous demande. — Mais puis-je apposer les fers ? Si de nouveaux accidents arrivent, lequel dois-je sauver ? la mère ou l’enfant ? — La mère : c’est son droit. Je me rendis auprès d’elle ; je la calmai, je la soutins ; elle fut délivrée, l’enfant prit vie. Le malheureux !… » Napoléon s’arrêta ; je respectai son silence et me retirai.

3. — L’Empereur se promène à deux reprises en calèche.

A. — Napoléon essaye deux fois de monter en calèche, mais il est obligé bientôt de se mettre au lit.

La conversation s’est ouverte sur les beaux-arts. Un des interlocuteurs faisait assez peu de cas de la musique. « Vous avez tort, lui a dit l’Empereur ; c’est de tous les arts libéraux celui qui a le plus d’influence sur les passions, celui que le législateur doit le plus encourager. Une cantate produit plus d’effet qu’un ouvrage de morale. »

5. — L’Empereur a passé la nuit assez tranquillement, quoiqu’il n’ait presque point dormi ; il est livide, ne présente plus que l’aspect d’un cadavre.

6. — La nuit a été assez bonne. L’abattement est extrême. L’Empereur témoigne sur le soir l’envie de manger. On lui sert deux côtelettes d’agneau ; il me les fait goûter, me demande si elles sont nutritives, de digestion facile, et quand il m’a adressé toutes les questions d’usage, il y goûte et les laisse là. « Que vous en semble, docteur ? n’est-ce pas une bataille perdue ? — Gagnée, Sire, pour peu que Votre Majesté le veuille. — Comment cela ? des remèdes ? — Mais — Chacun se bat avec ses armes ; c’est bien, docteur, j’aime votre ténacité. — Votre Majesté est donc d’intelligence avec la latitude ? — Je ne m’abuse plus, la vie m’échappe, je le sens ; c’est pour cela que je renonce aux médicaments. »

7. — L’Empereur est moins faible que les jours précédents. Il était debout, négligé ; je le priai de prendre soin de lui-même : il se mit à sa toilette. « Quand j’étais Napoléon, me dit-il d’un ton pénétré, je la faisais promptement et avec plaisir ; mais aujourd’hui, qu’ai-je à faire d’être bien ou mal ? Cela me coûte d’ailleurs plus de fatigue que je n’en éprouvais à disposer un plan de campagne. Allons, cependant. » Et il se fit la barbe, mais par temps, par intervalles ; il fut obligé de se reprendre bien des fois. Il acheva enfin, se mit au lit, et n’en sortit pas de la matinée.

10. — L’Empereur a passé une nuit fort agitée. Il n’a pu fermer l’œil ; il est extrêmement faible. Il tenait un paquet de journaux à la main ; je craignais la fatigue, je lui en fis l’observation. « Non, docteur, c’est une scène de gaieté ; j’en suis au dévouement du roi de Naples pour le régime constitutionnel. Tous ces légitimes sont d’une bénignité que rien n’égale. Ce Maccaronaio voulait aussi me donner le change, venir à Rome, et nous susciter une guerre de religion ; je pénétrai sa manœuvre, je lui notifiai qu’il eût à rester dans ses États ; il se le tint pour dit. Mais les prédicants, les madones allaient d’autant mieux ; les sept communes couraient aux armes, il devenait urgent d’arrêter la croisade. Sévir ? la légende est déjà assez volumineuse : je ne me souciais pas d’envoyer ces mutins au ciel, je les fis prêcher. Je chargeai Joubert de cette affaire. Exigez, lui dis-je, de l’évêqne de Vicence qu’il envoie des missionnaires dans ce pays-là pour leur prêcher tranquillité, obéissance, sous peine de l’enfer. Faites venir chez vous les missionnaires, donnez-leur quinze louis à chacun, et promettez-leur-en davantage au retour. Vous verrez que tout sera bientôt calmé. En effet, dès que les hommes de Dieu furent aux prises, la population étonnée, incertaine, ne se soucia plus de guerroyer. »

11. — La nuit a été moins mauvaise, Napoléon se trouve mieux ; son humeur est moins sombre, son pouls plus naturel.

12. — L’Empereur est moins bien.

Milady Holland avait fait un envoi de livres dans lesquels se trouvait une cassette renfermant un buste en plâtre, dont la tête était couverte de divisions, de chiffres qui se rapportaient au système craniologique de Gall : « Voilà, docteur, qui est de votre domaine ; prenez, étudiez cela, vous m’en rendrez compte. Je serais bien aise de savoir ce que dirait Gall s’il me tâtait la tête. » Je me mis à l’œuvre ; mais les divisions étaient inexactes, les chiffres mal placés ; je ne les avais pas rétablis que Napoléon me fit appeler. J’allai, je le trouvai, au milieu d’un amas de volumes épars, qui lisait Polybe. Il ne me dit rien d’abord, continua de parcourir l’ouvrage qu’il avait dans les mains, le jeta, vint à moi, me regarda fixement, et me prenant par les oreilles : « Eh bien ! dottoraccio di Capo-Corso, vous avez vu la cassette ? — Oui, Sire. — Médité le système de Gall ? — A peu près. — Saisi ? — Je le crois. — Vous êtes à même d’en rendre compte ? — Votre Majesté en jugera. — De connaître mes goûts, d’apprécier mes facultés en palpant ma tête ? — Et même sans la toucher. (Il se mit à rire.) — Eh bien, nous en causerons plus tard, quand nous n’aurons rien de mieux à faire. C’est un pis aller qui en vaut un autre. Que pensait Mascagni de ces rêveries germaniques ? — Mascagni aimait beaucoup la manière dont Gall et Spurzheim développent et rendent sensibles les diverses parties de la cervelle ; il avait lui-même adopté cette méthode qu’il jugeait éminemment propre à faire bien connaître ce viscère intéressant. Quant à la prétention de juger sur les protubérances, des vices, des goûts et des vertus des hommes, il la regardait comme une fable ingénieuse qui pouvait séduire les gens du monde, et ne soutenait pas l’examen de l’anatomiste. — Voilà un homme sage ; un homme qui sait apprécier le mérite d’une conception, l’isoler du faux dont la surcharge le christianisme : je regrette de ne l’avoir pas connu. Corvisart était grand partisan de Gall ; il le vantait, le protégeait, fit l’inimaginable pour le pousser jusqu’à moi ; mais il n’y avait pas sympathie entre nous. Lavater, Cagliostro, Mesmer, n’ont jamais été mon fait ; j’éprouvais je ne sais quelle espèce d’aversion pour eux, je n’avais garde d’admettre celui qui les continuait parmi nous. Tous ces messieurs sont adroits, parlent bien, exploitent ce besoin du merveilleux qu’éprouve le commun des hommes, et donnent l’apparence du vrai aux théories les plus fausses. La nature ne se trahit pas par ses formes extérieures. Elle cache, elle ne livre pas ses secrets. Vouloir saisir, pénétrer les hommes par des indices aussi légers est d’une dupe ou d’un imposteur, ce qu’est au reste toute cette tourbe à inspirations merveilleuses, qui pullule au sein des grandes capitales. Le seul moyen de connaître ses semblables est de les voir, de les hanter, de les soumettre à des épreuves. Il faut les étudier longtemps, si on ne veut pas se méprendre. Il faut les juger par leurs actions : encore cette règle n’est-elle pas infaillible, et a-t-elle besoin de se restreindre au moment où elles agissent ; car nous n’obéissons presque jamais à notre caractère, nous cédons au transport, nous sommes emportés par la passion : voilà ce que c’est que les vices et les vertus, la perversité et l’héroïsme. Telle est mon opinion, tel a été longtemps mon guide. Ce n’est pas que je prétende exclure l’influence du naturel et de l’éducation, je pense au contraire qu’elle est immense ; mais hors de là tout est système, sottise. »

13. — Les journaux d’Europe sont arrivés. L’Empereur passe la nuit à les parcourir.

14. — L’Empereur parait extrêmement fatigué, sa physionomie exprime l’abattement, ses yeux sont enfoncés, livides, presque éteints. Il a pris très-peu de nourriture pendant la journée ; sur le soir il monte en calèche, fait un tour de promenade, rentre, m’adresse quelques questions sur son état, et se met à parcourir les journaux ; aperçoit au nombre des défenseurs de l’indépendance italienne un personnage qui ne lui revient pas. « J’ai quelque idée de cet homme ; le connaissez-vous ? — Oui, Sire : c’est un des marquis de Pavie, un des bravachesqui se laissèrent enlever par Giorno. »

L’Empereur ne répondit rien ; il se mit à parler de Venise, de la manière dont elle avait fini. Je sentis l’allusion, j’écoutai. Venise, malgré l’insurrection des États de terre ferme, conservait encore des ressources incalculables ; elle était à même de résister. Le temps pouvait d’ailleurs amener d’autres combinaisons politiques, et laisser aux nobles le pouvoir dont ils s’étaient emparés. Ils ne surent pas s’élever au-dessus des menaces, des privations ; ils cédèrent lâchement à la crainte ; ils ne songèrent qu’à feindre et à trahir. Ils se flattèrent que nous serions dupes de leurs artifices, qu’ils nous joueraient avec des mots, et qu’une révolution illusoire suffirait pour nous calmer. Le grand conseil imagina, en conséquence, de se démettre de son pouvoir et de promettre la démocratie. Autant valait la proclamer. Il s’en aperçut ; mais l’opinion avait marché ; il ne pouvait revenir sur ses pas, il eut recours à l’anarchie. Il lance des bandes d’Esclavons dans les rues, il les guide, les échauffe ; mais les citoyens courent aux armes, et le coup est manqué. Que faire ? quel parti prendre ? paralyser le peuple, lui donner un chef vieilli, sans énergie, qui soit hors d’état d’utiliser les moyens : on nomme Salembeni. Malheureusement ce vieillard était encore plein de feu ; il choisit, rassemble des hommes éprouvés, s’empare des postes principaux et dissipe les pillards ; ils reviennent à la charge, et essayent de surprendre le Rialto. Ils s’approchent, tirent, fondent sur la troupe qui le défend, et la mettent en fuite. Abandonné des siens, l’officier qui la commande ne perd pas courage ; il s’élance sur les assaillants et s’engage corps à corps avec eux. Deux fois son fer se brise, deux fois il s’arme à leurs dépens ; il en blesse cinq, en lue quatre, et fait reculer le reste. Ses soldats se rallient, on se joint, on se mêle, on se confond ; la terre est jonchée de morts.

Le sénat, battu sans ressources, est obligé, pour se dérober à la haine populaire, d’invoquer les Français. L’amiral Condulmer fait des ouvertures à Baraguey-d’Hilliers ; il lui offre des chaloupes, le presse d’entrer seul à Venise, puis crée, imagine des difficultés, cherche en un mot à gagner du temps. Tantôt c’est un simple citoyen dégoûté des affaires, tantôt un chef d’escadre qui parle, agit avec l’ascendant du pouvoir. Nous n’eûmes pas de peine à démêler ses trames ; nous hâtâmes nos apprêts, et Venise fut occupée que l’aristocratie était encore à discuter ses complots.

15. — L’Empereur est très-abattu. Il éprouve un froid glacial aux extrémités inférieures « Ah ! docteur, comme je souffre !… il me semble que je n’ai plus de bas-ventre. Tout le mal que j’éprouve est vers la rate et l’extrémité gauche de l’estomac ; je le sens, ma mort ne peut être éloignée. »

16. — L’Empereur est couché, plongé dans une somnolence léthargique qu’il ne peut vaincre. « En quel état je suis tombé ! J’étais si actif, si alerte ! à peine si je puis à présent soulever ma paupière ; mais je ne suis plus Napoléon. » Et il referme ses yeux. Il cède cependant à mes instances sur la fin du jour : il se lève, se place sur un sofa, et ne consent qu’avec peine à prendre quelque nourriture.

Madame Bertrand survient ; il veut l’associer à ses promenades. « Nous sortirons de bonne heure : nous jouirons de l’air frais du matin ; nous gagnerons de l’appétit ; nous échapperons à l’action du climat. Vous, Hortense et moi, sommes les plus malades, il faut que nous nous aidions. »

17. — La nuit a été assez tranquille. Napoléon sort en calèche ; ce sera la dernière fois ! encore fut-il obligé de rentrer presque aussitôt.

Après avoir pris quelque nourriture, l’Empereur est atteint d’une vive douleur de tête, et d’un sentiment de froid glacial qui l’affecte partout, mais principalement entre les deux épaules, et vers les extrémités inférieures.

« Accompagnez Buonavita à James-Town, me dit l’Empereur ; rendez lui tous les soins, donnez-lui tous les conseils qu’exige un si long trajet. » J’allai, je conduisis l’abbé jusqu’au bâtiment qui devait le transporter en Europe et rentrai à Longwood. « Est-il embarqué ? me demanda Napoléon. — Oui, Sire. — Commodément ? — Le navire parait bon. — L’équipage ? — Bien composé. — Tant mieux, je voudrais déjà savoir ce brave ecclésiastique à Rome, et quitte des accidents de la traversée. Quel accueil pensez-vous qu’on lui fasse à Rome ? il sera bien reçu ; ne le croyez-vous pas ? » Tardant à répondre, il reprit : « Ils me le doivent ; car enfin sans moi où en serait l’Église ? »

18. — L’Empereur a passé une assez bonne nuit ; cependant ses forces vont décroissant. Son propos est gai, il me raille sur mes pilules ; je suis assez heureux pour faire quelques instants diversion à sa douleur. La toux se réveille ; je cours à la potion calmante. « A d’autres, medit Napoléon, je n’en veux plus. — Mais, Sire, la toux… — Sans doute ! la toux, le foie, l’estomac ! J’expire si je ne me soumets aux juleps… » Je fus obligé de lâcher prise. Ayant esquivé le remède, il était gai, satisfait ; j’entretenais cette légère contradiction, qui prolonge, anime la conversation. Il m’opposait des cas, je lui en rendais compte ; j’avais souvent raison malgré moi. Il changeait alors de point d’attaque, allait, revenait, et finissait toujours par son adage, que rien n’était funeste comme les remèdes pris à l’intérieur. Je n’avais garde d’admettre cette conclusion ; je n’eusse pu désormais rien obtenir. Je la combattis vivement, et lui fis voir comment elle était fausse. « La nature ! sans doute elle est puissante, inépuisable, mais encore faut-il la secourir. Dans le plus grand nombre de cas, elle a besoin d’être saisie, interprétée. »

19. — La nuit a été assez bonne, mais le malade est tout à fait abattu.

L’Empereur n’a pris que quelques cuillerées de soupe. Il se lève, sa faiblesse s’accroît encore. Anxiété générale ; état d’agitation accompagné d’humeur sombre et chagrine ; cela dure jusqu’à cinq heures de l’après-midi. Napoléon a essayé d’avaler une cuillerée de soupe, et l’a rejetée presque aussitôt.

20. — L’Empereur éprouve une forte oppression à l’estomac et une espèce de suffocation fatigante.

Le malade se plaint surtout d’une crampe à la milza et à la stacca sinistra dello stomaco : ce sont ses expressions.

