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Ménandre - la comedie de moeurs en Grèce

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Ménandre - la comedie de moeurs en Grèce
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 1227-1264).
MENANDRE




LA COMEDIE DE MOEURS EN GRECE.
I. Essai historique et littéraire sur la comédie de Ménandre, par M. Benoît. — II. Ménandre, étude historique et littéraire sur la Comédie et la Société grecques, par M. Guillaume Guizot.





Depuis que la littérature a été considérée, d’après une définition célèbre, comme l’expression de la société, une veine nouvelle, et qui ne sera pis épuisée de longtemps, s’est ouverte aux études historiques. La littérature, pour les nations qui en ont une, — et celles-là sont assurément les plus importantes à connaître, — est devenue, non plus seulement un monument de leur génie, mais un document essentiel sur leur vie et sur leurs progrès. On s’est donc attaché, dans les études littéraires de notre temps, à replacer toujours les écrivains dans le milieu qui les avait formés, et qu’ils avaient à leur tour contribué à modifier par leur influence individuelle. Il a fallu définir ce qu’ils avaient reçu et ce qu’ils avaient donné ; l’histoire littéraire entrait ainsi dans l’histoire sociale comme partie intégrante, et aujourd’hui, si on les séparait, l’une et l’autre devraient nous paraître incomplètes, elles ne suffiraient plus aux exigences de notre esprit. Une première conséquence de cette signification attribuée à la littérature, c’est que l’histoire littéraire a eu aussi, comme l’histoire des événemens publics, sa suite et son développement continu ; les penseurs, les poètes, les artistes, ne sont plus, comme on les considérait autrefois, des hommes isolés dans la chaîne des temps ; ils se tiennent entre eux et dérivent les uns des autres comme les événemens dont, par leurs idées, ils expriment les causes les plus profondes. Non-seulement le fond, mais la forme même de leurs œuvres, déterminée par ces idées, participe à cette suite et à ce développement. L’art n’est plus un phénomène à part, il est un des élémens essentiels de l’histoire, qu’à chacune de ses phases il explique à sa manière. Ainsi la littérature n’exprime pas seulement la société à un moment donné ; elle en suit les transitions et les transformations, qu’elle manifeste lors même qu’elle voudrait leur faire obstacle.

Une autre conséquence, c’est que, dans nos vues modernes, les mœurs et l’esprit des nations étant devenus la chose essentielle et pour ainsi dire le point central de l’histoire, la littérature, qui en est le témoignage le plus direct et le plus clair, devient aussi le centre de l’histoire sociale, et tend à en occuper la principale partie. En effet, quoique l’ancien système historique, qui s’étend longuement sur les événemens extérieurs, les guerres, les révolutions et les habiletés politiques, n’ait pas cessé de prévaloir et de disputer le terrain à l’histoire des idées, il est visible néanmoins qu’il accorde déjà à celles-ci une place infiniment plus grande qu’autrefois. D’ailleurs, plus le cercle de l’histoire s’étendra, plus il deviendra indispensable, pour ne pas accabler la mémoire, d’en élaguer les choses les moins nécessaires, qui tomberont ainsi dans les spécialités de l’érudition. Alors l’histoire des idées, des croyances et des mœurs, jugée avec raison la chose essentielle, s’emparera d’un espace relativement plus vaste ; l’histoire de la littérature, prise dans son sens le plus étendu, deviendra peu à peu l’histoire même, et peut-être le temps n’est-il pas éloigné où nous la verrons traiter tout entière de ce point de vue pour les époques où cela est possible, méthode qui ne serait ni la moins agréable, ni la moins instructive.

Une troisième conséquence que nous avons à remarquer, et qui nous amène directement à notre sujet, c’est que, dans cette promotion de la littérature en dignité et en importance, tous les genres qui la composent, même ceux qui paraissaient frivoles, deviennent, comme documens historiques, aussi dignes, plus dignes quelquefois d’attention et d’étude que les moulinions les plus graves et les renseignemens les plus directs. La comédie, entre autres, pourra être appelée en témoignage au même titre que les plus sérieuses dépositions de l’histoire proprement dite, et Aristophane nous apprendra sur la démocratie athénienne plus de ces choses capitales — qui décident de tout dans une société parce qu’elles en sont le fonds même — que Thucydide ou Xénophon. Cela ne trouble en rien la hiérarchie des genres ; chacun d’eux reste à la place qui lui est assignée par la nature et l’élévation des idées qu’il exprime, des sentimens qu’il fait naître. Comme œuvre d’art, la comédie n’aspirera point au rang de l’épopée ou du drame tragique ; mais, comme image de la vie contemporaine et comme révélation sur ces causes morales qui sont tout parce qu’elles sont partout et agissent sans cesse, la comédie devra peut-être prendre le pas sur les autres genres littéraires, ou tout au moins sur les autres genres poétiques. L’épopée et la tragédie, par leur supériorité même, dominent l’époque qui les voit naître plutôt qu’elles n’en sont dominées ; quoiqu’elles soient en une certaine harmonie avec l’esprit du temps, qui sans cela ne les accepterait pas, néanmoins, par leur nature religieuse ou nationale, elles empruntent plus volontiers au passé et à la tradition qu’à l’esprit des contemporains. La comédie au contraire est commandée par les réalités du temps présent, elle emprunte tout à la société ; le poète met son auditoire même sur la scène, et, soit qu’il attaque, comme Aristophane, les choses générales de la religion et de la politique, soit que, comme Ménandre, il copie les détails caractéristiques de la vie civile et fixe les idées courantes du monde qui l’entoure, il fait le journal même de son époque et nous transmet ce qu’elle contient de plus universel et de plus instructif, — l’esprit et les mœurs communes montrées sous tous leurs aspects, fit si l’on peut, comme chez les Grecs, suivre le progrès de l’art comique parallèlement à celui de la société même ; si on le voit, pendant toute la durée d’une nation, réfléchir l’esprit des changemens et des révolutions qu’elle subit. On ne pourra s’empêcher d’admettre qu’il est, par ses produits, un élément historique indispensable à étudier, non-seulement pour la peinture exacte d’une époque donnée, mais aussi pour l’explication plus générale de la destinée que cette nation a remplie dans le monde.

Les anciens ne pouvaient eux-mêmes expliquer à ce point de vue les innombrables productions de l’esprit qui naissaient autour d’eux, précisément parce qu’ils en étaient les contemporains. Aussi longtemps qu’une société vit, elle ne peut se juger elle-même, elle ne peut rendre compte ni du but final de ses travaux, ni de leurs résultats définitifs, ni même de l’impulsion providentielle qui dès l’origine les a dirigés dans une certaine voie. Comme nous donc, les anciens marchaient emportés par un courant de vie mystérieuse dont ils ne pouvaient reconnaître ni l’étendue, ni la direction, et encore moins le point d’arrivée ; ils allaient en tâtonnant dans une douteuse lumière, voyant à peine, du côté de l’avenir, ce qu’ils touchaient déjà et se heurtant sans cesse d’un excès à un excès contraire, mais en définitive restant toujours dans le même chemin, comme nous le voyons si bien aujourd’hui quand nous contemplons l’admirable unité de mouvement qui faisait tendre à une fin principale toutes les forces de leur intelligence. Sans doute quelques-uns, doués d’un génie éminent, les yeux tournés vers le passé, cherchaient à le comprendre à mesure qu’il se faisait : c’est ainsi qu’Aristote, observant et résumant sans cesse, cherchant la loi de tous les faits qu’il pouvait réunir, créait la science politique et la science littéraire ; mais ceux-là même n’ont pu rien conclure sur leur propre nation, parce que son histoire n’était pas finie, et qu’il leur manquait des données essentielles. Tous les critiques et les grammairiens réunis d’Alexandrie et d’Athènes n’auraient pu deviner où allait aboutir cette civilisation grecque dont les produits les occupaient sans cesse ; ils ne pouvaient donc assigner leur valeur réelle à chacun de ces moyens d’action, à chacune de ces applications de l’esprit, à chacun de ces genres littéraires qui travaillaient de concert à une œuvre inconnue. Il faut, — on l’a dit avec raison, — être hors du tableau pour en juger l’ensemble ; or c’est l’ensemble qui donne à chaque partie sa valeur et sa signification, comme l’ensemble des lettres donne le mot, comme l’ensemble des mots donne l’expression d’une pensée. Lors donc qu’on étudie les manifestations de l’esprit d’une nation éteinte, telles que sa littérature ou une portion spéciale de sa littérature, on doit aujourd’hui profiter de la distance où l’on en est pour éclairer chaque détail de la lumière de l’ensemble, pour attribuer à chaque partie sa signification dans le tout et selon le tout. C’est pour cela que la critique nouvelle, telle qu’elle s’est fondée depuis une trentaine d’années, est un progrès qui était nécessaire ; c’est pour cela aussi qu’elle, n’est que commencée, et qu’il lui reste dans l’histoire d’immenses espaces à parcourir.


I

Pour appliquer la critique nouvelle à la comédie grecque, il faut d’abord attacher une attention plus sérieuse qu’on ne fait d’ordinaire au phénomène qui la domine dès son origine : c’est que cette comédie est sortie de la religion, et qu’elle s’est retournée immédiatement contre la religion. Mlle est un amusement attaché aux l’êtes les plus solennelles en l’honneur des dieux, et elle s’amuse tout d’abord des dieux eux-mêmes. Dans le même théâtre où des femmes avortaient d’épouvante en voyant apparaître les déesses Euménides, d’autres divinités figuraient sous les formes les plus bouffonnes, et s’attiraient d’inextinguibles éclats de rire. On les représentait comme des ivrognes obscènes, des gloutons insatiables, des fourbes ou des imbéciles, en présence d’un peuple éminemment religieux, superstitieux, dont la politique était commandée par des oracles, qui faisait des guerres sacrées contre les violateurs des propriétés sacerdotales, et qui, dans toutes ses villes, consacrait des temples magnifiques et les merveilles de tous les arts à la religion. Ces parodies audacieuses étaient préalablement approuvées par l’aréopage, ce protecteur du culte, qui condamnait à mort Socrate et Anaxagore pour avoir nié ou expliqué trop hardiment ces dieux si ridicules et si malmenés par les poètes. Un tel phénomène, si on y réfléchit, reste inexplicable tant qu’on l’examine isolément. On recourrait vainement à l’inconséquence populaire pour s’en rendre compte ; une telle inconséquence serait trop grosse pour un peuple ingénieux, qui s’y serait livré pendant plusieurs siècles, sous des régimes très différées, en Sicile aussi bien que dans la péninsule, pendant les guerres et les révolutions qui ramènent aux pensées graves aussi bien que pendant le relâchement de la paix. Il y a autre chose là dedans qu’une inconséquence et une bizarrerie. Qu’y a-t-il donc ? Un travail double de la pensée, un sentiment instinctif, d’abord obscur et vague, plus clair ensuite, qui, parmi les mythes divers qui accablent la croyance, cherche à introduire une distinction, et à discerner ce qui a un sens moral de ce qui n’en a pas ou n’en a plus : premier germe de critique religieuse qui se manifeste par l’instinct public et par la hardiesse privilégiée des poètes avant de devenir l’effort persévérant et le travail fécond de la philosophie. C’est par là que la comédie grecque, dès son apparition, et même dans les élémens antérieurs qui la préparaient, prend une signification, et que le choix, en apparence inexplicable, de ses sujets et de ses personnages s’explique parfaitement : elle n’est autre chose que la révélation, sous une forme spéciale et populaire, d’un esprit qui était déjà dans la nation, et qui ne devait plus l’abandonner jusqu’à ce que toute cette mythologie fût détruite. C’est comme critique religieuse à son point de départ que la comédie s’associe dès lors, par une inspiration commune, à toutes les manifestations du même esprit, dans la philosophie, dans l’art et dans l’histoire, et qu’elle marche du même pas, et en passant par les mêmes stations, avec ces grandes forces de l’intelligence que la Grèce devait créer, et qui lui ont fait une place si exceptionnelle dans l’histoire de la civilisation européenne.

