Mémorial de Sainte-Hélène (1842)/Tome 2/Chapitre 21

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Ernest Bourdin (Tome IIp. 869-920).


HISTORIQUE


DE LA TRANSLATION


DES RESTES MORTELS


DE


L’EMPEREUR NAPOLÉON


AUX INVALIDES.


Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine,
au milieu
de ce peuple français que j’ai tant aimé.


Après le coup de foudre de juillet 1830, et quand enfin reparut dans le ciel français le drapeau tricolore, étoile perdue au milieu des nuages et retrouvée dans la tempête, toutes les aines généreuses s’indignèrent que le rocher de Sainte-Hélène ne rendit pas sa noble proie. De quel droit l’Angleterre inhospitalière voudrait-elle retenir désormais les ossements de son illustre captif ? La révolution de juillet et la France tout entière réclamaient contre cette prolongation d’injustice et de cruauté, lorsqu’enfin arriva au ministère des affaires étrangères, et à la présidence du conseil, l’homme que l’empereur Napoléon attend pour écrire son histoire, l’historien de la Révolution française, M. Thiers ! Celui-là sait très-bien ce que doit la France à la mémoire du héros, et qu’il y allait de la renommée du dix-neuvième siècle à réparer les cruautés, les lâchetés, les trahisons, dont Sa Majesté l’Empereur et roi avait été la noble et royale victime. À ces causes, M. Thiers se chargea de réclamer à l’Angleterre, comme une dette inaliénable et sacrée, le cercueil de Sainte-Hélène. Il avait été facile au ministre de s’assurer, dans une première conversation avec lord Granville, et dans une seconde conversation à Londres, entre M. Guizot et lord Palmerston, que la France pourrait obtenir toute satisfaction. Notre ambassadeur put répondre presque immédiament à M. le président du Conseil que la demande du gouvernement français était officiellement agréée. En effet, le 12 mai 1840, M. de Rémusat, ministre de l’intérieur, vint à la Chambre des Députés pour lui faire connaître la démarche du gouvernement et l’acceptation du cabinet anglais.

Le jeune ministre s’exprima en ces termes :

« Messieurs, le roi a ordonné à S. A. R. Monseigneur le prince de Joinville de se rendre avec sa frégate à l’île Sainte-Hélène pour y recueillir les restes mortels de l’Empereur Napoléon.

« La frégate chargée des restes mortels de Napoléon se présentera, au retour, à l’embouchure de la Seine ; un autre bâtiment les rapportera jusqu’à Paris : ils seront déposés aux Invalides. Une cérémonie solennelle, une grande pompe religieuse et militaire inaugurera le tombeau qui doit les garder à jamais.

« Il importe, en effet, Messieurs, à la majesté d’un tel souvenir, que cette sépulture auguste ne demeure pas exposée sur une place publique, qu’elle soit placée dans un lieu silencieux et sacré, où puissent la visiter avec un recueillement tous ceux qui respectent la gloire et le génie, la grandeur et l’infortune.

« Il fut Empereur et Roi ; il fut le souverain légitime de notre pays. À ce titre, il pourrait être inhumé à Saint-Denis ; mais il ne faut pas à Napoléon la sépulture, ordinaire des rois : il faut qu’il règne et commande encore dans l’enceinte où vont se reposer les soldats de la patrie, et où iront toujours s’inspirer ceux qui seront appelés à la défendre. Son épée sera déposée sur sa tombe.

« L’art élèvera sous le dôme, au milieu du temple consacré par la religion au Dieu des armées, un tombeau digne, s’il se peut, du nom qui doit y être gravé. Ce monument doit avoir une beauté simple, des formes grandes, et cet aspect de solidité inébranlable qui semble braver l’action du temps. Il faut à Napoléon un monument durable comme sa mémoire.

« Le crédit que nous venons demander aux Chambres a pour objet la translation aux Invalides, la cérémonie funéraire, la construction du tombeau.

« Nous ne doutons pas, Messieurs, que la Chambre ne s’associe avec une émotion patriotique à la pensée royale que nous venons exprimer devant elle. Désormais la France, et la France seule, possèdera tout ce qui reste de Napoléon : son tombeau, comme sa renommée, n’appartiendra à personne qu’à son pays.

« La monarchie de 1830 est, en effet, l’unique et légitime héritière de tous les souvenirs dont la France s’enorgueillit. Il lui appartenait, sans doute, à cette monarchie qui la première a rallié toutes les forces et concilié tous les vœux de la révolution française, d’élever et d’honorer sans crainte la statue et la tombe d’un héros populaire ; car il y a une chose, une seule, qui ne redoute pas la comparaison avec la gloire, c’est la liberté. »

À cette nouvelle inattendue, la Chambre entière se lève dans un transport unanime d’enthousiasme et d’orgueil. C’était, dans la soirée, l’événement de tout Paris, et, quelques jours après, celui de la France entière ; car la tendresse mêlée de fierté pour la mémoire de l’Empereur, pour le souvenir des grandes choses qu’il a faites, est encore un des sentiments les plus vifs et les plus populaires du pays. Un crédit d’un million fut voté par les Chambres pour la translation des restes mortels de l’empereur Napoléon et pour la construction de son tombeau. Les personnes chargées de la mission de Sainte-Hélène furent aussitôt désignées. Il y eut d’abord une foule de candidats ; mais parmi ces nobles ambitions, il y en eut bien peu qui furent acceptées ; si on l’eût écoutée, toute la France se serait portée au-devant du magnanime Empereur.

Le port choisi pour l’embarquement de la Commission fut Toulon, Toulon qui avait vu le général Bonaparte dans toute sa gloire d’Italie. Dès le lundi 6 juillet 1840, toutes les personnes composant l’équipage s’y trouvèrent réunies. M. le prince de Joinville arriva dans la matinée, déjà tout rempli de cette ardeur chevaleresque dont il a donné tant de témoignages. Un ordre du prince appela tout le monde à bord de la Belle-Poule pour le lendemain matin, à midi. On allait faire cinq mille lieues, pendant une absence de cinq mois, pour reprendre dans une terre étrangère les restes d’un homme qu’au mépris d’une parole sacrée, le Cabinet de Saint-James avait fait assassiner dans de longues et inexprimables angoisses, vingt ans auparavant. Ces restes glorieux, l’Angleterre offrait de les rendre, et cette offre témoignait, il est vrai, de quelques bons sentiments de notre vieille ennemie ; mais il nous a fallu vingt ans de paix pour arriver à ces lueurs d’une justice tardive ; et d’ailleurs, nous rendre un cadavre, est-ce assez nous payer les souffrances du plus grand homme des temps modernes ? Non, non ; l’inflexible histoire veut qu’un jour les ignobles vengeances de Longwood aient un châtiment, et qu’ainsi soient avertis, par la honte de l’Angleterre, les gouvernements qui foulent aux pieds, quand l’intérêt d’un instant le commande, toute justice et toute pudeur.

On avait disposé, dans l’entre-ponts de la Belle-Poule, une chapelle ardente tendue en velours noir brodé d’argent, destinée à recevoir le cénotaphe impérial. Ce cénotaphe, peint en grisaille, était orné de bas-reliefs allégoriques, d’aigles aux quatre angles. Une couronne impériale surmontait le fronton. On emportait deux cercueils, l’un d’ébène, l’autre de plomb, et un poêle impérial.

Le 7 juillet, à sept heures et demie du soir, la frégate mit à la voile. Elle portait soixante bouches à feu. Son commandant, M. le prince de Joinville, avait auprès de lui M. le capitaine de vaisseau Hernoux, son aide-de-camp ; M. Touchard, enseigne, son officier d’ordonnance. M. le capitaine de vaisseau Charner commandait en second la frégate, et M. Guillard, chirurgien-major, était chargé de présider à l’exhumation. Les membres de la mission étaient M. le comte de Rohan-Chabot, commissaire du roi, M. le général comte Bertrand, M. le général Gourgaud, M. Emmanuel de Las-Cases, de la Chambre des députés, M. Marchand, l’un des exécuteurs testamentaires de Napoléon, 31. Arthur Bertrand, M. l’abbé Félix Coquereau, et quatre anciens et dévoués serviteurs de Napoléon, MM. Saint-Denis, Noverraz, Pierron, Archambauld. M. l’abbé Coquereau, fils et neveu de colonels de l’empire, et M. de Chabot, jeune diplomate de vingt-quatre ans, étaient les seuls membres de la mission qui n’eussent pas foulé la terre de Sainte-Hélène au temps de la captivité de l’Empereur. Tout ce qui restait des compagnons de son exil se trouvait à bord, à l’exception de M. Las-Cases père, alors malade, et de M. le comte de Montholon, ce noble et invariable ami des Bonaparte, alors en Angleterre, auprès du prince Louis. Deux jeunes enfants de chœur, nommés Dufour et Lérigé, accompagnaient l’abbé Coquereau. Un plombier, M. Leroux, avait été adjoint à l’expédition. Tous prirent passage sur la Belle-Poule, à l’exception de M. Marchand, monté à bord de la Favorite. M. Guyot commandait cette corvette, qui devait naviguer de concert avec la frégate du prince. Ce brave officier, ancien élève de l’école navale impériale, avait assisté à la prise d’Alger et d’Ancone. Il avait été depuis chef de l’état-major de l’amiral Lalande, dans le Levant. L’état-major de l’expédition se composait, outre les officiers dont nous avons parlé, de MM. Léguillon-Pessaurot, lieutenant de vaisseau ; Penhoat, lieutenant ; de Fabre-Lamorel, lieutenant, officier de l’expédition du Mexique ; Bazin, enseigne de vaisseau ; Boude, enseigne de vaisseau ; d’un jeune homme de dix-neuf ans, M. Chedeville, secrétaire du conseil d’administration ; MM. de Roujoux et de Bovis, élèves de première classe ; M. Godleap, élève de première classe ; M. Gcrvais, M. Jouan, M. d’Espagne de Venevelles, fils du général ; M. Jauge, M. Suremain, M. Perthuis, M. Bourdel, M. Thibaut, M. Lolia, M. Beral de Sedaiges, M. Narbonnez, M. de Trogoff-Coattalgo, M. Jacques, dit Lapicrre, M. Gilbert Pierre, M. Arlaud, M. Guittabert, chirurgien ; M. Meynard, M. Favre, M. Fages. L’expédition fut prévenue par le prince, en mer, que des relâches fixées viendraient interrompre la monotonie du voyage qui était entrepris. La frégate doubla vite le cap Scépée, et bientôt les forts de Sainte-Catherine et de l’Artigue disparurent dans l’ombre. Le lendemain, on arriva devant les terres d’Espagne. L’expédition franchit le travers des côtes de la Catalogne ; le golfe de Roses, le Cap Ségu, Barcelonne, Tarragone, Tortose, à l’embouchure de l’Ebre, Orapeza, les îlots de Columbrettes, Valencay, Iviça, la dernière des Baléares, furent dépassés. Le 12 juillet, la messe fut célébrée en mer par l’abbé Coquereau ; c’était un dimanche, le temps était magnifique ; on courait grand largue, et la frégate, appuyée par la presque totalité de ses voiles, n’avait qu’un mouvement peu sensible. A onze heures, le tambour annonça la messe ; à l’élévation, il battit aux champs : tous se découvrirent sur le pont. Le 13 et le 14, la mission laissa derrière elle Alicante, Carthagène, le cap Saint-Vincent de Palos ; celui de Gates avait été presque doublé. On pouvait reconnaître avec les lunettes les côtes dentelées et couvertes de forts sarrasins. Le souvenir de l’Albambra et des Abencerrages revint à l’esprit de plusieurs. La beauté du temps ne pouvait permettre aucun séjour à Malaga ; la brise était favorable pour passer le détroit sans délai. La mission fut bientôt en vue de Calpé et Abyla, les colonnes d’Hercule, le terme du monde ancien. Bientôt le fort dominant Gibraltar salua l’expédition. On aperçut ensuite le Mont-aux-Singes et Ceuta, la ville africaine ; Algésiras et Trafalgar apparurent avec rapidité. Tanger se dessinait de l’autre côté à la pointe ; le cap Spartel était doublé, il ne fallait plus qu’un jour pour toucher à Cadix, premier point de halte. Le 16 au soir, on aperçut les feu-x de la ville ; on courut des bords toute la nuit, et le 17 au matin, le brick français le Voltigeur, alors en station, saluait le drapeau de la mission, devant Cadix, de vingt-un coups de canon. La marée, la veille, n’avait pas permis d’entrer ; l’eau manquait. Au lever du jour, Cadix aux maisons blanches offrit un admirable spectacle ; on eût dit, non plus d’une vieille ville, l’antique Gadès, mais d’une ville de vingt ans, décorée par tous les caprices de la jeunesse, de l’art et du goût. Cadix, âgée de trente siècles, n’a pas vieilli ; ses molles brises caressent doucement le voyageur ; on dirait que c’est votre vingtième année qui vous revient avec un sourire. Cadix est la ville de la fête éternelle ; rien de pittoresque comme sa construction, ses rues étroites, sa propreté recherchée, ses trottoirs en miniature, ses terrasses, ses profusions de jalousies grillées, jaunes, vertes, bleues, qu’enlacent et traversent tant d’arbustes odorants, ses églises si riches et si antiques, ses vastes couvents, ses images de la Vierge, ses mendiants, ses belles dames andalouses à riches mantilles. Les promenades de l’Almeyda composent un panorama plein de charmes, qui réunit aux traits indigènes ceux de Séville et de toute l’Andalousie. La frégate et la chapelle reçurent un grand nombre de visiteurs ; tous voulurent toucher le cercueil destiné aux glorieux restes. La frégate quitta Cadix le 21 au matin ; le 24, elle était devant Madère, dont le climat est si suave, les sites si riches de végétation. La mission n’y resta que deux jours. Le 27, le pic de Ténériffe apparut avec ses montagnes noires et ondulées du côté de Santa-Cruz. Quatre jours furent consacrés à des excursions dans les parties élevées de l’île. On vit en courant Orotava, bâtie dans une délicieuse vallée ; Laguna, ville épiscopale ; son église possède une chaire en marbre blanc d’un goût exquis, supportée par les ailes déployées d’un séraphin. Les visiteurs furent de retour le samedi 1er août ; ils étaient tous épuisés par les courses à cheval, par les chutes, et par les quatre nuits passées sans sommeil dans les posadas.