Madame Bertrand est survenue. Il a fait un effort et s’est montré moins abattu. Il lui a demandé des nouvelles de sa santé, et après avoir conversé quelques instants avec une espèce de gaieté : « Il faut nous préparer à la sentence fatale ; vous, Hortense et moi, nous sommes destinés à la subir sur ce vilain rocher. J’irai le premier, vous viendrez ensuite, Hortense suivra ; nous nous retrouverons tous trois dans les Champs-Elysées. » Et il se mit à réciter ces vers :

Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre :
Vous voyez qu’au tombeau je suis prêt à descendre ;
Je vais au roi des rois demander aujourd’hui
Le prix de tous les maux que j’ai soufferts pour lui.

___________________(Voltaire.)

21. — L’Empereur a été fort agité pendant toute la nuit.

L’Empereur n’a pas dormi de toute la journée ; il a lu lui-même pendant quelque temps, puis il a demandé qu’on lui fit la lecture. Napoléon a pris plaisir à répéter des petites chansons italiennes, à causer, à rire et à plaisanter, comme c’est assez son habitude lorsqu’il est gai et moins souffrant.

23. — L’Empereur a un peu dormi.

L’Empereur a dormi depuis sept heures ; il se réveille au milieu d’une sueur abondante.

26. — Nuit mauvaise.

Douleur de tête. Humeur sombre et chagrine.

La maladie devenait chaque jour plus grave ; je n’osais m’en rapporter à mes lumières, l’Empereur ne voulait pas d’Anglais ; j’étais dans une perplexité difficile à décrire. Elle fut augmentée par une offre indiscrète du gouverneur. Il lui était arrivé un médecin incomparable ; il pensait que ses services pouvaient être utiles au général Bonaparte. « Pour continuer Baxter, faire de faux bulletins ! A-t-il encore besoin d’abuser l’Europe ? ou songe-t-il déjà à l’autopsie ? Je ne veux pas d’homme qui communique avec lui. » Je laissai tomber ses défiances et saisis le moment où je le vis plus tranquille pour hasarder quelques mots sur la nécessité d’une consultation. « Une consultation ! à quoi servirait-elle ?. Vous jouez tous à l’aveugle. Un autre médecin ne verrait pas plus que vous ce qui se passe dans mon corps ; s’il prétendait mieux y lire, ce serait un charlatan qui me ferait perdre le peu de confiance que je conserve encore pour les enfants d’Hippocrate. Qui consulterais-je ? des Anglais qui recevraient les inspirations d’Hudson. Je n’en veux pas : j’aime mieux assurément que l’iniquité s’achève. » — L’Empereur était animé, je n’insistai pas ; j’attendis qu’il fût plus calme ; je revins alors à la charge. « Vous persistez, me dit-il avec bonté ; eh bien ! soit, j’y consens. Concertez-vous avec celui des médecins de l’île que vous jugez le plus capable. » Je m’adressai au docteur Arnott, chirurgien du 20e régiment, etc.

Il me demanda plus tard quel était le résultat de la consultation ; je le lui dis. Il secoua la tête, parut peu satisfait : « C’est là, dit il, de la médecine anglaise. »

27. — Nuit assez tranquille.

L’Empereur avait fréquemment besoin de moi. Me faire chercher, aller, venir, entraînait du temps ; il ne le voulut plus. « Vous devez être accablé, docteur, me dit-il avec bonté ; vous êtes dérangé sans cesse ; vous n’avez pas un instant pour clore la paupière. Ce n’est pas encore fait de moi ; il faut que je vous ménage. Je vais vous faire tendre un lit dans la pièce voisine. » Il donna ses ordres#-et ajouta : « Nous y sommes, docteur, en dépit de vos pilules ; ne le croyez-vous pas ? — Moins que jamais. — Bon ! moins que jamais ! encore une déception. Quel effet croyez-vous que ma mort produise en Europe ? — Aucun, Sire. » Il ne me laissa pas achever. « Aucun ! — Non ; parce qu’elle n’arrivera pas. — Si elle arrivait ? — Alors, Sire, « alors. — Eh bien ! — Votre Majesté est l’idole des braves ; ils seraient dans la désolation. — Les peuples ? — A la merci des rois, et la cause populaire à jamais perdue ! — Perdue ! docteur. Et mon fils ! Supposeriez-vons ?… — Non, Sire, rien ; mais quelle distance à franchir ! — Est-elle plus vaste que celle que j’ai parcourue ? — Que d’obstacles à surmonter ! — Kn ai-je eu moins à vaincre ? Mon point de départ était-il plus élevé ? Allez, docteur, il porte mon nom ; je lui lègue ma gloire et l’affection de mes amis : il n’en faut pas tant pour recueillir mon héritage. »

28. — Même état.

29. — La maladie faisait des progrès rapides ; je revins encore à la charge, et, au risque de lui déplaire, je suppliai Napoléon de ne pas se refuser plus longtemps au secours de l’art. Il ne me répondit rien, resta quelques instants pensif, et me dit : « Vous avez raison, je verrai ; pour le moment, vos soins me sont inutiles : vous pouvez vous retirer. » Je m’en allais, il me retint et se mit à discourir sur la destinée, dont toutes les facultés du monde ne peuvent arrêter ni suspendre les coups. J’essayai de combattre ces funestes doctrines ; mais il parlait avec force, revenait constamment à ses adages : « Quod scriptum, scriptum. Donteriez-vous, docteur, que tout ce qui arrive est écrit, que notre heure est marquée, que nul d’entre nous ne peut prendre sur le temps une part que lui refuse la nature ? » J’osais le contredire, il s’emporta. Je me retirai ; mais un instant avait suffi pour le rendre à sa bonté naturelle. Je n’étais pas dans ma chambre qu’il me fit chercher et me dit qu’il voulait être désormais plus respectueux envers la médecine, qu’il ne mettrait plus en doute son efficacité. « Mais, Sire, les remèdes ! Votre Majesté consentira-t-elle à les prendre ? — Ah ! répliqua-t-il d’un ton qui peignait son excessive répugnance, cela est peut-être aui dessus de mes forces ; c’est une chose inouïe que l’aversion que je porte aux médicaments. Je courais les dangers avec indifférence ; je. voyais la mort sans émotion, et je ne peux, quelque effort que je fasse, approcher de mes lèvres un vase qui renferme la préparation la plus légère : c’est que je suis un enfant gâté qui n’a jamais eu affaire de médecine. » S’adressant à madame Bertrand : « Comment faites-vous pour prendre toutes ces pilules, toutes ces drogues que vous prescrit le docteur ? — Je les prends sans y penser, lui répondit-elle, et je conseille à Votre Majesté d’en faire autant. » Il secoua la tête, adressa la même question au général Montholon, à ses valets de chambre qui avaient tous été plus ou moins malades. Il reçut du chacun la même réponse, et me dit : « Je suis donc le seul ici qui soit rebelle à la médecine ; je ne veux plus l’être : donnez. »

30. — La nuit a été extrêmement agitée.

Je cherche à faire diversion aux idées qui l’assiégent ; je parle des hommes que je sais lui être chers, de Dugua, de Caffarelli, de Kléber. « Kléber ! c’était le dieu Mars en uniforme. Courage, conception, il avait tout ; il ne lui manqua que de disposer plus longtemps de son champ de bataille. J’étais jaloux de me l’attacher : je lui proposai de faire partie de l’expédition dont nous menacions l’Angleterre. « Je le voudrais, me dit-il ; mais si je le demande, les avocats me refuseront. — Je m’en charge, lui répliquai-je. — Eh bien ! si vous jetez un brûlot sur la Tamise, mettez Kléber dedans, vous verrez ce qu’il sait faire. »

31. — Les symptômes fâcheux qui avaient commencé à se manifester hier ont duré jusqu’à ce matin. Au point du jour, une sueur abondante a eu lieu, et la fièvre a beaucoup perdu de sa violence.

1er  avril. — Sueurs abondantes ; le malade est assez tranquille le reste de la nuit.

L’Empereur m’avait permis d’appeler le chirurgien du 20e en consultation. Il allait plus mal ; je lui demandai qu’il voulût bien me permettre de lui présenter ce praticien ; il y consentit. En conséquence j’introduisis le docteur Arnott auprès de lui. Sa chambre n’était point éclairée ; il se plaisait dans cette obscurité profonde ; il ne voulut pas même qu’on apportât de la lumière, pendant que le médecin anglais était là. Il lui permit de lui tâter le pouls, d’explorer l’état du bas-ventre dont il se plaignait beaucoup, lui demanda ce qu’il pensait de sa maladie, et le congédia en lui témoignant le désir de le revoir le lendemain matin à neuf heures.

L’officier d’ordonnance chargé de constater la présence de Napoléon, obligé de faire chaque jour son rapport au gouverneur et d’attester qu’il l’avait vu, n’avait pu remplir cette partie de sa mission, l’Empereur gardant le lit depuis le 17 mars. Hudson s’imagina qu’il était trahi. Il vint à Longwood avec sa suite, fit le tour de l’habitation, n’aperçut rien, menaça l’officier des peines les plus sévères, s’il ne s’assurait de la présence du général Bonaparte.

L’officier était fort embarrassé ; car d’un côté il connaissait les intentions de l’Empereur, et de l’autre il n’espérait pas qu’il sortît jamais de l’habitation. Il s’adressa au général Montholon et à Marchand, qui, touchés de sa position, lui ménagèrent les moyens de sortir de peine et de calmer les fureurs d’Hudson. Il fallait éviter que Napoléon aperçût l’agent du gouverneur, qu’il ne se doutât de sa présence ; la chose n’était pas facile : ils y réussirent cependant.

La chambre à coucher de l’Empereur se trouvait au niveau du sol, et les fenêtres étaient assez basses pour qu’on vît tout ce qui s’y passait, tandis que le général Montholon et moi nous nous tenions à côté du malade, Marchand entrouvrit légèrement les rideaux comme s’il eût voulu regarder dans le jardin : l’officier, qui était posté en dehors de la fenêtre, vit et put faire son rapport ; mais le gouverneur ne fut pas satisfait, il ne rêvait que fuite, qu’évasion, et ne passait pas un jour qu’il ne cherchât à surprendre le seuil de son prisonnier. Enfin, le 31 mars, il déclara que si dans la journée, ou au plus tard le lendemain, son agent n’avait pas la faculté de voir le général Bonaparte, il arriverait avec son état-major et forcerait l’entrée, sans égard pour les suites fâcheuses que son irruption pourrait avoir. Le général Montholon chercha à le détourner de ce dessein, lui représenta le trouble, le désordre où son apparition jetterait l’Empereur : il ne voulut rien entendre. Il s’inquiétait fort peu qu’il vécût, qu’il mourût ; son devoir était de s’assurer de sa personne, il le remplirait. J’apercevais le tigre rodant autour de l’habitation ; j’étais suffoqué, je sortis, il me saisit au passage : « Que fait le général Bonaparte ? — Je l’ignore. — Où est-il ? — Je ne sais. — Il n’y est pas ! » Il montrait la cabane. « Il n’y est pas ! — Disparu ? — Tout à fait. — Comment ? quand ? — Je ne sais pas au juste. — Rassemblez vos idées. Depuis quelle heure ? — L’heure ! la dernière bataille qu’il a commandée est, je crois, celle d’Aboukir. Il combattait pour la civilisation, Vous défendiez la barbarie ; il jeta vos alliés à la mer ; sa victoire fut complète. Je n’en ai pas entendu parler depuis. — Docteur ! — Excellence ! — Tout ici…… — Non ! — Qui ? — Moi. —Vous ? — Moi. — Soldats ! — Soldats ! accourez ; mettez le comble à vos outrages ; arrachez un reste de vie à l’Empereur. — L’Empereur ! quel empereur ? — Celui qui fit trembler l’Angleterre, montra à la France le chemin de Douvres, et mit aux mains du continent la massue qui tôt ou tard donnera le coup de grâce à votre aristocratie. » Son Excellence s’éloigna, je restai avec Reade. « Ce n’est pas ainsi… — Non, sûrement, ce n’est pas ainsi ; il faut avoir l’âme pétrie du limon de la Tamise pour venir épier le dernier soupir d’un moribond ; son agonie vous tarde, vous voulez la presser, en jouir. Le Cimbre chargé d’égorger Marius recula devant le forfait qu’il devait commettre ; mais vous !… Allez, sire, l’opprobre se mesure à l’attentat : nous sommes bien vengés. »

La résolution était trop ferme et le Calabrais trop sauvage pour qu’on pût compter sur les bienséances. Le comte Bertrand et le général Montholon cherchèrent un autre moyen de conjurer l’orage. Ils représentèrent à Napoléon que sa santé exigeait des ménagements, une pratique éclairée, et le déterminèrent à prendre un médecin consultant. Il choisit le docteur Arnott que le gouverneur rendit responsable de l’existence de l’Empereur, et qui fut obligé de faire chaque jour à l’officier d’ordonnance un rapport que celui-ci était chargé de transmettre à Plantation-House.

2. — L’Empereur a été fort agité pendant la nuit dernière.

J’introduis le docteur Arnott auprès de l’Empereur, qui lui adresse plusieurs questions relatives à sa maladie, se plaint beaucoup de l’estomac et de l’abdomen. Le médecin anglais propose l’usage d’une nourriture animale, telle que gélatine ou autre analogue, dont le choix doit être surbordonné à l’état des forces digestives ; il conseille en outre de rester au lit le moins possible, et de faire usage de pilules composées d’extrait d’aloès succotrin, de savon dur ; ana, demi-gros ; huile de carvi, deux gouttes ; d’en faire douze, et d’en prendre deux le matin et deux le soir. L’Empereur témoigne une répugnance extrême pour toute espèce de médicament.

Les domestiques rapportent qu’ils ont observé une comète vers l’orient. « Une comète ! s’écrie l’Empereur avec émotion, ce fut le signe précurseur de la mort de César. » J’arrivai au milieu du trouble où ce rapport l’avait mis. « Vous avez vu, docteur ? — Non, Sire ; rien. — Comment ! la comète ? — On n’en aperçoit pas. — On l’a vue. — On s’est mépris ; j’ai longtemps observé le ciel, je n’ai rien découvert. — Peine perdue ! je suis à bout, tout me l’annonce, vous seul vous obstinez à me le cacher : que vous en revient-il ? pourquoi m’abuser ? Mais j’ai tort ; vous m’êtes attaché, vous voulez me voiler l’horreur de l’agonie, je vous sais gré de votre intention. »

3. — Le malade a passé une assez bonne nuit.

Je rencontrai Thomas Reade comme je sortais de chez l’Empereur. Il était impatient, soucieux, brûlait de lui voir occuper l’habitation nouvelle ; il m’en parla, s’étonna que je le laissasse consumer dans des pièces étouffées, malsaines, tandis que nous pouvions disposer de magnifiques appartements. » J’entends, lui dis-je ; tué dans une hutte, il faut qu’il expire dans un palais. La combinaison est trop anglaise, je ne peux m’y prêter. « Voyez ailleurs. Je n’avais pas conduit le docteur Arnott au chevet de Napoléon, que ce brave médecin improvisait déjà sur les avantages qu’il y avait à déloger. L’Empereur l’écouta sans répondre, réfléchit un instant, et me dit : « Est-ce votre avis, docteur ? — Non, Sire ; la fièvre est trop forte ; le déplacement pourrait avoir les plus graves conséquences. — Vous l’avez entendu. » Il s’adressait à Arnott. « Eh bien ! n’en parlons plus. »

L’Empereur me paraît dans un danger imminent ; je communique mes craintes au docteur Arnott, qui, loin de les partager, augure admirablement de son état. Je voudrais avoir la même espérance, mais je ne puis me dissimuler que Napoléon touche à sa fin. J’en préviens les comtes Bertrand et Montholon. Celui-ci se charge d’instruire l’Empereur que son heure approche et le dispose à mettre ordre à ses affaires.