Cette double pensée de foi et de critique ressort de toute la tradition grecque, surtout si on l’interroge de préférence dans les grandes œuvres des premières époques, et c’est après s’être produite d’abord vaguement dans le peuple qu’elle est passée et s’est fixée ensuite dans la poésie. En effet, quoique les peuples se livrassent avec fureur à de certains cultes corrompus, il est évident que ceux-là n’étaient pas respectés à l’égal d’autres cultes plus purs dans leur tendance morale. Ceux qui expriment immédiatement les principes fondamentaux de la croyance nécessaire et universelle des hommes restent longtemps à l’abri de toute atteinte, et l’on pourrait dire qu’en réalité ils constituent seuls la religion avouée et incontestée, le reste étant livré à l’arbitraire des légendes et des poésies. Ainsi, dans cette catégorie véritablement religieuse et respectée, nous voyons en première ligne les représentations des mystères qui se rattachaient à des doctrines morales très élevées. Jupiter, lorsqu’il pèse les destinées des hommes ou fait trembler le monde par le froncement de ses sourcils, n’est déjà plus qu’un symbole sublime de la providence et de la toute-puissance divines. Il y a même des types de divinités qui ont été conçus tellement purs, et en si belle harmonie avec les vérités morales les plus profondes, qu’ils ne prêtent à la critique d’aucun côté, et qu’on ne les attaquera jamais. Telle est Minerve, la vierge divine, sagesse, force, inspiration, virginité, image de la vie spirituelle dégagée de l’instinct animal, et supérieure à la matière, sortie tout armée de la pensée du dieu suprême ; conception admirable dans tous ses détails, et dont Fénelon a fait pour ainsi dire une divinité chrétienne sans avoir rien à y changer. Toujours chaste, Minerve idéalisait cette vertu première du foyer domestique, dont les peuples anciens, même les plus corrompus, ne cessèrent jamais de consacrer les images, et dont les Romains avaient fait une institution sacerdotale. Elle était ainsi, dans son Parthénon, la personnification du principe le plus pur de l’éducation et de la famille, en même temps que de la souveraineté de l’esprit sur les appétits sensuels. Ajoutez à ces mythes principaux certaines légendes, des histoires miraculeuses, dont l’origine est ignorée, mais qui, favorisant la pratique de certaines vertus, étaient admises comme croyances pieuses. D’après Homère par exemple, les dieux prennent quelquefois les figures de pauvres ou d’exilés qui vont demander l’hospitalité aux hommes, pour mettre leur charité à l’épreuve et faire de grands exemples. C’étaient ces choses-là qui étaient constamment enseignées avec vénération ; ce sont les mythes de cette nature, et tous ceux qui peuvent être ramenés à des significations analogues, qui sont le fonds sérieux, et en un certain sens dogmatique, de la religion des anciens. Quiconque a lu et senti Homère n’en saurait douter. C’est à ce point de vue que les poètes, les historiens, les orateurs surtout, qui avaient besoin de parler au sentiment populaire, sont profondément religieux. Pourquoi ? Parce qu’au fond de tout cela il y a les vérités sociales, universelles, et qu’à travers les symboles, les récits, les embellissemens de l’hymne, on y sent un appui solide, un substratum posé dans la profondeur de la foi humaine. C’est aussi par ce côté que l’on attaque les philosophes. Si Eschyle est accusé, ce n’est pas à cause des invectives de Prométhée contre Jupiter, c’est pour avoir, en divulguant les mystères, remué la base cachée de l’autorité religieuse. Si Euripide a lieu de craindre, ce n’est pas pour avoir altéré et confondu les légendes, mais parce qu’il ose étaler sérieusement des maximes qui semblent nier la Divinité même. Et lorsqu’on fit mourir Socrate, ce fut sous prétexte qu’il corrompait la jeunesse, en confondant toutes les idées du juste et du bien.

C’était donc par le côté moral et social que devant le peuple on attaquait les sceptiques ; mais quand le principe interne de la religion n’y était pas intéressé, on ne voit pas que les dieux aient été protégés contre la discussion ou la caricature. On pouvait traiter avec aussi peu de cérémonie que des hommes ceux à qui la légende attribuait des vices et des passions humaines. Il en est plusieurs en effet qui semblent prédestinés, par la nature même du rôle qu’on leur avait attribué, à offrir le premier point d’attaque, et à laisser par leur chute la première brèche, ouverte dans le système général du polythéisme. Ainsi Vulcain, l’industrieux forgeron, qu’un travail purement mécanique a rabaissé vers les conditions grossières et ignorantes de la société humaine ; Vénus, l’épouse infidèle et la patrone des amours illicites ; Mercure, que son métier d’intermédiaire expose à bien des vilenies, et qui a dans ses attributions les tromperies du commerce ; Bacchus, qui pour son malheur avait inventé la vigne ; Hercule, le type de la force physique, grand pourfendeur de monstres, mais en même temps grand mangeur ; tous ces dieux, par leurs passions sensuelles, vulgaires, anarchiques, étaient tombés des régions célestes de la vérité et de la loi morale. Parmi les divinités supérieures elles-mêmes, plusieurs avaient un double rôle ; des légendes particulières leur avaient supposé des aventures qui les rapprochaient aussi des misères et des corruptions humaines. Considérés dans ces circonstances, ces dieux perdaient leur prestige divin, ils devenaient autres qu’eux-mêmes, et on en parlait alors d’un autre ton. C’est ce qui explique pourquoi il y a dans Homère deux sentimens, et pour ainsi dire deux styles, quand il s’agit des dieux, suivant qu’ils sont représentés dans l’exercice de leur gouvernement divin, comme des personnifications de la loi suprême, ou qu’ils n’agissent que comme les personnages d’une légende arbitraire et accréditée.

Or cette différence essentielle entre les deux caractères moraux qui ressortaient des légendes sur les dieux pouvait-elle n’être pas sentie ? N’y avait-il pas pour la conscience humaine quelque chose de trop pénible à se perdre dans cette confusion des idées morales, et à ne trouver que ténèbres dans la tradition même de la Divinité, qui devait être sa lumière ? Il y a dans l’humanité, si enveloppée d’erreurs qu’elle puisse être à certaines époques, des principes, des croyances, une éducation première qui ne la quittent jamais, et sans lesquels elle n’existerait pas. Il y a aussi un besoin intime, second privilège de notre nature, de voir clair dans ces principes et de les débrouiller du chaos d’erreurs que le temps dans sa marche entasse autour de nous. Nous voulons, par cet instinct de vie spirituelle, séparer le vrai du faux, le bien du mal ; alors même que nos passions mêlent l’un et l’autre, notre esprit veut les distinguer ; opération d’abord obscure, faible et décousue, mais qui finit par se comprendre elle-même et par se préciser dans la volonté. Avant donc d’être formulé par la philosophie, avant même d’être mis en scène par les poètes, ce sentiment vague de critique, cette distinction qui cherche à se faire jour, ont déjà trouvé une expression pour ainsi dire pratique dans le peuple. Le peuple, avant de savoir dire ce qu’il pense d’une chose, l’exprime déjà par la manière dont il se comporte devant la chose ; devant les mythes qui s’accordent avec son sens moral, il s’incline ; il rit et badine avec les autres. Telle est l’origine de ces nombreuses légendes en sens contraire dont le peuple fut le véritable inventeur, et que la poésie recueillit et développa ensuite. Le rire populaire ne tombe pas indifféremment sur tous les objets, quoi qu’en dise à ce sujet Guillaume Schlegel ; il ne se serait pas attaqué dans Athènes à la vierge du Parthénon ni aux os de Thésée ; donc il distingue, donc il a un sens et procède d’un jugement intérieur plus ou moins clair. Or qui ne voit ici l’action latente de la philosophie même, quoiqu’elle ne soit pas encore née ? Donner aux mythes de la tradition une valeur ou leur en refuser une, suivant qu’ils s’accordent ou non avec la vérité morale ou métaphysique, c’est déjà les distinguer de cette vérité, c’est déjà les subordonner à cette vérité ; c’est commencer un travail qui finira par les en détacher tout à fait et les faire abandonner comme un vêtement inutile. N’était-ce pas là le travail même de la philosophie grecque ? Platon a-t-il fait autre chose ? La philosophie n’a inventé aucun principe moral, elle les a tous trouvés dans la vie des hommes et dans la sagesse des nations ; elle les a seulement éclaircis, développés, systématisés par des méthodes d’ailleurs fort imparfaites et fort contestées ; mais ce qu’elle a accompli avec succès, c’est la séparation du mythe d’avec le dogme moral et métaphysique. Platon se sert des mythes, il en crée même de nouveaux, mais toujours en les subordonnant à la vérité morale et métaphysique trouvée ailleurs. Il se trompait en essayant par-là d’épurer un culte trop profondément altéré ; toujours est-il qu’après lui la mythologie ne restait plus qu’une lettre morte, et ce principe demeurait acquis, qu’une chose n’est pas juste parce que l’oracle l’a dite, mais que l’oracle l’a dite parce qu’elle est juste. L’idée du peuple et l’idée du philosophe ne sont donc ici qu’une même idée ; le premier l’a conçue dans sa conscience irréfléchie au contact des circonstances ; l’autre l’appellera au jour et l’accouchera en quelque sorte, comme faisait Socrate. Le peuple y allait d’autant plus hardiment qu’il ne prévoyait pas les suites ; plus tard il s’arrêtera non moins effrayé que surpris, quand les philosophes viendront lui apprendre ce que lui-même a pensé le premier. Ainsi procède l’esprit humain en toutes choses : un esprit le pousse, et il est déjà bien loin quand il s’aperçoit du chemin qu’il a fait.

Mais ce n’est pas la philosophie raisonneuse qui sera la première interprète de ce jugement instinctif du sens commun des peuples. Elle n’existe pas encore ; sa langue abstraite n’est pas encore formée ; il faut auparavant donner un corps à la pensée publique, en la traduisant en images vivantes et bien caractérisées. C’est la poésie qui sera la première philosophie critique ; ce sera surtout l’épopée, qui n’est d’ailleurs que la tradition elle-même, mais remaniée par la main du génie. Or celui-ci ne manque pas d’y mettre son empreinte, son idée propre, et déjà par conséquent une sorte d’interprétation. Cela se voit au plus haut degré dans Homère. Nous avons dit que dans Homère il y a, lorsqu’il s’agit des dieux, deux sentimens et en quelque sorte deux styles. On connaît assez, on a assez souvent fait ressortir la grandeur et la beauté des images qu’il emploie, lorsque les dieux sont en scène dans leurs fonctions divines, comme incarnations du dogme et de la loi morale, comme providence qui veille, qui aide et qui punit : c’est le grand drame, c’est la religion homérique ; mais hors de là, lorsqu’il ne s’agit plus que de leurs légendes arbitraires, lorsqu’ils vivent entre eux dans l’Olympe, se querellent, se trompent, lorsqu’enfin ils sont découronnés de l’idée divine telle que la conscience humaine la reconnaît, alors il suffit de lire sans prévention pour sentir l’ironie, contenue sans doute, mais bien assez expressive, du grand poète. Alors la familiarité, presque la supériorité respire dans sa parole ; il n’adore plus, il sourit, il se contient et il juge. C’est ce qu’on peut appeler la comédie homérique ; toutes les conditions de la haute comédie s’y trouvent si bien, que si, dans les scènes de ce caractère, on remplaçait seulement les dieux par des personnages humains, en modifiant les circonstances accessoires et en laissant le fond, le dialogue et le style, on pourrait les transporter sur le théâtre comique, ou mieux encore en faire quelque chose comme l’Amphitryon. Ainsi l’idée critique se révèle déjà dans Homère, et elle s’y révèle par la comédie des dieux. Ajoutons cependant que la comédie humaine y germe aussi ; mais elle n’y a pour personnages que deux misérables, — l’un, Thersite, le démagogue envieux, lâche et bavard ; l’autre, Irus, le mendiant flatteur des riches qui le nourrissent et insulteur des autres pauvres ses pareils, qui font concurrence à sa mendicité. C’est là une chose à remarquer, le poète aristocratique ne montre l’élément comique que dans ces deux sortes de personnages, les dieux en tant que charnels et vicieux, la populace abrutie et rebelle. Telle sera la double base de plus d’une pièce d’Aristophane.

Quand le cycle épique fut fermé, l’art dramatique fit son apparition. L’épopée avait tout embrassé : c’était une peinture à grandes lignes qui avait retracé une longue histoire, et n’avait pu indiquer que les idées principales qui en ressortaient ; mais, puisque tous les arts prennent leur vie dans celle de la société même, aussi longtemps que celle-ci avance, ils doivent avancer aussi. Cette force interne les pousse à la maturité, à la plénitude que leur nature comporte, et jusqu’à ce que l’esprit et le goût général qui les a fait naître et les a nourris soient épuisés, il faut que chacun d’eux se développe et émette tout ce qu’il contient. Le drame n’arrivait qu’à la condition d’entrer plus avant dans les choses, comme l’esprit national y entrait lui-même. Il devait embrasser moins et montrer plus à fond ce qui était renfermé dans son sujet. En outre, comme il rassemblait la foule autour de lui pour l’émouvoir par le spectacle d’un seul événement et dans un temps fort limité, il fallait, pour y réussir, que l’impression fût forte, et par conséquent qu’elle fût une : de là la nécessité de séparer l’élément sérieux de l’élément comique. Il y eut donc deux drames, — la tragédie et la comédie. Ainsi les deux idées, l’une religieuse, l’autre critique, d’abord faiblement distinguées par le sentiment populaire, puis posées ensemble dans l’épopée, s’isolaient définitivement, prenaient pour ainsi dire deux corps séparés, et formaient deux genres qui allaient vivre et s’organiser à part. L’une cherchait à exciter l’admiration par la représentation du grand, du beau, du divin ; l’autre mettait son succès dans le rire, ce phénomène si singulier de la nature humaine qui se produit à la vue du difforme, du mesquin, de tout ce qui nous rabaisse. La tragédie prit son grand moyen dans la mort ; c’est en effet une chose générale, et pourtant peu ou point mentionnée dans les théories dramatiques, que la mort est toujours en perspective dans la tragédie : ce fait ne souffre aucune exception dans aucun théâtre. En même temps, la tragédie choisit ses événemens et ses personnages dans les hauteurs de la société : elle met en scène des rois, des chefs de république ou des pouvoirs quelconques qui influent sur l’existence de tous, qui sont les soutiens ou les agresseurs de la loi, qui agissent enfin dans les régions supérieures du juste et de l’injuste, et aux sources mêmes de la vie sociale. Le choix des personnages se lie étroitement ici au choix du moyen dramatique ; tous deux veulent dire que la tragédie a pour domaine les vérités essentielles et l’effort que l’homme fait pour s’y élever, en refoulant ses passions, en surmontant même ses instincts naturels. Telle est l’idée de la tragédie, à la prendre du moins dans les trois ou quatre grands fondateurs qui en ont fait entrevoir l’idéal. Quant à la comédie, elle repose sur de tout autres bases ; son sujet essentiel, c’est la vie inférieure, circonscrite, dépouillée de toutes ces grandes idées générales qui se rattachent au problème de la mort. La vie ainsi couchée à terre se remplit aussitôt d’une foule de petitesses, de sottises, de vices ; elle devient une arène pour l’égoïsme, l’intrigue, la cupidité, l’hypocrisie ; elle est misérablement tourmentée, inconsistante, triste et risible tout à la fois. Si à son origine la comédie s’attaqua aux dieux et aux hommes politiques, ce fut pour les ravaler à ce niveau infime de l’humanité. En un mot, elle est la critique du faux et de l’humain, comme la tragédie est l’exaltation du vrai et du religieux. Ces deux nouveaux genres, qui se formaient dans la poésie nationale, n’étaient, on le voit, que les deux mêmes termes de la pensée de la nation ; mais, en se séparant, ils se développaient bien mieux, et sous cette forme nouvelle, en contact immédiat avec le peuple dont ils étaient sortis, ils arrivaient à une expression plus nette, ils allaient plus rapidement à leurs conséquences.