A Ténériffe, l’équipage assista à une représentation du Domino Noir, traduit en espagnol. Le 2 août, à midi, on se remit en route. Le 20, la ligne fut franchie ; le 28, à sept heures du soir, la division mouillait dans la rade de Bahia, cette Bahia qui rappelle Saint-Pierre de la Martinique, avec ses coteaux couverts de jolies maisons, de jardins. À ce moment, vingt-sept jours s’étaient écoulés depuis le départ de Ténériffe. Rien n’avait interrompu la navigation, sauf quelques grenasses assez violentes devant les côtes du Brésil. Le lendemain, après les saints d’usage, l’expédition descendit à terre. C’était un jour solennel ; le Brésil célébrait la majorité de son empereur. Les quinze jours de cette relâche ne furent qu’une fête ; mais l’expédition avait hâte de la quitter et d’avancer de plus en plus vers son but. Bahia était la dernière relâche. On ne devait plus s’arrêter qu’à Sainte-Hélène, ce rocher maudit par un assassinat horrible, par un souvenir qui reste la honte de l’Angleterre, et qui témoignera avec tant d’autres qu’elle n’a eu ni foi dans sa parole, ni humanité dans sa politique. Le 10 septembre, on perdit de vue la terre ; le 20, le tropique du Capricorne fut dépassé. La traversée se poursuivait avec des chances variées, le plus souvent heureuses. Le vent, changeant tout à coup, éloigna plusieurs fois la frégate du point vers lequel elle courait. La patience des marins était sans cesse mise à l’épreuve par des vents debout, des brises molles, des calmes. Il fallut souvent aller 28 degrés de latitude pour trouver des brises favorables ; le temps se traînait. Bien que le spectacle de ces mers intertropicales fût magnifique, l’ennui s’emparait du cœur de ces envoyés de la France, ambassadeurs envoyés par elle à l’ex-Empereur, tombé de si haut, pour lui offrir non pas un trône, mais quelque chose de plus durable, une tombe éternelle comme son nom.

Ce ne fut que le lundi 5 octobre, après avoir repassé la ligne et après six jours de calme, que la brise s’éleva enfin et que les voiles s’arrondirent. Le vent soufflait de l’arrière. Le 6, il fraîchit ; et le lendemain, le matelot qui veillait sur la vergue de misaine cria : Sainte-Hélène ! Sainte-Hélène ! On se rendit sur l’avant : chacun voulait voir des premiers cette terre, qui de loin produisait l’effet d’un brouillard. La distance à franchir était de vingt-huit milles. A sept heures moins un quart du soir, la nuit effaça le point qui avait été aperçu. On continua d’approcher. Le lendemain 8, dès quatre heures du matin, on reconnut les rochers de Sainte-Hélène, qui ressemblent, suivant la remarque de M. Emmanuel de Las-Cases, à une vaste tour sortie du sein de l’Océan. M. Arthur Bertrand, jeune homme né à Sainte-Hélène, élevé sur les genoux de S. M. l’Empereur, cherchait en vain à se reconnaître à l’aide des souvenirs de ses premières années ; il avait été, comme le disait sa noble mère, le seul Français qui eût débarqué dans l’île sans la permission du gouverneur. Le bâtiment avançait avec bonne brise. Les personnes qui étaient sur la dunette remarquèrent en même temps que l’arête de Barnes’Point dessinait un profil vigoureux qui ressemblait singulièrement à la figure de Napoléon, la mission apprit dans l’île que cette circonstance était souvent remarquée, digne reflet de cette grande figure ! Lorsqu’on dépassa Barnes’Point, le plateau de Longwood apparut dans toute sa largeur ; alors on aperçut le sommet des arbres à gomme qui en forment la lisière. Il était onze heures, et la corvette filait six nœuds. On distingua d’abord un beaupré, et successivement trois mâts, puis un pavillon : c’était un bâtiment anglais ; puis un nouveau beaupré avec deux mâts : c’était le pavillon de la France. On fit aussitôt le signal. La corvette s’avançait lentement vers le mouillage ; le vent venant tout à coup du nord, elle fut en un instant au large à plus de deux milles. A trois heures et demie, malgré les difficultés, elle abordait le mouillage, et l’ancre tombait.

L’expédition trouva à Sainte-Hélène l’Oreste, brick commandé par M. Doret. L’Oreste était parti le 31 juillet de Cherbourg, et allait à la Plata. Il apportait des nouvelles de France. Quatre heures sonnaient à l’horloge du bord. Toute la population était sur les quais. L’Oreste saluait la mission par des salves d’artillerie répétées. Le brick anglais le Dolphin hissa les couleurs de France et salua la frégate, qui lui rendit son feu. La mer se couvrit aussitôt d’embarcations. L’une portait le consul de France, l’autre le capitaine du Dolphin, le capitaine du port et le médecin de la quarantaine. Dans quelques autres chaloupes, on vit arriver successivement le capitaine Alexander, le commandant du génie, le commandant de place, et un fils du gouverneur, malade et retenu dans son lit. Le lendemain 9 fut le jour fixé pour la descente, la visite au gouverneur, à Longwood et au tombeau. L’expédition était attendue depuis deux mois à Sainte-Hélène. On débarqua à onze heures. Toutes les notabilités de l’île étaient réunies. Le brick anglais rendit les honneurs du salut royal. Un colonel donna la main au prince pour sauter sur le quai. Trois cents hommes du 91e formaient une double haie. Le prince avait une tenue simple et sévère qui contrastait avec les riches broderies des officiers anglais. Au château, les autorités lui furent présentées. On se rendit ensuite sur la place d’armes, où une vingtaine de chevaux piaffaient en attendant leurs cavaliers. A midi, un nuage de poussière s’élevait autour de la brillante cavalcade. Sa course se ralentit au pied des longues et hautes montagnes de Border-Hill, qui dominent la ville et la mer. On était dans l’intérieur de l’ile, au milieu de sa nature triste et sauvage. Quelques aloès bordent les rampes pierreuses du chemin, ainsi que des fleurs des tropiques, étiolées, sans couleur, manquant de terre et d’eau ; ça et là des pins, des mélèzes, marient leur noir feuillage. La mer se déroule au loin, entourant le rocher de son immensité bruyante. On apercevait dans le lointain Plantation-House ; on regardait devant soi avec anxiété : on ne voyait pas encore Longwood. C’est à Plantation-House, située sur le revers d’une colline, que le gouverneur-général Middlemore reçut le prince, et que la réception fut officiellement complétée. Trois personnes, le prince, le commissaire du roi et le gouverneur, se retirèrent dans un autre appartement où ils convinrent ensemble des moyens les plus convenables pour exécuter la remise des dépouilles de l’Empereur. La conversation fut longue : elle dura plus d’une heure. Déjà les membres de la mission craignaient quelque brusque changement de politique, quelque réveil. Toute incertitude cessa lorsque le gouverneur rentra dans le salon en disant : « Messieurs, jeudi 15, les restes mortels de l’empereur Napoléon seront remis entre vos mains. » Quelle distance de ce jour-là aux affreux jours de 1815 ! La course fut aussitôt reprise vers Longwood, où l’on n’arriva qu’après deux heures de marche, de montées et de descentes difficiles. Le prince marchait en avant, ayant à côté de lui le capitaine Alexander, le chef de la justice et les deux commandants de la place et du bataillon. Les Français composaient le reste de l’escorte. De temps en temps on voyait arriver, de toute la vitesse de leurs chevaux, des officiers anglais qui portaient ou distribuaient des ordres. Ils disparaissaient ensuite dans les sinuosités de la route, puis reparaissaient sur le sommet d’un pic ou dans le creux des vallées. L’Empereur avait dû voir souvent, avec tristesse, s’effacer dans les brumes pour reparaître plus loin, ces ordonnances anglaises, traversant l’île au galop pour satisfaire à tous les caprices de geôliers sans cesse effrayés.

De détour en détour on arriva à des barrières qui furent enlevées. C’étaient les commencements op la demeure que nous cherchions, c’était le terme de notre course ; telles étaient les étroites et faibles limites assignées aux promenades de l’homme qui, d’un bond, franchissait le monde, portant la paix ou la guerre dans un pli de son manteau. La route, descendant par une pente plus rapide, tourne tout à coup ; — au fond, un peu sur la droite, dans un plan assez éloigne, s’étend un immense rocher aux flancs nus et crevassés ; pas un arbre, pas une plante, pas même un brin de bruyère ; rien que le roc, qui, partant de la mer furieuse, encaissait un ravin, resserré par une autre ligne de roches noires dont le sommet se perd dans les nuages ; les écoulements des terres supérieures avaient permis de planter çà et là quelques arbres du nord. Le ravin s’élargissait ensuite, et devenait vallée ; on apercevait au loin, sur le plateau qui couronnait la montagne, au milieu des brouillards, une chétive maison… c’était Longwood ! La vallée était ombragée par de grands chênes… elle s’appellera jusqu’à la fin des siècles la Vallée du Tombeau. A droite de Longwood s’ouvre la vallée fatale. La marche des assistants se poursuivait avec de vives émotions : elle était grave et solennelle comme l’acte qui allait s’accomplir ; chaque cœur, chaque esprit était vivement ému. On était encore assez loin du tombeau lorsque le prince mit pied à terre ; aussitôt chacun fit comme lui, et les uns et les autres, la tête nue, dans le silence du recueillement et du respect, ils arrivent enfin à ce monument funèbre qui renferme tant de grandeur et tant de gloire. Une grille en fer, une pierre, deux saules pleureurs, voilà. tout ce qui reste au maître du monde ! Son nom même, qui eût été la plus grande des oraisons funèbres, son nom n’était pas écrit sur le tombeau. L’aspect des deux saules sous lesquels l’Empereur s’était reposé plusieurs fois, l’un debout, l’autre couché par terre, mort de vieillesse ; cette fontaine, dont il trouvait que l’eau était fraîche et limpide, et enfin le rocher sur lequel tomba l’aigle impériale brisée par la foudre, tel était ce spectacle auguste et solennel. La plupart des assistants se mirent à genoux ; le prêtre les imita ; quelques personnes étaient debout autour de la grille, immobiles et dans une muette contemplation. On était enfin arrivé devant la dernière trace de tant de puissance et de gloire. Là reposait celui qui avait été l’Empereur ; là il attendait patiemment comme fait Dieu, comme font tous les hommes immortels qui ont sonné l’heure de la justice des peuples. Grand homme que le monde ne pouvait pas contenir, et qui tient si peu de place à cette ombre, au murmure de la fontaine, sous ce ciel bleu, à côté de cette mer !

L’homme dont les Anglais avaient jeté le cadavre dans ce trou funeste, avait été leur maître comme capitaine, comme législateur, comme tête couronnée ; à l’aspect de ce néant et de cette gloire, on peut se faire une idée des impressions et des sentiments qui devaient traverser l'âme des assistants. Les tout petits saules qui entouraient les saules contemporains de l’Empereur avaient été plantés, depuis sa mort, par une gracieuse et bienveillante Anglaise, épouse du brigadier-général Charles Dallas, dernier gouverneur de l’île ; le gazon était très-touffu ; un grillage on bois peu élevé entourait le tombeau d’une enceinte irrégulière d’environ 70 à 80 pieds de diamètre ; la grille était surmontée de fers de lance et de pommes aux quatre coins ; on remarquait çà et là quelques fleurs appelées Ne m’oubliez pas. Le prince en cueillit plusieurs, et surtout celles qui avaient poussé au-dessus de la tête de l’Empereur ; il fit couper quelques boutures du saule. On remarquait encore quatre ou cinq géraniums qui avaient été plantés là par madame la comtesse Bertrand ; son fils en rompit quelques tiges ; des mélèzes aux tiges noires tranchaient avec l’herbe verte qui s’étendait sur le sol. C’est là, à la tête du tombeau, en dehors de l’enceinte et à demi cachée sous une arête du rocher, que se trouve la source limpide dont il a été tant parlé. Les murailles du roc ne permettaient à aucun bruit de venir troubler la paix du lieu. L’empressement des assistants français à recueillir toutes les traces du séjour de l’Empereur intéressa les Anglais, qui voulurent leur venir en aide : une voiture fut mise à leur disposition, et le vieux saule, le saule mort, y fut placé. On se retira ensuite ; une heure après on se rendit à Longwood ; c’est un vaste plateau exposé à tous les vents, sans autre végétation que de longues herbes.

