Ménagerie intime/Ch. 5

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Lemerre (p. 83-99).


V

CAMÉLÉONS, LÉZARDS ET PIES



N ous étions à Puerto de Santa-Maria, dans la baie de Cadix, un petit village qui semble taillé dans des pains de blanc d’Espagne, entre l’indigo de la mer et le lapis-lazuli du ciel. Il était midi, et ce jour-là il faisait si chaud que le soleil paraissait s’amuser à verser des cuillerées de plomb fondu sur la tête des voyageurs, comme la garnison d’une forteresse de l’huile bouillante et de la poix par les baies des moucharabys sur les casques des assiégeants. Ce petit port si pittoresque est illustré par la chanson célèbre en patois andalou de Murillo Bravo, Los Toros de Puerto, où le batelier galant dit à la señora qui s’embarque : « Lleve Vd la patita », et nous en fredonnions le refrain d’une voix aussi fausse en espagnol qu’en français, tout en suivant la ligne bleue, étroite comme une lisière de drap, que l’ombre tirait au pied des murs. Il y avait marché, et c’était sur la place un étalage de denrées exotiques et violentes d’une furie de couleurs à ravir Ziem. Des guirlandes de piments écarlates se balançaient au-dessus de pastèques d’un vert prasin, dont quelques-unes éventrées laissaient voir leur pulpe rose tigrée de points noirs comme un coquillage de la mer du Sud. Des grappes de raisin à gros grains d’ambre, rappelant les chapelets turcs pour la blonde transparence, contrastaient avec des raisins bleus, ou couleur d’améthyste à reflets de pourpre. Les garbanzos arrondissaient dans les couffas de sparterie leurs globules d’or pâle, et les grenades, crevant leur écorce, montraient leur écrin de rubis. Les marchandes avec leurs fichus rouges ou jonquille, leur jupe de soie noire, les pieds nus dans des chaussons de satin, — et quels pieds ! grands à peine comme des biscuits à la cuiller ! — leur éventail de papier contre l’oreille, en guise de parasol, se tenaient fièrement campées près de leurs légumes, babillant avec la gracieuse volubilité andalouse. Des majos passaient, appuyés sur la fourchette de leurs bâtons blancs, la veste à l’épaule, la faja de soie, venant de Gibraltar, sanglée sur le gilet depuis les hanches jusqu’à l’aisselle, la culotte de tricot ouverte au genou, et les bottes en cuir de Ronda déboutonnées de la cheville au jarret, ce qui est le suprême du genre, lançant des œillades et serrant entre leur pouce et leur index leurs cigarettes de papel de Alcoy. C’était un de ces effets d’aveuglante lumière méridionale qui feraient taxer de fausseté le peintre qui les rendrait dans leur vérité crue.

Contre cette averse de feu nous allâmes chercher refuge dans le patio de l’auberge de Los tres Reyes moros : un patio, comme on sait, est une cour intérieure, entourée d’arcades, rappelant tout à fait, pour la disposition, l’impluvium antique. On la couvre, à hauteur du toit, d’un velarium, nommé tendido, fait d’une toile rayée de couleurs vives et qu’on arrose pour plus de fraîcheur. Au milieu du patio, dans une vasque de marbre, grésille le mince filet d’un jet d’eau retombant en pluie fine sur des caisses de myrthes, de grenadiers, de lauriers-roses, rangées autour du bassin. Sous les arcades sont disséminés des canapés de crin, des chaises de jonc ; des guitares, accrochées au mur, font briller dans l’ombre leur ventre luisant, illuminé de quelque vague reflet, près du disque tanné des panderos.

On retrouve ces patios dans les maisons moresques de l’Algérie, et rien ne saurait être mieux imaginé contre la chaleur. L’usage en vint des Arabes aux Espagnols, et dans beaucoup de logis on voit encore aux chapiteaux des colonnettes des versets du Coran, glorifiant Allah ou quelque calife dès longtemps rejeté en Afrique.

Après avoir vidé une alcarraza d’eau fraîche, nous nous retirâmes, pour faire un bout de sieste, dans une des chambres qui s’ouvrent sur le patio. Avant de se fermer, nos yeux erraient au plafond de cette salle basse, lequel, comme tous les plafonds espagnols, était blanchi à la chaux, et orné à son centre d’une rosace composée de quartiers rouges, noirs et jaunes, comme les côtes d’une balle. Du milieu de cette rosace pendait une ficelle ou un cordon, sans doute l’attache d’une lampe, mais le long de cette ficelle se mouvait constamment un objet que nous avions de la peine à définir. Nous ajustâmes notre lorgnon sous notre arcade sourcilière, et nous vîmes que ce qui montait avec tant de peine, après le cordon du plafond, était une espèce de lézard d’un jaune grisâtre et d’une configuration assez monstrueuse, rappelant en petit les formes des grands sauriens disparus de l’époque anté-diluvienne.