La petite pièce satyrique qui accompagnait la tragédie dans les fêtes de Bacchus fut la première forme théâtrale dont se revêtit l’esprit ou plutôt le sentiment comique. La tradition fournissait les chœurs des satyres, ce n’étaient que de gaies mascarades populaires qui faisaient à la campagne le divertissement de la fête ; mais quand le grand drame apparut, les poètes firent du divertissement satyrique un petit drame, et ils lièrent les deux drames l’un à l’autre de telle manière, que celui-ci devint généralement la parodie de l’autre. Sans doute l’esprit des spectateurs ne se serait pas senti satisfait par la manifestation d’un seul élément de sa pensée ; il voulait se voir exprimé en entier ; la fête eût été boiteuse, il fallait rétablir l’équilibre. On fit donc figurer les satyres, demi-dieux tenant de la bête, excellens pour exprimer les tendances animales de la nature grossière. La scène n’offrait plus, comme pour la tragédie, des temples, des autels, des palais, grands symboles de la religion, de la loi, des parties hautes de l’humanité : elle représentait les bois, les montagnes, les vallées inconnues, afin que tout respirât la nature brute. Là le poète amenait les dieux : les demi-dieux ; ceux-ci se débattaient ridiculement contre les tracasseries des satyres, se mêlaient à leurs jeux, en étaient secourus dans leurs dangers ; mais les satyres étaient intéressans par une certaine niaiserie gracieuse, les dieux jouaient en tout les rôles les plus ignobles ; ils étaient les acteurs obscènes de ce qu’on n’aurait pas souffert dans les personnages humains. S’il se trouvait un homme, un héros dans ces folles pièces, il se montrait plus grand que les dieux, sans doute pour mieux faire saillir le sens de ces parodies : c’est ce qu’on voit dans le Cyclope d’Euripide, la seule pièce de ce genre qui nous soit restée. Ulysse, qui y figure, y conserve seul le génie élevé que lui a donné Homère, et « malgré la contagion de tant de bouffonnerie, dit M. Patin, il ne cesse pas, cela est remarquable, de parler en héros tragique. »

Il importe peu de savoir si l’ancienne comédie fut ou non d’abord une imitation ou un développement du drame satyrique ; ce qui est clair, c’est qu’elle s’inspira du même esprit. Epicharme, qui en fut peut-être le premier créateur, emprunta tous ses sujets à la mythologie. Se débarrassant des petits satyres trop naïfs, et qu’on ne pouvait sans doute pas trop maltraiter à cause de leur gentillesse, il trouva une manière plus caustique de jouer les dieux en exagérant les figures doucement moqueuses d’Homère et en tirant de l’Olympe une série de caricatures bourgeoises. Cela équivalait à nier les dieux mythologiques ou à les absorber dans le sein de la nature, et cette conclusion n’avait pas échappé à l’attention publique. « Epicharme, dit un personnage de Ménandre, prétend que les dieux ne sont que le vent, l’eau, la terre, le soleil, le feu, les astres ; moi, j’ai toujours soupçonné que les vrais bons dieux pour nous sont l’or et l’argent. Dès qu’une fois tu auras installé ceux-là dans ta maison, demande tout ce que tu voudras : tu obtiendras tout, propriétés aux champs, biens à la ville, domestiques, argenterie, de bons amis, des juges partiaux, des témoins prêts à jurer pour loi. Paie seulement, et les dieux mêmes se mettront à ton service. » Tel était déjà l’effet de la comédie, tels étaient ses inconvéniens ; mais quoi ! les voies de l’esprit humain sont escarpées et pleines de précipices, et cependant il faut marcher. La comédie n’était, dès sa naissance, qu’une des voix qui parlaient au peuple ; Empédocle, contemporain d’Epicharme, disait les mêmes choses par la philosophie, expliquait les dieux par la nature, faisait de Junon la terre, de Pluton l’air, et ainsi de suite : ébauches de systèmes dont il ne devait rien rester, mais qui fondaient la méthode scientifique, et commençaient du moins par balayer l’obstacle de la mythologie, qui obstruait tous les chemins.

L’ancienne comédie suivit longtemps les traces d’Épicharme, et quoique, par la suite, l’homme, qui n’y figurait d’abord que d’une manière accessoire, y prit une place de plus en plus grande, néanmoins la mythologie y dominait le plus souvent. Il n’y a pas une pièce d’Aristophane où la critique religieuse ne soit pour quelque chose. Même dans celles dont le sujet est purement politique, il y a des traits, des plaisanteries, des scènes entières qui s’attaquent aux dieux. Les oracles, si puissans encore, y sont traités de fourberies à l’usage des intrigans ; le poète en fabrique de sa façon ; il en parodie l’obscurité solennelle et l’ambiguïté adroite ; il les met au service de ce qu’il y a de plus vil et de plus ignare dans le peuple. Mercure, Bacchus, Hercule, Neptune, Jupiter même, habitans de l’Olympe grands et petits, sont montrés avec persistance sous des caractères vulgaires, intéressés, méprisables, au-dessous de l’humanité la plus décime. Mais c’est surtout dans les Oiseaux qu’on peut mesurer l’audace de ces agressions. Nous avons ici même, dans une étude sur Aristophane[1], expliqué assez longuement cette pièce, à laquelle les commentateurs avaient toujours cherché bien loin des interprétations obscures, insoutenables, incohérentes. Rien de plus facile pourtant que de lui donner un sens ; il suffisait de le chercher dans le sens général de la littérature grecque. Aucune des pièces d’Aristophane n’a plus d’unité que celle-là. D’autres n’offrent que des tableaux sans suite, à peine rattachés entre eux ; celle-ci marche à son but depuis les premiers mots jusqu’à la fin. De quoi s’agit-il en effet ? De créer une cité nouvelle, exempte des sottises et des embarras des cités existantes, une espèce d’utopie comme celles des philosophes, mais beaucoup plus gaie. Pisthétère, las du bruit et des abus d’Athènes, s’en va dans le pays des oiseaux et leur conseille de bâtir une ville dans l’air, sur un nouveau modèle religieux et politique. Il leur persuade que par ce moyen ils seront débarrassés des dieux mêmes et en prendront la place. Voilà le sujet bien indiqué ; une théogonie faite exprès, et qui parodie plaisamment celle d’Hésiode, l’explique encore plus clairement dans un hymne admirable d’ironie et de lyrisme. Quand la cité est bâtie, tous les abus d’Athènes viennent en procession pour s’y faire recevoir : ce sont des poètes avec d’emphatiques dithyrambes, des prêtres qui veulent consacrer la ville, des devins qui offrent des oracles, des sycophantes, des inspecteurs, des législateurs. Pisthétère les met tous à la porte ; mais les dieux ? Les dieux sont vaincus, l’Olympe est pris par la famine. Ne vivent-ils pas en effet de la fumée des sacrifices ? Or cette fumée est interceptée par la cité des oiseaux, qui remplit l’atmosphère et coupe le passage. C’est Prométhée, l’antique ennemi de Jupiter, qui, s’étant adroitement échappé du ciel, vient apprendre aux oiseaux cette bonne nouvelle. Les dieux de Thrace, nouvellement reçus dans l’Olympe et grands mangeurs comme des barbares qu’ils sont, ont été les premiers à s’ameuter contre Jupiter ; ils ont faim. Tenez bon, dit Prométhée, il faudra bien que les dieux se rendent à discrétion ; faites-leur des conditions dures ; exigez que Jupiter abdique, qu’il remette sa foudre à Pisthétère, votre libérateur, et qu’il lui donne en mariage Basileia (la souveraineté divine). On le voit, c’est, sous une autre forme l’ancien mythe même de Prométhée, qui avait ravi le feu au ciel pour le communiquer aux hommes et pour émanciper ceux-ci par la science. Effectivement tout finit par un chant d’hyménée en l’honneur de Pisthétère, l’homme qui vient d’arracher aux dieux leur souveraineté, et qui épouse Basiléia. Est-ce là une pure folie ? est-ce là une comédie sans objet ? y a-t-il rien de plus clair ? On peut être perplexe sur la question de savoir comment les Athéniens, comment l’aréopage ont pu souffrir une pareille allégorie ; peut-être ne comprenons-nous pas encore assez bien l’esprit des diverses classes intellectuelles à Athènes, quelles influences déterminaient les dispositions du jour et favorisaient la tolérance ; mais ce qui ne saurait être douteux, c’est la signification de la comédie des Oiseaux, unique en son genre sous tous les rapports, et dont, par exception, toutes les parties font un même tout dans la même idée.

À côté des dieux cependant, l’homme, avons-nous dit, a déjà pris une large place dans la comédie. Ceci est un progrès décisif qui la rapproche de sa dernière et définitive transformation. Toutefois la comédie n’offre pas encore la peinture détaillée de l’homme individuel, dans sa vie privée, au milieu des passions, des erreurs et des travers qui sont de tous les temps et de tous les lieux ; avant d’arriver là, il faut passer par l’homme de la vie publique. C’était une transition logique et nécessaire pour les Grecs : depuis que Périclès avait relâché les freins de la démocratie, et que le résultat d’une grande guerre dépendait des décisions du peuple, la politique était le personnage qu’on rencontrait partout. On voit la comédie s’attaquer d’abord à ce qu’elle trouve tous les jours devant elle, à ce qui bruit et s’agite sur la place publique où l’on vote, sous les portiques où l’on cause et où l’on discute. La comédie devient une tribune. « Dépouillez la comédie de ses chœurs, dit Platon[2], de sa musique, de ses dithyrambes : que reste-t-il du poète comique, sinon un orateur politique qui agite le peuple du haut de son théâtre ? » Pourtant dans cette comédie, en quelque sorte oratoire et de tribune, n’y avait-il pas déjà quelque chose de plus qui se produisait de soi-même, en vertu de cette force intime de l’art qui le conduit à son achèvement et à sa maturité ? Oui, et ce qu’on entrevoit déjà au milieu de ces lignes simples, de ces traits heurtés, ce sont les détails, les nuances : l’homme privé se glisse et se découvre parmi les hommes politiques.

On a dit avec raison qu’Aristophane créait des personnifications plutôt que des caractères ; d’accord, mais ces personnifications sont vivantes, et ont par conséquent quelques traits caractéristiques. Il y a même des personnages qui sont déjà des caractères, et des scènes qui n’auraient pas été déplacées dans la comédie de Ménandre. Nicias et Démosthène, quoique fort chargés encore, sont cependant des figures contrastées ; Chrémyle, enrichi tout à coup, et son ami Blepsidème, qui ne croit pas qu’on s’enrichisse si vite par des moyens honnêtes, donnent une scène de comédie véritable selon la moderne signification du mot. On pourrait indiquer d’autres traces de la transition. Il était impossible qu’il n’en fût pas ainsi ; la forme dramatique, par cela même qu’elle est, contient nécessairement des linéamens de caractères, des traits de réalité. On ne pourrait faire agir ensemble plusieurs personnages, même allégoriques, sans leur imprimer des différences d’esprit ou de volontés qui les distinguent et motivent leurs actions. Il serait donc étonnant qu’il ne fût point échappé à des génies si vifs et si faciles quelques-uns de ces traits plus délicats, de ces esquisses, vraies et poétiques tout à la fois, de la vie ordinaire prise sur le fait, et les spectateurs intelligens ne pouvaient manquer d’applaudir à ces premiers indices dans lesquels ils pressentaient aisément un genre nouveau, plus intéressant pour leur esprit mûri par l’observation. Ces applaudissemens, à leur tour, invitaient à chercher encore des effets semblables, et ainsi la comédie entrait insensiblement dans un nouveau domaine, tandis que l’ancien perdait, par comparaison, quelque chose de son attrait.