On arriva à une espèce de ferme à laquelle attenaient quelques batiments de service. A gauche, s’élevait une maison de belle apparence, à la toiture d’ardoises et aux larges fenêtres. La pauvre ferme avait été le palais impérial de Longwood ; cette belle maison, c’est le Longwood que Napoléon n’a jamais habité. Que c’était triste et lamentable à voir ! le Longwood impérial, la ferme, tombait en ruines ; les murs étaient lézardés ou criblés de fissures ; les vitres manquaient aux fenêtres ! Les visiteurs montèrent les trois marches qui séparent la maison du sol, puis ils pénétrèrent dans l’intérieur de la maison par le veranda au treillage vert qui en ferme l’entrée. M. Marchand, qui avait habité ces lieux pendant six ans, servait de guide au prince. La première pièce, l’ancienne salle de billard, plus tard encore une espèce de salon disposé pour les visiteurs, fut l’objet d’une attention particulière. Cette salle est éclairée par cinq fenêtres ; le registre sur lequel s’inscrivaient ceux qui venaient à Longwood, était ouvert sur une petite table de sapin noircie d’encre. Beaucoup de noms écrits au couteau, à la plume, à la craie, couvraient les murs. Tout en face de la porte d’entrée se trouve une porte qui ouvre sur le salon où est mort l’Empereur. Dans les six pieds carrés qui contenaient le lit du captif, le meunier de établi un moulin. Cette profanation frappa tout le monde, elle émut jusqu’aux larmes M. Emmanuel de Las-Cases, qui s’éloigna sans pouvoir proférer une parole. La salle qui avait servi de bibliothèque, la salle à manger, éclairée d’une seule fenêtre, ne présentaient plus que des murs délabrés et couverts d’inscriptions tracées par les visiteurs… De cette pensée active rien n’était resté, rien de cette douleur, rien de cette mort ! la mort avait tout emporté avec lui.

M. Marchand, le dépositaire du testament de Napoléon, montra ensuite la chambre à coucher et le cabinet de travail, ou plutôt il montra une écurie, avec ses crèches et son fumier. C’est pourtant dans ces murailles insultées et profanées que l’Empereur avait dicté le récit de ses campagnes d’Italie et d’Égypte. La triste visite fut poursuivie lentement, et comme on marche dans un lieu funèbre ; rien ne fut oublié, non pas même les bâtiments qui avaient servi de demeure à MM. les généraux Gourgaud, de Montholon, à MM. de Las-Cases, père et fils. Mais ces chétives habitations avaient abrité de longues et loyales fidélités, d’illustres dévouements, d’admirables respects. Enfin, après quelques circuits nouveaux dans la demeure si délabrée, si misérable du grand prisonnier, le signal du départ fut donné. On céda surtout aux menaces d’un brouillard épais qui allait se transformer en une pluie battante. Sur cet affreux plateau, où se mêlent sans transition une chaleur brûlante et des brumes glaciales, la mort devait venir lente, cruelle, certaine, et pour que le royal prisonnier ait résisté si longtemps, il faut qu’il ait été bien courageux et bien fort.

Ces courses, qui seront de l’histoire, car les voyageurs foulaient des ruines saintes, recommencèrent le samedi 10. Le lendemain dimanche, a onze heures, la messe fut dite à bord du vaisseau par l’abbé Coquereau. Toutes les habitations étaient plongées dans le silence. C’était le silence d’un dimanche d’Angleterre. Toutefois quelques personnes voulurent débarquer et rentrèrent dans l’île. Le lendemain, les courses au tombeau recommencèrent.

Ainsi se passèrent les journées suivantes : même curiosité, même deuil, mêmes respects, même silence ; les voyageurs comprenaient qu’ils allaient emporter avec eux ce qui rendait cette île de Sainte-Hélène une place austère et sacrée, et ils se hâtaient de la parcourir dans tous les sens. Les nouveaux venus demandaient aux anciens amis de Sa Majesté exilée les histoires qu’ils en savaient, et ceux-ci, sans se faire prier, répétaient à qui voulait les entendre tous leurs tristes souvenirs ; l’affection de l’Empereur pour ses deux pauvres petits Chinois, ses travaux aratoires, dans lesquels il était si gauche, ses jeux avec les enfants du grand-maréchal ; là, une conversation mémorable, quelques paroles sublimes, un portrait admirable de ses amis morts, de sa mère ; plus loin, il avait prévu les graves conséquences de quelques événements d’Europe. M. de Las-Cases retrouva un vieil arbre sur lequel l’Empereur s’était appuyé au moment où il recevait des oranges, fort rares dans l’île, que lui adressait lady Malcolm. On parlait de la France, et Napoléon dit : « Cette France, vous la reverrez, vous, mes chers amis ; mais, moi… » A l’extérieur des anciennes limites, on se montra un endroit où l’Empereur, se promenant en calèche avec lady Malcolm. manqua de disparaître dans un précipice. Il avait dit aussitôt, avec un vif intérêt : « J’allais vous porter malheur, Madame ; peu s’en est fallu que nous ne roulions dans le précipice. — Vous devez dire bonheur, Sire, puisque vous m’auriez immortalisée. » Une autre fois, toujours près des mêmes limites, un jeune officier anglais, d’un beau nom, Fitzgerald, doué d’une vive imagination, apercevant de loin Napoléon qui venait au galop, fit présenter les armes et battre aux champs. Comme l’Empereur lui rendait son salut avec quelques mots bienveillants, l’officier s’écria : « Oui, oui, monsieur l’Empereur, nous vous saluons ! » Noble jeune homme ! il fit l’aumône d’un salut militaire à celui devant qui s’inclinaient les drapeaux et les armées ! Mais rentrons dans notre récit.

Toute la nuit du mercredi au jeudi fut remplie par les intéressants préparatifs de l’exhumation, que l’on supposait devoir être difficile. Comme nous l’avons dit, on avait apporté de Paris deux cercueils et un poêle impérial. Le premier cercueil. d’une forme simple et sévère, rappelle les sarcophages antiques. Sa longueur est de deux mètres cinquante-six centimètres, sa largeur d’un mètre cinq centimètres, sa hauteur totale de soixante-seize centimètres. Il est en bois d’ébène massif, d’un poli si brillant qu’il imite le marbre. On lit sur la face supérieure un seul mot en lettres d’or : Napoléon. Chacune des faces latérales est ornée au centre d’une N de bronze doré, gravée en relief et incrustée dans un médaillon. Six anneaux de bronze aident à le transporter. Les angles inférieurs sont garnis d’ornements du même métal. La serrure placée à la partie antérieure est masquée par une étoile d’or qu’on enlève en la tournant. Le bas de la clef est de fer, le haut de bronze doré. L’anneau représente une N couronnée. Ce sarcophage d’ébène contenait un autre cerceuil en plomb. Au centre d’un encadrement d’arabesques et de branches de lauriers gravées en creux, on lit cette inscription : Napoléon, Empereur et Roi, mort à Sainte-Hélène le V mai MDCCCXXI.

Le poêle impérial était de velours violet, semé d’abeilles d’or, croisé de brocart d’argent, terminé aux quatre angles par des glands d’or. Sa triple bordure d’hermines, d’arabesques et de palmettes d’or, était de la plus grande richesse. Le chiffre de Napoléon s’y trouvait répété huit fois.

On partit à dix heures et demie de la ville ; on gravit lentement les montagnes. Sur les hauteurs de Rupert’s Valley, le froid devint très-vif. Une petite pluie fine et glacée remplit l’air. La lune était voilée d’épais nuages. Toute cette scène avait un caractère religieux et triste, en harmonie avec les circonstances. De très-loin, on aperçut, à travers l’atmosphère, quelques rayons de lumière. C’étaient les fanaux placés pour éclairer les travailleurs. On descendit alors la route pratiquée le long des flancs de la montagne. On trouvait de distance en distance des postes militaires. A minuit, on arriva au tombeau ; à minuit un quart, les travaux commencèrent. Sous la puissance des leviers, une partie de la grille fut ébranlée. Les dalles déplacées cédèrent, et les pioches, en mordant le sol, le déchirèrent dans une large étendue. La pluie continuait de tomber. C’est au milieu d’une émotion profonde que l’exhumation fut poursuivie[1]. Le prêtre alla chercher un peu d’eau à la source, et se retira dans la tente établie pour la consacrer par les prières de la religion. Il était quatre heures et demie du matin. La pluie et le vent redoublaient de fureur. On distinguait à peine les objets autour de soi. Le succès de l’opération, après beaucoup d’efforts, parut un moment incertain sur le point où elle avait été commencée. La maçonnerie était solide. Elle présentait tant d’obstacles qu’on songea à l’attaquer par une autre direction. Vers six heures du matin, le revêtement, ébranlé par plusieurs heures de percussion continue, céda. Il fut enlevé. On aperçut alors la large dalle envoyée d’Angleterre, qui couvrait le caveau dans toute sa longueur. Il était huit heures. Les travaux furent suspendus. Les ouvriers furent éloignés, et chaque membre de la mission alla revêtir son uniforme. On forma une double haie de soldats du 91e autour de la tombe et de l’enceinte extérieure. A une certaine distance, deux autres lignes de la milice stationnaient. L’une était sur le flanc des collines adjacentes, et l’autre couronnait les plateaux. La dalle fut bientôt soulevée. Tout le monde se découvrit. Le prêtre s’avança alors à la tête du tombeau, avec un enfant de chœur portant le bénitier, et un autre enfant portant la croix. Les témoins anglais se pressaient derrière la croix ; les témoins français s’étaient réunis derrière l’abbé Coquereau. A un signe de main, la dalle fut déplacée, enlevée carrément et déposée sur le sol. Alors on aperçut le cercueil. Il était neuf heures et demie. Catholiques, protestants, étaient sous le poids des mêmes impressions. Tout d’abord le cercueil en acajou ne présenta aucune altération ; quelques-uns des clous qui en fixaient les parois étaient même brillants comme au premier jour. Les prières dites, le docteur Guillard descendit dans la fosse pour apprécier les précautions sanitaires qui étaient à prendre dans le moment. Presque aussitôt, et à l’aide de forts cordages, le cercueil fut soulevé et quitta le lit de pierre où il reposait depuis bientôt vingt années. La pluie était toujours battante. Douze soldats du 91e s’avancèrent, précédés de la croix et du prêtre, suivis des cortéges français et anglais ; ils placèrent le cercueil sur leurs épaules et le portèrent à la tente. C’est là que les prières pour la levée du corps furent terminées.

La première enveloppe fut enlevée avec précaution par le docteur Guillard[2]. Elle en laissa voir une seconde toute en plomb, parfaitement conservée ; les plombiers arrivèrent à une troisième caisse en bois des îles ; la planche supérieure fut détachée : alors le dernier cercueil, le quatrième, se présenta aux regards des assistants ; il était en fer-blanc et en bon état, quoique légèrement oxydé. Un galop de chevaux se fit entendre en ce moment ; c’étaient trois officiers anglais en grand uniforme, le gouverneur, son fils, et M. le lieutenant Touchant, officier d’ordonnance du prince, qui venaient s’informer des progrès de l’opération.

Après quelques dernières précautions, le fer-blanc fut ouvert avec le ciseau ; les assistants se rapprochèrent ; le 9le et la milice en cordon serré ceignirent la tente. La plaque fut enlevée : on aperçut d’abord un coussin de satin blanc qui garnissait à l’intérieur la paroi supérieure du cercueil ; il s’était détaché et servait comme de linceul au corps. Quels avaient été les ravages de la mort pendant les vingt années qui venaient de s’écouler ?… On trouva le corps étendu doucement, revêtu de l’uniforme des chasseurs de la garde ; l’Empereur mort portait le ruban et la grande plaque de la Légion-d’Honneur, une culotte de casimir blanc, des bottes éperonnées ; le chapeau était déposé sur les genoux. Les assistants, interrogeant la figure des témoins de la mort de l’Empereur, virent aussitôt qu’ils le retrouvaient tel qu’ils l’avaient enseveli.