La fille d’auberge consultée, Pepa, Lola, Casilda, — nous ne savons plus le nom bien au juste, mais soyez sûr que la fille était charmante, — nous dit que c’était « un caméléon ».

Lola, prenant en pitié notre ignorance et voulant mettre en relief son savoir zoologique, nous dit d’un petit air capable : « Ces bêtes changent de couleur selon l’endroit où elles se trouvent, et elles vivent d’air (se mantienen de ayre) ».

Pendant ce court entretien, les caméléons (il y en avait deux) continuaient leur ascension le long de la ficelle. On ne saurait rien imaginer de plus comique. Le caméléon, il faut l’avouer, n’est pas beau ; et quoique la nature, dit-on, fasse bien tout ce qu’elle fait, en s’appliquant un peu, il nous semble qu’elle eût aisément pu produire un animal plus joli. Mais, comme tous les grands artistes, la nature a ses fantaisies, et elle s’amuse parfois à modeler des grotesques. Les yeux du caméléon, presque entièrement sortis de la tête comme ceux du crapaud, sont ajustés dans des espèces de capsules extérieures et jouissent d’une complète indépendance de mouvement. L’un regarde à gauche, tandis que l’autre regarde à droite ; une prunelle se dirige vers le plafond, l’autre vers le plancher, avec une variété de strabismes qui donnent à l’animal les physionomies les plus étranges. Une poche en manière de goître s’étend sous la mâchoire et prête à la pauvre bête un air de satisfaction orgueilleuse et de rengorgement stupide dont elle est bien innocente. Ses pattes, gauchement coudées, font des saillies anguleuses au-dessus de la ligne dorsale et se meuvent avec des efforts disgracieux et détraqués.

Un des caméléons était arrivé tout au haut de la corde, au centre de la rosace, et tâtait le plafond d’une de ses pattes de devant, pour voir s’il offrait quelque possibilité d’adhérence et partant quelque moyen de fuite.

En faisant cet essai, recommencé pour la centième fois peut-être, il louchait d’une façon désespérée et touchante, demandait aide à la terre et au ciel ; puis, voyant qu’il n’y avait nulle issue de ce côté, il se mit à descendre d’un air triste, piteux, résigné, emblème du travail inutile, Sisyphe de la fatigue perdue ; à mi-chemin, les deux bêtes se rencontrèrent, se lancèrent des œillades amicales peut-être, mais effroyables par leur divergence, et ce fut pendant quelques minutes une sorte de nodosité hideuse sur la ligne perpendiculaire de la ficelle.

Le groupe se débrouilla après les contorsions les plus bouffonnes, et chaque caméléon continua sa route ; celui qui descendait, parvenu au bout de son fil de suspension, allongea une patte de derrière, sondant le vide avec précaution, et, ne trouvant aucun point d’appui, la ramena d’un mouvement découragé, dont il faut renoncer à peindre la navrante et burlesque mélancolie. Par un de ces rapprochements d’idées dont la liaison n’est pas apparente, mais que l’esprit conçoit sans l’exprimer, ces caméléons nous firent songer à une des plus sinistres aqua-tintes de Goya, représentant des spectres essayant de soulever avec leurs faibles bras d’ombre de lourdes pierres tombales qui se referment sur eux en les écrasant. — Lutte sans proportion de la faiblesse contre la destinée.

Pour délivrer ces pauvres animaux de leur supplice nous les achetâmes un duro pièce ; et, commodément installés dans une cage assez vaste, ils furent dispensés désormais de ces exercices acrobatiques qui semblaient leur déplaire beaucoup. Quant à la question de leur nourriture, quelque confiance que nous ayons dans la frugalité méridionale, ces repas d’air nous paraissaient à juste titre insuffisants. Si un amoureux espagnol déjeune d’un verre d’eau, dîne d’une cigarette et soupe d’un air de mandoline, comme le valeureux Don Sanche, les caméléons n’ont pas de ces délicatesses, et ils mangent des mouches qu’ils attrapent d’une façon singulière, en dardant du fond de leur gorge une longue lance, couverte d’une bave visqueuse, qui colle les ailes de l’insecte et en se retirant le ramène dans le gosier.