Qu’il se présentât alors un homme nouveau, un génie dans la génération naissante : combien devait-il être frappé de tout ce qui lui restait à faire ! Tout un monde de personnages, jusqu’alors murés dans leur vie privée, s’offraient à étaler sur le théâtre leurs secrètes folies, leurs travers, leurs préjugés, leurs calculs égoïstes, leurs inconséquences, leurs déceptions méritées. Déjà peut-être Théophraste était là qui en dépeignait d’avance toute une galerie, notait leurs gestes, leur démarche, leur façon de procéder en raison de leurs professions, de leur fortune, de leur tempérament, de leurs habitudes, de leurs intérêts. Cela devenait une philosophie animée, agissante, incorporée dans tous les originaux, les dupes, les flatteurs, les jeunes gens passionnés, les vieux avares, les superstitieux, les fanfarons, les hypocrites, qui jusqu’alors s’étaient promenés tranquillement sans crainte d’être analysés, et qui allaient voir tout leur être moral exposé à nu devant la foule. La comédie des mœurs privées, voilà ce qui voulait venir, et ce qui perçait déjà çà et là dans Aristophane. Les personnifications voulaient, devenir des personnes ; le « connais-toi toi-même » de la philosophie, cette maxime qui fut comme une illumination soudaine lorsqu’elle fut prononcée pour la première fois dans les écoles grecques, voulait enfin, après avoir accumulé déjà un grand nombre d’observations, les animer aussi à son tour et les propager sous la forme dramatique. Pour cela toutefois, il fallait une révolution qui chassât la politique du théâtre : cette révolution eut lieu sous les trente tyrans, et alors l’espace fut ouvert à ce qu’on appelle la comédie moyenne, qui fut un tâtonnement, et à la comédie nouvelle, qui fut pour la Grèce la perfection du genre.


II

Nous arrivons au siècle de Ménandre ; mais auparavant remarquons encore comment la comédie n’est parvenue à ce point qu’en parfait accord avec tous les autres phénomènes de la vie intellectuelle, dont nous ne la séparons jamais. Ce n’est que par degrés que l’esprit humain atteint aux profondes analyses de lui-même ; son observation tombe d’abord sur les phénomènes plus extérieurs et plus frappans qu’il a trouvés devant lui sans les chercher. La synthèse religieuse enveloppée de mythes, tant d’essais de législation si hardis et si féconds, les délibérations dans les assemblées populaires, l’esprit de gouvernement, avaient longtemps maintenu la pensée publique dans l’ordre des idées générales, qui sont d’ailleurs la force et la gloire d’une civilisation. Platon et Aristote avaient d’abord occupé leur génie de toutes ces grandes choses qui étaient encore autour d’eux, et qui allaient disparaître avec eux ; mais ils avaient laissé dans la science nombre d’idées nouvelles, des ébauches, des indications ; ils avaient laissé la langue, instrument de la pensée, plus riche, plus subtile, plus analytique, grâce à des mots nouveaux ou à des nuances nouvelles données aux mots anciens. Il y avait dans les esprits comme une foule de lueurs errantes qui les sollicitaient à chercher d’autres lumières sur tous les objets. Les plus sages de leurs successeurs, suivant cette pente, abandonnèrent donc les grandes théories métaphysiques et politiques, et limitèrent la philosophie à la recherche du souverain bien, c’est-à-dire à l’ordre moral ; ils cherchèrent le bonheur dans l’emploi raisonnable de nos facultés et dans la direction du libre arbitre. De là des études particulières sur la nature de l’homme ; il fallait décrire ce qui se pusse journellement en nous et entre nous, signaler, par le résultat même et par l’expérience, ce qui est droit et ce qui est dévié, ce qui fait, par la raison, notre vie douce, ou du moins supportable, et ce qui la trouble par notre faute. L’analyse morale était devenue la préoccupation des philosophes et l’aliment des esprits les plus distingués à l’époque où vivait Ménandre, qui se formait au milieu de ces idées. Toutes les autres manifestations de l’intelligence avaient parcouru le même trajet. L’histoire par exemple, mythique à son origine, — puis, avec Hérodote, quoique encore épique dans la forme et un peu crédule, libre cependant, curieuse de faits, sincère et infatigable dans ses investigations, — ensuite politique dans Thucydide et Xénophon, et appuyée sur de grands principes religieux et nationaux, — l’histoire arrivera de plus en plus chargée d’observations particulières et de maximes pratiques jusqu’à Polybe, pour devenir un jour toute biographique et morale dans Plutarque. La tragédie dans Eschyle, grande, simple, mystérieuse comme les colosses de la haute antiquité, se met chez Sophocle à la portée de l’humanité sans pourtant descendre jusqu’à elle ; puis Euripide viendra rabaisser jusqu’à n’être souvent qu’une imitation de la réalité, et jusqu’à effacer la frontière qui la sépare de la comédie. La comédie ne fit qu’accompagnée parallèlement le mouvement commun qui emportait tous les genres d’application de l’esprit. Sortie d’une cause religieuse et rationnelle tout à la fois, elle changea d’objet selon le besoin et l’impulsion du temps, en se développant toujours, passa de l’Olympe à l’Agora, de la religion à la politique, et, chassée de la politique, profita de la répression même pour faire un progrès de plus. Elle aussi devint alors une subtile observatrice du cœur humain, comme sa sœur la philosophie, et se mit à scruter à son tour nos sentimens les plus intimes, les causes les plus profondes des caractères, les détours les plus sinueux des passions.

Cependant, à l’époque où nous arrivons, autant l’esprit était devenu riche, autant les caractères s’étaient appauvris ; or c’est là le grand point dans les choses littéraires aussi bien que dans celles de la société : les grandes pensées sortent du cœur. Malheureusement le cœur humain est trop faible pour se soutenir et rester fort dans l’isolement individuel. Nous sommes les pierres d’un vaste édifice composé de croyances communes et d’affections héréditaires ; chacune n’a de valeur que par sa place dans le tout, et elle se perd dans la poussière, si l’édifice s’écroule. En ébranlant l’édifice religieux de l’antiquité dans ses parties vicieuses, on l’avait renversé en entier ; les symboles les plus conformes à la loi morale, liés aux autres dans un même système désormais irréformable, avaient disparu en même temps et emporté toute foi. Les hommes étaient comme des démolisseurs trop hâtifs, qui, en détruisant leur demeure, n’avaient point songé à s’en élever une autre au même moment ; ils furent, pendant une assez longue période, sans asile contre le doute, et ils errèrent dans leur nuit obscure. C’était une de ces époques où les hommes savent beaucoup et ne croient fortement à rien de ce qu’ils savent. L’état avait péri comme la religion. Le despotisme macédonien avait étouffé toutes les voix austères et les pensées qui tiennent aux intérêts communs ; l’adulation, la volupté et l’érudition minutieuse allaient seules conserver la parole. La philosophie passait à Épicure, car le stoïcisme était trop fort pour trouver beaucoup d’adhérens ; l’éloquence passait à Démétrius de Phalère, car Démosthène était mort sous les coups des nouveaux maîtres. Démétrius inaugura ce nouveau genre d’éloquence que Cicéron appelle asiatique, lequel, n’ayant plus rien de sérieux à traiter, devient une forme vide et un jeu profane, où la pensée se met au service des mots : « celui-là le premier, dit l’orateur romain, assouplit l’éloquence et la rendit molle et efféminée[3]. » Quant à la tragédie, elle restait nécessairement en arrière, car il lui faut l’air pur des idées générales, religieuses et patriotiques, qui fait sortir l’homme de son individualité, en la sacrifiant sans cesse à la loi et au bien public ; il lui faut aussi des spectateurs qui comprennent encore cette théorie du dévouement. L’épicurisme au contraire faisait redescendre l’homme en lui-même, l’y fixait comme à sa place, le faisait son propre but et lui subordonnait la société, à laquelle il ne le rattachait que par son intérêt bien entendu. Il ne prescrivait que de suivre la nature, dont les indications, selon lui, traçaient le doux sentier de la quiétude, sous la lumière d’une raison toujours présente et dégagée d’enthousiasme. Beaucoup d’observation et de science morale dans l’esprit, beaucoup de faiblesse morale dans le cœur, tel était le caractère de cette époque, encore florissante par tout ce qu’elle avait reçu de ses ancêtres, mais en décadence quant à elle-même, parce qu’elle ne s’inspirait plus des mêmes circonstances. C’était la mort de la haute poésie idéale ; mais la comédie pouvait durer encore un peu de temps, comme tableau de ce qui est, et à la condition de représenter cette situation même d’énervement et d’élégante corruption. Ménandre, ami d’Épicure et de Démétrius, était, par son genre de talent, encore à sa place dans ce siècle, où les ordres supérieurs de la pensée n’avaient plus la leur.

N’y avait-il que cela pourtant au temps de Ménandre ? La mort allait-elle être complète et la civilisation s’éteindre dans son propre foyer ? Au contraire, jamais il n’y eut plus de vie naissante qu’à cette époque remarquable entre toutes, où l’Orient et l’Occident commencent à se connaître et à s’étudier. Lorsqu’un état social se dissout, on ne risque jamais rien de chercher dans son détritus le germe de celui qui doit lui succéder ; il est certain qu’il y est : ceci est de foi, et Dieu n’efface que pour écrire. Aussi, à mesure que le système religieux des anciens temps s’éclipsait dans les esprits, une foule de cultes particuliers venaient d’Asie, d’Égypte, ou même naissaient sur place. De nouveaux prêtres thaumaturges, avec des images de Cybèle ou d’Isis, faisaient des miracles et guérissaient les malades par des paroles ; moins il y avait de religion dans les hauts rangs de la société, plus le peuple tombait en proie aux superstitions de toute sorte. Que veut dire cela, sinon que le peuple a besoin d’être en rapport avec Dieu, et qu’il produit à sa façon des cultes spontanés quand on lui enlève le vieux culte héréditaire, comme une terre féconde exposée aux influences du ciel pousse mille rejetons sauvages à la place du vieux tronc qui l’avait longtemps ombragée ? De même dans l’ordre humain, cette mollesse épicurienne, ce calcul ingénieux, quoique faux, qui recommande la vertu comme un plaisir et assujétit le plaisir à la modération, qui commande de prévoir et d’éviter les écueils qui sont en nous-mêmes, d’associer notre vie à celle des autres le plus adroitement possible pour jouir du commerce intellectuel et cordial, qui est la plus délicate comme la plus durable des jouissances, cette philosophie, égoïste au fond, répandait pourtant par là même un sentiment d’indulgence universelle, favorisé par la fusion de toutes les classes, par la faiblesse commune, et par le besoin que chacun pouvait avoir d’autrui. Cette indulgence, naturelle aux Grecs, prenait la couleur d’une véritable philanthropie générale ; au moins elle en donnait l’image. L’amitié, si vantée dans les temps anciens, et employée même comme un ressort militaire et politique dans les constitutions de quelques états, devenait comme une charité répandue sur le genre humain, caritas humani generis. Il y avait deux élémens qui fermentaient sous les ruines de l’ancienne société, le besoin indéfini de religion qui cherchait une forme, et l’amour du genre humain qui s’annonçait, sinon comme une tendance nouvelle, au moins comme un sentiment mieux compris, et qui devenait une maxime et un précepte. Il est évident, par tous les écrits de cette époque, que le vent du christianisme, qui doit bientôt souffler à tous les peuples un même langage et une même affection fraternelle, s’était déjà levé ; mais il fallait encore que la croyance et l’amour se fondissent dans un même symbole, qui pût, par sa forme fixe et populaire, les rendre indépendans des agitations de la philosophie et leur offrir une base durable en présence des nations. En attendant, l’homme avait, dans cet abandon à ses forces isolées, de grandes tristesses, comme nous le voyons par Ménandre lui-même : il étudiait beaucoup, compilait, commentait, proclamait les livres canoniques de sa littérature, dont la première période était close ; mais en remuant ces décombres du passé, il levait souvent les yeux, et regardait à l’horizon si les nouveaux constructeurs n’arrivaient pas encore.

C’est pour rechercher les indices de cette situation que nous voulons jeter un coup d’œil sur ce qui nous reste de Ménandre. On trouvera dans les deux publications de M. Benoit et de M. Guillaume Guizot[4] tout ce qu’on peut savoir et conjecturer sur quelques-unes de ses pièces, sur les sujets qu’il traitait de préférence, les personnages habituels, le plan, l’intrigue, la perfection de cette comédie, l’influence qu’elle a exercée. Nous ne la connaissons que par les trop rares et trop courts fragmens qui nous en restent, et qui n’ont été sauvés que grâce aux citations qu’en faisaient fréquemment les moralistes postérieurs, les grammairiens, les pères de l’église, saint Justin, saint Clément d’Alexandrie, Athénée, Stobée, et d’autres encore. On la devine aussi d’après des imitations ou traductions qu’en ont faites les comiques latins, et que les juges les plus compétens mettaient bien au-dessous de l’original. César appelle Térence un demi-Ménandre, et il l’admire déjà à ce titre ; qu’on juge par là de l’élévation à laquelle on plaçait le poète grec qui avait laissé cent cinq comédies, dont le plus grand nombre passaient pour des chefs-d’œuvre ! Pour le reste, il faut s’en rapporter à l’admiration unanime des meilleurs critiques de la Grèce et de Rome, qui tous nous donnent Ménandre comme le type le plus parfait qu’ils pussent concevoir. D’ailleurs ces morceaux précieux, « poussière de marbre brisé, » comme les appelle si excellemment M. Villemain, justifient autant qu’il est possible cette admiration pour le poète, méconnu pourtant de ses contemporains. Très simple dans sa diction, rempli de sentences enchâssées sans effort et qui roulent naturellement avec le courant du dialogue, plein d’âme et de mouvement, Ménandre passe du gracieux au grave et de la passion au raisonnement avec une certaine mélancolie que son temps pouvait inspirer, mais qui était peut-être en lui comme elle était dans Molière. On trouve partout dans ses fragmens le ton aisé et la souplesse naturelle de la meilleure conversation, un peu rehaussée pourtant, comme l’exige la Muse, qui ne consent jamais à toucher le sol, et qui glisse sur la surface des réalités sans sortir de leur sphère. Vouloir les traduire avec la prétention d’en communiquer la facilité naïve et molle, ou l’élégance concise et harmonieuse, serait aussi inutile que si l’on essayait de traduire notre La Fontaine en anglais ou en allemand. C’est pourquoi nous laisserons de côté la question d’art pour rester dans la pensée plus historique qui nous a guidé dans ce travail. Si petits et si rares que soient ces débris, ils peuvent cependant, rapprochés de l’histoire, répandre assez de lumière sur la crise morale, sur la situation de décadence et d’attente de la société grecque au temps de Ménandre. Nous les considérerons sous ces trois aspects principaux : la vie de famille, la vie civile, et l’idée générale qu’on se faisait de la vie humaine.