Chacun voulut le voir et bien le voir ; chacun était avide de contempler ses restes si reconnaissables ; chacun se pressait parce qu’on savait que les moments étaient comptés, et que cet homme allait disparaître encore une fois pour ne plus sortir de sa tombe qu’à la fin des siècles. Une mousse légère couvrait le corps : on eût pu croire qu’on l’apercevait à travers un nuage diaphane. C’était bien sa tête fière et grande ; l’oreiller l’exhaussait un peu. C’était son large front, ses yeux dont les paupières dessinaient les orbites ; elles étaient garnies encore de quelques cils ; les joues étaient gonflées ; son nez seul avait souffert, mais dans la partie inférieure ; sa bouche entrouverte montrait trois dents d’une éclatante blancheur ; l’empreinte de la barbe était bien distincte sur le menton ; les deux mains même semblaient appartenir à un être vivant, tant elles avaient de ton et de coloris ; la main gauche était plus élevée que la droite ; le grand-maréchal en dit la raison : c’est qu’au moment où on allait clouer le cercueil, il avait voulu baiser une dernière fois cette noble main, et il n’avait pu la replacer dans la première position. Les ongles avaient poussé après la mort : ils étaient longs et blancs ; une botte décousue laissait passer les doigts des pieds d’un blanc mat ; son habit vert, à forme échancrée sur le devant et à parements rouges, était facile à reconnaître ; les couleurs étaient encore visibles ; les grosses épaulettes d’or étaient noircies, ainsi que quelques autres décorations que l’on distinguait sur la poitrine ; la couleur rouge du grand-cordon de la Légion-d’Honneur tranchait avec le blanc du gilet ; les deux vases contenant le cœur et les entrailles étaient entre les jambes ; une aigle en argent surmontait l’un de ces vases. Tous ces objets étaient intacts. A une heure un quart et quelques minutes la constatation de l’identité étant complète, on referma, après quelques préparations rapides, la plaque de fer-blanc. Le cercueil rentra successivement dans quatre nouvelles enveloppes ; à trois heures tout était terminé. Ce fut à ce moment-là véritablement que l’Angleterre rendit à la France ces nobles dépouilles ; bientôt un char funèbre, attelé de quatre chevaux caparaçonnés de deuil, entraîna cet illustre cercueil ; le poêle avec ses aigles couronnées, ses abeilles en or sur velours violet, sa large croix d’argent et sa bordure d’hermine, couvrit le char de ses riches draperies. Dix valets de pied se tinrent, en grand deuil, à la tête des chevaux. MM. Bertrand, en uniforme de lieutenant-général, avec le grand-cordon de la Légion-d’Honneur ; Gourgaud, portant l’habit de lieutenant-général d’artillerie ; de Las-Cases, celui de député ; Marchand, celui de lieutenant de la garde nationale de Paris, prirent les glands des cornières. Un coup de canon donna le signal du départ. L’eau tombait toujours par torrents. Le convoi se mit en marche[3].

Le capitaine Alexander donnait les ordres. Le chemin par lequel on sort de la vallée, espèce de rampe escarpée, offrait quelques difficultés ; aussitôt les artilleurs mirent eux-mêmes la main aux roues. Enfin on arriva sans accident sur le plateau ; là le cortége était attendu par toute la milice de l’île et par le bataillon du 91e. La frégate qui avait répondu au premier coup de canon, alternait de minute en minute avec les forts de Sainte-Hélène ; la milice et le 91e prirent la tête du cortége ; la musique, fifres, flûtes, tambourins, se plaça derrière ces détachements. On reconnut bientôt la nécessité de hâter le pas pour arriver avant la nuit. A mesure que le cortége descendit, la pluie s’affaiblit sensiblement ; on put voir ensuite, par quelques anfractuosités du sol, que plus loin le temps était parfaitement pur. On marchait depuis plus d’une heure à travers les sapins et les mélèzes. La vue était sans cesse masquée, mais tout à coup la route tourna et laissa voir la mer et son immensité, : on apercevait dans la rade quinze bâtiments de guerre ou de commerce, vergues apiquées, pavillons à mi-mat, en signe de deuil, et au milieu de ces navires, la Belle-Poule lançant ses bordées de canon. En face, une immense montagne, couronnée par d’autres batteries, saluait les augustes dépouilles par ses volées précipitées ; les équipages, groupés sur les ponts, suivaient la marche du cortége, se pressant tout à coup dans les ravins ou serpentant sur le revers d’une colline, s’effaçant à demi dans les brumes légères et reparaissant dès qu’un rayon de soleil venait à percer les nuages. On attcignit et on dépassa bientôt Briars ; ce point est à un quart de lieuede la ville ; on s’arrêta un instant pour reprendre le pas solennel d’une marche funèbre ; la musique fit alors retentir des sons d’une harmonie qui remuait l’âme. A James’Town, la milice s’arrêta, forma la haie depuis la première maison jusqu’à l’embarcadère du quai ; les fusils étaient renversés, le canon à terre, les soldats appuyaient la tête sur la crosse. Toutes les maisons étaient closes, les rues désertes ; les fenêtres seules et les terrasses étaient garnies de spectateurs silencieux, la plupart en deuil ; la cérémonie reçut alors son caractère auguste et solennel de réparation : de toutes parts les honneurs royaux étaient déployés pour celui qui avait reçu si longtemps, si stoïquement, avec une fierté si noble, l’insulte et l’outrage. Le ciel, devenu d’azur, semblait illuminé par un reflet du soleil d’Austerlitz ; à la fin, le même homme à qui l’Angleterre accordait à peine le litre de Général ! l’Angleterre le saluait Empereur et Roi. Le cortége aperçut bientôt les brillants états-majors des corvettes, en costume à la fois sévère et riche, bleu et or, et le jeune prince de Joinville qui attendait les restes de l’Empereur avec autant d’émotion que de patience et de modestie. La musique du prince exécuta des harmonies funèbres. L’abbé Coquereau vint se placer sur les devants et offrit de l’cau bénite au jeune chef de l’expédition ; c’est alors que le gouverneur anglais fit la remise officielle des restes mortels de l’empereur Napoléon. Pendant ce temps, les chaloupes, décorées d’aigles et d’ornements noirs, avaient accosté le quai ; quelques minutes après, le cercueil y était descendu.

A six heures on poussa au large, les trois couleurs parurent à la tête du mât, un immense éclair illumina l’horizon, une ligne de feu sillonna les flancs de la Belle-Poule, de l’Oreste et de la Favorite. On y répondit de toutes parts : cent coups de canon annoncèrent enfin que tu nous appartenais de nouveau, ô toi, notre maître et le maître de l’avenir, sublime Empereur ! La marche des canots fut lente, et trois fois, pendant le trajet, des bordées de cent coups de canon les saluèrent.

Le cercueil, couvert du manteau impérial, entouré d’intrépides officiers dans la tenue d’une grave cérémonie, d’un prêtre en habits sacerdotaux, présentait un noble spectacle au milieu du calme de la mer ; les derniers feux du soleil rougissaient les flots. On présenta les armes, le tambour battit aux champs, et le cercueil, porté par nos matelots, fut placé sur les deux panneaux comme sur une estrade ; puis i le prêtre prononça à la clarté des torches les prières de l’absoute. Il était sept heures. La cérémonie religieuse terminée, l’arrière de la frégate fut interdit a tous ; on n’y laissa que quatre sentinelles d’honneur qui étaient relevées d’heure en heure ; les officiers de quart, en grand uniforme, v demeurèrent seuls.

Le corps resta toute la nuit en chapelle ardente sur le pont de la frégate.

L’autel était dressé sur des aigles ; il était adossé au mat d’artimon, entouré de panneaux de velours aux ornements d’argent. On y arrivait par quatre marches couvertes de tapis noirs. Là était un trophée militaire magnifique ; des cyprès, des palmes, des lauriers, des haches d’abordage, des canons, des piles de boulets, des faisceaux d’armes, se remarquaient aux deux côtés. Au pied de l’autel, posé sur un drap de velours noir, à la croix blanche bordée d’un galon, s’élevait le catafalque, couvert de ses riches draperies de deuil, et portant sur un coussin une couronne voilée. Des cassolettes entretenues avec soin laissaient échapper incessamment la fumée de l’encens. Trente fanaux et des bougies supportées par des ifs d’argent éclairaient cette scène. Le silence le plus profond régna bientôt sur le pont, où l’on n’entendit plus que le pas mesuré et uniforme des factionnaires, le sifflement de la brise dans les cordages.

Le vendredi 16 fut fixé pour la cérémonie religieuse à bord. A sept heures, les vergues de la Favorite, de l’Oreste, des deux bâtiments de commerce la Bonne-Aimée, de Bordeaux, capitaine Gillet, et l’Indien, du Havre, capitaine Turketill, furent mises en pantenne, et aussitôt de nombreuses embarcations portèrent à la frégate tous les officiers présents et près de deux cents matelots des divers équipages. Le tambour rappela dans la batterie et sur le pont. M. Touchard assigna à chacun son poste : du grand mât au gaillard d’avant, huit cents hommes, téte nue, en ligue serrée ; du cabestan au grand mât, tous les états-majors en grande tenue, le consul de France avec les deux capitaines des bâtiments de commerce, leurs seconds et leurs passagers. M. le prince de Joinville était devant le cabestan, et avait à sa droite M. Hernoux, à sa gauche M. Chabot. Le catafalque était sur une estrade ; aux coins, MM. de la mission ; sur le même plan, les quatre anciens maîtres de la division ; un peu en arrière, les serviteurs de l’Empereur, formant la haie, soixante hommes en armes, commandés par les lieutenants de vaisseau Guillon et Pénaros ; au pied du mât d’artimon, l’autel, richement orné ; la musique était groupée sur la dunette. La frégate avait conservé ses pavois : au grand mât flottait le pavillon impérial. A dix heures, un coup de canon fut tiré ; les tambours roulèrent, et la musique commença la marche funèbre. L’abbé Coquereau s’avança alors, précédé de la croix et des flambeaux, jusqu’au pied de l’autel, où il célébra la messe des morts. De minute en minute, la Favorite et l’Oreste se renvoyaient le feu de leurs batteries. A l’élévation, au moment où le prêtre, recueilli en lui-même, s’adresse seul à Dieu, la voix de l’officier traversa le silence, et les soldats présentèrent les armes, les tambours battirent aux champs : mille hommes tombaient à genoux. Le ciel était magnifique ; la mer calme, étincelante de ses riches couleurs ; l’air parfumé d’encens, de mélodies. Les prières de l’absoute récitées, le prêtre répandit l’eau sainte ; le jeune prince l’imita, et tous les assistants, selon leur rang, vinrent accomplir la même cérémonie. Le cercueil fut ensuite descendu dans l’entre-ponts, où une chapelle ardente était préparée.

C’est là qu’il est resté jusqu’au moment du transbordement à Cherbourg[4].

Lorsque le procès-verbal fut arrêté, dans la matinée du samedi 18, la frégate quitta le mouillage dès huit heures du matin, immédiatement après le retour de M. de Chabot. Les trois bâtiments marchèrent quelque temps de conserve ; mais bientôt l’Oreste prit la route de la Plata. On s’éloigna de la terre vent arrière, et poussé par des brises molles. Aussi l’île resta longtemps en vue. On remarqua encore les arêtes de Barnes’Point, dessinant, comme on l’a dit, dans un profil colossal, les traits si connus de l’Empereur. Cette singularité frappa de nouveau tout l’équipage. La navigation se continua sans événement remarquable jusque sous l’équateur. La prière des Morts était récitée chaque matin ; M. l’abbé Coquereau célébrait la messe toutes les fois que l’état de la mer le permettait. Il ne cessa de régner à bord un sentiment parfait des plus hautes convenances. Ce sentiment n’était pas seulement inspiré par le devoir, mais par l’émotion qui gouvernait tous les cœurs. L’équipage ne reçut de nouvelles d’Europe que le 2 novembre. Ce fut la Favorite qui les lui communiqua. Ces nouvelles étaient tirées d’un journal hollandais à la date du 7 octobre ; on y parlait de tous les bruits de guerre qui agitaient la France, on y parlait de la tentative du prince Louis. Que faire alors, si l’Angleterre voulait reprendre une seconde fois son captif ? « Il faudrait, disait le prince, s’abîmer dans la mer et partager en braves gens la dernière sépulture de l’Empereur. » À cette proposition de leur chef, nos soldats répondirent par un vivat !… La Favorite se sépara de nouveau de la Belle-Poule. Des dispositions furent arrêtées par les officiers de l’équipage, et une raie blanche de batteries sut donner un nouvel aspect à la frégate. Les chambres des membres de la mission disparurent, et furent remplacées par six canons de trente ; les parcs furent garnis de boulets ; les branle-bas de combat furent multipliés. Enfin tout fut mis sur un pied qui rendait la surprise impossible. Braves gens, tous disposés à suivre dans les flots leur jeune capitaine et leur vieil Empereur. Mais cette fois l’Hôtel royal des Invalides pouvait compter sur son hôte immortel. Les vents furent propices ; la guerre s’arrêta, comme pour ne pas troubler ce grand voyage. Enfin le dimanche 29 novembre, à six heures du soir, la frégate reconnut les feux du port et les lumières de la ville de Cherbourg. Le lundi, jour suivant, le bateau à vapeur la Normandie s’avança au-devant de la Belle Poule pour la remorquer ; mais la frégate, secondée par une bonne brise, arriva sans secours en rade, et à cinq heures dix minutes du matin, après quarante-deux jours de traversée, le navire funèbre entrait dans le grand bassin du port, salué par toute l’artillerie des remparts, à laquelle répondaient au loin le fort Royal, le fort du Honnet, et le fort de Querqueville.