5. — L’Empereur a passé une nuit extrêmement agitée.

Napoléon est accablé de son état, et s’écrie à diverses reprises : « Ah ! pourquoi, puisque je devais perdre la vie d’une manière aussi déplorable, les boulets l’ont-ils épargnée !

6. — La nuit n’a pas été mauvaise.

Napoléon est plongé dans une espèce d’assoupissement ; il refuse de prendre de la nourriture. Je le presse de se rafraîchir la bouche. « Laissez, docteur, laissez ; ne troublez pas le repos dont je jouis. »

Il y avait une vingtaine de jours qu’il était hors d’état de se faire la barbe ; il l’avait laissée croître au point d’en être incommodé. Je l’avais plusieurs fois engagé à la faire faire par un de ses domestiques ; mais il avait toujours éludé. A la fin, la gêne devint tellement insupportable, que lui-même témoigna le désir d’être rasé. Je lui proposai d’appeler Cursot ou quelqu’un de sa suite ; il ne répondit pas d’abord, réfléchit quelques moments et me dit : « Je me suis toujours fait la barbe moi-même, jamais personne ne m’a mis la main sur le visage. Aujourd’hui que je suis sans force, il faut bien que je me résigne, que je me soumette à une chose à laquelle ma nature s’est toujours refusée. Mais non, docteur, ajouta-t-il en se tournant vers moi, il ne sera pas dit que je me serai ainsi laissé toucher ; ce n’est qu’à vous que je permettrai de me faire la barbe. » Je n’avais jamais fait que la mienne, je me retranchai sur mon inexpérience, et fis tous mes efforts pour que l’Empereur eut recours à une main plus exercée. « A la bonne heure ; il en sera ce qu’il vous plaira ; mais, aucun autre que vous ne se vantera jamais de m’avoir porté les mains sur la figure. Au reste je verrai. »

7. — L’Empereur a passé la nuit dans une agitation continuelle. Il se lève, se rase, fait sa toilette. « Eh bien ! docteur, ce n’est pas encore cette fois ? — Je vous le disais, Sire ; votre heure n’est pas venue. » J’approchai son fauteuil ; il s’assit, demanda les journaux, et les parcourait avec complaisance lorsqu’il rencontra je ne sais quelle anecdote offensante pour deux de ses généraux, qu’on disait avoir recueillie de la bouche de l’un de nous. Son front devint sévère, son œil prit du feu. « C’est vous, monsieur, qui répandez de telles infamies ! c’est sous mon nom que vous les débitez ! Qui vous pousse, qui vous excite ? que vous proposez-vous ? Est-ce pour me faire tenir école de diffamation que vous vous êtes attaché à mes pas ? Quoi ! mes amis, les miens, ceux qui ont couru ma fortune, c’est moi qui les flétris ! moi qui les déshonore ! Que tardez-vous ? qui vous arrête ? Courez en Europe ; vous y ferez des lettres du Cap, de la Méditerranée, que sais-je, moi ? on n’est jamais embarrassé en fait de libelle. L’émigration battra des mains, je ne serai pas là pour vous démentir ; vous jouirez de vos mensonges. Allez. » Il se retira. Napoléon reprit : « Sans doute il y a eu des fautes ; mais qui n’en fait pas ? Le citoyen, dans sa vie facile, a ses moments de faiblesse et de force ; et l’on veut que des hommes qui ont vieilli au milieu des hasards de la guerre, qui ont été constamment aux prises avec tous les genres de difficultés, n’aient jamais été au-dessous d’eux-mêmes, aient toujours touché juste au but ! »

9. — L’Empereur a passé une assez bonne nuit.

10. — Rien de bien particulier. Il croit cependant éprouver du mieux. « La crise est passée ; me voilà retombé dans l’état où je languis depuis huit mois, beaucoup de faiblesse, point d’appétit et puis… » Il porta la main sur l’hypocondre droit : « C’est là, c’est le foie, docteur. A quelle latitude on m’a livré ! » Il laissa tomber sa tête et resta immobile jusqu’au moment où le chirurgien du 20e, qui lui avait demandé la permission de palper, voulut lui persuader que l’organe dont il se plaignait était en bon état. Il lui jeta un coup d’œil qui n’était assurément pas celui de la conviction, secoua la tête, parut un instant pensif, et lui dit avec une espèce de rire sardonique : « C’est bien, docteur ; je vous sais gré de l’espérance que vous voulez me rendre, Allez. » Nous nous retirâmes.

J’étais rentré dans mon appartement ; il me fit chercher. « Docteur, me dit-il lorsque je parus, votre malade veut dorénavant obéir à la médecine ; il est résolu de prendre vos remèdes. » Puis fixant avec un léger sourire ceux de ses serviteurs qui étaient rangés autour de son lit : « Droguez-moi d’abord tous ces coquins-là, droguez-vous vous-même, vous en avez tous besoin. » Nous espérions le piquer d’amour-propre, nous goûtâmes à la potion. « Eh bien ! soit, je ne veux pas être le seul qui n’ose affronter une drogne. Allons, vite ! » Je la lui donnai ; il la porta brusquement à sa bouche et l’avala d’un trait.

L’Empereur sort de son lit, et reste dans son fauteuil pendant une heure entière.

Froid glacial aux extrémités inférieures. Je veux le dissiper ; j’essaye des fomentations. « Laissez, ce n’est pas là : c’est à l’estomac, c’est au foie qu’est le mal. Vous n’avez point de remèdes contre l’ardeur qui me consume ? » Arnott voulut encore lui persuader que le foie était intact. « Il le faut bien, puisque Hudson l’a décrété. »

12. — L’Empereur a passé une nuit fort agitée.

L’Empereur s’est levé et s’est fait conduire sur son fauteuil ; mais au bout d’une demi-heure, il a éprouvé un froid glacial aux extrémités inférieures, et a été forcé de se remettre au lit.

Le malade a été fort agité pendant le reste de la journée, et n’a pu goûter qu’un sommeil léger et longtemps interrompu par un sentiment de suffocation.

Le malade a pris avec plaisir quelques cuillerées de crème de riz.

Nouvel accès de fièvre accompagné d’un froid glacial. J’essayais de le dissiper « Merci de vos soins, docteur ; c’est peine perdue ; les secours de l’art n’y peuvent rien, l’heure est sonnée, ma maladie est mortelle. Docteur Arnott, est-ce qu’on ne meurt pas de faiblesse ? comment se fait-il qu’on puisse vivre en mangeant si peu ? »

13. — Il se lève, se fait conduire à son fauteuil, prend la dose accoutumée de décoction de teinture de quinquina : à une heure et demie on le ramène vers son lit.

L’Empereur demande du papier, une écritoire, el défend son appartement. MM. Montholon et Marchand entrent seuls.

Napoléon prend un peu de gélatine et quelques cuillerées de soupe d’arrow-root. La fièvre continue toujours avec des rémittences et des paroxysmes très-irréguliers. Le malade dit qu’il devient de jour en jour plus faible, et qu’il sent que toutes ses forces l’abandonnent

14. — L’Empereur a passé une fort mauvaise nuit. — La fièvre a diminué.

Le malade prend du thé acidulé avec du suc de citron ; à huit heures du chocolat ; à neuf heures un peu de gélatine ; à neuf heures et demie une soupe faite avec du vin chaud et des croûtes de pain rôti ; enfin, à dix heures un quart, il mange deux gaufres.

Midi. — Les symptômes morbifiques se sont adoucis, et le malade est d’assez bonne humeur ; il prend encore une soupe au vin chaud, et reçoit de la manière la plus aimable le docteur Arnott ; il lui expose les sensations qu’il éprouve, le questionne, l’interroge sur ce qu’il doit faire, et, passant tout à coup de la médecine à la guerre, il se met a discourir sur les armées anglaises, les généraux qui les ont commandées, et fait un magnifique éloge de Marlborough. Napoléon était mieux ; je renaissais à l’espérance. Je ne fus pas maître d’un mouvement de gaieté : il s’en aperçut, me jeta un coup d’œil et poursuivit : « Ce n’était pas un homme étroitement borné à son champ de bataille ; il négociait, combattait ; il était à la fois capitaine et diplomate. Le 20e a ses campagnes ? — Je ne le pense pas. — Eh bien ! j’en ai là un exemplaire que je suis bien aise d’offrir à ce brave régiment. Prenez-le, docteur ; vous le placerez de ma part dans sa bibliothèque. » Le docteur le prit et se retira. « Qu’aviez-vous donc ? me demanda Napoléon dès que nous fûmes seuls. — Rien, un souvenir, la chanson de Malbrouck, dont j’ai été bercé dans mon enfance, m’est revenue à la mémoire ; je fusse parti d’un éclat, si je n’eusse été en présence de Votre Majesté. — Voilà pourtant ce que c’est que le ridicule ; il stigmatise tout jusqu’à la victoire. » Il riait lui-même et se mit à fredonner le premier couplet. Nous prenions Marlborough au plaisant ; Son Excellence n’était pas si facile : elle l’aperçut sous le bras du docteur, ne voulut pas qu’il communiquât avec le 20e. Arnott, tout confus, se hâta de le déposer chez l’officier d’ordonnance, qui était capitaine de ce régiment. Moins méticuleux, celui-ci le reçoit. Cette inconvenance révolte Hudson ; il accourt, menace, destitue : le capitaine est remplacé. Il le méritait bien, il avait accepté l’ouvrage.

Napoléon se lève deux fois dans le courant de la journée, mais avec beaucoup de peine et reste peu de temps debout.

Le malade prend un bouillon avec des croûtes de pain rôti et un peu de gélatine. Il passe assez tranquillement le reste de la soirée ; il goûte même quelques instants de sommeil.

15. — L’Empereur a passé une mauvaise nuit ; il est assoupi, couvert de sueurs froides ; il éprouve un froid universel. La respiration est courte, profonde, et donne souvent lieu à des soupirs prolongés.

Pendant la nuit, le malade prend à diverses reprises un peu de gélatine et une cuillerée de vin étendu d’eau.

Le malade prend une soupe de vermicelle.

L’Empereur prend du chocolat, le pouls devient plus régulier.

L’entrée de l’appartement de l’Empereur est interdite à tout le monde, excepté au général Montholon et à Marchand, qui restent auprès de lui jusqu’à six heures. J’entre. Le tapis est couvert de papiers déchirés ; tout est étiqueté, muni d’une adresse. Napoléon a fait le recensement de son nécessaire et donné à chacune des pièces qui le composent une destination spéciale. « Voilà mes apprêts, docteur ; je m’en vais, c’en est fait de moi. » Je lui représentai qu’il avait encore bien des chances ; que son état n’était pas désespéré ; il m’arrêta. « Plus d’illusion, me dit-il ; je sais ce qui en est, je suis résigné. »

L’Empereur se plaint, dans la soirée, d’une extrême faiblesse ; il est fatigué ; il a trop écrit.

16. — L’Empereur a passé une nuit assez tranquille, quoiqu’il ait été constamment couvert de sueurs. Quoique l’illustre malade continue à prendre de la nourriture, les forces s’éteignent à vue d’œil.

La porte de son appartement est de nouveau interdite ; le général Montholon et Marchand restent avec lui jusqu’à cinq heures. J’entre : je trouve Napoléon accablé, je laisse percer mon inquiétude. « C’est que je me suis longtemps occupé ; j’ai trop écrit. » Et portant la main sur l’hypocondre droit et la région épigastrique : « Ah ! docteur, quelle souffrance ! quelle oppression ! Je sens à l’extrémité gauche de l’estomac une douleur qui m’accable. »

Le malade passe le reste de la soirée dans un état d’agitation et de somnolence qu’il ne peut vaincre ; je cherche à le soulager, il s’y refuse ; je lui présente la potion, il l’éloigne, retourne la tête et me dit : « Il faut vous marier, je veux vous marier, docteur. — Moi, Sire ! — Vous. » Je ne savais où il voulait en venir, j’attendais ; il reprit : « Vous êtes trop bouillant, trop vif, vous avez besoin d’un calmant. Épousez une Anglaise ; son sang à la glace modérera le feu qui vous dévore. — Je voulais soulager Votre Majesté. — Votre malade sera désormais plus docile : donnez la potion. » Je la lui passai ; il la prit et l’avala d’un trait. « Quand on est coupable d’irrévérence envers Gallien, voilà comme on l’expie. »

17. — Le pouls s’est maintenu dans le même état de dépression, de vitesse et d’irrégularité, jusqu’à une heure et demie du matin.

Le malade a été fort agité pendant le reste de la nuit ; il éprouvait un froid universel.

L’Empereur a pris la dose accoutumée de décoction et de teinture de quinquina : il s’est trouvé beaucoup mieux le reste de la journée ; il a mangé plus qu’à l’ordinaire et s’est levé deux fois.

J’avais remarqué que l’état de l’Empereur était tolérable lorsqu’il avait le ventre libre ; je cherchai à l’entretenir au moyen de quelques laxatifs. Napoléon était tourmenté par la soif. Il n’avait pas encore usé de la limonade ni de l’orangeade ; ces préparations ne pouvaient que lui être avantageuses, je les prescrivis. L’embarras était de se procurer des citrons et des oranges ; l’île en fournit, mais si acides, si amers, que je n’osais en faire usage. Il le fallut pourtant, je n’en trouvais pas un seul qui vînt du Cap. J’eus beau monder, trier ; tout était si détestable, que l’Empereur se crut empoisonné. » Docteur, qu’est-ce cela ? quel breuvage ! — De la limonade, Sire. — De la limonade ! » Il se tut, laissa tomber sa tête : « Rassasié d’outrages, en butte à toutes les privations ! dans quelles mains je suis tombé ! »

18. — L’Empereur passe une nuit des plus mauvaises. Il est triste, abattu, ne parle qu’avec difficulté. Il attribue la situation où il se trouve à la potion tonique de la veille. L’Empereur a pris un peu de nourriture qu’il a gardé en partie. Il se lève, se couche, se relève encore et éprouve une inquiétude qu’il ne peut vaincre.

Je propose à Napoléon quelques médicaments que je crois utiles. « Non, me dit-il du ton d’un homme qui a pris son parti ; l’Angleterre réclame mon cadavre, je ne veux pas la faire attendre, et mourrai bien sans drogues. »

« Il n’en est pas là, nous dit Arnott. — Où en est-il donc ? lui demandai-je ; vous répandez l’espérance autour de nous : quels sont vos motifs ? Exposez-moi votre opinion ; faites que je la partage. » J’analysai les symptômes, je récapitulai les accidents ; le docteur fut bientôt revenu d’une conviction qu’il n’avait pas. Nous nous éloignâmes ; la conversation devint sérieuse. Arnott parlait de squirre, d’affections héréditaires. Je lui observai qu’Hudson était sans doute le premier geôlier du monde, mais que ses conceptions physiologiques avaient besoin de la sanction du temps. Il se récria sur l’imputation ; je lui répondis qu’elle était juste.

19. — La nuit est assez tranquille ; le malade n’éprouve pas de vomissement, et demande des pommes de terre frites. Il se trouve un peu mieux, mange plus qu’hier, et prend avec plaisir un potage au vermicelle qu’il ne rejette pas. Le pouls, petit, déprimé et pourtant régulier, donne soixante-seize pulsations à la minute ; la chaleur est naturelle, la peau ni trop humide ni trop sèche, et la physionomie animée.