Dès que la comédie voulait aborder la vie privée, il était impossible qu’elle ne pénétrât pas dans l’intérieur de la famille, pour tirer au grand jour les incidens sans nombre qui l’agitent, et qui remplissent une si grande partie de la vie humaine. L’amour, le mariage, la condition des femmes, la dot, l’autorité paternelle, l’éducation des enfans, les héritages, remuent tant de passions, et font jouer les caractères sous tant d’aspects, que jusqu’à nos jours la comédie n’est presque plus sortie de ce cercle ; mais au temps de Ménandre, la peinture de la vie de famille avait un intérêt beaucoup plus grand encore. La matière était non-seulement nouvelle ; elle répondait à une véritable révolution qui s’opérait alors dans la constitution de la famille. La situation de la femme allait changer, la famille ancienne allait se transformer, la clôture du gynécée allait être détruite, et cette révolution civile et morale est assurément l’une des plus importantes qui se soient accomplies ou préparées à cette époque, qui n’était elle-même qu’une générale transformation.

L’état de la femme, réglé par les mœurs et non par les lois, se résumait, aux temps homériques, en deux points principaux : la mère de famille était chargée du gouvernement intérieur de la maison, ce qui est conforme aux indications de la nature même, et de plus elle vivait retirée dans la partie la plus sûre et la moins accessible des bâtimens, ce qui était une suite de la vie tumultueuse et pleine de dangers des siècles héroïques, pendant lesquels ces mœurs s’étaient formées. Il n’y avait rien là toutefois d’absolu ; cet isolement de la femme ne tenait en rien du principe tyrannique de la famille orientale. La femme parait peu dans Homère ; cependant elle y vit libre, et sa retraite est plutôt de la dignité et de la prudence qu’une obligation positive. Elle a, dans les demeures de Priam et d’Ulysse, son habitation à part dans le fond du palais et aux étages supérieurs. Quand Pénélope descend dans la salle où les amans viennent d’insulter un étranger, elle appelle deux de ses femmes pour se tenir à ses côtés, « car j’aurais honte, dit-elle, de paraître seule au milieu des hommes. » Elle descend de son appartement splendide, » non seule, répète encore le poète, mais deux de ses servantes l’accompagnaient. » Arrivée à la salle des amans, elle reste sur le seuil, et tire son beau voile devant son visage ; les deux femmes se placent aux côtés de leur maîtresse. C’est toujours avec cette grandeur et cette dignité que la femme se montre dans ces temps primitifs. Elle avait besoin de cet éloignement mystérieux qui impose à la brutalité ; quelque chose de religieux s’attachait à sa réserve et à son isolement même : c’était sa première défense contre les dangers qui l’entouraient dans un temps de guerres et de pirateries, où l’enlèvement des femmes était souvent l’origine ou le but des expéditions lointaines. Dans son intérieur, la femme était l’économe de la maison : elle distribuait le travail à ses servantes ; l’épouse du héros filait ou tissait. Il y avait dans les grandes maisons des chambres destinées à la fabrication de la toile et aux apprêts de la laine. Andromaque nourrissait les chevaux d’Hector, et le poète ajoute naïvement qu’elle les servait avant leur maître. Qui n’a lu vingt fois le délicieux épisode de Nausicaa, cette jeune fille en qui s’éveille pour la première fois la pensée d’un époux que le roi son père lui choisira bientôt, et qui, excitée par cette vague perspective à se montrer soigneuse et vigilante, s’en va, dès l’aube du jour, avec ses femmes, laver tout le linge de la famille au bord du fleuve ? Ces tableaux d’Homère, comme ceux de la Bible, sont la seule définition qu’on puisse donner de la condition de la femme aux siècles héroïques ; elle résultait des dispositions de la nature combinées avec les précautions et les nécessités de l’état social ; elle n’avait donc rien de factice, et point d’autre rigueur que celle qui pouvait naître de circonstances particulières.

Quand les cités se furent rassises, un autre genre de vie à l’extérieur et des dangers d’une autre nature vinrent modifier cette situation au désavantage des femmes. Les villes plus peuplées et enrichies se corrompirent promptement : la liberté des mœurs, les occasions journalières et l’absence d’un moyen d’éducation sûre et solide pour la femme, les mirent dans une situation plus périlleuse même que dans les temps les plus anarchiques et les plus violens. Dans les cités les plus florissantes, la vie retirée des femmes devint une clôture, non absolue ni légale, mais amenée et mesurée par les exigences domestiques. Les lois même semblèrent la favoriser jusqu’à un certain point ; Solon imposa des conditions aux sorties des femmes par la ville : elles ne purent sortir la nuit que précédées de flambeaux et en char ; plus tard, elles ne purent paraître que vêtues d’une certaine manière ; il y eut des magistrats pour veiller à leur conduite au dehors. Ces précautions annoncent déjà une clôture assez sévère, et aussi une résistance de la part des femmes ; mais le plus grave inconvénient fut celui-ci, que, séparées de la société, elles contractèrent toutes les petitesses de cette vie de ménage qui leur était exclusivement prescrite. Chez la femme ainsi bornée et matérialisée, les défauts de la faiblesse apparaissent dans tout leur jour : l’autorité devient tracassière et jalouse, la dot apportée devient un reproche et une cause de prétentions insupportables ; la curiosité brûle et cherche à éluder les obstacles ; la femme, que l’exercice libre de sa légitime influence doit élever et fortifier moralement, devient au contraire, dans cette espèce de servitude, par l’étroitesse d’esprit et la vulgarité des habitudes, un être à peu près dégradé, et n’est plus recherchée que pour la conservation de la race et l’accroissement de la fortune. Cet état de la femme fut un des thèmes les plus variés et les plus abondans de la nouvelle comédie grecque. Ainsi, au travail volontaire et aimé, à la retraite également volontaire et respectée, qui avaient fait les deux conditions principales de la vie des femmes à l’époque des mœurs simples et patriarcales, la vie des cités avait fait succéder des nécessités presque serviles ; l’homme et la femme étaient enchaînés l’un à l’autre inégalement et sans harmonie ; la société ne cadrait plus avec la famille, ou la famille ne savait pas encore se mettre en rapport avec les nouvelles circonstances de la société.

Pendant que la femme descendait ainsi, quant à l’intelligence, du rang que la nature lui assigne dans la société domestique, les hommes s’élevaient par un mouvement contraire. C’était le temps où la liberté politique invitait tous les esprits à une culture qu’on n’avait point encore vue dans le monde. Les recherches de la philosophie, le goût des arts, les belles œuvres de l’histoire et de la poésie, l’apparition des génies les plus éminens dans tous les genres, les triomphes du théâtre et des talens oratoires, exaltaient toutes les imaginations. La conversation acquérait cette grâce, cette richesse et cette élévation dont les dialogues de Platon nous ont transmis l’idéal ; mais tout cela restait au dehors et s’évanouissait dès qu’on rentrait chez soi. Ce n’était plus une simple discordance et un chagrin vulgaire seulement qui se plaçaient entre les époux, c’était un abîme qui se creusait de plus en plus large dans la famille. On a souvent cru voir dans cette circonstance la cause principale de l’extrême dépravation de conduite qui se propagea dans les cités riches de la Grèce et qui se répandit partout. Cette explication est probablement la plus vraie. On vit bientôt paraître quelques femmes, plus libres par leur position et par leurs mœurs, ornées de tous les avantages de la civilisation nouvelle, distinguées par l’esprit, les talens et l’instruction, ces femmes devinrent les idoles de tout ce qu’il y avait de plus illustre parmi tant d’hommes illustres. Cela seul révélait déjà le vrai mal qui rongeait la famille, et peut-être indiquait le remède. Aspasie arriva de Milet à Athènes ; elle reçut chez elle tous ces grands esprits du plus beau siècle, Périclès, Socrate et les autres. C’était peut-être, à raison de l’état des mœurs, aller déjà trop loin ; mais du moins sa maison offrit, pour la première fois, le spectacle d’une mission plus élevée conférée à la femme par la culture intellectuelle. Périclès répudia sa femme pour épouser Aspasie, et les larmes qu’il versa devant ce peuple qu’il savait si bien dominer, lorsqu’elle fut accusée par des envieux, témoignent de la grandeur de son attachement. On dit que des citoyens du plus haut mérite allèrent jusqu’à conduire chez Aspasie leurs femmes, pour essayer de les exciter à s’élever de même, et à sortir de leurs habitudes trop vulgaires ; mais cette tentative, louable dans son principe, était probablement un jeu dangereux. À ce moment où la démocratie devenait la maîtresse, où toutes les croyances étaient contestées, où le bien et le mal se produisaient confusément avec une énergie croissante, où les traditions des anciennes mœurs tombaient dans le mépris, il était trop tard pour refaire l’éducation des femmes par la société même, et la femme grecque ne pouvait plus arriver à la dignité de la matrone romaine. Qu’arriva-t-il ? Que les courtisanes s’emparèrent de la place restée vide. Ces femmes corrompues s’armèrent, pour établir leur puissance et leur fortune, de toutes les séductions que l’esprit et les talens ajoutaient à leur beauté. Auparavant, le vice trouvait le moyen de se satisfaire par les esclaves et la prostitution. Les courtisanes promettaient des jouissances en apparence plus délicates, et faisaient naître de la volupté de véritables passions, par ce prestige nouveau des plus nobles facultés consacrées à la glorification du vice.

Ainsi les anciennes coutumes de la famille lui étaient devenues plus funestes que jamais dans une société autrement faite, parce qu’elles ne s’étaient pas modifiées à temps avec les circonstances et n’avaient pas profité des conquêtes successives de l’esprit. Le partage était déplorablement fait entre la famille et cette nouvelle puissance qui en corrompait le principe : la mère de famille avait les usages surannés et les occupations de l’ordre le plus inférieur ; la courtisane avait tout l’attrait de la conversation, l’influence de l’intelligence exercée et embellie, par les arts. Il se produisait, on le voit, dans la famille une révolution fort analogue aux révolutions politiques. On sait en effet que quand de nouveaux élémens, formés par le progrès des temps, veulent prendre leur place dans la société, il arrive que certaines parties de l’état, ne sachant point se dégager de leur passé, ne se mettent pas assez promptement en rapport avec ces nouveaux élémens devenus invincibles : alors l’esprit d’anarchie s’en empare, et on tombe dans une période de confusion et de désordre qu’il faut traverser pour retrouver la voie. C’est ainsi que l’infériorité des femmes, contractée et maintenue par les coutumes traditionnelles du gynécée, avait laissé une position à prendre à ces courtisanes célèbres, et ce brillant scandale doit être compté pour beaucoup dans l’avortement de tant de magnifiques efforts de l’intelligence que la Grèce tenta pour l’avenir, mais dont elle ne put pas profiter pour elle-même.

Que de soupçons réciproques, que de révoltes intérieures, que de rigueurs nouvelles devaient sortir de cet état de choses ! La femme ne voulait plus être cloîtrée ; elle menaçait de se venger. Les maris n’en étaient que plus exigeans, et perfectionnaient la garde du gynécée. « Voici déjà, dit une de ces conspiratrices dans Aristophane, que nos maris mettent des serrures et des verrous à nos gynécées ; ils nourrissent de gros chiens molosses pour nous garder, et pour faire peur aux amans qui voudraient pénétrer jusqu’à nous ! » Dans Ménandre, une autre femme raisonne fort bien sur ce sujet : « Un homme sage, dit-elle, ne doit pas trop cloîtrer sa femme au fond de sa maison : c’est alors qu’elle devient curieuse des plaisirs du dehors ; mais si on la laisse circuler librement, tout voir et aller partout, sa curiosité satisfaite la préserve des mauvais désirs. Les hommes eux-mêmes ne sont-ils pas plus friands de ce qu’on leur refuse ? Celui qui croit garder sa femme sous les verrous et les serrures se trompe, et avec toute sa sagesse il n’est qu’un imbécile. Quand notre cœur est dehors, nous savons bien l’y suivre, promptes comme une flèche ou un oiseau ; nous tromperions les cent yeux d’Argus. Alors qu’arrive-t-il ? A tous vos chagrins le ridicule s’ajoute ; le mari reste sot, et la femme est envolée. »

On sait que Molière étudiait Ménandre ; c’est ici qu’il a pris quelques-unes de ses maximes : que

Les verrons et les grilles
Ne font pas la vertu des femmes et des filles ;


et qu’il ne faut pas s’imaginer, comme dans l’École des Maris,

Quand nous nous mettons quelque chose en la tête,
Que l’homme le plus fin ne soit pas une bête…


Mais ces emprunts n’ont plus dans nos mœurs modernes la même signification que dans Ménandre. Sganarelle n’est qu’un bourgeois bourru et bizarre ; la clôture des femmes n’est ici qu’un motif d’intrigue peu vraisemblable, ou du moins n’est pas prise dans un fait commun de nos mœurs. Chez Ménandre, c’était l’expression d’un état bien réel, d’une lutte journalière, résultant d’une ancienne pratique combattue par des causes nouvelles ; d’une révolution enfin qui allait changer la condition de la femme, chose assurément très importante, et qui imprime un caractère vraiment sérieux et historique a ces disputes de ménage.