L’équipage passa plus d’une semaine dans Cherbourg, au milieu de l’attendrissement général. C’était à qui pourrait saluer le catafalque impérial ; religieux empressement d’un peuple qui devait à l’Empereur un demi-siècle de glorieux souvenirs. Près de cent mille âmes vinrent ainsi s’agenouiller auprès du cercueil. Les préparatifs de l’inhumation terminés à Paris, l’ordre vint de se mettre en route. Le départ fut fixé au 8 décembre.

Le 7 au soir, un autel fut élevé au pied du mât d’artimon ; le pont couvert de tentures funèbres ; le cercueil y fut déposé le 8 au matin. La frégate se couvrit de ses pavois ; une messe solennelle précéda le transbordement. A neuf heures, les troupes se rangèrent en bataille dans le port, que remplissaient déjà les populations. Les autorités, le clergé, montèrent à bord ; la Normandie présenta l’arrière à la coupée. Dix heures étaient l’heure indiquée pour la cérémonie ; mais la pluie rendit impossible le service religieux ; on sonna seulement l’absoute.

Le cercueil de l’Empereur fut alors retiré de la chapelle ardente, et descendu à bord de la Normandie. Au même moment tous les forts et le stationnaire saluèrent d’une salve de mille coups de canon les glorieux restes. Le cercueil fut immédiatement replacé sous un catafalque élevé au milieu du gaillard d’arrière. Ce catafalque, qui se composait d’un dôme plat soutenu par douze colonnes, était tapissé de velours à frange d’argent, entouré de lampes funèbres ; à la tête, une croix dorée ; aux pieds, une lampe dorée ; à l’arrière, un autel tendu de noir, une aigle d’argent à chacun de ses angles.

Lorsqu’au milieu d’un silence plein de respect et d’inquiétudes, le cercueil eut changé de navire, on partit pour la grande rade. Le tambour battit une marche funèbre ; la musique militaire éclatait en lamentations et en sanglots, les troupes présentaient les armes ; le canon retentit, les drapeaux s’inclinèrent ; la Normandie, suivie de deux autres bâtiments à vapeur, défilait lentement, couverte du pavillon impérial. Son commandement était remis à M. de Mortemart, capitaine de corvette. La foule était sur les quais, sur la plage, sur la digue, immobile, silencieuse, éperdue !

L’amiral Martineng, le préfet du département, le maire, avaient improvisé une digne réception ; Cherbourg, qui devait tout à l’Empereur, avait voulu donner un éclatant souvenir à sa mémoire. Une couronne d’or, votée par le conseil municipal, fut déposée sur le cercueil.

M. le prince de Joinville, la mission de Sainte-Hélène et les officiers de la Belle-Poule étaient à bord de la Normandie, ainsi que la musique et cent marins de la frégate. Deux cents autres montèrent sur le Véloce et cent sur le Courrier. La fumée tourbillonna, la mer écuma sous les roues, des points lumineux parurent, des tonnerres retentirent. La ville, le port, la rade, la digue, les forts, croisèrent leurs feux. Mille coups de canon annoncèrent que l’Empereur rentrait dans sa ville capitale à tout jamais.

La flottille s’avança rapidement dans la Manche, sans perdre de vue les côtes de France, où toutes les populations étaient accourues. Le Courrier et le Véloce étaient commandés, l’un par M. Gaubin, l’autre par M. Martineng, le neveu de l’amiral. La mer était bonne, la nuit calme et sereine. A dix heures du soir, on était en vue des feux du Havre. Le lendemain, et à six heures du matin, la Normandie filait lentement le long des jetées. Le soleil rougissait de ses premiers feux un ciel magnifique, et, malgré l’heure matinale, autorités, légions de la garde nationale, régiments de ligne, clergé en habit de chœur, peuple en habit de fête, artillerie manœuvrant ses pièces, couvraient la plage, et ce dut être pour cette foule avide, dit l’abbé Coquereau, un spectacle bien imposant que ce passage, au lever de l’aurore, du bateau funéraire. On ne nous avait pas vus venir ; il semblait que nous surgissions de l’Océan.

« Nous entrions en Seine ; notre flottille allait parcourir les rives que l’Empereur avait choisies pour le lieu de sa dernière demeure. Dès ce moment commença une marche vraiment triomphale : le temps était froid ; décembre, avec son givre glacial, son vent du nord qui dessèche et flétrit, faisait ressentir son action dans nos campagnes. Nous devions les trouver tristes et désolées, et jamais rives d’un fleuve ne furent plus brillantes de parure et d’animation. C’était une nature vivante, car des rives parlaient des voix, des cris, qu’elles se renvoyaient alternativement. Dans les villes, tout était noble, réglé avec soin ; il y avait eu convocation : municipalité, armée, milice citoyenne, prêtres chantant les cantiques des morts ; les volées des cloches et du canon : tout était bien, Rien ne manquait sans doute à cette grande solennité.

« Mais combien plus touchants ce désordre sublime des campagnes, cette spontanéité du cœur qui révèle la sincérité de l’hommage vrai, naïf, grand alors, admirable dans son expression ! Le paysan avait tiré de son bahut l’habit des fêtes chômées ; il avait décroché de la crémaillère, où elle était suspendue au-dessus de l’âtre, sa vieille carabine. Depuis le temps où elle avait envoyé la mort au soldat de Wellington, elle était demeurée oisive et sans voix ; mais ce jour, sur notre passage, elle éclatait et promettait encore au pays, entre les mains de ce soldat en sabots, qu’elle éclaterait plus fort au jour de l’attaque et de la défense. Puis c’était un pêle-mêle de femmes, d’enfants, de vieillards ; les femmes se signaient, en faisant tourner sur leurs mains rougies par le froid, les grains luisants de leurs chapelets ; les vieillards tombaient à deux genoux sur la terre glacée et priaient en se souvenant : ils avaient combattu sous lui. Les enfants restaient un instant ébahis, ouvrant leurs grands yeux, où l’âme, à cet âge, se peint encore ; puis, prenant leur course, ils remontaient avec nous la Seine : ils espéraient voir l’ombre du héros avec les merveilles duquel on avait bercé leur enfance ; puis c’étaient des cris, des acclamations, hommages derniers à la mémoire de l’Empereur.

« Mais nous étions arrivés au Val-de-Lahaye. La Normandie ne pouvant remonter plus haut la Seine, un nouveau transbordement devenait nécessaire. Dix bateaux à vapeur nous attendaient. Pendant la nuit eut lieu le transbordement, sous la direction du prince. La Dorade, n° 3, après qu’on l’eut au préalable dépouillée de ses draperies et de ses guirlandes, oripeaux de mauvais goût, dont on l’avait affublée, devint le bateau catafalque. « Mais quelle sera sa décoration ? avait demandé l’administrateur chargé de ses détails. — Le bateau sera peint en noir, dit le prince ; à l’avant, reposera le cercueil, couvert du poêle funèbre rapporté de Sainte-Hélène ; Messieurs de la mission aux cornières ; l’encens fumera ; à la tête s’élevera la croix ; le prêtre se tiendra devant l’autel ; mon état-major et moi derrière ; les matelots seront en armes, ! et le canon tiré à l’arrière annoncera le bateau portant les dépouilles mortelles de l’Empereur. »

« Le lendemain, dès cinq heures du matin, les rives étaient garnies de spectateurs empressés, attendant l’heure du départ. Bientôt un nuage de noire fumée nous enveloppa comme d’un crêpe ; le paysage sembla se mouvoir et courir ; nous étions en marche pour Rouen, et peu j d’heures après, au milieu de son immense population, nous faisions i notre entrée dans l’ordre suivant :

« En tête, la Parisienne, ayant à son bord les inspecteurs de la navigation ;

« Le Zampa, avec la musique du prince ;

« La Dorade n°3, portant le cercueil ;

« Les trois bateaux appelés Étoiles, montés par les marins de la Belle-Poule et de la Favorite ;

« Les Dorades n° 1 et 2 ;

« Enfin, le Montereau.

« Le cortége s’arrêta entre les deux ponts. Jamais scène n’offrit, je crois, un spectacle plus imposant. Ces quais chargés de trophées militaires, étincelants d’armes ; ces escadrons dont les chevaux se cabrent, ces casques resplendissant sous un rayon de soleil ; ces panaches, ces plumes, ces drapeaux, qui se mêlent et s’agitent ; ces estrades garnies de femmes aux brillantes parures ; ce pont couvert de soldats aux uniformes de l’empire, glorieux débris de ces phalanges que l’Europe avait appelées la Grande-Armée ; ce vaste bassin sur lequel s’est disposée en ordre de bataille la flottille, et ces fanfares des musiques, et ces volées des cloches, du canon, qui incessamment retentit du haut de la colline ; et ces cent prêtres mêlant leurs blanches tuniques aux uniformes chamarrés d’or, aux robes de pourpre des magistrats ; enfin, ce prince de l’Église, qui s’avance au bord du fleuve pour répandre la prière et donner la bénédiction des pontifes, pendant que cent voix font monter vers Dieu l’hymne funèbre, le De profundis. ce chant sublime des dernières douleurs, tout inspirait à l’âme une de ces émotions dont le souvenir ne se perd jamais.

« L’absoute terminée, nous repartîmes aussitôt. En passant sous le pont, le bateau impérial fut jonché d’immortelles, de lauriers et de fleurs tressées : les soldats de l’Empire envoyaient à leur Empereur une dernière couronne.

« Depuis longtemps déjà nous avions quitté la vieille cité, que le canon tonnait encore. A Elbeuf, même enthousiasme. Là, de nombreux ouvriers, richesse de nos manufactures ; les uns faisant de leurs voix retentir le rivage ; les autres, chargés d’un ou de deux enfants, montrant du doigt le cercueil du héros, dont ils racontaient sans doute la vie à cette jeune génération, étonnée d’un semblable spectacle. Prés du Pont-de-l’Arche, un épisode touchant s’offrit aux regards de la flottille.

« La famille d’un pécheur s’était avancée jusque dans l’eau pour voir le cortége et le saluer de ses acclamations. Le père, ancien conscrit de l’Empire, tenait sur ses épaules deux jeunes garçons ; la mère et une jeune fille, l’ainée de la famille, présentaient au passage un drapeau tricolore, et l’inclinaient vers le bateau qui portait le cercueil de Napoléon.

« Ce fut au milieu de pareils transports, poursuit l’abbé Coquereau, que nous traversâmes les Andelys, Vernon, Mantes ; et le 12 au soir la flottille s’arrêtait, peu aprês avoir doublé le pont de Poissy. Là, elle devait passer la nuit.

« Sur les deux rives se forment immédiatement des bivouacs ; des tentes s’élèvent, des feux s’allument. La garde nationale a demandé à faire, de concert avec les troupes de ligne, la veillée des armes. A la lueur des torches, les uniformes se dessinent ; les sentinelles se relèvent et croisent leurs cris ; le tambour bat la diane. Il est nuit encore, et si l’Empereur s’éveille, il pourra croire qu’il a dormi dans son camp.

« Le 13 était un dimanche, le dernier que j’allais passer auprès des restes mortels près desquels je veillais depuis deux mois.

« Je pris les ordres de Leurs Altesses Royales (car le jeune duc d’Aumale était venu joindre le cortége), et à dix heures je montai à ; l’autel, et commençai les saints mystères. Les deux princes étaient à la tête des états-majors. Autour de la Dorade s’étaient placés en ordre les autres bateaux, dont les équipages garnissaient les ponts ; les troupes en bataille, le clergé de la ville, croix et bannières levées, s’échelonnaient sur les deux rives ; et, malgré un vent violent du nord, la population de Poissy et des communes voisines, groupée sur les bords, se tenait recueillie et tête nue. Si le silence n’avait été rompu par le bruit du canon elles harmonies d’une musique funèbre, on eût pu entendre, au milieu de ces milliers d’hommes pressés, la voix grave de la prière.

« Du rivage (je l’ai su depuis), cette cérémonie apparaissait pleine de majesté, et remplissait l’âme de religieuses émotions. Ailleurs, nous devions trouver plus de pompe, mais perdre en sentiments profonds, c’est-à-dire en sentiments chrétiens.

« Après la messe, suivie de l’absoute, on fit route pour Maisons, d’où le lendemain, dès le matin, nous partions pour notre dernière étape. Il était temps : le froid devenait plus vil, la Seine allait charrier. Un voyage de huit jours, au mois de décembre, sur une rivière, dans des bateaux sans nulle installation contre la rigueur de la saison, presque sans feu, et où, enveloppé de son manteau, couché sur un matelas, il fallait se délasser des fatigues du jour ; un semblable voyage était rude, et cependant nous ne pouvions nous plaindre : notre jeune commandant n’était pas mieux traité. Le froid, la fumée, le matelas, le manteau, tout nous était commun. Puis enfin, combien auraient désiré notre place !