L’Empereur se lève et s’assied dans son fauteuil ; il est de bonne humeur, se trouve beaucoup mieux qu’à l’ordinaire, et demande qu’on lui fasse la lecture.

Comme le général Montholon se réjouit de cette amélioration, et que moi-même je me laisse aller, je ne sais pourquoi, au même sentiment, il se met à nous sourire avec douceur, et nous dit : « Vous ne vous trompez pas, mes amis, je vais mieux aujourd’hui ; mais je n’en sens pas moins que ma fin approche. Quand je serai mort, chacun de vous aura la douce consolation de retourner en Europe. Vous reverrez, les uns vos parents, les autres vos amis, et moi je retrouverai mes braves aux Champs-Elysées. Oui, continua-t-il en haussant la voix « Kléber, Desaix, Bessières, Duroc, Ney, Murat, Masséna, Berthier, tous viendront à ma rencontre ; ils me parleront de ce que nous avons fait ensemble. Je leur conterai les derniers événements de ma vie. En me voyant, ils redeviendront tous fous d’enthousiasme et de gloire. Nous causerons de nos guerres avec les Scipions, les Annibal, les César, les Frédéric. Il y aura plaisir à cela !… A moins, ajouta-t-il en riant, qu’on n’ait peur là-bas de voir tant de guerriers ensemble. » Arnott survint ; l’Empereur s’arrêta elle reçut de la manière la plus aimable. Il l’entretint quelque temps et lui adressa des questions très-judicieuses sur sa maladie. Il lui dit que presque toujours en se levant il éprouvait une sensation douloureuse, une chaleur brûlante dans l’estomac, qui ne manquait jamais de lui causer des nausées et des vomissements ; puis, abandonnant tout à coup la suite naturelle de la conversation, il passe à sa situation actuelle, en s’adressant toujours au docteur Arnott, et prenant un ton plus animé, plus solennel : « C’en est fait, docteur, le coup est porté, je touche à ma fin, je vais rendre mon cadavre à la terre. Approchez, Bertrand, traduisez à monsieur ce que vous allez entendre : c’est une suite d’outrages dignes de la main qui me les prodigua ; rendez tout, n’omettez pas un mot.

« J’étais venu m’asseoir au foyer du peuple britannique ; je demandais une loyale hospitalité, et, contre tout ce qu’il y a de droits sur la terre, on me répondit par des fers. J’eusse reçu un autre accueil d’Alexandre ; l’empereur François m’eût traité avec égard ; le roi de Prusse même eût été plus généreux. Mais il appartenait à l’Angleterre de surprendre, d’entraîner les rois, et de donner au monde le spectacle inouï de quatre grandes puissances s’acharnant sur un seul homme. C’est votre ministère qui a choisi cet affreux rocher, où se consomme en moins de trois années la vie des Européens, pour y achever la mienne par un assassinat. Et comment m’avez-vous traité depuis que je suis exilé sur cet écueil ? Il n’y a pas une indignité, pas une horreur dont vous ne vous soyez fait une joie de m’abreuver. Les plus simples communications de famille, celles même qu’on n’a jamais interdites a personne, vous me les avez refusées. Vous n’avez laissé arriver jusqu’à moi aucune nouvelle, aucun papier d’Europe ; ma femme, mon fils même n’ont plus vécu pour moi ; vous m’avez tenu six ans dans la torture du secret. Dans cette île inhospitalière, vous m’avez donné pour demeure l’endroit le moins fait pour être habité, celui où le climat meurtrier du tropique se fait le plus sentir. Il m’a fallu me renfermer entre quatre cloisons, dans un air malsain, moi qui parcourais à cheval toute l’Europe ! Vous m’avez assassiné longuement, en détail, avec préméditation, et l’infâme Hudson a été l’exécuteur des hautes-œuvres de vos ministres. » L’Empereur continua encore quelque temps avec la même chaleur, et termina par ces mots : « Vous finirez comme la superbe république de Venise, et moi, mourant sur cet affreux rocher, privé des miens et manquant de tout, je lègue l’opprobre et l’horreur de ma mort à la famille régnante d’Angleterre ! »

Les forces lui manquent, il tombe dans une espèce d’évanouissement. Cependant il se trouve un peu mieux sur le soir. A huit heures il prend quelque nourriture sans éprouver de vomissement et dort jusqu’à onze heures et demie ; alors il s’éveille brusquement et se trouve inondé d’une sueur froide et visqueuse.

20. — Les accidents qui avaient eu lieu dans la journée ont duré jusqu’à trois heures après minuit.

Le malade est assez tranquille pendant la soirée ; toutefois il se plaint d’une sensation douloureuse. Il demande, suivant sa coutume, qu’on lui fasse la lecture, et s’endort presque aussitôt. On la continue, parce qu’on ne l’interrompt d’habitude que quand il l’ordonne. Il se réveille et s’enquiert de quoi il s’agit. « Des prêtres, lui répond-on, et des entraves qu’ils vous ont suscitées ; l’auteur les dépeint comme des hommes insensibles aux bienfaits. — Il extravague. C’est la classe d’hommes qui m’a le moins coûté. Ils étaient tous contre moi ; je leur permis de porter des bas violets, ils furent tous pour moi. »

21. — L’Empereur n’a presque pas dormi, cependant il est un peu mieux qu’hier ; il a pris de la nourriture sans éprouver de vomissement, et au point du jour il s’est trouvé assez de forces pour se lever et passer trois heures partie à dicter et partie à écrire. Ce travail n’a d’abord été suivi d’aucun inconvénient ; mais vers les neuf heures le vomissement s’est déclaré ; Napoléon s’est trouvé fort incommodé le reste de la journée. A une heure et demie il mande Vignali. « Savez-vous, abbé, ce que c’est qu’une chambre ardente ? — Oui, Sire. — En avez vous desservi ? — Aucune. — Eh bien, vous desservirez la mienne. » Il entre à cet égard dans les plus grands détails, et donne au prêtre de longues instructions. Sa figure était animée, convulsive ; je suivais avec inquiétude les contractions qu’elle éprouvait, lorsqu’il surprit sur la mienne je ne sais quel mouvement qui lui déplut. « Vous êtes au-dessus de ces faiblesses ; mais que voulez-vous ? je ne suis ni philosophe ni médecin. Je crois à Dieu, je suis de la religion de mon père, n’est pas athée qui veut. » Puis revenant au prêtre : « Je suis né dans la religion catholique, je veux remplir les devoirs qu’elle impose et recevoir les secours qu’elle administre. Vous direz tous les jours la messe dans la chapelle voisine, et vous exposerez le saint-sacrement pendant les quarante heures. Quand je serai mort, vous placerez votre autel à ma tête, dans la chambre ardente ; vous continuerez à célébrer la messe, vous ferez toutes les cérémonies d’usage, vous ne cesserez que lorsque je serai en terre. » L’abbé se retira ; je restai seul. Napoléon me reprit sur ma prétendue incrédulité. « Pouvez-vous la pousser à ce point ? Pouvez-vous ne pas croire à Dieu ? Car enfin tout proclame son existence, et puis les plus grands esprits l’ont cru. — Mais, Sire, je ne la révoquai jamais en doute. Je suivais les pulsations de la fièvre, Votre Majesté a cru trouver dans mes traits une expression qu’ils n’avaient pas. — Vous êtes médecin, docteur, me répondit-il en riant. Ces gens-là, ajouta-t-il à demi-voix, ne brassent que de la matière ; ils ne croiront jamais rien. »

Les symptômes que je viens de décrire s’adoucissent peu à peu. Il dort sans interruption pendant toute la soirée.

22. — L’Empereur a passé une bonne nuit, le pouls est à peu près le même qu’hier matin.

L’Empereur est triste, de mauvaise humeur. Cependant il se trouve généralement mieux et passe la journée moitié éveillé et moitié endormi. Le pouls, devenu plus faible, varie de quatre-vingt-quatre à quatre-vingt-dix pulsations par minute. Le malade consent à prendre la potion suivante :

Magnesiæ sulphatis 3 vj, Solve in aqua pura ocio.

Adde infus. gentianæ compositæ 3 vj, et tinct. compositæ ejusdem 3 p. F. mixtura. cujus sumat Cochlearia tria ample subinde.

Il éprouve une exacerbation de fièvre, croit se sentir plus de force qu’à l’ordinaire, est d’une extrême loquacité. « Vous me l’aviez annoncé, docteur ; c’est là, oui, c’est là que git la maladie. Je le sens, l’estomac est attaqué ; mais… » Il leva les yeux au ciel et se tut. A huit heures et demie il a voulu prendre une petite soupe, avec un peu de gélatine, qu’il a rendues vers les dix heures. Il ne peut fermer l’œil pendant une grande partie de la nuit.

23. — L’empereur ne s’est endormi qu’à deux heures du matin ; encore son sommeil a-t-il été de courte durée.

Il se réveille, la fièvre diminue. Somnolence continuelle.

Il prend un peu de nourriture, quelques gouttes de café, défend la porte de son appartement. Il reste enfermé avec MM. Montholon et Marchand jusqu’à cinq heures et demie. Il a beaucoup écrit, il est fatigué.

Il prend un peu de nourriture qu’il rejette, et s’endort. Son sommeil dure toute la soirée.

24. — L’Empereur a bien passé la nuit. Il dormait encore à sept heures. Il s’est éveillé dans un état de faiblesse extrême. La chaleur est à peu près naturelle, et le pouls, encore un peu fébrile, varie de soixante-dix-huit à quatre-vingt-deux pulsations par minute.

L’Empereur fait de nouveau défendre la porte de son appartement, reste enfermé avec le général Montholon et Marchand jusqu’à six heures. J’entre : « J’ai trop écrit, docteur ; je suis affaissé, je n’en puis plus. »

Loquacité continuelle.

Napoléon parle des cultes, des dissensions religieuses, et du projet qu’il avait formé de rapprocher toutes les sectes. Il n’a pu l’exécuter, les revers sont venus trop tôt ; mais du moins il a rétabli la religion ; c’est un service dont on ne peut calculer les suites ; car enfin, si les hommes n’en avaient pas, ils s’égorgeraient pour la meilleure poire et la plus belle fille.

25. — L’Empereur n’a pas clos la paupière.

26. — Nuit fort agitée. L’Empereur parle beaucoup : délire qui se prolonge jusqu’à minuit. Napoléon se trouve un peu mieux au point du jour, et s’endort. Il se réveille à huit heures.

Le grand maréchal me fait demander : j’y vais. C’est pour m’annoncer que l’Empereur l’a chargé de me dire qu’il ne m’a pas compris dans son testament ; mais que son intention est de me laisser 200.000 fr.

L’Empereur est sur son lit de mort ; il me témoigne beaucoup de bienveillance. « Que croyez-vous que je doive donner au médecin anglais, eu reconnaissance des visites qu’il m’a faites avec vous ? Je n’oserais assigner des bornes à la munificence de Votre Majesté. — Pensez vous que 500 louis soient assez ? — Oui, Sire, je le crois. — Eh bien ! je lui laisse 12.000 francs ; à vous, je vous en lègue 100.000… » Je le priai de ne pas s’occuper de soins aussi tristes ; il reprit : « Seriez-vous bien aise d’entrer au service de Marie-Louise, de lui être attaché en qualité de chirurgien, comme vous l’êtes auprès de ma personne ? — Si je devais perdre Votre Majesté, ce serait toute mon ambition. — Elle est ma femme, la première princesse de l’Europe : c’est la seule que vous puissiez désormais servir. — Je n’en servirai jamais d’autre. — Fort bien ; je vais écrire à l’impératrice. J’espère que vous serez content de ce que je ferai pour vous. »

La fièvre a duré pendant toute la journée. Napoléon a éprouvé une soif ardente, un froid glacial aux pieds.

Il prend sur le soir un peu d’aliments, et, quoique extrêmement faible, il écrit près de trois heures. Il arrête, cachète ses codicilles, et se remet au lit.

27. — La nuit a été fort agitée. L’Empereur n’a pu goûter un instant de repos. Il dort un peu vers le point du jour.

Le malade prend un peu de soupe.

Il essaye d’écrire ; mais les forces sont éteintes, il ne peut tracer qu’une partie du huitième codicille de son testament. Il se promet d’achever le lendemain ; l’atonie est profonde, générale. La mort l’a déjà saisi, il va descendre au tombeau.

Napoléon prend quelque peu d’aliments et le garde.

Napoléon se détermine enfin à abandonner sa chambre mal aérée, petite et incommode pour s’établir dans le salon. Nous nous disposons à le transporter. « Non, dit-il, quand je serai mort ; pour le moment il suffit que vous me souteniez. »

28. — L’Empereur a passé une très-mauvaise nuit.

L’Empereur m’adresse des paroles pleines de bonté ; puis, avec un calme parfait, une tranquillité inaltérable, il me donne les instructions suivantes : « Après ma mort, qui ne peut être éloignée, je veux que vous fassiez l’ouverture de mon cadavre ; je veux aussi, j’exige que vous me promettiez qu’aucun médecin anglais ne portera la main sur moi. Si pourtant vous aviez indispensablement besoin de quelqu’un, le docteur Arnott est le seul qu’il vous soit permis d’employer. Je souhaite encore que vous preniez mon cœur, que vous le mettiez dans l’esprit-de-vin, et que vous le portiez à Parme à ma chère Marie-Louise. Vous lui direz que je l’ai tendrement aimée, que je n’ai jamais cessé de l’aimer ; vous lui raconterez tout ce que vous avez vu, tout ce qui se rapporte à ma situation et à ma mort. Je vous recommande surtout de bien examiner mon estomac, d’en faire un rapport précis, détaillé, que vous remettrez à mon fils…… Les vomissements qui se succèdent presque sans interruption me font penser que l’estomac est celui de mes organes qui est le plus malade, et je ne suis pas éloigné de croire qu’ilest atteint de la lésion qui conduisit mon père au tombeau, je veux dire d’un squirre au pylore Qu’en pensez-vous ? » J’hésitai à répondre,

il continua : « Je m’en suis douté dès que j’ai vu les vomissements devenir fréquents et opiniâtres. Il est pourtant bien digne de remarque, que j’ai toujours eu un estomac de fer, que je n’ai souffert de cet organe que dans ces derniers temps, et que tandis que mon père aimait beaucoup les substances fortes et les liqueurs spiritueuses, je n’ai jamais pu en faire usage. Quoi qu’il en soit, je vous prie, je vous charge de ne rien négliger dans un tel examen, afin qu’en voyant mon fils vous puissiez lui communiquer vos observations et lui indiquer les remèdes les plus convenables…… Quand je ne serai plus, vous vous rendrez à Rome ; vous irez trouver ma mère, ma famille ; vous leur rapporterez tout ce que vous avez observé relativement à ma situation, à ma maladie et à ma mort sur ce triste et malheureux rocher. Vous leur direz que le grand Napoléon est expiré dans l’état le plus déplorable, manquant de tout, abandonné à lui-même et à sa gloire ; vous leur direz qu’en expirant il lègue à toutes les familles régnantes l’horreur et l’opprobre de ses derniers moments ! »

Il est dix heures du matin. La fièvre cesse tout à coup ; le malade tombe dans une adynamie extrême ; il parle beaucoup encore, mais ses paroles sont coupées, incohérentes, et ne présentent, pour ainsi dire, plus de suite.

Le malade est fort agité ; il essaye à diverses reprises d’achever le huitième codicille de son testament ; mais il ne peut écrire, ni même se tenir assis.