Un autre texte devenu lieu commun dans nos comédies modernes, mais qui ne l’était pas alors, ce sont les mariages d’argent. Comme la femme se prévaut de sa dot pour soutenir ses droits, ou les dépasser ! et comme les maris pestent entre eux pour avoir trop cherché la fortune ! comme ils discutent les règles qu’il aurait fallu observer pour faire un mariage bien assorti ! « Faut-il, grands dieux, que j’aie épousé cette Crobyla, une petite femme d’une coudée, parce qu’elle était riche de seize talens ! » — « Nous aurions dû, dit un autre qui semble avoir approfondi la question, nous comporter en nous mariant comme on fait quand on achète quelque chose. À quoi bon s’informer de tant de choses inutiles : qui était le grand-père de la future, qui était sa grand’mère, tandis qu’on ne s’informe, pas du caractère de celle qu’on veut épouser, et avec qui il faudra passer sa vie ?… On vérifie l’argent, qui ne restera pas cinq mois au logis ; mais celle qui restera là toute sa vie, on ne la vérifie point ; on la prend au hasard, telle quelle, quinteuse, colère, chagrine, bavarde. Oh ! quant à moi, je vais conduire ma fille par toute la ville ; si quelqu’un en veut, qu’il parle, qu’il examine bien quel fléau il va prendre chez lui, car c’est toujours un fléau qu’une femme, et bien heureux celui qui trouve le moindre ! » C’est là une boutade à la façon de Sganarelle ; mais il y a aussi des consolateurs, des Philintes, qui prennent toutes les choses raisonnablement, et qui pèsent les biens et les maux. « Vous prenez mal la chose, dit cet autre ; vous ne voyez dans le mariage que le côté fâcheux et désolant, mais vous n’en regardez pas les avantages. Nulle part, mon cher Simyle, vous ne trouverez un bien qui ne soit mélangé de quelque mal. Une femme riche est ennuyeuse, c’est vrai : elle ne vous laisse pas vivre à votre guise ; mais voyez donc quels avantages elle vous procure, des enfans d’abord ; ensuite, si vous tombez malade, elle vous entoure de soins assidus, elle reste votre compagne dans le malheur ; mort, elle vous ensevelit, et vous fait enterrer honorablement. Voilà ce qu’il faut voir quand le chagrin vous prend dans les tracas du ménage. Comme cela, vous pourrez tout supporter ; mais si vous aimez mieux ne songer qu’à vos ennuis sans rien mettre en balance, vous souffrirez jusqu’au dernier moment. ». Il y a peut-être quelque ironie dans cette tirade : nous n’en savons rien, la réplique nous manque ; mais la conclusion en général ne paraît pas favorable au mariage : « Vous ne vous marierez pas, si vous êtes sage ; vous ne quitterez point votre genre de vie d’à-présent. Je me suis marié, moi ; c’est pourquoi je vous conseille de n’en rien faire. — C’est une chose arrêtée ; le dé en est jeté ! — Allez donc alors. Et maintenant que Dieu vous garde ! C’est une véritable mer d’embarras sur laquelle vous allez vous embarquer ; ce n’est pas la mer d’Afrique, ni la mer Egée, ni la mer d’Égypte, où sur trente vaisseaux il s’en sauve au moins trois ; dans le mariage, il ne s’en sauve pas un seul ! »

Pendant que la comédie étalait ainsi toutes les misères du mariage tel qu’il était constitué, elle entourait de mille séductions l’amour des courtisanes. La comédie moyenne, qui gardait encore quelque chose de la rudesse aristophanique, les avait mises en scène pour les déchirer et les punir ; mais le progrès de la décadence morale les réhabilita bientôt sur le théâtre. Ménandre, qui menait lui-même la vie efféminée que justifiait la théorie d’Épicure, trouvait dans son propre cœur toute l’histoire de cet amour passionné, vertigineux, dans lequel l’imagination, le cœur et les sens se confondent, et que le premier il fit entrer comme ressort principal dans toutes ses pièces. « Il n’y a pas une pièce du doux Ménandre qui soit sans amour, » dit Ovide. « Tous les drames de Ménandre, dit Plutarque, n’ont qu’un seul mobile, l’amour, qui en est comme l’inspiration générale et partout répandue. » Il ne nous reste presque rien qui puisse nous faire juger de la manière dont il exprimait ces mouvemens si variés et si propres à l’art dramatique. Un passage traduit par un poète latin offre cependant un des exemples les plus remarquables de la délicatesse et de la vérité naïve de ces peintures. Un jeune homme brouillé avec sa maîtresse jure qu’il ne la verra plus ; il voit tous ses torts passés ; rien de plus inébranlable que sa résolution présente ; l’honneur, la raison, le devoir lui ordonnent de la quitter, et il sera docile à leur voix. « Oui, Dave, dit-il à son valet, je veux que tu m’en croies ; je suis décidé à mettre fin à toutes ces peines. Quoi ! je m’obstinerais à faire la honte de ma famille, déjà ruinée ! j’irais, au scandale de tout le monde, briser l’héritage de mon père contre ce seuil indigne ? J’irais encore chanter, sous la pluie, ivre et une torche à la main, devant la porte de Chrysis ? » Dave se réjouit ; il l’encourage, il remercie les dieux d’une si belle résolution, quand aussitôt le jeune homme, qui ne l’a pas écouté, l’interrompt : « Dis-moi, Dave, lui dit-il, crois-tu qu’elle pleure si je la quitte ? » Ce trait admirable a été emprunté par Racine dans une situation toute semblable :

Crois-tu, si je l’épouse,
Qu’Andromaque en son cœur n’en sera pas jalouse ?

Racine s’est laissé séduire à l’envie de s’approprier forcément un mouvement de passion si vrai ; mais cela était trop mou pour la tragédie, et ce qui était délicieux dans la passion d’un jeune fou qui se livre à un dépit momentané ne convient plus dans la bouche du fils d’Achille.

L’amour était donc introduit sur la scène, mais dans un ensemble de circonstances vraiment corruptrices, et non tel qu’on l’a vu en général chez les modernes. Ce n’était plus, il est vrai, la grossièreté licencieuse des mots, ni l’infamie de certains sujets qui y avaient précédemment figuré ; c’était quelque chose de plus dangereux, parce que le beau devenait la splendeur du mal, et l’attrait de cette corruption raffinée, répandue partout avec l’éducation même, paraît avoir amené enfin la porte de tous ces chefs-d’œuvre de Ménandre littérairement si admirés. En trouvant exagérés les scrupules du clergé grec, qui provoqua, dit-on, cette destruction, peut-en cependant les condamner tout à fait ? L’admiration littéraire doit-elle faire passer sur tout le reste ? Nous serions tenté de croire avec M. Benoît qu’une mesure si extrême peut cependant se comprendre, si réellement cette lecture énervait la jeunesse du Bas-Empire, car cette jeunesse avait besoin d’autres inspirations que celles des courtisanes pour repousser la barbarie qui allait bientôt envahir le foyer de la civilisation byzantine, et causer tant d’autres pertes littéraires à jamais regrettables. Quoi qu’il en soit, l’amour ne fut pas toujours dans Ménandre entouré d’un cortège aussi corrupteur. Ménandre trouva une combinaison, un canevas qui rapprochait pour ainsi dire l’amour de son but légitime, et terminait l’intrigue par le mariage, ce qui depuis lors est resté la conclusion universelle et un peu monotone de toutes les comédies. Un jeune homme de bonne maison s’enflammait non plus pour une courtisane, mais pour une jeune fille inconnue qui vivait pauvrement dans la retraite, du travail de ses mains, sous la protection d’une amie ou d’une mère. Le jeune homme voulait l’épouser ; opposition de la famille. On découvrait enfin que la jeune fille était d’une naissance honorable, que dans son enfance elle avait été exposée, ou perdue, ou enlevée par des pirates ; son père se trouvait être quelque personnage de la pièce, un ami du père du jeune homme ; reconnaissances, surprises, transports, mariage. À Ménandre appartient la priorité de ce dénoûment, si souvent répété jusqu’à Molière même. C’était un progrès considérable pour la moralité de la comédie ; un jeu de passions et de caractères très varié pouvait dès lors y entrer sans qu’il fût besoin de recourir aux intrigues des femmes perdues ; l’imagination, occupée d’un petit roman dramatique, n’avait plus besoin d’être éveillée par des allusions contemporaines et personnelles, et c’est peut-être alors que la comédie se constitua indépendante comme tableau de la vie et du cœur humain. Encore un pas de plus, et la recherche en mariage serait devenue pour les anciens, comme elle l’est devenue en effet chez les modernes, le principe le plus ordinaire des scènes d’amour ; mais la comédie des anciens ne pouvait aller jusque-là : elle ne pouvait dépasser son modèle, qui était la société. Rien peut-être ne marque plus clairement que cette petite circonstance l’énorme différence qui distingue la famille antique de la famille moderne et chrétienne. Celle-ci, union plus sainte des âmes, et exigeant des harmonies morales plus sérieuses, supposait le choix, la préférence personnelle, et par conséquent dans la femme un degré de liberté qui en effet ne lui fut donné définitivement que par le christianisme.

Portons maintenant nos regards sur la vie civile, sur les relations des hommes entre eux en dehors de la famille, et voyons si là aussi les sentimens nouveaux qui s’y produisaient sont bien exprimés dans la comédie de Ménandre. Ce qui nous y frappe d’abord à cet égard, c’est un sentiment général de bienveillance et un principe d’égalité entre les hommes, non de cette fausse égalité qui n’est que l’aspiration envieuse de l’ignorance, et que la nature même repousse, mais de cette égalité morale qui est l’expression de l’unité de la famille humaine. On voit apparaître à ce sujet des idées entièrement étrangères à toute la littérature précédente. Platon et Aristote avaient mis dans le plus beau jour des choses admirables sur la justice dans la cité ; on conçut alors la justice dans l’humanité entière. Tandis qu’on avait toujours supposé une séparation naturelle entre les nations, on admit alors qu’il n’y avait plus, par nature, qu’une seule humanité pour tous les hommes[5]. Jusqu’à cette époque, les distinctions avaient été s’accusant de plus en plus ; le progrès même des sociétés semblait les rendre nécessaires. Quand les cités naquirent dans le chaos des conquêtes et des invasions, elles ne furent préoccupées que de rendre leur principe plus fort et plus résistant ; les ligues aristocratiques qui en étaient le noyau se concentrèrent pour se défendre ; elles se firent des lois de cohésion étroite et d’exclusion tout à la fois, parce que c’était la condition de leur durée ; elles eurent des lois à elles, c’est-à-dire des privilèges. Les autres groupes d’intérêts se constituèrent de même et par les mêmes raisons ; tout se mit en corporation, les patriciats, les cliens, les étrangers admis au domicile. À plus forte raison encore, l’esclavage fut mis à part, écarté de la famille et des ordres libres, et repoussé plus bas qu’il n’était à l’origine. La nation acquérant ainsi une personnalité plus énergique, les autres nations semblèrent plus étrangères. L’idée de fraternité humaine, ce premier principe de l’éducation sociale, fut, quoique impérissable, comme recouverte et étouffée pour un temps sous des institutions qui n’avaient pu se fonder que par cette force même de résistance et d’exclusion. Après la république cependant, et même dans sa dernière période, lorsque Périclès en eut altéré le principe, les diverses aristocraties ne surent plus exercer leurs fonctions ; elles n’étaient plus des centres de vie nationale, ni des traditions actives ; elles n’avaient plus leur raison d’être et se confondirent. La dernière classification, celle de l’esclavage, s’affaiblissait elle-même ; les esclaves étaient souvent les précepteurs de leurs jeunes maîtres ; ils devenaient des savans, des philosophes ; l’institution était atteinte dans son principe le plus intime ; on n’était plus évidemment esclave par nature, mais par accident et par la puissance écrasante du besoin et de la force. Dans cet état de choses, l’esprit philosophique aperçut bientôt, le signe d’une nouvelle révolution morale, et l’idée s’en répandit promptement partout.

Une bienveillance générale fut proclamée la première condition du souverain bien, que cherchait la raison. Les stoïciens en firent un devoir, les épicuriens un sage calcul de bien-être ; cette bienveillance passait dans toutes les formes de la littérature. L’horizon, dans l’ordre moral, s’était arrêté aux limites de la cité ; il s’étendait maintenant jusqu’aux rangs les plus disgraciés de l’humanité. Il y eut alors un mot dans toutes les bouches : « Vous êtes hommes, » mot souvent répété comme motif de conduite, comme principe de raisonnement, dans les fragmens de Ménandre ; mot que Térence lui a pris pour en faire un proverbe : « Je suis homme, et rien d’humain ne m’est étranger. » Vous êtes hommes, c’est-à-dire égaux par nature et devant Dieu ; tous les devoirs de la société sortent de là, sauf les arrangemens qu’exige l’existence de la société même. Le mérite seul faisait la supériorité ; si on se soumettait encore à d’autres distinctions, on ne respectait plus guère que celle-là.