« A dix heures, nous longions la magnifique terrasse de Saint-Germain et le château, berceau du grand roi. Préfet, maires, généraux, se tenaient à la tête de nombreux régiments et des légions des banlieues. Quand nous passions, les tambours battaient aux champs, et sur toute la ligne les troupes présentaient les armes.

« Bientôt nous étions à Saint-Denis. Le chapitre royal nous attendait, et quand le cortége défila lentement devant la tente pavoisée où, revêtu de ses habits de chœur, M. Rey, ancien évêque de Dijon et membre du chapitre, chantait l’office des Morts et prononçait les prières de l’absoute, Saint-Denis présenta le plus admirable coup d’œil.

« Plus nous approchions, du reste, plus l’affluence était grande : les rives de la Seine disparaissaient sous les pas d’une multitude empressée. Tout Paris semblait s’être élancé au-devant de celui qui l’avait fait si grand.

« Avant d’arriver à Neuilly, du côté opposé, au milieu d’une plaine, un groupe fixa notre attention ; quelques dames s’y rencontraient seules. Elles agitaient leurs mouchoirs. Elles voulaient être reconnues. Le prince arrive, regarde : « Ma mère ! » s’écrie-t-il. C’était la reine.

« Le bateau n’avait point ralenti sa marche ; aussi bientôt il entra dans les îles qu’en ces parages forme le fleuve, et le parc de Neuilly s’étendit à notre gauche comme un rideau. Peu après, le pont de Courbevoie nous montra les courbes de ses arches. Un grand aigle, les ailes étendues, plana au-dessus de nos têtes ; nous étions arrivés de notre lointain voyage ; le soleil se couchait dans un nuage de pourpre, et ses derniers rayons faisaient briller la statue de Notre-Dame-de-la-Garde, la patronne des marins, au pied de laquelle nous étions mouillés. »

On avait expédié de Paris trois nouveaux bateaux à vapeur au-devant de la flottille impériale ; le premier de ces bateaux portait la musique du Gymnase militaire, chargée d’exécuter des marches funèbres. Les deux autres remorquaient un bateau catafalque, chargé de décorations et de tentures. Sa marche était si lente, qu’on le laissa devant Argenteuil ; et le prince de Joinville, lorsque la flottille arriva à cette hauteur, ne changea rien aux nobles et simples dispositions qu’il avait arrêtées. Le temple funèbre suivit le cortége.

La flottille mouilla au-dessous de Courbevoie. Les feux de bivouacs établis sur les deux rives, l’immense affluence de spectateurs, de gardes nationales, de troupes de ligne, l’illumination du bateau catafalque et de tous les autres bateaux, les nombreuses embarcations qui venaient les visiter, donnèrent à cette soirée, à cette nuit, l’aspect le plus animé.

Le prince de. loinville demeura à son bord. MM. les ducs d’Orléans, de Nemours et d’Aumale firent une religieuse station au pied du cercueil impérial. Deux grandes illustrations de l’empire, le maréchal Soult et l’Amiral Duperré, vinrent aussi s’incliner en présence de cet homme à qui ils devaient toutes leurs grandeurs.

MM. les généraux Bertrand et Gourgaud, M. Marchand et le baron de Las-Cases, virent encore venir à eux, sur le pont du bateau funèbre, une députation polonaise. Le général Rybinski (dernier généralissime dans la guerre de 1831 pour l’indépendance de la Pologne), s’approcha des membres de la mission et leur adressa ces paroles : « Fidèles à l’honneur et au devoir, les Polonais, qui partagèrent la gloire et les revers des aigles françaises, viennent rendre un dernier hommage à l’Empereur. » Le généralissime était accompagné des généraux Dwernicki, Sierawski, Dembinski, Skarzynski, Casimir Mycielski, Sznayde, Gawronski, Soltyk, et d’un grand nombre d’officiers supérieurs polonais.

Cependant tous les préparatifs de la grande cérémonie étaient achevés. Sur les berges de la Seine, immédiatement au-dessous du pont de Courbevoie, s’élevait un temple grec à jour, de quatorze mètres d’élévation, à quatre frontons ornés de guirlandes de chêne, d’écussons, d’aigles, etc. C’est là que l’Empereur devait reposer pour la première fois sur la terre de France.

Au-devant du temple s’étendait le débarcadère. Sur le pont de Neuilly, s’élevait une colonne rostrale, octogone, surmontée d’une aigle d’or, et devant la colonne une statue représentant Notre-Dame-de-Grâce, patronne des matelots. Autour de l’arc de triomphe de l’Étoile, ce monument de géant, placé là comme l' hosanna in excelsis de la gloire impériale, Te Deum éternel de nos grandes journées, douze mâts pavoises portaient des boucliers, des trophées d’armes et des bannières tricolores. Sur ces bannières, on lisait les noms des principales armées de la République et de l’Empire : Armée de Hollande, de Sambre-et-Meuse, de Rhin-et-Moselle, des Côtes de l Océan, de Catalogne. d’Aragon, d’Andalousie, d’Italie, de Rome, de Naples, Grande Armée, Armée de Réserve. Sur le couronnement de l’arc, on avait représenté l’apothéose de Napoléon. L’Empereur, vêtu du grand costume de son sacre, était debout devant son trône, entouré de figures allégoriques, de génies, de renommées à cheval.

Le long de l’avenue des Champs-Élysées, de la barrière de l’Étoile à la place de la Concorde, s’élevaient des colonnes triomphales ornées de drapeaux, d’aigles et d’écussons. De nombreuses statues représentaient des victoires. On remarquait encore à chaque angle du pont de la Concorde, une colonne triomphale cannelée, surmontée d’une aigle dorée. Sur le pont, huit statues : La Sagesse, par M. Ramus ; La Force, par M. Gourdel ; La Justice, par M. Bion : La Guerre, par M. Calmels ; L’Agriculture, par M. Thérasse ; L’Éloquence, par M. Fauginel ; les Beaux-Arts, par M. Merlieux ; le Commerce, par M. Dantan jeune. Au-devant du palais de la Chambre des Députés, l’Immortalité, statue colossale, par M. Cortot. Sur l’esplanade des Invalides, trente-deux statues des rois et des grands capitaines qui ont honoré la France : Clovis, par M. Bosio ; Charles-Martel, par M. Debay ; Philippe-Auguste, par M. Étex ; Charles V, par M. Dantan aîné ; Jeanne d’Arc, par M. Debay ; Louis XII, par M. Lanneau ; Bayard, par M. Guillot ; Louis XIV, par M. Robinet ; Turenne, par M. Toussaint ; Dugay-Trouin, par M. Bion ; Hoche, par M. Sarnet ; La Tour D’Auvergne, par M. Cavelier ; Kellermann, par M. Brun ; Ney, par M. Garreau ; Jourdan, par M. Duseigneur ; Lobau, par M. Schez ; Charlemagne, par M. Maindron ; Hugues-Capet, par M. Étex ; Louis IX, par M. Dantan ainé ; Charles VII, par M. Bion ; Du Guesclin, par M. Husson ; François Ier, par M. Lanneau ; Henri IV, par M. Auvray ; Condé, par M. Daumas ; Vauban, par M. Callonet ; Marceau, par M. Lévêque ; Desaix, par M. Jouffroy ; Kléber, par M. Simard ; Lannes, par M. Klagman ; Masséna, par M. Brian, Mortier, par M. Millet ; Macdonald, par M. Bosio. Entre les statues de l’esplanade, des trépieds portaient des flammes. Aux deux côtés de l’esplanade, à droite et à gauche, d’immenses estrades pouvaient contenir trente-six mille spectateurs, et s’avançaient jusqu’à la grille d’entrée des Invalides.

Le 15 décembre, dès cinq heures du matin, on battait le rappel, le canon des Invalides annonçait la solennité. Paris fut bientôt sur pied, Paris, débouchant de toutes les barrières, de toutes les issues, arrivait par l’avenue de Neuilly, par le bois de Boulogne ; c’était une fête, c’était une affluence, c’était un enthousiasme dont l’histoire aura grand’peine à donner une idée. À neuf heures, le char impérial arriva au débarcadère de Courbevoie ; il était traîné par seize chevaux noirs, ornés de panaches blancs et recouverts de caparaçons de drap d’or ; chaque housse relevée par les armoiries impériales brodées en pierreries, et par des aigles, des N et des lauriers émaillés sur les fonds. Seize piqueurs aux livrées impériales conduisaient les quadriges ; deux pi— ! queurs à cheval les précédaient.

Le socle, reposant sur quatre roues massives et dorées, était un carré long, avec une plate-forme demi-circulaire sur le devant. Sur cette plate-forme, un groupe de génies supportait la couronne de Charlemagne ; aux quatre angles, quatre autres génies en bas-relief soutenaient d’une main des guirlandes, et de l’autre embouchaient la trompette de la Renommée.

Au-dessus, des faisceaux ; au milieu, des aigles, et le chiffre de l’Empereur parmi des couronnes. Ce socle et ses ornements étaient entièrement dorés au mat. Le piédestal était tendu d’étoffes or et violet, au chiffre et aux armes de l’Empereur, avec quatre faisceaux d’armes aux extrémités. De longues draperies violettes, rehaussées d’abeilles, d’N, d’aigles et de lauriers, le recouvraient depuis le sommet jusqu’à terre. Une large guirlande régnait sur toute la longueur du piédestal, que couronnait une galerie d’ornements et quatre aigles. Quatorze statues dorées représentaient des Victoires, qui rapportaient triomphalement le cénotaphe sur un vaste bouclier d’or chargé de javelines. Le cénotaphe, reproduction fidèle du cercueil de Napoléon, était voilé d’un long crêpe violet, semé d’abeilles d’or. La couronne impériale, le sceptre et la main de justice en or rehaussé de pierreries, étaient déposés sur le cercueil. À l’arrière du char, un trophée de drapeaux, de palmes et de lauriers, rappelait les victoires du plus grand capitaine des temps modernes. La hauteur totale du char était de 10 mètres ; largeur, 4 mètres 80 centimètres ; longueur, 10 mètres ; poids, 13.000 kilogrammes.

A peine le char funèbre, ou pour mieux dire ce char de triomphe eût-il été poussé jusqu’au rivage, que la Dorade n° 3 vint s’amarrer au quai. Les marins de la Belle-Poule, soulevant le corps au bruit du canon, au cri de vive l’Empereur, le transportèrent à terre et le déposèrent dans l’intérieur du char. Le cénotaphe que nous venons de décrire occupait à l’extérieur la place du véritable cercueil. L’affluence des spectateurs était immense. L’hiver n’a jamais été plus rigoureux que ce jour-là ; partout le froid, partout le silence, ce silence glacé de décembre qui vous saisit jusqu’au fond de l’âme ; mais qu’importe l’hiver et que nous importe le froid, quand il s’agit d’aller au-devant du grand homme qui est de retour ? Il nous revient, il nous appelle, il nous attend ; allons à sa rencontre. Hélas ! déjà une fois nous l’avons vu revenir dans sa capitale agitée, non pas comme dans sa bière, mais debout, à cheval, l’épée au fourreau, accompagné de ses vieux soldats qui pleuraient de joie… Retour d’une heure… Mais cette fois il nous est revenu pour toujours.