29. — L’Empereur passe une très-mauvaise nuit. La fièvre augmente, le délire survient. Napoléon parle d’estomac, de squirre au pylore ; il somme, il interpelle Baxter de paraître, de venir juger de la vérité de ses bulletins. Puis, faisant tout à coup intervenir O’Méara, il établit entre eux un dialogue accablant pour la politique anglaise. La fièvre diminue, l’ouïe devient nette ; l’Empereur se calme, et il nous entretient encore du squirre de son père : il raconte qu’après l’ouverture du cadavre, les médecins de Montpellier pronostiquèrent que la maladie serait héréditaire, et passerait à tous les membres de la famille.

Le malade s’endort et repose tranquillement jusqu’à onze heures. A midi il prend une cuillerée de soupe au vermicelle, un œuf frais et un peu de clairet. Le pouls varie de quatre-vingt-dix-sept à quatre-vingt-dix-huit pulsations par minute.

L’emplâtre que j’avais appliqué à la région épigastrique produisait peu d’effet. Je priai Napoléon de le laisser remplacer par un vésicatoire. « Vous le voulez ! Eh bien, soit, faites ; ce n’est pas que j’en attende le moindre effet, mais je touche à ma fin ; je veux que vous jugiez par ma résignation de la reconnaissance que je vous porte. Allez, appliquez-le. » Je l’appliquai. Il fut vingt et une heures avant d’agir.

Napoléon boit beaucoup d’eau fraîche. « Si la destinée voulait que je me rétablisse, j’élèverais un monument dans le lieu où elle jaillit ; je couronnerais la fontaine en mémoire du soulagement qu’elle m’a donné. Si je meurs, que l’on proscrive mon cadavre comme on a proscrit ma personne, que l’on me refuse un peu de terre, je souhaite qu’on m’inhume auprès de mes ancêtres, dans la cathédrale d’Ajaccio en Corse. S’il ne m’est pas permis de reposer où je naquis, eh bien ! qu’on m’ensevelisse là où coule cette eau si douce et si pure. »

30. — L’Empereur a dormi pendant la nuit.

Le malade n’a presque plus de fièvre, il est assez tranquille ; le pouls, faible et déprimé un peu, varie de quatre-vingt-quatre à quatre-vingt-onze pulsations par minute.

La fièvre augmente, ce n’est que vers le soir qu’elle perd un peu de son intensité.

La fièvre devient plus forte. Agitation générale. Anxiété. Froid glacial universel. De moment en moment le pouls cesse de se faire sentir ; il se relève un peu vers onze heures et demie du soir.

1er mai. — Le pouls est petit, fréquent, et donne jusqu’à cent pulsations par minute.

L’Empereur s’endort à l’approche du jour ; mais il se réveille bientôt, et se trouve dans une situation terrible. Peu à peu cependant les symptômes s’affaiblissent, l’oppression se calme, et la matinée est assez tranquille.

2. — Napoléon est plus tranquille, et les symptômes alarmants ont un peu diminué.

La fièvre redouble. Délire. L’Empereur ne parle que de la France, de son fils, de ses compagnons d’armes. « Steingel ! Desaix ! Masséna ! Ah ! la victoire se décide. Allez ! courez ! pressez la charge !… ils sont à nous. » J’écoutais, je suivais les progrès de cette pénible agonie. J’étais accablé, déchiré, lorsque tout à coup Napoléon recueille ses forces, saute à terre et veut absolument descendre se promener dans le jardin. J’accours le recevoir dans mes bras, mais ses jambes plient sous le fardeau, il tombe en arrière : j’ai la douleur de ne pouvoir prévenir la chute. Nous le relevons, nous le supplions de se remettre au lit ; mais il ne connaît plus personne, il s’emporte, il s’irrite, sa tête n’y est plus, il demande toujours à se promener au jardin.

La fièvre diminue. L’Empereur me donne quelques instructions, et ajoute : « Rappelez-vous ce que je vous ai chargé de faire lorsque je ne serai plus. Faites avec soin l’examen anatomique de mon corps, de l’estomac surtout. Les médecins de Montpellier avaient annoncé que le squirre au pylore serait héréditaire dans ma famille. Leur rapport est, je crois, dans les mains de Louis ; demandez, comparez-le avec ce que vous aurez observé vous-même : que je sauve du moins mon fils de cette cruelle maladie. Vous le verrez, docteur ; vous lui indiquerez ce qu’il convient de faire ; vous lui épargnerez les angoisses dont je suis déchiré : c’est un dernier service que j’attends de vous. » Je désirais le rendre ; j’en eus un moment l’espoir. Le praticien qui avait le rapport en dépôt m’avait offert de me le communiquer : mais il se trouva le lendemain qu’il s’était trompé la veille, qu’il ne l’avait plus, qu’il l’avait égaré. Je ne pus faire le rapprochement que Napoléon exigeait.

Sa fin approchait ; nous allions le perdre, chacun redoublait de zèle, de prévenances, voulait lui donner une dernière marque de dévouement. Ses officiers, Marchand, Saint-Denis et moi, nous nous étions exclusivement réservé les veilles ; mais Napoléon ne pouvait supporter la lumière ; nous étions obligés de le lever, de le changer, de lui donner tous les soins au milieu d’une profonde obscurité. L’anxiété avait ajouté à la fatigue ; le grand maréchal était à bout, le général Montholon n’en pouvait, plus, je ne valais pas mieux : nous cédâmes aux pressantes sollicitations des Français qui habitaient Longwood, nous les associâmes aux tristes devoirs que nous remplissions, Piéron, Coursot, tous en un mot veillèrent conjointement avec quelqu’un de nous. Le zèle, la sollicitude qu’ils montraient, touchèrent l’Empereur ; il les recommandait à ses officiers, voulait qu’ils fussent aidés, soutenus, qu’on ne les oubliât pas. « Et mes pauvres Chinois ! qu’on ne les oublie pas non plus, qu’on leur donne quelques vingtaines de napoléons : il faut bien aussi que je leur fasse mes adieux. »

3. — La nuit a été meilleure que de coutume. Les symptômes alarmants d’hier ont diminué, le malade a reposé quelques instants.

La fièvre perd un peu de son intensité. Grande prostration des forces. Profonds soupirs. Anxiété.

Hudson, pris tout à coup d’humanité, imagine que le lait de vache pourrait soulager cette cruelle agonie et en fait offrir. Le docteur Arnott admire l’inspiration de son chef et veut en essayer. Je m’y oppose de toutes mes forces, attendu que le lait est naturellement pesant et indigeste, que l’Empereur rejette à chaque instant les substances les plus douces, les plus légères, les plus faciles a digérer ; attendu que même en bonne santé il n’avait jamais pu supporter aucune espèce de lait. Le docteur Arnott ne se rendait pas, j’insistai : nous eûmes une discussion des plus vives ; je réussis néanmoins à empêcher qu’on administrât du lait à l’Empereur mourant.

Les symptômes s’aggravent et deviennent de plus en plus alarmants.

La fièvre diminue. Nous nous retirons. Vignali reste seul, et nous rejoint quelques instants après, dans la pièce voisine, où il nous annonce qu’il a administré le viatique à l’Empereur.

La fièvre se renouvelle avec violence. Anxiété générale. Face hippocratique. Napoléon jouit encore de l’usage de ses sens. Il recommande à ses exécuteurs testamentaires, dans le cas où il viendrait à perdre connaissance, de ne permettre de l’approcher à aucun médecin anglais autre que le docteur Arnott. « Je vais mourir, vous allez repasser en Europe, je vous dois quelques conseils sur la conduite que vous avez à tenir. Vous avez partagé mon exil, vous serez fidèles à ma mémoire, vous ne ferez rien qui puisse la blesser. J’ai sanctionné tous les principes ; je les infusés dans mes lois, dans mes actes, il n’y en a pas un seul que je n’aie consacré. Malheureusement les circonstances étaient sévères ; j’ai été obligé de sévir, d’ajourner ; les revers sont venus, je n’ai pu débander l’arc, et la France a été privée des institutions libérales que je lui destinais. Elle me juge avec indulgence, elle me tient compte de mes intentions, elle chérit mon nom, mes victoires ; imitez-la, soyez fidèles aux opinions que nous avons défendues, à la gloire que nous avons acquise ; il n’y a hors de là que honte et confusion. »

Un ordre du gouverneur nous enjoint de tenir une consultation avec les docteurs Schort et Mitchell.

On lui administre dix grains de calomel.

L’Empereur prend quelques cuillerées de sabaillon, il ne peut les avaler sans eau. Calme fréquemment interrompu.

Les dix grains de calomel n’ont encore produit aucun effet ; on délibère si on doit en administrer une nouvelle dose. Je ne garde plus de mesure, je m’oppose formellement à cette détermination.

4. — Les mêmes symptômes ont duré pendant toute la nuit. L’Empereur n’a pris de l’eau de fleur d’orange qu’en petite quantité et à des intervalles éloignés. Le temps était affreux, la pluie tombait sans interruption, et le vent menaçait de tout détruire. Le saule[1] sous lequel Napoléon prenait habituellement le frais avait cédé ; nos plantations étaient déracinées, éparses ; un seul arbre à gomme résistait encore, lorsqu’un tourbillon le saisit, l’enlève et le couche dans la boue. Rien de ce qu’aimait l’Empereur ne devait lui survivre.

Le malade refuse de prendre aucun remède à l’intérieur. Rire sardonique. Yeux fixes. Pupilles élevées ; on distinguait la partie inférieure du globe oculaire. Paupières supérieures abaissées. Face hippocratique.

5. — La nuit est extrêmement agitée.

Napoléon est toujours dans le délire ; il parle avec peine, profère des mots inarticulés, interrompus, laisse échapper ceux de : « Tête armée. » Ce furent les derniers qu’il prononça. Il ne les avait pas fait entendre, qu’il perdit la parole.

Je croyais le principe de vie échappé ; mais peu à peu le pouls se relève ; l’oppression diminue, de profonds soupirs s’échappent : Napoléon vit encore.

Ce fut alors que se passa la plus déchirante peut-être de toutes les scènes dont fut accompagnée sa longue agonie. Madame Bertrand, qui, malgré ses souffrances, n’avait pas voulu quitter le lit de l’auguste malade, fît appeler d’abord sa fille Hortense, et ensuite ses trois fils, pour leur faire voir une dernière fois celui qui avait été leur bienfaiteur. Rien ne saurait exprimer l’émotion qui saisit ces pauvres enfants à ce spectacle de mort. Il y avait environ cinquante jours qu’ils n’avaient été admis auprès de Napoléon, et leurs yeux pleins de larmes cherchaient avec effroi sur son visage pâle et défiguré l’expression de grandeur et de bonté qu’ils étaient accoutumés à y trouver. Cependant d’un mouvement commun ils s’élancent vers le lit, saisissent les deux mains de l’Empereur, les baisent en sanglotant et les couvrent de pleurs. Le jeune Napoléon Bertrand ne peut supporter plus longtemps ce cruel spectacle ; il cède à l’émotion qu’il éprouve ; il tombe, il s’évanouit. On est obligé d’arracher du lit les jeunes affligés et de les conduire dans le jardin. Sans doute le souvenir de cette scène est resté dans leurs cœurs pour n’en jamais sortir, et leurs larmes couleront plus d’une fois quand ils se rappelleront qu’ils ont contemplé le corps de Napoléon au moment où sa grande âme allait en sortir. Pour nous tous qui assistions à ce lugubre adieu des enfants à leur auguste protecteur, l’impression que nous en reçûmes est au-dessus de toutes les paroles humaines : ce ne fut qu’un même gémissement, une même angoisse, un même pressentiment de l’instant fatal que chaque minute approchait de nous.

Pouls anéanti. J’en suivais avec anxiété les pulsations, je cherchais si le principe de vie était éteint, lorsque je vis arriver Noverraz, pâle, échevelé, tout hors de lui. Ce malheureux, affaibli par quarante-huit jours d’une hépatite aiguë, accompagnée d’une fièvre synocale, entrait à peine en convalescence ; mais il avait appris le fâcheux état de l’Empereur, il voulait voir encore, contempler une dernière fois celui qu’il avait si longtemps servi ; il s’était fait descendre, et arrivait fondant en larmes. J’essaye de le renvoyer : mais son émotion croit à mesure que je lui parle ; il s’imagine que l’Empereur est menacé, qu’il l’appelle au secours ; il ne peut l’abandonner, il veut combattre, mourir pour lui. Sa tête était perdue ; je flattai son zèle, je le calmai et revins à mon poste.

Tiraillements spasmodiques arqués de l’épigastre et de l’estomac, profonds soupirs, cris lamentables, mouvements convulsifs qui se terminent par un bruyant et sinistre sanglot. Les paupières restent fixes, les yeux se meuvent, se renversent sous les paupières supérieures, le pouls tombe, se ranime. Il est six heures moins onze minutes, Napoléon touche à sa fin ; ses lèvres se couvrent d’une légère écume : il n’est plus !

Tout s’écoule aussitôt ; ce n’est que pleurs, que sanglots ; chacun est accablé d’une perte aussi cruelle. Nous étions dans le premier saisissement de la douleur, deux Anglais en profitent et se glissent au milieu de nous : ils pénètrent dans le salon, découvrent, palpent l’Empereur et se retirent comme ils sont venus. Cette profanation nous rend à nous-mêmes, nous rentrons, nous veillons sur le cadavre ; des mains anglaises ne doivent pas le souiller.

Il y avait six heures qu’il était sans vie ; je le fis raser, laver, et le plaçai sur un autre lit ; de leur côté, les exécuteurs testamentaires avaient pris connaissance de deux codicilles qui devaient être ouverts immédiatement après la mort de l’Empereur ; l’un était relatif aux gratifications qu’il accordait sur sa cassette à toutes les personnes de sa maison et aux aumônes qu’il faisait distribuer aux pauvres de Sainte-Hélène ; l’autre contenait des instructions sur ses funérailles. Il était ainsi conçu

Avril. le 16, 1821. Longwood.
Ceci est un codicille de mon testament.

1° Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j’ai tant aimé.

2° Je lègue aux comtes Bertrand, Montholon, et Marchand, l’argent, bijoux, argenterie, porcelaine, meubles, livres, armes, et généralement tout ce qui m’appartient dans Sainte-Hélène.

Ce codicille, tout entier écrit de ma main, est signé et scellé de mes armes.

(Sceau.)
Napoléon.