« Toujours votre noblesse ! (dit un jeune raisonneur à sa mère, qui veut l’empêcher de se mésallier par un de ces mariages de hasard dont nous avons parlé plus haut). Ne me parlez plus, si vous m’aimez, ma mère, de noblesse à propos de tout. Ceux en qui la nature n’a mis aucune qualité qui leur soit personnelle se retranchent toujours là dedans, dans les monumens de leurs pères, dans leurs races : ils recomptent sans cesse leurs aïeux ; mais à quoi bon ? Il n’y a personne qui n’ait des aïeux, comment vivrait-on sans cela ? Si on ne peut pas les nommer, parce que l’émigration, l’abandon, le malheur, en ont effacé le souvenir, en est-on pour cela moins bien né que ceux qui peuvent nommer les leurs ? Celui dont la nature se porte à tout ce qui est bien, c’est celui-là, ma mère, qui est noble, fût-il né en Ethiopie. Un Scythe ! disent-ils, quelle horreur ! Eh ! mais, est-ce qu’Anacharsis n’était pas un Scythe ? »


Si la noblesse n’est plus rien, que sera la richesse ? N’en sera-t-on pas également désabusé ?


« Je croyais, moi, ô Phanias, que les riches, qui n’ont pas besoin d’emprunter, ne gémissaient point la nuit, ne se retournaient point sur leur couche en poussant des hélas ! mais qu’au contraire ils dormaient tranquillement d’un doux somme, et que les pauvres seuls passaient de mauvaises nuits ; mais je vois à présent que vous autres, qu’on appelle les heureux, vous faites absolument comme nous. La vie et la souffrance seraient-elles donc sœurs ? Si la vie est voluptueuse, le chagrin l’accompagne ; est-elle glorieuse, il la suit encore ; est-elle pauvre et souffreteuse, il vieillit avec elle ! »


Ce sentiment de compassion du pauvre pour le riche a quelque chose d’une bonté mélancolique qui se rencontre souvent dans Ménandre, et les riches sont animés de pensées du même genre.


« Vous parlez de richesse, mon père, c’est quelque chose de bien peu solide. Si vous étiez sûr que vos richesses vous resteront toujours, je vous dirais : Gardez-les bien, n’en faites part à personne, usez-en à votre guise. Mais si elles ne sont pas à vous, si vous ne les tenez que de la Fortune, pourquoi n’en feriez-vous pas jouir les autres aussi ? Peut-être va-t-elle bientôt vous les enlever toutes, et les faire passer à quelqu’un qui ne les mérite pas. Voilà pourquoi je vous dis : Aussi longtemps qu’elles sont en vos mains, usez-en noblement, mon père, pour vous-même d’abord, et ensuite en aidant à les autres, en enrichissant tous ceux que vous pourrez. Voilà ce qui ne meurt pas. Et puis, si vous tombez vous-même quelque jour dans l’infortune, elles vous reviendront par le même chemin. Mieux vaut mille fois un ami au grand jour que des trésors que vous auriez enfouis sous terre ! »


On voit ici la nuance épicurienne : il y a un intérêt bien entendu à faire le bien ; il y a de plus ce sentiment de l’instabilité des choses humaines partout répandu dans Ménandre. Néanmoins cela peut tenir au caractère donné aux interlocuteurs, car souvent aussi ces choses affectueuses et généreuses paraissent spontanées, et, dégagées de raisonnement, elles semblent s’échapper plus directement du cœur ; alors elles sont exprimées avec un tour parfait et inimitable à cause de sa simplicité limpide. Ménandre, par la grâce et la douceur de son génie, devait trouver des mots d’inspiration ; il y en a beaucoup qu’on pourrait appeler les proverbes de la bienveillance, et c’est pour cela même sans doute qu’ils nous ont été heureusement conservés. « Vivre, dit-il, c’est ne pas vivre pour soi seulement. » — « Si, en donnant un secours à quelqu’un, vous le lui reprochez, vous versez de l’absinthe sur le miel attique. » — « À celui qui est malade du corps, il faut un médecin ; à celui qui est malade de l’âme, il faut un ami. » — « l’ami qui travaille pour son ami travaille pour lui-même. » — « Soyez reconnaissant surtout envers le bienfaiteur absent, en sa présence vous y sembleriez un peu obligé. » — Nous pourrions rapporter nombre d’extraits empreints de ce caractère de cordialité qui s’étend sur toutes les classes, sur les pauvres, sur les esclaves ; point d’envie, point de morgue, mais aussi point de ces haines vigoureuses pour le vice dont parle Molière, et qui auraient relevé d’une ombre fortifiante les traits d’un tableau dont la lumière était peut-être trop douce et trop égale. Voilà ce que nous pouvons recueillir sous ce rapport de l’ensemble des fragmens de Ménandre, un sentiment plus humain, plus personnel et plus indulgent en toutes choses. Ces grandes associations politiques étant relâchées ou détruites, les hommes cherchaient à se reprendre les uns aux autres par des liens qui tenaient de plus près à leur nature commune, et les rapports civils, qui n’étaient, pour ainsi dire, autrefois que des dépendances des grands intérêts collectifs de la cité, en devenaient la base, qui par là s’élargissait, et trouvait un appui plus solide dans l’ordre moral déposé au fond de notre âme.

Mais souvent l’inspiration de Ménandre s’élève à des idées si sérieuses, qu’on ne s’attendrait nullement à en trouver de pareilles dans la comédie. Il jetait de fréquens regards sur la vie humaine considérée en elle-même, et c’est alors que ses pensées étaient comme ombrées d’une teinte de mélancolie qui d’ailleurs s’allie assez souvent au génie comique, quand il est en même temps contemplateur. C’est alors aussi qu’on entrevoit mieux dans Ménandre ce désenchantement de toutes choses, et des plaisirs même dont on s’enivre, qui se manifeste dans les sociétés mourantes. On dirait qu’au milieu de ces vertiges des passions tendres et folles qu’il aimait à peindre, il aimait aussi à faire apparaître l’image du néant où elles allaient en tourbillonnant s’engloutir. Tantôt le dédain du monde, l’ennui de ce qui s’y passe, une résignation forcée, tantôt une soumission mieux calculée au destin, le désir de profiter le mieux possible de ce qui fuit si vite, telles sont les pensées qui se présentent dans ces passages philosophiques. Écoutez cette sombre leçon qu’il fait donner à un de ses personnages, et qui semble un avertissement d’oraison funèbre : « Si tu veux savoir qui tu es, regarde, quand tu voyages, les tombeaux qui sont au bord du chemin. Là sont les os et une vaine poussière de rois, de princes, de sages, de ceux qui furent orgueilleux de leur race, de leurs richesses, de leur gloire, de leur beauté. Le temps n’a rien épargné de tout cela ; tous mortels, ils ont tous obtenu le même sépulcre. Alors, voyant cela, connais-toi toi-même, et comprends qui tu es. »

Qu’est-ce donc que cette vie qui est si peu de chose, et qu’en faire ? Un autre le dira d’un ton moins haut, mais plus pénétré : « Celui que j’appelle le plus heureux, Parménon, c’est celui qui, ayant contemplé paisiblement toutes ces choses merveilleuses, ce soleil qui nous éclaire tous, les étoiles, les eaux, les nuages, le feu, s’en retourne au plus vite au lieu d’où il est venu. Qu’il vive cent ans, ou qu’il ne vive que peu de jours, il les verra toujours là, et n’en verra jamais d’autres plus beaux. Croyez-moi, cette vie n’est qu’une foire, une assemblée de peuple, où il n’y a que foule, plaideurs, voleurs, jeux de hasard, temps perdu. Si vous parlez de bonne heure, vous emportez les meilleurs profits sans vous brouiller avec personne ; mais celui qui s’y amuse se fatigue et se ruine. Dans sa triste vieillesse, il lui manque toujours quelque chose. En errant ça et là, il rencontre des ennemis, tombe dans des embûches, et, pour avoir trop vécu, il s’en va par une mauvaise mort. » Ainsi parle sans doute quelque vieillard morose qui fait en rêvant un triste retour sur sa vie passée, mais voici un personnage qui exprimera le même dégoût avec plus d’humeur : il a vu l’injustice des hommes, il ne voudrait plus recommencer sa carrière parmi eux. « Si quelque dieu, venant à moi, disait : Craton, quand tu seras mort, tu renaîtras encore une fois, et tu seras ce que tu voudras, chien, mouton, bouc, homme, cheval ; tu dois vivre deux fois, le destin le veut ainsi, choisis ce que tu préfères, — je crois que je lui répondrais à l’instant : Tout m’est égal, pourvu qu’on ne me fasse plus homme. Seul de tous les animaux, l’homme est heureux ou malheureux sans qu’il mérite l’un ni l’autre. Le meilleur cheval est le mieux soigné ; si vous êtes bon chien, on vous caresse bien plus qu’un mauvais ; un coq vaillant est autrement nourri que son lâche rival qui a peur ; mais l’homme ! qu’il soit bon, généreux, n’importe, tout cela ne sert de rien parmi la race d’à présent. Le plus fêté, c’est le flatteur ; après, c’est le sycophante ; en troisième lieu, c’est le méchant. Mieux vaudrait être un âne que de voir ainsi des gens qui ne nous valent point briller au-dessus de nous ! »

Un autre passage pourrait servir de réponse à cette sortie un peu vive ; c’est la raison même qui va parler : il faut prendre les choses comme elles sont, et ne pas aspirer trop haut, de peur de tomber trop rudement. « Si tu étais venu au monde, Trophime, seul entre tous, pour vivre à ton plaisir et réussir en tout, si quelque dieu t’en avait donné l’assurance, tu aurais raison de te plaindre : il t’aurait trompé, il aurait fort mal agi ; mais si tu as (pour parler un peu sur le ton des tragiques) aspiré l’air vital commun à tous les hommes, si tu es né aux mêmes conditions que nous tous, il faut un peu mieux supporter tes malheurs et raisonner les choses. Au fond, toute la question est là : tu es homme, et aucun être vivant ne passe plus rapidement que l’homme des hauteurs de la prospérité à l’abaissement. C’est tout simple, il est par sa nature tout ce qu’il y a de plus bas, et il ambitionne tout ce qu’il y a de plus haut ; alors, lorsqu’il tombe, il brise sous lui les plus belles espérances. Mais pour toi, Trophime, tes pertes n’ont pas été excessives, et tes malheurs d’aujourd’hui sont supportables ; supportes-en donc les suites avec modération. »

Ferons-nous intervenir un autre interlocuteur ? Celui-ci sera un fataliste qui repoussera toute cette raison et toute cette sagesse comme une frivolité impuissante contre la force des choses. « Laissez donc là votre raison, dit-il ; la raison de l’homme n’est autre chose que la Fortune, soit qu’on l’appelle un souffle divin, une intelligence, ou tout ce qu’on voudra. C’est elle qui conserve, détruit et gouverne toutes choses ; la prévoyance humaine n’est qu’une fumée, un vain mot. Croyez-moi, et vous ne m’en saurez pas mauvais gré : tout ce que nous disons, pensons, faisons, c’est la Fortune qui le fait ; nous n’en sommes que les prête-noms. La Fortune gouverne tout ; c’est elle seule qu’il faut nommer l’esprit et la providence des dieux, si l’on ne veut pas se repaître de mots vides de sens. » Voilà une désolante doctrine ; mais qu’on n’aille pas croire que Ménandre soit constant dans ces idées. S’il avait un système, il ne représenterait plus que lui-même, il ne serait plus poète, il n’offrirait plus dans ses divers personnages l’image complexe et le miroir fidèle des opinions de son temps. En bien des cas, l’esprit le plus religieux prend la parole à son tour : il y a un Dieu qui n’est pas la Fortune aveugle, et qui s’occupe des hommes, les écoute, les aide, les récompense, les punit. « Ne crois pas, dit l’un, si tu te parjures, échapper au regard de Dieu. » — « Dieu, dit l’autre, est partout présent, et voit tout. » — « Sans Dieu, nul homme ne peut être heureux. » — « Si tu fais une bonne action, encourage-toi d’une bonne espérance, sachant bien ceci, que Dieu prend sa part aux justes entreprises. » — « Dieu n’est pas sourd à la prière du juste. » — « Le fruit de l’homme juste ne se gâte pas. » — Mais voici qui est plus remarquable encore : « Dès qu’un homme vient au monde, dit Ménandre dans un autre passage, rapporté par saint Clément d’Alexandrie, un bon génie vient se placer à côté de lui, pour le conduire avec bonté dans le mystère de la vie, car il ne faut pas croire qu’un génie mauvais puisse troubler une vie vertueuse. Dieu est bon en toutes choses. » Ce sont là des pensées étonnantes, surtout si l’on songe qu’elles jaillissaient au milieu du polythéisme encore debout ; rien de plus pur et quelquefois de plus grand : c’est du christianisme anticipé. Et remarquons que Ménandre dit plus souvent « Dieu » que « les dieux : » les noms des anciens dieux ne figurent plus guère dans Ménandre que comme des juremens usuels ou des interjections : « Par Minerve ! par Jupiter ! » C’est tout ce qui en reste.