Le cortêge s’avançait dans l’ordre suivant :

La gendarmerie du département de la Seine, précédée des trompettes. — La garde municipale à cheval (deux escadrons), avec l’étendard et les trompettes. — Un escadron du 7e de lanciers. — Le lieutenant-général Darriule, commandant la place de Paris, et son état-major, suivi des officiers en congé. — Un bataillon du 66e de ligne, avec drapeau, sapeurs, tambours et musique. — La garde municipale à pied, avec drapeau et tambours. — Les sapeurs-pompiers. — Deux escadrons du 7e de lanciers. — Deux escadrons du 5e de cuirassiers, avec étendard et musique. — Le lieutenant-général Pajol, commandant la division militaire, et son état-major. — Deux cents officiers de toutes armes, employés à Paris au ministère et au dépôt de la guerre. — L’École militaire de Saint-Cyr, son état-major en tête, le fusil sous le bras gauche. — L’École Polytechnique, son état-major en tête. — Un bataillon du 10e d’infanterie légère, avec sapeurs, tambours et musique. — Deux batteries des 3e et 4e régiments d’artillerie. — Un détachement du 1er bataillon de chasseurs à pied. — Les sept compagnies du génie cantonnées dans le département de la Seine, formant un bataillon, sous les ordres d’un chef de bataillon. — Les quatre compagnies de sous-officiers vétérans, marchant sur un front de 25 hommes ; les hommes du premier rang étaient tous décorés. — Deux escadrons du 5e de cuirassiers, le lieutenant-colonel en tête. — Quatre escadrons de la garde nationale à cheval, avec étendard et musique. — Le maréchal Gérard, commandant supérieur des gardes nationales ; le lieutenant-général Jacqueminot, suivis de tout l’état-major de la garde nationale. — La 2e légion de la garde nationale de la banlieue, tambours et musique, le colonel en tête. — La 1e légion de la garde nationale de Paris. — Deux escadrons de la garde nationale à cheval. — L’abbé Coquereau dans un carrosse noir rehaussé de broderies d’argent. — Les généraux et officiers du cadre de réserve ou de retraite, tous à cheval. — Les officiers supérieurs de la marine royale. — Le corps de musique funèbre. — Le cheval de bataille de l’Empereur, portant la selle et le harnachement qui servaient à Napoléon lorsqu’il était premier Consul. Cette selle, conservée dans le garde-meuble de la couronne, est en velours amarante brodé d’or ; la housse et les chaperons sont brodés avec la même richesse : on remarque les attributs du commerce, des arts, des sciences, de la guerre, brodés en soie de couleur dans la bordure. Le mors et les étriers sont en vermeil et ciselés ; l’œil des étriers est surmonté de deux aigles ajoutées sous l’Empire. Le cheval, couvert d’un crêpe violet semé d’abeilles d’or, était tenu en bride par un valet de pied à la livrée de l’Empereur. — Un peloton de vingt-quatre sous-officiers décorés, pris dans la garde nationale à cheval, dans les corps de la cavalerie et de l’artillerie de ligne, ainsi que de la garde municipale, sous les ordres d’un capitaine de l’état-major général de la garde nationale.—Un carrosse de deuil attelé de quatre chevaux, et conduisant la mission de Sainte-Hélène. — Un peloton de trente-quatre sous-officiers décorés, pris dans l’infanterie de la garde nationale, dans l’infanterie de ligne, dans la garde municipale à pied et dans les sapeurs-pompiers, sous les ordres d’un capitaine de l’état-major général de la garde nationale à pied. — Quatre-vingt-sept sous-officiers à cheval, portant des drapeaux sur lesquels sont écrits les noms des quatre-vingt-six départements et de l’Algérie ; chaque lance de drapeau surmontée d’une aigle aux ailes étendues : le détachement commandé par un chef d’escadron. — Le prince de Joinville, à cheval, en grand uniforme de capitaine de vaisseau. — L’état-major du prince.— Les quatre cents marins de la frégate la Belle-Poule, entourant le char funèbre et marchant sur deux files. — Le char impérial. — A droite et à gauche du char, le maréchal duc de Reggio, le maréchal Molitor, l’amiral Ronssin et le général Bertrand, tenant les quatre coins du poêle impérial. — Les anciens aides-de-camp et les officiers civils et militaires de la maison de l’Empereur. — Les préfets de la Seine et de police, les membres du Conseil-Général, les maires et adjoints de Paris et des communes rurales, au nombre de cent environ. — Une députation d’anciens militaires de tous grades, ayant appartenu aux armées impériales, en grand uniforme des grenadiers et des chasseurs de la vieille garde ; des dragons de l’Impératrice, des hussards de la mort, des chamborans, des vélites, des guides, des lanciers rouges, etc. — Les légions de la garde nationale de Paris et de la banlieue, qui, après avoir formé la haie, se repliaient successivement à mesure que le cortége défilait. — La marche était fermée par un escadron du 1er de dragons, le lieutenant-colonel en tête. — M. le lieutenant-général Schneider, commandant la division hors de Paris, et son état-major. — M. le maréchal-de-camp Hecquet, commandant la 4e brigade d’infanterie hors Paris. — Un bataillon du 35e de ligne, avec drapeau, sapeurs et musique, le colonel en tête. — Les deux batteries d’artillerie établies à Neuilly. — Un bataillon du 35e de ligne, le lieutenant-colonel en tête. — M. le maréchal-de-camp de Lawoëstine, commandant la brigade de cavalerie. — Enfin deux escadrons du 1er de dragons, avec étendard et musique, le colonel en tête. — Nulle part la marche de cet immense deuil n’a été ni retardée ni troublée. La garde nationale marchait en bon ordre, et l’armée était bien représentée par tous les détachements de la garnison de Paris, distingués par leur belle tenue, la vivacité et l’ensemble de leurs mouvements. Le prince de Joinville se faisait remarquer par son air modeste, simple, militaire : sa taille élevée le signalait à tous les regards. On savait avec quel dévouement il avait accompli sa mission maritime vers la terre d’exil de l’Empereur, et la détermination toute française qu’il avait montrée lorsqu’il avait appris en mer les graves événements qui menaçaient la France. Tout le monde honorait cette pieuse sollicitude pour un dépôt sacré ; l’énergique contenance des quatre cents marins de la Belle-Poule charmait la foule.

Le char de l’illustre mort s’est arrêté sous l’Arc de Triomphe de l’Étoile. De cette place souveraine, toute chargée de sa gloire, il dominait tout le cortége, serré en masses profondes dans les deux immenses avenues qui aboutissent à cette hauteur ; là il était dominé lui-même par les souvenirs immortels des victoires gravées sous les voûtes du monument. C’était une halte magnifique pour les restes du grand capitaine. Il semblait revivre sous les trophées de sa gloire impérissable. L’Arc de Triomphe de l’Étoile, juste ciel ! c’est la seule pierre qui fût digne d’être placée sur le tombeau de l’Empereur. Pendant que l’exilé se reposait ainsi sous l’Arc de Triomphe, halte inespérée à son lit de mort, la foule immense qui s’était portée autour de ce monument, et qu’augmentait de minute en minute la grandeur de l’émotion et du spectacle, a fait un instant irruption dans le convoi ; mais l’ordre a été immédiatement rétabli.

A une heure et demie le cortége débouchait sur la place de la Concorde aux cris de Vive l’Empereur ! poussés par un million de voix ; et ces cris étaient répétés par toutes les légions de la garde nationale.

Le canon faisait retentir les voûtes de l’Hôtel des Invalides. Le char funèbre s’avançait au milieu de sa magnifique esplanade, entre deux rangs de statues qui semblaient attendre le héros dans une immobilité respectueuse, le long des immenses estrades toutes chargées de spectateurs, sous un ciel brillant de tout l’éclat d’un beau jour.

Il était deux heures ; le char s’est arrêté devant la grille principale.

À cette grille, une tenture noire, rehaussée d’ornements d’argent et d’or, était soutenue par deux colonnes triomphales et par de nombreux faisceaux de lances enrubannées ; les colonnes portant de grands trépieds, et servant d’appui à droite et à gauche à deux tribunes réservées pour les invalides. Aussitot, le cercueil a été descendu et porté à bras par trente-six marins jusqu’au porche dressé dans la cour royale, où Monseigneur l’Archevêque de Paris l’attendait, assisté de tout son clergé. Ainsi furent effacées deux dates affreuses, 1814, 1815 ; dates funestes de trahisons, de défaites, d’invasions, de captivité.

Voici quels étaient les préparatifs dans l’Hôtel même des Invalides : Dans la première cour, une série de candélabres et de trépieds soutenant des réchauds enflammés. — Dans la cour d’honneur, deux estrades disposées pour recevoir six mille personnes assises. — Tous les pilastres des galeries couvertes de cette cour convertis en trophées d’armes, et surmontés d’une aigle. Entre eux, à la hauteur des arcades, des écussons représentant, les uns, le chiffre impérial, les autres, des croix de la Légion-d’Honneur. Entre chaque arcade, un double feston de lauriers.— A la hauteur des combles, tout autour de la frise, les noms, en lettres d’or, des Français qui se sont illustrés sur les champs de bataille, depuis 1793 jusqu’à nos jours. — Au pourtour de cette frise triomphale, un triple cordon de guirlandes et de couronnes d’immortelles entrelacées. — Au-dessus, en suivant la ligne des combles, un large ruban de la Légion-d’Honneur. Enfin, au milieu de la cour, et adossés aux estrades, une suite de mâts pavoisés et surmontés d’une gigantesque étoile d’or. — En avant du portail de l’église, et pour recevoir le corps de l’Empereur à son arrivée, un temple funéraire, de forme carrée, soutenu par quatre pilastres quadrangulaires, avec une architrave sur toutes les faces, et couronné par des frontons aux armes impériales. Au-dessus de la façade, la figure de Notre-Dame-de-Grâce, ayant à ses côtés deux génies allégoriques. Dans les architraves, les portraits des maréchaux de l’Empire ; au-dessous, les noms des batailles dans lesquelles ils se sont rendus illustres. — Le porche de l’église formé par une voûte de tentures noires, éclairée de lampes sépulcrales. — A l’entrée de la nef, et à la même hauteur que les orgues, une vaste tribune tendue de noir, et destinée à l’orchestre. — Sur les deux côtés de la nef, des estrades de deuil réservées, à droite, pour les diverses députations convoquées ; à gauche, pour les marins de la Belle-Poule et de la Favorite. — Derrière les pilastres, dans les deux galeries latérales, d’autres estrades complétant, avec les tribunes supérieures, les places des personnes seulement admises à la cérémonie. — Sur les pilastres de la nef, des cippes funéraires surmontés de trophées d’armes en or, et ombragés de drapeaux aux deux angles. — Sur les cippes, les noms des célèbres maréchaux et généraux de l’Empire, inscrits à côté de leurs victoires, et placés dans l’ordre ci-après, en commençant à partir de la porte d’entrée

Piliers de droite. — NEY, prince de la Moskowa. — Elkingen, Hohenlinden, Amskerdoff, Ciudad-Rodrigo, Smolensk, Valentina, Moskowa, Lutzen, Champ-Aubert et Montmirail. — MORTIER, duc de Trévise. — Hondschotte, Fleurus, Altenkirchen, Dierstein, Moscou, Lutzen, Dresde et Montmirail. — KLÉBER. — Fleurus, Altenkirchen, El-Arisch, Chasah, Jaffa, Mont-Thabor, Héliopolis et le Caire. — DUROC, duc de Frioul. — Jaffa, Saint-Jean-d’Acre, Aboukir, Austerlitz et Wagram.— MOUTON, comte de Lobau. — Novi, Gènes, Austerlitz, Iéna, Eylau, Friedland, île de Lobau, Moskowa et Lutzen. — BESSIÈRES, duc d’Istrie.— Rivoli, Pyramides, Marengo, Austerlitz, léna, Eylau, Medina et Lutzen.

Piliers du côté gauche. — JOURDAIN. — Guerre d’Amérique, Hondschotte, Watignies, Maubeuge, Fleurus, Macstricht et Rollembourg. Comte D’HAUTPOUL-SALETTO.— Maubeuge, Nimègue, Wallebruck, Altenkirchen, Hohenlinden, Austerlitz, Iéna et Eylau. — DESA1X. — Offembourg, fort de Kehl, Chebreiss, Samanhout, El-Gunaim et Marengo. — Comte DE LARIBOISSIÈRE. — Mayence, Austerlitz, Eylau, DantziCk, Friedland, Wagram ; Smolensk et Moskowa. — Comte SERRURIER.— Hanovre, Saint-Michel, Vigo, Mautoue et Venise. — BARAGUAY-D’HILIIERS. — Mayence, Rivalla, Elchingeu, Ulm, Réal et Figuières. — LANNES, duc de Montebello. — Lodi, Castiglione, Montebello, Pyramides, Mont-Saint-Bernard, Marengo, Austerlitz, Friedland, Saragosse et Essling.