Les exécuteurs testamentaires notifièrent cette pièce au gouverneur, qui se récria sur cette prétention, et déclara qu’elle était inadmissible ; qu’il s’y opposait, que le cadavre devait rester dans l’île ; que l’Angleterre y tenait, qu’elle ne s’en dessaisirait pas. On chercha à désarmer sa haine, on essaya les représentations, les prières, tout fut inutile ; le corps de Napoléon devait rester à Sainte-Hélène, il y resterait. Les exécuteurs testamentaires invoquaient l’humanité, le respect qu’on doit aux morts ; mais le droit s’évanouit devant la force ; on ne put que recourir aux ressources des faibles, protester et obéir. On le fit, on choisit un lieu dont l’Empereur, qui pourtant ne l’avait vu qu’une fois, parlait toujours avec satisfaction, celui où jaillissait cette eau bienfaisante qui avait si souvent adouci les maux qu’il endurait. Hudson y consentit ; il avait depuis 1820 l’ordre de retenir les dépouilles de Bonaparte, mais il lui était indifférent qu'elles fussent dans tel ou tel endroit de l’île ; et montant aussitôt à cheval, il accourut à la tête de son état-major, des membres de son conseil, du général Coffin, du contre-amiral Lambert, du marquis de Montchenu, et de ce qu’il y avait de médecins, de chirurgiens dans l’île. Il voulait s’assurer par lui-même que Napoléon était bien mort, que le corps qu’il voyait était bien celui de l’Empereur. Il demandait aussi qu’on procédât à l’ouverture du cadavre, mais je lui observai qu’il y avait trop peu de temps qu’il était sans vie ; il n’insista pas. « Vous m’avez fait demander du plàtre pour prendre le masque du défunt ; un de mes chirurgiens est fort habile dans ces sortes d’opérations, il vous aidera. » Je remerciai Son Excellence ; le moulage est une chose si facile que je pouvais me passer d’aide. Mais je manquai de plâtre ; madame Bertrand n’avait reçu, malgré ses instances, qu’une espèce de chaux. Je ne savais comment faire, lorsque le docteur Burton nous indiqua un gisement où se trouvait du gypse. Le contre-amiral donna aussitôt des ordres, une chaloupe mit en mer et rapporta quelques heures après des fragments qu’on fit calciner. J’avais du plâtre, je moulai la figure et procédai à l’autopsie.

Les généraux Bertrand et Montholon, Marchand, exécuteurs testamentaires, assistaient à cette opération pénible, où se trouvaient aussi sir Thomas Reade, quelques officiers d’état-major, les docteurs Thomas Schort, Arnott, Charles Mitchell, Mathieu Livington, chirurgien de la compagnie des Indes, et autres médecins au nombre de huit que j’avais invités.

Napoléon avait destiné ses cheveux aux divers membres de sa famille ; on le rasait, je vérifiai quelques remarques que j’avais déjà faites. Voici les principales :

1° L’Empereur avait considérablement maigri, depuis mon arrivée à Sainte-Hélène ; il n’était pas en volume le quart de ce qu’il était auparavant.

2° Le visage et le corps étaient pâles, mais sans altération, sans aspect cadavéreux. La physionomie était assez belle, les yeux fermés, et on eût dit non que l’Empereur était mort, mais qu’il dormait d’un profond sommeil. Sa bouche conservait l’expression du sourire, à cela près que du côté gauche elle était légèrement contractée par le rire sardonique.

3° Le corps présentait la plaie d’un cautère fait au bras gauche, et plusieurs cicatrices, savoir : une à la tête, trois à la jambe gauche, dont une sur la malléole externe, une cinquième à l’extrémité du doigt annulaire de la main gauche ; enfin, il y en avait un assez grand nombre sur la cuisse gauche.

4° La hauteur totale, du sommet de la tête aux talons, était de cinq pieds deux pouces et quatre lignes.

5° L’étendue comprise entre ses deux bras, en partant des extrémités des deux points du milieu, était de cinq pieds deux pouces.

6° De la symphise du pubis au sommet de la tête, il y avait deux pieds sept pouces quatre lignes.

7° Du pubis au calcaneum, deux pieds sept pouces.

8° Du sommet de la tête au menton, sept pouces et six lignes.

9° La tête avait vingt pouces et dix lignes de circonférence ; le front était haut, les tempes légèrement déprimées, les régions sincipitales très-fortes et très-évasées.

10° Cheveux rares et de couleur châtain clair.

11° Cou un peu court, mais assez normal.

12° Poitrine large et d’une bonne conformation.

13° Abdomen très-météorisé et volumineux.

14° Les mains, les pieds un peu petits, mais beaux et bien faits.

15° Membres tendus et roides.

16° Toutes les autres parties du corps étaient à peu près dans les proportions ordinaires.

Je fus curieux de faire à ce grand homme l’application du système craniologique des docteurs Spurzheim et Gall. Voici les signes les plus apparents qu’offrit sa tête :

1° Organe de la dissimulation.

2° Organe des conquêtes.

3° Organe de la bienveillance.

4° Organe de l’imagination.

5° Organe de l’ambition, de l’amour de la gloire.

Sous le rapport des facultés intellectuelles, je trouvai :

1° Organe de l’individualité, ou connaissance des individus et des choses.

2° Organe de la localité, des rapports de l’espace.

3° Organe du calcul.

4° Organe de la comparaison.

5° Organe de la causalité, de l’esprit d’induction, de tête philosophique.

Le cadavre était gisant depuis vingt heures et demie. Je procédai à l’autopsie ; j’ouvris d’abord la poitrine. Voici ce que j’observai de plus remarquable :

Les cartilages costaux sont en grande partie ossifiés.

Le sac formé par la plèvre costale du côté gauche contenait environ un verre d’eau de couleur citrine.

Une couche légère de lymphe coagulable couvrait une partie des faces des plèvres costale et pulmonaire correspondantes du même côté.

Le poumon gauche était légèrement comprimé par l’épanchement, adhérait par des nombreuses brides aux parties postérieure et latérale de la poitrine et au péricarde ; je le disséquai avec soin, je trouvai le lobe supérieur parsemé de tubercules et quelques petites excavations tuberculeuses.

Une couche légère de lymphe coagulable couvrait une partie des faces des plèvres costale et pulmonaire correspondantes de ce côté.

Le sac de la plèvre costale du côté droit renfermait environ deux verres d’eau de couleur citrine.

Le poumon droit était légèrement comprimé par l’épanchement ; mais son parenchyme était en état normal. Les deux poumons étaient généralement crépitants et d’une couleur naturelle. La membrane plus composée ou muqueuse de la trachée-artère et des bronches était assez rouge, et enduite d’une assez grande quantité de pituite épaisse et visqueuse.

Plusieurs des ganglions bronchiques et du médiastin étaient un peu grossis, presque dégénérés, et en suppuration.

Le péricarde était en état normal et contenait environ une once d’eau de couleur citrine. Le cœur, un peu plus volumineux que le poing du sujet, présentait, quoique sain, assez de graisse à sa base et à ses sillons. Les ventricules aortique et pulmonaire et les oreillettes correspondantes étaient en état normal, mais pâles et tout à fait vides de sang. Les orifices ne présentaient aucune lésion notable. Les gros vaisseaux artériels et veineux auprès du cœur étaient vides et généralement en état normal.

L’abdomen présenta ce qui suit :

Distension du péritoine, produite par une grande quantité de gaz.

Exsudation molle, transparente et diffluente, revêtant dans toute leur étendue les deux parties ordinairement contiguës de la face interne du péritoine.

Le grand épiploon était en état normal.

La rate et le foie durci étaient très-volumineux et gorgés de sang ; le tissu du foie, d’un rouge brun, ne présentait, du reste, aucune altération notable de structure. Une bile extrêmement épaisse et grumeleuse remplissait et distendait la vésicule biliaire. Le foie, qui était affecté d’hépatite chronique, était uni intimement par sa face convexe au diaphragme ; l’adhérence se prolongeait dans toute son étendue, elle était forte, celluleuse et ancienne. La face concave du lobe gauche adhérait immédiatement et fortement à la partie correspondante de l’estomac, surtout le long de la petite courbure de cet organe, ainsi qu’au petit épiploon. Dans tous ces points de contact, le lobe était sensiblement épais, gonflé et durci.

L’estomac parut d’abord dans un état des plus sains ; nulle trace d’irritation ou de phlogose, la membrane péritonéale se présentait sous les meilleures apparences. Mais en examinant cet organe avec soin, je découvris sur la face antérieure, vers la petite courbure et à trois travers de doigt du pylore, un léger engorgement comme squirreux, très-peu étendu et exactement circonscrit. L’estomac était percé de part en part dans le centre de cette petite induration. L’adhérence de cette partie au lobe gauche du foie en bouchait l’ouverture.

Le volume de l’estomac était plus petit qu’il ne l’est ordinairement.

En ouvrant ce viscère le long de sa grande courbure, je reconnus qu’une partie de sa capacité était remplie par une quantité considérable de matières faiblement consistantes et mêlées à beaucoup de glaires très-épaisses et d’une couleur analogue à celle du marc de café ; elles répandaient une odeur âcre et infecte. Ces matières retirées, la membrane plus composée ou muqueuse de l’estomac se trouva dans son état normal, depuis le petit jusqu’au grand cul-de-sac de ce viscère, en suivant la grande courbure. Presque tout le reste de la surface interne de cet organe était occupé par un ulcère cancéreux qui avait son centre à la partie supérieure, le long de la petite courbure de l’estomac, tandis que les bords irréguliers, digités et linguiformes de sa circonférence s’étendaient en avant, en arrière de cette surface intérieure, et depuis l’orifice du cardia jusqu’à un bon pouce du pylore. L’ouverture, arrondie, taillée obliquement en biseau aux dépens de la face interne du viscère, avait à peine quatre à cinq ligues de diamètre en dedans et deux lignes et demie au plus en dehors ; son bord circulaire, dans ce sens, était extrêmement mince, légèrement dentelé, noirâtre, et seulement formé par la membrane péritonéale de l’estomac. Une surface ulcéreuse, grisâtre et lisse, formait d’ailleurs les parois de cette espèce de canal qui aurait établi une communication entre la cavité de l’estomac et celle de l’abdomen, si l’adhérence avec le foie ne s’y était opposée. L’extrémité droite de l’estomac, à un pouce de distance du pylore, était environnée d’un gonflement ou plutôt d’un endurcissement squirreux annulaire, de quelques lignes de largeur. L’orifice du pylore était dans un état tout à fait normal. Les bords de l’ulcère présentaient des boursouflements fongueux remarquables dont la base, dure, épaisse et squirreuse, s’étendait aussi à toute la surface occupée par cette cruelle maladie.

Le petit épiploon était rétréci, gonflé, extrêmement durci et dégénéré. Les glandes lymphatiques de ce pli péritonéal, celles qui sont placées le long des courbures de l’estomac, ainsi que celles qui avoisinent les piliers du diaphragme étaient en partie tuméfiées, squirreuses, quelques-unes même en suppuration.

Le tube digestif était distendu par une grande quantité de gaz. A la surface péritonéale et aux replis péritonéaux, je remarquai de petites taches et de petites plaques rouges, d’une nuance très-légère, de dimensions variées, éparses et assez distantes les unes des autres. La membrane plus composée de ce canal paraissait être dans un état normal. Une matière noirâtre et extrêmement visqueuse enduisait les gros intestins.

Le rein droit était dans un état normal ; celui du côté gauche était déplacé et renversé sur la colonne lombo-vertébrale ; il était plus long et plus étroit que le premier ; du reste, il paraissait sain. La vessie, vide et très-rétrécie, renfermait une certaine quantité de gravier mêlé avec quelques petits calculs. De nombreuses plaques rouges étaient éparses sur la membrane plus composée ou muqueuse ; les parois de cet organe étaient en état anormal.

Je voulais faire l’examen du cerveau. L’état de cet organe dans un homme tel que l’Empereur était du plus haut intérêt ; mais on m’arrêta durement : il fallut céder.

J’avais terminé cette triste opération. Je détachai le cœur, l’estomac, et les mis dans un vase d’argent rempli d’esprit-de-vin. Je réunis ensuite les parties séparées, les assemblai par une suture, je lavai le corps, et fis place au valet de chambre, qui l’habilla comme il avait coutume de l’être pendant sa vie : caleçon, culotte de casimir blanc, gilet blanc, cravate blanche surmontée d’une cravate noire bouclée par derrière ; grand cordon de la Légion d’honneur, uniforme de colonel de chasseurs de la garde[2], décoré des ordres de la Légion d’honneur et de la couronne de fer ; longues bottes à l’écuyère avec de petits éperons ; enfin chapeau à trois cornes. Ainsi vêtu, Napoléon fut enlevé, à cinq heures et trois quarts, de cette salle où la foule pénétra aussitôt. Le linge, le drap qui avait servi à la dissection du cadavre, tout fut emporté, déchiré, distribué ; ils étaient teints de sang, chacun voulait en avoir un lambeau.

Napoléon fut exposé dans sa petite chambre à coucher qu’on avait convertie en chambre ardente. Elle était tendue en drap noir que l’on avait tiré du magasin de la compagnie des Indes, à James-Town. Ce fut cette circonstance qui fit connaître la maladie et la mort de Napoléon dans l’île. Étonnés de voir transporter tant d’étoffes, les habitants et les employés eux-mêmes cherchaient quel pouvait être l’usage auquel on les destinait. Ils n’en voyaient aucun. La curiosité s’accrut et devint générale à mesure que l’on connut ce qui l’avait fait naître. Les idées les plus étranges, les bruits les plus bizarres commençaient à se propager, lorsqu’un Chinois révéla le mystère. Ce ne fut qu’un cri de surprise : chacun était étonné, confondu. « Comment ! le général Bonaparte était sérieusement malade ! On nous disait qu’il se portait si bien ! »

Le cadavre, qui n’avait pu être embaumé, faute des substances nécessaires, et dont la blancheur était vraiment extraordinaire, fut déposé sur un des lits de campagne, surmonté de petits rideaux blancs qui servaient de sarcophage !!! Le manteau de drap bleu que Napoléon avait porté à la bataille de Marengo servait de couverture. Les pieds et les mains étaient libres ; l’épée au côté gauche, et un crucifix sur la poitrine. A quelque distance du corps était le vase d’argent qui contenait le cœur et l’estomac qu’on m’avait forcé d’y déposer. Derrière la tête était un autel où le prêtre, en surplis et en étole, récitait des prières. Toutes les personnes de la suite de Napoléon, officiers et domestiques. en habit de deuil, se tenaient debout, à gauche. Le docteur Arnott veillait sur le cadavre, qui avait été mis sous sa responsabilité personnelle.

Depuis plusieurs heures la foule obstruait les avenues et se pressait à la porte de la chambre ardente. On ouvrit : elle entra, contempla ces restes inanimés, sans confusion, sans tumulte, avec un silence religieux. Le capitaine Croquat, officier d’ordonnance de Longwood, réglait l’ordre dans lequel chacun se présentait. Les officiers et les sous-officiers du 20e et du 66e furent admis les premiers ; les autres ensuite. Tous éprouvaient cette émotion que le courage malheureux éveille toujours dans le cœur des braves.

L’affluence fut encore plus grande le lendemain. Les troupes, la population, tout accourt, tout se presse ; il n’y a pas jusqu’aux dames qui ne bravent l’autorité et la fatigue pour contempler une dernière fois les restes inanimés de l’Empereur. Un ordre ridicule leur défend de paraître à Longwood ; elles se mêlent à la foule, aux transports ; elles arrivent et n’en font que mieux éclater les sentiments qui les animent. Chacun répudie la complicité d’une mort cruelle : c’est une consolation pour nous.

Je la goûtais, lorsque je vis venir à moi les docteurs Schort, Mitchell et Burton, qui sortaient de chez l’officier d’ordonnance. Ces messieurs avaient, comme je l’ai dit, assisté d’office à l’autopsie, mais n’y avaient pris aucune part. Cependant ils s’étaient tout à coup avisés que c’était à eux à dresser le procès-verbal. Ils l’avaient écrit, rédigé, et me l’apportaient à signer : je refusai. Qu’avais-je à faire d’Anglais, de rédaction anglaise ? J’étais médecin de Napoléon ; j’avais fait l’autopsie, c’était à moi à la constater. Je ne pouvais rien déguiser, rien entendre ; j’offris une copie de mon rapport ; mais il n’allait pas au but, on n’en voulut pas.