Les caméléons changent-ils véritablement de couleur selon le milieu où ils se trouvent ? Non pas, dans le sens absolu du mot ; mais leur peau semée de grains à facettes boit plus facilement les reflets des couleurs environnantes qu’un autre corps. Placés près d’un objet jaune, rouge ou vert, les caméléons semblent se pénétrer de cette teinte, mais ce n’est après tout qu’un effet de réfraction ; un métal poli se colorerait de même. Il n’y a pas imbibition réelle. En son état naturel le caméléon est d’un gris jaunâtre ou verdâtre. Cependant, on peut dire, quand on a un peu l’amour du merveilleux, qu’il change de nuance à volonté ; ce qui en fait un emblème de versatilité politique, quoique nous osions prendre sur nous de dire qu’après de minutieuses observations, longtemps prolongées, le caméléon nous ait paru d’une complète indifférence en matière de gouvernement.

Nous voulions ramener nos caméléons en France ; mais la saison s’avançait, et à mesure que nous remontions du midi vers le nord, en suivant cette côte, pourtant bien chauffée encore aux rayons du soleil, qui s’étend de Tarifa à Port-Vendres, en passant par Gibraltar, Malaga, Alicante, Almeria, Valence, Barcelone, les pauvres bêtes dépérissaient à vue d’œil. Leurs yeux, détachés par la maigreur, leur jaillissaient de plus en plus de la tête. Ils louchaient chaque jour davantage, et sous leur peau vague et flasque leur petit squelette se dessinait de station en station, plus visible. C’était vraiment un spectacle attendrissant que ces lézards poitrinaires, se traînant d’un air macabre et n’ayant plus la force d’allonger leur langue gluante vers les mouches que nous allions leur chercher à la cuisine du navire. Ils moururent à quelques jours l’un de l’autre ; et la bleue Méditerranée fut leur tombeau.

Des caméléons aux lézards, la transition est facile. Notre plus jeune fille reçut en cadeau un lézard pris à Fontainebleau, qui s’attacha fort à elle. Jacques était du plus beau vert Véronèse qu’on puisse imaginer ; il avait l’œil vif, les écailles imbriquées avec une régularité parfaite, et des mouvements d’une agilité sans pareille. Jamais il ne quittait sa maîtresse et il se tenait habituellement caché dans une torsade de cheveux près de son peigne. Niché ainsi, il allait avec elle au spectacle, à la promenade, en soirée, ne trahissant jamais sa présence. Seulement quand la jeune fille jouait du piano il quittait son poste, lui descendait sur les épaules, s’avançait le long des bras, plutôt vers la main droite qui fait le chant que vers la main gauche qui fait l’accompagnement, témoignant ainsi de sa préférence pour la mélodie au détriment de l’harmonie.

Jacques habitait une boîte de verre garnie de mousse, qui avait autrefois contenu des cigares russes de la maison Eliseïeph. Le mur de sa vie privée était donc bien transparent. Sa nourriture consistait en gouttes de lait qu’il venait lécher au bout du doigt de sa maîtresse. Il se laissa mourir de faim et de chagrin, pendant une absence de la jeune fille, qui n’avait osé l’emporter en voyage, vu la rigueur de la saison.

Le moineau Babylas ne fit que passer. Un coup de griffe sous l’aile termina son destin, et il eut pour cercueil une boîte à domino.

Reste à décrire Margot la pie, commère spirituelle et bavarde, digne de manger du fromage blanc dans une cage d’osier, à la fenêtre d’un concierge. Nous eûmes beau lui donner des répétiteurs pour les langues mortes, on ne put jamais lui faire prononcer correctement le bonjour latin des pies pompéiennes. Elle ne disait pas Ave, mais elle disait autre chose. C’était un oiseau facétieux et bouffon qui jouait à cache-cache avec les enfants, dansait la pyrrhique, attaquait résolument les chats, et courait après eux pour leur pincer la queue par derrière, malice dont elle semblait rire aux éclats. Elle était voleuse comme la Gazza ladra elle-même, et capable de faire pendre dix servantes de Palaiseau sur de faux soupçons. En un clin d’œil elle dévalisait une table de fourchettes, de cuillères, de couteaux. Elle prenait l’argent, les ciseaux, les dés, tout ce qui brillait, et, partant d’un vol brusque, elle portait cela à sa cachette. Comme on connaissait l’endroit où elle allait déposer ses vols, on la laissait faire ; mais un jour elle fut tuée par des domestiques d’une maison voisine, qui l’accusèrent d’avoir volé « une paire de draps toute neuve. » — Cela ressemblait un peu au petit chat du Moyen de parvenir, qui avait mangé les quatre livres de beurre, et qui pesait trois quarterons. Les maîtres n’en crurent pas un mot et mirent ces drôles à la porte ; mais dame Margot n’en eut pas moins le col tordu. Elle fut regrettée de tout le voisinage, qu’elle égayait de sa bonne humeur et de ses lazzis.