Entre les arceaux des arcades, d’épais rideaux de velours noir galonnés d’argent ; au-dessus, une haute litre de velours noir à franges et broderies d’argent ; au-devant, de longues guirlandes portant des couronnes de lauriers. Au centre de ces couronnes, des écussons où se lisaient inscrites les gloires civiles de l’Empire ; sur l’entablement des travées, une tenture représentant en or la couronne impériale, supportée par le sceptre et l’aigle en croix. Dans le dôme, les grandes croisées supérieures fermées par des stores en étoffe violette, ornés au centre d’une aigle d’or. Au-dessus, une large litre violette, aux armes impériales, semée d’abeilles d’or et de chiffres ; au-dessous, un cordon de lumières formé de torches de cire, portées par un couronnement en sculptures dorées. À ce couronnement, vingt-quatre bannières tricolores reproduisant les noms des plus belles victoires de l’Empereur. En bas, sur les grands arcs du dôme, des guirlandes de lauriers entrelacées. Au-dessus de l’entablement du premier ordre, un deuxième cordon de lumières se pourtournant dans toute l’étendue du dôme. Ensuite, et jusqu’au sol, des tentures en drap ou velours violet, étincelantes d’arabesques, d’abeilles, d’aigles et de chiffres d’or. Enfin, trois grandes bannières aux armes du Roi des Français, flottant au-dessus de cette brillante décoration. A l’entrée du dôme, les tribunes destinées aux officiers de l’armée, de la marine, de la garde nationale, au Conseil-Général de la Seine, et à divers autres corps constitués. Au centre du dôme, sur l’emplacement qui attend encore le tombeau de Napoléon, un magnifique catafalque de 16 mètres d’élévation, et composé de deux socles ornés de bas-reliefs : le premier socle, orné à chaque angle d’une statue haute de 3 mètres 50 centimètres, représentant une victoire qui, d’une main, portait des palmes, de l’autre se reposait sur un bouclier. Chaque statue appuyée contre un trophée surmonté d’une aigle ; le trophée formé par un faisceau d’armes appartenant à toutes les nations conquises. Le second socle supportant quatre colonnes à chapiteau d’ordre corinthien, sur lesquelles posait le couronnement du catafalque. Au-dessus des socles, une coupole brillante en forme de dôme, décorée à l’intérieur en satin blanc, et entièrement dorée ; à l’extérieur, tout autour, des faisceaux d’étendards, et au-dessous même de la coupole, une représentation exacte du cercueil qui renferme les restes de Napoléon. (La partie inférieure du catafalque avait été disposée pour recevoir le véritable cercueil.) Enfin, une immense aigle d’or de 3 mètres 30 centimètres d’envergure planant au-dessus du catafalque. A droite et à gauche, où sont les tombeaux de Turenne et de Vauban, des tribunes tendues de velours noir, destinées aux Chambres des Pairs et des Députés, au Conseil d’État, à la Cour de cassation, à la Cour royale, etc. Derrière le catafalque, diverses tribunes pour les dames invitées. Au fond, adossé à la grande porte, un autel pour la célébration de l’office. La pièce du fond d’autel toute en dentelle d’or appliquée sur velours noir. A droite de l’autel, la tribune du Roi, tendue de velours violet à palmettes d’or, et formée d’un baldaquin en velours écarlate surmontant le trône royal. Enfin, un tapis de pied violet, parsemé d’abeilles d’argent, régnant dans toute l’étendue de la nef et de l’église, même à l’emplacement de l’antique autel des Invalides, cet autel ayant été enlevé pour ne pas gêner le coup d’œil, et afin de laisser apercevoir, même de la nef, l’effet du dôme et l’ensemble de la cérémonie.

Dès sept heures du matin, les vastes amphithéâtres construits des deux côtés de l’esplanade se couvrirent de spectateurs, que la certitude d’une attente de huit heures au moins, par un froid de dix degrés, ne décourageait pas. Une longue file de personnes vêtues de deuil se formait près des fossés, à droite de la porte, et s’étendait jusqu’à la rue de Bourgogne.

A onze heures les portes s’ouvrirent ; malgré tous les efforts, la foule ne put être contenue, et les tribunes furent bientôt envahies, surtout dans l’intérieur de l’église.

Vers onze heures et demie arriva la Chambre des Députés, précedée par les différents membres de l’ordre judiciaire. La Chambre des Pairs se présenta un peu plus tard. Les grands corps de l’État pénétrèrent difficilement jusqu’à l’église, tant la foule était compacte et pressée au dehors. Une fois le chemin frayé, ils furent bientôt suivis par les députations civiles et militaires et les fonctionnaires de tous les rangs, qui prirent place dans l’ordre suivant : Au fond du dôme, derrière le catafalque, et au-devant de l’autel, Monseigneur l’archevêque et tout le clergé. — En face de la tribune royale, un peu au-dessous, les ministres ; — de l’autre côté, messieurs les maréchaux ! et amiraux de France. — Au devant des ministres, le gouverneur de l’Hôtel des Invalides, le vénérable maréchal Moncey, qui s’était fait rouler dans un fauteuil jusqu’au pied de l’autel. — A droite du catafalque, les Pairs ; — un peu au-dessus, le Conseil d’État. — A gauche du catafalque, les Députés. A l’entrée du dôme, la cour de Cassation, la cour des Comptes, le Conseil royal de l’instruction publique, l’Institut, le Collége de France, les doyens des Facultés, la Cour royale, les officiers-généraux de l’armée et de la marine, etc. Dans la nef, les officiers de l’armée impériale, l’état-major des Invalides, l’École Polytechnique, etc. Vers deux heures, le canon des Invalides annonça que le cortége se présentait à la grille d’honneur. L’archevêque de Paris et son clergé, vêtus de violet, comme pour l’office des martyrs, allèrent recevoir le corps sous le porche drapé. En ce moment, du haut de l’es trade placée en avant des orgues, les trombonnes et les contre-basses firent entendre une marche d’un double caractère, à la fois funèbre et triomphal. Le canon retentissait au dehors ; la garde nationale présentait les armes ; les invalides serraient les sabres à leurs épaules, et le cercueil entrait, porté sur les épaules des soldats et des marins. Le prince de Joinville, l’épée à la main, marchait en tête. Celui qui revenait ainsi était un demi-dieu ; c’était le vainqueur de Rivoli, d’Austerlitz, de la Moskowa, le grand défenseur de la dignité française, le plus glorieux représentant de notre démocratie en Europe.

La solennité à ce moment fut admirable. Les assistants étaient debout, la tête découverte, les yeux et les bras tendus vers ce cercueil dans lequel reposaient tant de gloire et de grandeur. Des invalides, qui faisaient la haie sur le passage du corps, s’étaient agenouillés malgré la consigne ; les autres essuyaient des larmes roulant sons leurs paupières. Le spectacle était sublime. Parmi ceux-là, du moins, nul ne revenait par le repentir, nul n’avait trahi la France.

En ce moment le roi, qui pouvait prendre sa bonne part dans le triomphe de cette journée, quitta la place qu’il occupait dans le dôme, à la droite de l’autel, avec la reine, M. le duc d’Orléans, M. le duc et Mme la duchesse de Nemours, M. le duc d’Aumale, M. le duc de Montpensier, Mme la princesse Adélaïde. S. M. a salué en passant la Chambre des Pairs, placée à la droite du catafalque.

Ensuite, elle s’est avancée, suivie des princes, jusqu’à l’entrée de la nef, où le cercueil venait de s’arrêter.

« Sire, a dit le prince de Joinville, en baissant son épée jusqu’à terre, je vous présente le corps de l’Empereur Napoléon. »

— Je le reçois au nom de la France, a répondu le roi d’une voix forte. » Puis, s’étant approché du prince de Joinville, il lui a serré la main avec affection.

Le général Athalin portait sur un coussin de velours l’épée de l’Empereur. Il l’a présentée au maréchal Soult, qui l’a remise au roi.

« Général Bertrand, a dit le roi, je vous charge de placer l’épée de l’Empereur sur son cercueil.

Le général Bertrand a obéi à l’ordre du roi.

« Général Gourgaud, placez sur le cercueil le chapeau de l’Empereur. »

Le général Gourgaud s’est avancé et a placé le chapeau à côté de l’épéc.

Le roi s’est retiré, a regagné sa place, et a salué en passant la Chambre des Députés, rangée à la gauche de l’autel.

Le cercueil avait été placé aussitôt sous le splendide catafalque élevé au milieu du dôme, et autour duquel étaient venus se placer M. le duc de Reggio, maréchal, grand-chancelier de la Légion-d’Honneur, M. le comte Molitor, maréchal de France, M. l’amiral Roussin, et M. le lieutenant-général comte Bertrand.

Lorsque le service funèbre commença, une émotion immense, universelle, dominait tous les cœurs.

Auprès du catafalque, on remarquait les membres de la commission de Sainte-Hélène : M. le lieutenant-général Gourgaud, M. le baron de Las-Cases et M. le comte de Rohan-Chabot, commissaire du roi. M. Marchand, ancien valet de chambre de l’Empereur, était en habit de garde national. Auprès du général Gourgaud, on apercevait M. le général Despans-Cubières, en uniforme de colonel d’infanterie légère du temps de l’Empire.

Le service funèbre dura deux heures. Il commença par le De Profundis, après lequel le magnifique Requiem de Mozart, cette lamentation suprême, qui convient à toutes les infortunes, chant de deuil et de triomphe, où l’expérience et le désespoir se mêlent d’une façon sacrée, fut chanté et exécuté par les plus grands artistes de la France, car eux aussi ils avaient voulu payer leur tribut de reconnaissance et de respect au grand Empereur.

A trois heures et demie, le clergé a jeté de l’eau bénite sur le corps. L’archevêque et le roi ont accompli ce dernier devoir. La cérémonie était terminée. La foule s’est écoulée dans un pieux recueillement.

Pendant huit jours, du 16 au 24 décembre, l’église des Invalides, qui avait conservé ses riches tentures, ses bougies, ses lampes brûlantes, l’odeur et la fumée de l’encens, resta ouverte au public. Plus de deux cent mille personnes se pressaient tous les jours aux abords de l’Hôtel.

Le 6 février, un samedi à midi, le cercueil de Napoléon, qui, depuis la cérémonie funèbre du 13 décembre, était resté déposé sous le catafalque impérial, a été transporté dans une chapelle ardente, disposée à droite de l’autel, sous l’un des petits dômes de l’église des Invalides. Cette translation eut lieu en présence du maréchal Moncey, gouverneur, et de M. le général Petit, commandant des Invalides, de l’état-major de l’Hôtel, de la division des officiers, et des treize divisions de sous-officiers et soldats. M. le général Bertrand, M. le général Gourgaud, M. de Las-Cases fils, M. Cavé, directeur des Beaux-Arts, M. Marchand, et les autres membres de la mission de Sainte-Hélène avaient seuls été invités. Quatre officiers supérieurs tenaient les quatre coins du poêle impérial. La messe des morts a été célébrée par M. l’abbé Ancelin, curé des Invalides, assisté de son clergé. Après la messe, le cercueil, la couronne impériale, l’épée et le chapeau, ce chapeau populaire, tous les ornements de ce grand deuil ont été placés sur un plan incliné en charpente masquée par des tentures noires. Une fois déposé sur ces rails, le cercueil a glissé jusque sur le soubassement préparé pour le recevoir. Cette opération terminée, M. le maréchal et tous les invités ont été introduits dans la chapelle Saint-Jérôme ; un De profundis a été chanté par le clergé et les artistes attachés à l’Hôtel. Jusqu’à l’achèvement du mausolée, le cercueil restera déposé dans la chapelle Saint-Jérôme. Voici les principales dispositions qui ont été prises pour la décoration de cette chapelle ardente.

Les chapiteaux et les bases des colonnes sont dorés ; le fût est drapé de riches étoffes d’or et de soie ; les entre-colonnements sont garnis de tentures de velours violet, semées d’abeilles, et enrichies de hautes broderies d’or. Au milieu des draperies sont appendus des trophées d’armes antiques en acier damasquiné d’un travail précieux ; au centre de leurs boucliers, on relisait ces noms sonores et glorieux : Marengo, Wagram, Austerlitz, Iéna.

La tenture est couronnée par une litre de velours violet, richement brodée aux chiffres de l’Empereur, entourés de lauriers. Entre les deux colonnes qui font face à l’entrée est élevé un soubassement de un mètre soixante-dix centimètres de haut, tout drapé de velours violet, et décoré de broderies et de moulures dorées. Sur le soubassement est placé le cercueil de l’Empereur, recouvert du même poèle impérial qui a servi à le draper lors de l’exhumation à Sainte-Hélène et pendant Ia traversée. Sur le cercueil sont déposés la couronne impériale, l’épée de l’Empereur, le chapeau que Napoléon portait à Eylau, et qu’il avait donné lui-même au célèbre Gros, lorsqu’il le chargea de peindre cette bataille mémorable. En arrière, et comme le digne accompagnement de cet illustre cercueil, sont suspendus les drapeaux prisa Austerlitz. Du milieu des drapeaux s’échappe une aigle d’or, aux ailes déployées. Des stores violets, aux armes impériales, appliqués au devant des fenêtres, ne laissent pénétrer qu’un jour lugubre dans toute la chapelle. Une lampe de gaz, suspendue à la voûte, brûle jour et nuit. Des candélabres antiques seront allumés dans toutes les solennités commémoratives de l’histoire de Napoléon : le 20 mars, le 5 mai, le 15 août, etc. Derrière le cercueil, les parois de la chapelle sont recouvertes d’une tenture formant fond d’autel ; cette tenture, en velours violet, est ornée d’une croix de fond en or, d’arabesques et d’armes impériales. La chapelle est fermée par une grille en fer doré, qui, tout en défendant l’approche aux visiteurs, permet néanmoins de saisir l’ensemble et les détails. Des portières en étoffes de verre sont disposées pour masquer les grilles et l’entrée de la chapelle pendant les jours ordinaires. Quatre soldats invalides, le sabre nu, veilleront jour et nuit aux portes de la chapelle.

C’est bien le cas, ou jamais, de s’écrier avec le Psalmiste : « O mort ! où est ta victoire ?… O mors ! ubi est victoria tua ?… » puisque voilà l’Empereur qui, après vingt ans, sort de son île avec son tombeau !…

  1. Voir, à l’Appendice, l’acte d’exhumation et de remise des restes de Napoléon, signé par M. de Chabot et le capitaine Alexander.
  2. Voir, à l’Appendice, le procès-verbal du chirurgien de la Belle-Poule.
  3. Voir, pour le détail du cérémonial, l’acte d’exhumation et de remise des restes de Napoléon (Appendice).
  4. Voir l’Appendice.