La caisse qui devait recevoir l’Empereur était arrivée, je fus obligé d’y mettre le cœur et l’estomac. Je m’étais flatté de les transporter en Europe ; mais toutes mes démarches furent inutiles : j’eus la douleur d’être refusé. Je laissai le premier de ces organes dans le vase qui d’abord l’avait reçu, et mis le second dans un autre vase de même métal et de forme cylindrique, qui servait à serrer l’éponge de Napoléon. Je remplis l’un, celui qui contenait le cœur, d’alcool ; je le fermai hermétiquement, je le soudai, et les déposai l’un et l’autre aux angles du cercueil. On y descendit Napoléon ; on le plaça dans la caisse de fer-blanc, qu’on avait garnie d’une espèce de matelas, d’un oreiller, et revêtue en satin blanc. Le chapeau, ne pouvant rester, faute d’espace, sur la tête du mort, fut mis sur ses pieds, on y mit aussi des aigles, des pièces de toutes les monnaies frappées à son effigie, son couvert, son couteau, une assiette avec ses armes, etc. On ferma la caisse, on la souda avec soin, et on la passa dans une autre en acajou qu’on mit dans une troisième, faite en plomb, qui fut elle-même disposée dans une quatrième d’acajou, qu’on scella et ferma avec des vis de fer. On exposa le cercueil à la place même où le corps l’avait été, et on le couvrit avec le manteau que portait Napoléon à la bataille de Marengo. Arnott continua sa surveillance, l’abbé Vignali ses prières, et la multitude, dont les flots croissaient d’heure en heure, put circuler autour de ces apprêts funèbres.

Nous étions accablés, nous nous retirions lorsque Hudson nous rejoignit. Toujours humain, compatissant et vrai, il déplora la perte que nous avions faite, et nous annonça qu’elle était d’autant plus fâcheuse que son gouvernement revenait à bien. Il l’avait chargé de faire connaître au général Bonaparte que l’instant approchait où la liberté pourrail lui être rendue, et que Sa Majesté Britannique ne serait pas la dernière à accélérer le terme de sa captivité. Il est mort, tout est fini ; nous lui rendrons demain les derniers devoirs. Les troupes ont ordre de prendre le deuil et les armes dès la pointe du jour.

8. — Elles les prirent en effet ; le gouverneur arriva, le contre-amiral suivit, et bientôt toutes les autorités civiles et militaires se trouvèrent réunies à Longwood. La journée était magnifique, la population couvrait les avenues, la musique couronnait les hauteurs : jamais spectacle aussi triste, aussi solennel n’avait été étalé dans ces lieux. Midi et demi sonne, les grenadiers saisissent le cercueil, le soulèvent avec peine, et parviennent cependant, a force de constance et d’efforts, à le transporter dans la grande allée du jardin, où les attend le corbillard. Ils le placent sur le char, le couvrent d’un drap de velours violet et du manteau que Napoléon portait à Marengo. La maison de l’Empereur est en deuil. Le cortége se range conformément au programme arrêté par le gouverneur, et se met en marche dans l’ordre qui suit :

L’abbé Vignali, revêlu des ornements sacerdotaux avec lesquels on célèbre la messe, ayant à ses côtés le jeune Henri Bertrand, portant un bénitier d’argent avec son goupillon.

Le docteur Arnott et moi.

Les personnes chargées de surveiller le corbillard traîné par quatre chevaux conduits par des palefreniers, et escorté par douze grenadiers sans armes, de chaque côté. Les derniers doivent porter le cercueil sur leurs épaules dès que le mauvais état du chemin empêchera le char d’avancer.

Le jeune Napoléon Bertrand et Marchand, tous les deux à pied et sur les côtés du corbillard.

Les comtes Bertrand et Montholon à cheval immédiatement derrière le corbillard.

Une partie de la suite de l’Empereur.

La comtesse Bertrand avec sa fille Hortense, dans une calèche attelée de deux chevaux conduits à la main par ses domestiques, qui marchent du côté du précipice.

Le cheval de l’Empereur, conduit par son piqueur Archambaud.

Les officiers de marine à pied et à cheval.

Les officiers d’état-major à cheval.

Les membres du conseil de l’île, à cheval.

Le général Coffin et le marquis de Montchenu, à cheval.

Le contre-amiral et le gouverneur à cheval.

Les habitants de l’île.

Le cortége sortit dans cet ordre de Longwood, passa devant le corps de garde et trouva la garnison de l’île, au nombre de deux mille cinq cents hommes environ, rangée sur la gauche de la route qu’elle occupait jusqu’à Hut’s-Gate. Des corps de musiciens placés de distance en distance ajoutaient encore, par leurs sons lugubres, à la tristesse et à la solennité de la cérémonie. Lorsque le cortége eut défilé, ces troupes le suivirent et l’accompagnèrent vers le lieu de la sépulture. Les dragons marchaient en tête. Venaient ensuite le 20e régiment d’infanterie, les soldats de marine, le 66e, les volontaires de Sainte-Hélène, et enfin le régiment de l’artillerie royale avec quinze pièces de canon. Lady Lowe et sa fille étaient sur le chemin, à Hut’s-Gate, dans une calèche à deux chevaux. Elles étaient accompagnées de quelques domestiques en deuil, et suivaient de loin le cortége. Les quinze pièces d’artillerie de campagne étaient placées le long de la route, et les canonniers se tenaient à leurs pièces prêts à faire feu.

Parvenu à un quart de mille environ au delà de Hut’s-Gate, le corbillard s’arrêta, les troupes firent halte, et se rangèrent en bataille le long de la route. Les grenadiers prirent alors le cercueil sur leurs épaules, et le portèrent ainsi jusqu’au lieu de la sépulture par la nouvelle route qui avait été pratiquée exprès sur les flancs de la montagne. Tout le monde met pied à terre, les dames descendent de calèche, et le cortége accompagne le corps sans observer aucun ordre. Les comtes Bertrand et Montholon, Marchand et le jeune Napoléon Bertrand portent les quatre coins du drap. Le cercueil est déposé sur les bords de la tombe que l’on avait tendue en noir. On aperçoit auprès la chèvre, les cordages qui doivent servir à le descendre. Tout présente un aspect lugubre, tout concourt à augmenter la tristesse et la douleur dont nos cœurs sont remplis. Notre émotion est profonde, mais concentrée et silencieuse. On découvre le cercueil. L’abbé Vignali récite les prières accoutumées, et le corps est descendu dans la tombe, les pieds vers l’orient et la tête à l’occident. L’artillerie fait aussitôt entendre trois salves consécutives de quinze coups chacune. Le vaisseau amiral tire pendant la marche vingt-cinq coups de canon de minute en minute. Une énorme pierre, qui devait être employée dans la construction de la nouvelle maison de l’Empereur, est destinée à fermer sa tombe. Les cérémonies religieuses sont terminées, on la soulève au moyen d’un anneau dont elle est armée, et on la pose au-dessus du cercueil qu’elle ne touche pourtant pas. Elle appuie de chaque côté sur un mur solide en pierre. Lorsqu’elle est placée, on la fixe, on enlève l’anneau, et on remplit la place qu’il occupait ; on recouvre la maçonnerie d’une couche de ciment.

Pendant que l’on achevait ces travaux, la foule se jetait sur les saules dont la présence de Napoléon avait déjà fait un objet de vénération. Chacun voulait avoir des branches ou des feuillages de ces arbres, qui devaient ombrager la tombe de ce grand homme, et les garder comme un précieux souvenir de cette scène imposante de tristesse et de douleur. Hudson et l’amiral, que blesse cet élan, cherchent à l’arrêter ; ils s’emportent, ils menacent. Les assaillants se hâtent d’autant plus, et les saules sont dépouillés jusqu’à la hauteur où la main peut atteindre. Hudson était pâle de colère ; mais les coupables étaient nombreux, de toutes les classes, il ne put sévir. Il s’en vengea en interdisant l’accès du tombeau, qu’il fit entourer d’une barricade, et auprès duquel il plaça deux factionnaires et un poste de douze hommes avec un officier. Celle garde, disait-il, devait y être maintenue à perpétuité.

La tombe de l’Empereur est à environ une lieue de Longwood. Elle est de forme quadrangulaire, plus large dans le haut que dans le bas ; sa profondeur est d’environ douze pieds. Le cercueil est placé sur deux fortes pièces de bois, et isolé dans tout son pourtour. Nous ne pûmes le couronner d’une pierre tumulaire ni d’une modeste inscription. Le gouverneur s’y opposa, comme si une pierre, une inscription eussent pu en apprendre au monde plus qu’il n’en savait.

Hudson avait mis Napoléon au tombeau, sa tâche était finie ; il ne lui restait qu’à recueillir quelques fournitures. Il accourut, s’en fit remettre l’état, examina, fureta, alla jusqu’à ouvrir des paquets que l’Empereur avait lui-même cachetés avant sa mort. Ses recherches sont infructueuses ; il ne trouve pas l’objet secret qu’il poursuit, il en devient plus tenace ; il fouille, il presse, il interroge et ne consent à quitter la place que lorsque ses agents ont inventorié les meubles, emballé les livres, qu’il ne reste pas un coin qui n’ait été visité, pas un chiffon qui n’ait été enregistré.

Nous désirions conserver quelques-uns de ces objets sans valeur, qui étaient pour nous d’un prix inestimable, puisqu’ils avaient servi à l’Empereur ; nous demandâmes, nous sollicitâmes, nous ne mimes pas de bornes à nos offres ; mais plus nous insistions, plus nous étions durement refusés : nous ne pûmes rien obtenir. En revanche, Hudson nous annonça avec une grâce infinie que nous eussions à nous préparer au départ, que nous mettrions à la voile sur un bâtiment de l’État et aux frais du gouvernement.

Nous allions quitter Sainte-Hélène, c’était le moment de compter avec nos hôtes. Le général Bertrand, qui avait une vieille affaire avec Lowe, s’y disposait ; mais le geôlier n’aimait pas le tranchant du sabre, il fit négocier, et tout fut dit.

Il en devint plus souple, plus complaisant ; il voulut nous choisir un bâtiment, nous donner un capitaine sûr, un équipage habile : il nous destina le Camel storeship ; c’était un transport léger, commode, qui réunissait tout. Nous cherchions d’où venait à Hudson cette subite obligeance, lorsque nous apprîmes que le merveilleux navire était un bâtiment vivrier qui servait à approvisionner l’île. Nous réclamâmes ; il se récria, protesta que nous avions été trompés, et nous donna l’ordre d’envoyer nos effets à bord. Nous pensions nous embarquer le soir même, nous suivîmes.

Nous allions quitter l’île, nous voulûmes visiter une dernière fois l’asile où reposait Napoléon. Nous le vîmes, nous l’arrosâmes de nos larmes, nous l’entourâmes de violettes, dépensées, et lui dimes adieu pour jamais. Nous emportâmes quelques branches de saule, triste consolation que le poste n’eut pas le courage de nous refuser. Nous arrivâmes à James-Town. Le temps n’avait pas suffi, il y avait encore une foule de caisses à terre ; le départ était remis au lendemain. Hudson nous attendait avec son épouse, il nous pria à dîner ; nous acceptâmes. Le banquet fut magnifique ; Lowe était presque aimable : on eût dit qu’il n’avait plus ses clefs. Nous fûmes bien détrompés lorsque nous arrivâmes au vaisseau : c’était, comme on nous l’avait dit, un bâtiment sale, étroit, qui servait à transporter les bœufs, les porcs, les moutons, etc., que consommait l’île. Le rapprochement était ingénieux, le choix digne de la main qui l’avait fait. Nous étions entassés pêle-mêle sur un bord infect ; mais nous échappions aux verrous. Le temps était beau, le ciel sans nuages, nous levâmes l’ancre le 27 mai, et nous nous éloignâmes de cette station malheureuse que pourtant nous regrettions.

Le vent enflait nos voiles, le jour baissait, Sainte-Hélène se perdait à l’horizon, nous saluâmes une dernière fois cet horrible écueil, et nous cherchâmes chacun un peu d’espace où nous pussions reposer. La chose n’était pas facile, les caisses couvraient le pont ; de la poupe à la proue, ce n’était que meubles, que ballots, et Hudson avait encore jeté sur ce faible bâtiment, qui n’était pas de l’échantillon d’une corvette, deux cents soldats qu’il envoyait en Europe. L’on fut obligé de se blottir au pied des mâts, sur les affûts, partout où l’on pouvait appuyer sa tête.

Nous avions dépassé le tropique, atteint l’équateur ; le ciel brillant, azuré, facile, rendait cet entassement moins cruel. Nous ne tardâmes pas néanmoins à en ressentir les effets. Les douleurs abdominales se manifestèrent bientôt, les flux de ventre se déclarèrent ; nous fûmes menacés de tous les ravages que la dyssenterie exerce à cette latitude. Nous redoublâmes de soins, nous fîmes usage de médicaments, de bains d’eau salée ; nous réussîmes à les arrêter ; nous ne perdîmes que quelques soldats.

Nous avions échappé aux maladies, mais notre voyage se prolongeait ; nos volailles avaient péri, nous n’avions plus de viande fraîche ; l’eau, les provisions allaient se trouver à bout, lorsque nous aperçûmes les Açores. Nous étions accablés de chaleur et de fatigue ; c’était la première station que nous rencontrions. nous priâmes le capitaine de mettre en panne et de nous faire acheter quelques comestibles. Il avait ordre de ne pas prendre terre ; nous n’étions plus qu’à dix journées de Portsmouth, il refusa. Madame Bertrand était toujours souffrante, ne se remettait qu’avec peine de la maladie qu’elle avait faite à bord : nous insistâmes ; mais il y avait encore de la viande salée, un peu d’eau, nous pouvions attendce ; il allait forcer de voiles. Nous forçâmes en effet. Le ciel s’était obscurci, le vent était impétueux, la mer soulevée par les orages ; nous filions jusqu’à neuf, onze, douze nœuds à l’heure. Cette tempête nous fut fatale : elle couvrit d’eau deux caisses où nous cultivions les branches de saule que nous avions cueillies sur le tombeau de l’Empereur, et les fit périr.

L’Afrique était dépassée. Nous étions en Europe, dans les limites qu’avait indiquées Napoléon : ses exécuteurs testamentaires prirent connaissance de ses dernières dispositions. Elles devaient rester dans le cœur de ceux qu’elles intéressent ; mais l’Angleterre, où l’on fait profit de tout, les a livrées pour un shelling. Elles sont publiques.

La légation française m’avait délivré un passe-port, je fis sur-le-champ mes dispositions pour me rendre à Rome. Je quittai Londres, j’arrivai à Douvres, à Calais, à Paris, où je me présentai à l’ambassade autrichienne, qui me refusa son visa, Je n’en continuai pas moins mon voyage, mais la police m’attendait au pied des monts ; c’étaient des commissaires, des inspecteurs, des délégués, que sais-je ! Le premier entre les mains duquel je tombai fut le génie tutélaire de Chambéry. Il s’excusa, fureta, ne laissa pas un de mes effets qu’il ne l’eût tenu pièce à pièce ; il était désolé de cette perquisition sévère, mais c’était l’usage. Malheureusement il aperçut dans la chaleur de son homélie une lettre ouverte que je portais de Londres à Turin : il la lut, la trouva mystérieuse ; il en était navré, mais il ne pouvait se dispenser de l’envoyer au ministre. Je l’abandonnai à ses visions et regagnai l’hôtel ; j’y arrivais à peine, qu’il me mandait déjà ; il fouilla, dépeça encore, et trouva je ne sais plus quels calculs algébriques. Pour le coup il n’y tint plus ; la conspiration était patente, je ne pouvais le nier. J’eus beau protester qu’il n’en était rien, que ces signes étaient connus, usités ; que les sciences… « Fouilli aux révolutionnaires. Respectez le serviteur du roi. — Comment l’offensai-je ? — Par des propos qu’il ne doit pas entendre. — Quoi ! que voulez-vous dire ? — Que la rébellion n’a pas assez fouillé la terre, qu’elle peut y puiser encore de quoi ébranler les trônes, disperser la légitimité, affronter, battre l’Europe ! — Moi ? — Vous ! — Je n’y songeais pas. — À quoi songez-vous donc ? que vous proposez-vous ? — De franchir les monts au plus vite, d’arriver à Turin. — Vous pensez que je l’ignore ? — Comment ? que voulez-vous dire ? — Que je sais tout. Allons, au point où vous en êtes, il n’y a que la franchise qui puisse vous sauver : quel est cet X ? — Quel X ? — Celui que vous allez séduire. — Qui ? moi ? — Vous. » Il déroula le lambeau où étaient les calculs : « Quel est cet X ? — L’inconnue. — Vous vous moquez, monsieur ! Écrivez qu’il se moque. » Le secrétaire écrivit, l’homme de police continua : « Ma correspondance m’avait mis au fait, je savais tout avant que vous arrivassiez ? » J’étais étonné, stupéfait de cette affreuse industrie : il prit mon silence pour un aveu, et me pressa d’autant plus. Il avait deviné du premier coup, il surveillait les factieux, il n’y en avait pas un dont il ne pût dire les espérances. Mais comment pouvais-je m’associer à ces complots ? On m’avait abusé, il était disposé à faire la part de l’âge, de l’inexpérience. Quels étaient ces X, Y, Z ? Pour X, il le touchait au doigt ; cependant il était bien aise d’apprendre de moi qu’il avait rencontré juste. D’ailleurs il était arrêté. « X ? — La nuit passée, quatre carabiniers… — L’ont saisi ? — Jeté à la citadelle. Y et Z sont sûrement en fuite. — Vous croyez ? — Et ne peuvent échapper. — Comment cela ? — J’ai dépêché à Milan, envoyé à Bologne. Eh bien ! » Il épiait le jeu de ma figure. « Devinai-je ? — Parfaitement. — Y, c’est *** ? — Non. — Non, non, c’est *** que je voulais dire ; et ce Z, vous pensez peut-être, parce qu’il est plus éloigné, que je ne l’aperçois pas ? Vous vous trompez, c’est… Allons, convenez-en ? — Qui ? — Vous savez, cet homme… Comment ! il a une blessure, je ne me trompe pas, une envie au front ? — Du tout, rien. Mais c’est trop prolonger vos surprises ; transformer un problème en conspiration ! voir des conjurés dans des X, des Y, chercher à me surprendre des noms ! Allez, monsieur Roassio ; on est moins indigne au coin d’un bois. » Je gagnai la porte, on ne s’y opposa pas, je me retirai ; mais je n’étais pas à l’hôtel, que ses sbires me cherchaient déjà ; je les suivis. Je fus conduit devant le commissaire, qui, tout méditatif, tenait à la main la lettre qu’il m’avait prise. « Je l’ai trouvée, je la tiens, elle est là ; oui, j’ai la clef, les deux pièces s’expliquent l’une l’autre. Allons, monsieur, une dernière fois, voulez-vous avouer ? — « Quoi ? — Le complot dont j’ai la preuve. Le projet, la corruption dont vous avez écrit l’aveu. — Moi ! — Vous. Lisez : Reste à déterminer Y, Z. Ils hésitent donc encore ? c’est pour les entraîner, les corrompre que vous voulez arriver à eux ? — Allons, monsieur, c’est aussi trop abuser du pouvoir ! imaginer des conspirations à propos d’un exercice de collége ! — De collége ! — Eh ! sans doute. — Vous vous oubliez, monsieur, vous cherchez à en imposer à un magistrat. Il n’est pas question de cela dans les colléges : je n’en ai jamais oui parler. Pourquoi êtes-vous allé à Sainte-Hélène ? — Parce que cela me convenait. — Qu’y faisiez-vous ? — Je m’y exerçais à la patience : c’est une vertu nécessaire avec la police. — Vous viviez sous la surveillance d’un de ses magistrats ? — Qui les valait tous. — Tous, c’est beaucoup dire. — Non, vous ne voyez qu’une conspiration dans la lettre, Reade en eût découvert dix par ligne. — Oh ! — Oui. — Habile homme. Sans lui ! — Sans vous ! — Je serais… — Sans égal, et lui sans pareil. C’est tout ? je me retire. Au revoir. » Le commissaire me fit un signe de tête, me rappela une heure après, me renvoya, me rappela encore, me fit lever cinq fois dans la même nuit, et ne me donna qu’après neuf heures de délibération, un visa qui m’obligeait de descendre à Turin au ministère de la police.

Heureusement on n’y éprouva pas les anxiétés du commissaire ; mais c’était partie remise, je devais passer par Boffalora ; j’y trouvai un inspecteur qui m’interrogea, et ne m’accorda, qu’après une négociation orageuse, ce poli visa :

Boffalora. le 12 octobre 1821.

Vu et approuvé pour la continuation du voyage à Rome, pourvu que le porteur suive la route de Majente à Milan, et soit sorti des provinces lombardes dans l’espace de deux jours appréciables, à compter de celui-ci.

Signé Lelli, inspecteur de la police à Boffalora.

Je me conformai à l’itinéraire de l’inspecteur, je n’en pus faire autant pour l’évacuation qu’il me prescrivait. Le temps était affreux, le gouverneur à la campagne, force me fut d’attendre ; mais ma présence compromettait la sûreté publique, on dépêcha un courrier au magistrat, qui donna des ordres pour que je fusse interrogé, éloigné, que je ne restasse pas une heure de plus dans la capitale. Je fus mandé, questionné, tourmenté de mille manières, je tombai enfin dans les mains d’un homme moins sauvage que son chef. Il m’accorda le reste de la journée, et écrivit sur mon passe-port le visa qui suit :

Milan, 14 octobre 1821.

Vu à la direction impériale et royale de police. Bon pour continuer le voyage jusqu’à Rome, en suivant la route de Florence, et partant de Milan dans la journée même.

Signé Morelli, délégué.

Le temps était horrible, la décision peu courtoise, mais je m’attendais à pis ; je ne discutai pas, j’allai, je courus toute la nuit, et arrivai à Parme le lendemain matin. Le major des dragons, le chevalier Rossi, que j’avais connu avant mon départ pour Sainte-Hélène, eut la complaisance deme présenter au comte Neipperg, qui m’accueillit et m’adressa une foule de questions sur la maladie et la mort de l’Empereur. Je désirais donner les mêmes détails à l’impératrice et lui remettre une lettre que lui adressaient les comtes Bertrand et Montholon ; je priai Son Excellence de m’obtenir une audience de Sa Majesté : « Je ne puis, me répondit-il ; la nouvelle de votre arrivée n’a fait qu’accroître la douleur de l’archiduchesse : elle se plaint, elle gémit, elle n’est pas en état de vous recevoir ; mais je vous offre de vous servir d’intermédiaire ; je lui transmettrai ce que vous me confierez de vive voix, et lui présenterai la lettre, si vous ne craignez pas qu’elle passe dans mes mains. » J’étais loin d’avoir de la défiance, et, en eussé-je eu, la bienveillance qu’il me témoignait l’eût bannie. Je lui remis la lettre, il sortit, revint au bout d’un instant : « Sa Majesté en a pris lecture ; elle regrette vivement d’être hors d’état de vous recevoir, mais elle ne le peut. Elle accueille avec transport les dernières volontés de Napoléon à votre égard ; cependant elle a besoin, avant de les exécuter, de les soumettre à son auguste père. Vous les connaissez. — Je les connais. — N’importe, je vais vous en donner lecture.

Londres, 12 septembre 1821.
« Madame,

Le docteur Antommarchi, qui aura l’honneur de remettre cette lettre à Votre Majesté, a soigné l’Empereur, votre auguste époux, durant la maladie à laquelle il a succombé.

« Dans ses derniers moments, l’Empereur nous a chargés de faire connaître à Votre Majesté qu’il la priait de faire payer à M. Antommarchi une pension viagère de six mille francs, en récompense de ses services à Sainte-Hélène, et qu’il désirait qu’elle l’attachât à sa maison comme chirurgien ordinaire, ainsi que M. l’abbé Vignali en qualité d’aumônier, jusqu’à la majorité de son fils, époque à laquelle il désire qu’il lui soit attaché.

« Nous croyons, Madame, remplir un dernier devoir envers l’Empereur, en transmettant à Votre Majesté les dernières volontés qu’il nous a plusieurs fois réitérées.

» Nous avons l’honneur d’être, Madame, de Votre Majesté,

« Les très-humbles et très-obéissants serviteurs,
« Le comte Bertrand, le comte Montholon. »

Il m’assura ensuite, à diverses reprises, de la bienveillance et de la satisfaction de l’impératrice, au nom de laquelle il m’offrit une bague, que je conserve précieusement.

Toutes les personnes attachées au palais étaient en grand deuil ; je laissai percer ma surprise. « Comment, me dit Son Excellence, vous ignorez que c’est par l’ordre exprès de l’archiduchesse ? La funeste nouvelle lui fut donnée par le prince de Metternich ; elle en fut consternée, abattue : elle voulut associer toute la cour à sa douleur, que chacun donnât des regrets à celui qu’elle pleurait. Elle décida que le deuil serait de trois mois, qu’on ferait un service solennel, qu’en un mot on ne négligerait aucune des cérémonies que la piété de ceux qui vivent consacre à ceux qui ne sont plus. Elle y assistait elle-même, elle se plaisait à rendre a Napoléon mort le culte qu’elle lui avait voué pendant sa vie. — Et le prince ? — Va à merveille. — Il est fort ? — D’une santé à toute épreuve. — D’espérance ? — Il étincelle de génie ; jamais enfant ne promit tant. — Il est confié à d’habiles mains ? — A deux hommes de la plus haute capacité, deux Italiens qui lui donnent à la fois une éducation brillante et solide. Chéri de toute la famille impériale, il l’est surtout de l’empereur, du prince Charles, qui le surveille avec une sollicitude sans égale. » Nous étions debout ; Son Excellence y avait mis une bienveillance infinie, je n’osais pousser plus loin mes questions. Il s’en chargea : « Savez-vous, me dit-il, de qui sont les tableaux qui semblent fixer votre attention ? — Je l’ignore, mais ils sont d’un fini, d’une touche… — Qui n’appartiennent qu’à l’impératrice : ces jolis paysages sont dus à son gracieux pinceau. » Je me rappelai qu’en effet Napoléon m’avait souvent parlé de la perfection dont elle peignait le paysage. Je rejoignis le chevalier Rossi, et, la nuit venue, nous allâmes au spectacle ; sa loge était en face de celle de Marie-Louise. On jouait la Cenerentola. Je savourais cette délicieuse musique, qu’exécutait le premier orchestre de l’Italie, lorsque l’impératrice parut. Ce n’était plus ce luxe de santé, cette brillante fraicheur dont Napoléon m’entretenait si souvent ; maigre, abattue, défaite, elle portait les traces des chagrins qu’elle avait essuyés. Elle ne fit pour ainsi dire qu’apparaître.

Je me remis en route, j’arrivai à Florence, où je fus présenté au grand-duc, qui m’adressa une foule de questions sur Sainte-Hélène ; à Rome, où je fus admis à une audience du cardinal Fesch, qui ne m’en fit pas une !

J’écrivis au comte de Saint-Leu : il était trop affligé pour me recevoir ! je n’y pensai plus ; à la princesse Pauline, qui, quoique souffrante, ne m’en admit pas moins, voulut tout savoir, tout connaître, montra la plus vive sensibilité au récit des outrages et des angoisses qu’avait endurés Napoléon. L’émotion de Madame Mère fut encore plus grande ; je fus obligé d’user de réserve, d’employer des ménagements, de ne lui dire en un mot qu’une partie des choses dont j’avais été témoin. A une seconde visite, sa douleur était plus résignée, plus calme ; j’entrai dans quelques détails qui furent souvent interrompus par des sanglote. Je m’arrêtais, mais cette malheureuse mère séchait ses larmes et recommençait ses questions. Le courage et la douleur étaient aux prises, jamais déchirement aussi cruel. Je la revis une troisième fois ; elle me prodigua des témoignages de bienveillance et de satisfaction, et m’offrit un diamant qui ne me quittera jamais : il me vient de la mère de l’Empereur.

J’arrivai à Florence. Canino était à quelque distance, j’y descendis ; je fus accueilli, accablé d’égards, de questions. La mort de Napoléon y était vivement sentie.

Je gagnai Parme, où je fus encore une fois présenté au comte Neipperg. Son Excellence me renouvela l’assurance de la satisfaction de l’impératrice, et me remit, pour l’ambassade d’Autriche en France, une lettre où cette princesse exprimait avec bonté ses intentions bienveillantes pour le médecin de son époux, dont elle voulait remplir les dernières volontés. Je rendis moi-même la dépêche au baron Vincent, qui eut la complaisance de m’en faire connaître le contenu.

Je ne trouvai que discussions lorsque j’arrivai à Paris. Le banquier, au sujet du testament de l’Empereur, avait fait plaider l’incapacité de Napoléon. Il avait fallu réduire, atténuer les legs, nommer des arbitres qui modérassent les prétentions de l’un, soutinssent les droits de l’autre, en un mot, conciliassent tous les intérêts. Le choix était tombé sur les ducs de Bassano, de Vicence et le comte Daru. C’étaient des amis, des ministres de Napoléon ; chacun leur adressait ses réclamations, j’y joignis les miennes

Après la sentence de ces messieurs, ce n’était que discussion, mésintelligence ; toutes les passions avaient pris l’essor. Mais tout à coup le général Montholon renonça au bénéfice de la décision par la lettre qui suit :

Paris, ce 12 juin 1823.

« Après avoir pris connaissance du jugement arbitral rendu le 16 mai dernier par MM. le duc de Bassano, le duc de Vicence et le comte Daru, sur la liquidation de la succession de l’empereur Napoléon, je déclare persister dans l’opinion que j’ai manifestée par ma lettre du 3 juin 1823, à MM. les arbitres, et ne vouloir d’aucune préférence de paiement intégral qui serait à la charge de mes colégataires.

« Je renonce en conséquence au bénéfice qui résulterait pour moi de l’exécution des dispositions de l’article dudit jugement qui ordonne que dans le cas où la munificence de l’héritier le porterait à renoncer à sa portion en faveur des légataires, les legs des légataires de Sainte-Hélène soient d’abord complétés sur le partage de cette portion héréditaire.

« Signé De Montholon. »

Cet acte de désintéressement fut accepté, applaudi, termina tout. Les légataires revinrent aux sentiments qui les unissaient, je retournai à mes études ; elles valent mieux que des arbitrages et des procès.


FIN DES DERNIERS MOMENTS DE NAPOLÉON PAR ANTOMARCHI.
  1. Cette espèce est connue à Sainte-Hélène sous le nom de Botany-Bay.
  2. Vert, avec des parements jaunes.