Dans la diversité même de ces opinions sur les grands secrets de la destinée humaine et sur la manière de prendre les choses de la vie, ne croit-on pas entendre s’élever à la fois toutes les voix de la croyance et du doute qui se disputaient alors l’empire des âmes ? Ne croit-on pas entendre tantôt Zenon prêchant l’indifférence suprême pour les accidens et les avantages fugitifs de notre courte existence, tantôt Epicure cherchant à régler les passions pour arranger la vie et louvoyer sagement entre tous ses écueils, tantôt un écho du platonisme annonçant un dieu rémunérateur et une justice réparatrice au-delà du monde ? Certaines idées même sont dans le goût oriental, et les Juifs pourraient y reconnaître des paroles de leurs écrivains sacrés. Job, après avoir perdu ses enfans, ses troupeaux, sa maison, s’écrie : Dieu me les avait donnés, Dieu me les a ôtés. Ménandre trouve le même sentiment avec des termes presque identiques : « Homme, ne gémis pas, ne te chagrine pas en vain : tes richesses, ta femme, les nombreux enfans, la Fortune te les avait prêtés, elle te les a repris. » On peut voir ici quel avantage l’Orient avait conservé sur la Grèce minée par une vaste critique, et quelle antique vérité religieuse il était destiné à y ramener quand les dogmes se seraient reconnus les uns les autres. Tandis que le sublime poète arabe rapporte ses souffrances à une puissance intelligente, protectrice et éducatrice, qui l’éprouve, le tente, le livre au génie du mal afin qu’il devienne plus grand que ses adversités, la poésie d’une époque affaiblie et sceptique n’y voit que le roulement fatal de la Fortune, qui écrase au hasard ce qui se rencontre sous sa roue ; la résignation y est comme une obstination désespérée, et non une force de l’âme qui accepte la douleur comme une purification. S’il y a des élans vers la liberté et la foi, le plus souvent le ciel, d’où la philosophie a délogé les dieux, n’est plus qu’une voûte fermée sur les têtes pensantes ; la Fortune entraîne tout, même leurs pensées. Toute sagesse consiste à calculer prudemment une morale pratique qui plie et ne rompe pas sous les coups des orages, et qui permette de mener doucement sa vie jusqu’à la fin : alors on la quittera sans regret, parce qu’on en aura tiré le meilleur parti possible. La vertu qu’on recommande est une certaine force qu’on exerce sur soi-même, mais pour soi-même ; les sentimens affectueux, la bonté, la justice, l’égalité, le pardon, sont prescrits à titre de plaisir, d’utilité, de réciprocité : le devoir est une jouissance ou une précaution ; la fermeté et la modération sont la reconnaissance calme d’une force supérieure à laquelle il serait inutile ou trop pénible de vouloir résister. En tout, c’est une philosophie de décadence ; si elle régnait absolument, si, dans les profondeurs du sens populaire, il ne restait pas toujours une inspiration supérieure à la raison même des sages, il n’y aurait plus d’espoir ; une société sur cette pente devrait rouler dans l’abîme, car le dévouement réel en est absent, l’enthousiasme y est impossible, et sans dévouement, sans enthousiasme il ne reste aucun point vital par l’énergie duquel la société puisse se réorganiser et se rajeunir.

C’était pourtant de cette guerre même entre le sentiment religieux, qui restait invincible, quoique corruptible, et la raison, qui ne pouvait jamais aboutir qu’à l’épurer sans le détruire, — c’était de cette lutte intellectuelle que le salut devait sortir. La comédie de Ménandre ne mettait plus les anciens dieux sur la scène, puisqu’ils ne comptaient plus, au moins pour les hommes éclairés ; mais elle s’opposait vivement aux nouvelles pratiques qui devenaient à la mode, et qui, n’ayant rien de moral, n’étaient que des jongleries. Les prêtres de Cybèle allaient portant par les maisons les images de la déesse, avec bruits de tambours et de cymbale, promettant pour de l’argent les faveurs de la déesse aux dévots qui avaient de quoi les payer. « Femme, dit Ménandre dans un passage rapporté par saint Justin, un dieu ne sauve pas un homme par l’entremise d’un autre homme ; si un homme pouvait attirer la Divinité où il veut par le bruit de ses cymbales, il serait plus puissant que la Divinité même. Ce sont là, Rhodé, les pratiques d’une audacieuse industrie inventées par des hommes sans pudeur, des faussetés avec lesquelles on se joue de l’humanité. » — « Je n’aime pas, dit un autre, un dieu qui se promène par les rues avec une vieille, et qui, cloué sur une petite planche, entre dans les maisons. Un dieu bien appris doit rester chez lui pour protéger ses fidèles. » Ménandre ne se montre jamais aussi mordant que sur ces sortes de sujets. On se rappelle qu’Aristophane faisait intercepter par la cité des oiseaux la fumée des sacrifices qui nourrissait les dieux de l’Olympe. Les personnages de Ménandre murmurent aussi contre les sacrifices dispendieux qui n’étaient plus qu’une spéculation des prêtres, « Voyez ces fripons, dit l’un d’eux, dans tous leurs sacrifices ; comme ils portent leurs corbeilles et leurs vases sacrés, non pour les dieux, mais pour eux-mêmes ! Quant à l’encens et aux gâteaux, il n’y a rien à dire : la flamme dévore tout, et le dieu reçoit tout, mais des animaux immolés que leur laissent-ils, sinon le rein, le fiel et des os indigestibles, tandis qu’ils dévorent eux-mêmes tout le reste ? »

Le sacrifice, cet acte fondamental des religions, image du sacrifice de soi-même à la loi, était en effet depuis longtemps menacé d’une réforme radicale, parce qu’il n’était plus qu’une cérémonie sans signification et sans piété véritable. Les prophètes juifs s’étaient fréquemment élevés contre la vertu superstitieuse qu’on lui attribuait, lorsqu’on le séparait, du devoir moral qu’il aurait dû exciter et non remplacer. C’est à ce sujet que les pères de l’église s’autorisaient de Ménandre comme ayant connu ces vérités. Saint Clément d’Alexandrie rapporte les passages des prophètes, qu’il compare à ceux du poète comique ; ainsi ce passage d’Isaïe : « Lavez-vous, purifiez-vous, effacez vos péchés ; je suis un Dieu qui est proche, et non un Dieu qui reste au loin ; » et ces paroles de Jérémie : « L’homme agira-t-il dans les ténèbres, et ne le verrai-je point ? Sacrifiez un sacrifice de justice, et espérez dans le Seigneur. » — Ménandre le comique, dit à ce propos saint Clément, a écrit dans les mêmes termes : « Si quelqu’un, ô Pamphile, en amenant pour les sacrifices des taureaux, des chevreaux ou d’autres animaux semblables, ou en décorant les temples de tissus d’or ou de pourpre, ou de petites images d’ivoire ou d’émeraude, croit se rendre Dieu propice, il se trompe, et ses pensées sont vaines. Cet homme doit avoir avant tout des mœurs pures, ne point corrompre les femmes ni les filles, ne voler ni ne tuer pour s’enrichir. Ne convoite pas même une aiguillée de fil, car Dieu, ô Pamphile, est près de toi et te regarde. » — « Ne convoite, mon ami, pas même une aiguillée de fil appartenant à autrui, dit encore Ménandre cité par saint Clément, car Dieu se plaît aux actions justes et non à l’injustice ; il permet que ceux-là augmentent leur fortune qui travaillent et cultivent leur champ nuit et jour. Sacrifie toujours à Dieu par une vie juste, et sois moins brillant par tes habits que par ton cœur… Ne fuis pas parce qu’il tonne, si ta conscience ne te reproche rien, car Dieu est près de toi et te regarde. » Que ces morceaux fussent authentiques ou non, peu nous importe ici ; mais s’ils ont été fabriqués pour être mis sous le nom de Ménandre, si des hommes érudits comme saint Clément s’y sont trompés, si l’erreur a été adoptée dans cette savante Alexandrie, où la plupart des pièces de Ménandre étaient si connues, ainsi que dans l’Italie et la Grèce même, où elles furent longtemps représentées, et où elles entraient généralement dans l’éducation littéraire, n’en faut-il pas conclure que ces idées étaient au moins conformes à son esprit et en harmonie avec ce qu’il disait ailleurs ? Or, qu’on le remarque bien, il s’agissait en tout ceci de l’idée la plus sublime du sacrifice ; il s’agissait de lui rendre une valeur toute spirituelle, d’en faire le sacrifice de justice, le symbole de l’exaltation et du dévouement de l’âme sous le regard de Dieu. Cela entraînait la réforme et le renouvellement complet de la religion ; cela couronnait l’œuvre entière de l’histoire intellectuelle de la Grèce, qui avait déblayé le terrain pour la construction d’un nouveau temple. Dans Ménandre, comme dans tous ses prédécesseurs, ce travail est mélangé de bien et de mal, de vrai et de faux, de sagesse et d’excès, de confiance et de doute : l’ouvrier travaille sans comprendre son œuvre ; mais cette ignorance des hommes qui, guidés par de courtes lueurs, avancent toujours, et finissent par avoir concouru, avec d’autres ouvriers qu’ils ne connaissaient pas, aux plus grandes évolutions de l’humanité, n’est-elle pas elle-même le signe le plus visible de la Providence qui dirige nos mouvemens libres et en assemble les résultats ? Bossuet a montré comment de grands obstacles matériels furent levés par les révolutions des empires et l’agglomération des conquêtes ; mais il y avait dans les mythologies antiques bien d’autres obstacles, et c’est la philosophie grecque qui les a surmontés avec le concours de la poésie et des arts. À l’époque de Ménandre, cette révolution interne est à peu près accomplie ; les chefs de la pensée comprennent que tout est détruit ; une fermentation universelle annonce un effort de vie qui cherche à tout refaire. L’étude positive de l’homme, le souverain bien proposé comme but unique des recherches, ont placé la loi morale comme un point central mieux éclairé, vers lequel tout devra désormais converger, et dont les nouveaux symboles seront nécessairement l’expression. Les facultés de l’homme, ramenées à leur pureté primitive, devront être l’image finie des attributs infinis de la Divinité, et quelque jour de grands hommes, portés par de grands événemens, exaltés par de grandes calamités, seront chargés de rassembler dans un seul foyer toutes les lumières éparses.

Tel est, selon nous, le dernier fruit de l’étude des littératures anciennes : c’est par là qu’elles se rattachent à l’état moral de la société actuelle, qu’elles en éclairent l’avenir, et qu’elles montrent une constante unité de mouvement dans l’histoire européenne, dont les poèmes d’Homère deviennent ainsi la merveilleuse préface.


LOUIS BINAUT.

  1. Aristophane et la Comédie religieuse et politique des Grecs, dans la Revue du 15 août 1843.
  2. Dans le Gorgias.
  3. Hic primus inflexit orationem et eam mollem téneramque reddidit. (Cic. in Bruto.)
  4. Ces deux ouvrages ont été couronnés ex-œquo par l’Académie française en 1853, à la suite, d’un concours ouvert sur le programme suivant, qui résume toutes les questions à faire sur ce sujet : « Étude historique et littéraire sur la comédie de Ménandre ; en faire bien connaître réplique et le caractère à l’aide des nombreux débris qui s’en sont conservés, des témoignages épars à ce sujet dans l’antiquité, des fragmens de poètes comiques de la même date et de la même école, des imitations latines, et des conjectures de la critique savante. » Les deux concurrens ont rempli ce programme avec un succès égal. Le travail de M. Benoit est sobre, bien ordonné, et partout éclairé d’une pensée morale élevée et ferme. Dans le livre de M. Guillaume Guizot, il y a une abondance de rapprochemens qui ne se contient peut-être pas assez ; nous y regrettons aussi quelquefois des erreurs de goût. Ainsi nous donner, comme une charmante imitation de l’esprit de Ménandre, ces lettres d’Alciphron, où le penchant à l’amplification et la froideur du pastiche se trahissent à chaque instant, c’est, il nous semble, dépasser le but en voulant trop user de ses moyens ; mais cette exubérance est trop naturelle et de trop bon augure dans un premier essai pour qu’on en puisse faire un reproche sérieux. Le travail de M. G. Guizot est complet, il contient tout ce qu’on peut dire ; tout ce qui nous reste de Ménandre y est traduit, soit dans le corps de l’ouvrage, soit dans l’appendice. Ce début nous donne le droit d’attendre d’autres travaux, qui n’en seront pas moins pleins pour être plus sévèrement circonscrits.
  5. Ce n’est pas que l’unité humaine et les devoirs universels qui en résultent eu jamais été entièrement méconnus : dans Homère, par exemple, car il faut toujours remonter à cette glorieuse poésie pour trouver les faits primitifs et ces vérités qui sont plus vieilles que l’histoire, nous voyons que l’étranger n’est un ennemi que dans la guerre ; exilé, suppliant, il est sous la protection spéciale des dieux ; il faut le recevoir avant même de le connaître, et l’hospitalité est une chose sacrée. De même les esclaves ne sont pas considérés comme une race naturellement inférieure ; ce sont des vaincus, ce sont des serviteurs attachés héréditairement à la famille ; l’esclavage y est presque toujours un abri protecteur dans un état de société où la protection était à chaque instant nécessaire. C’est de quoi témoignent la bonté familière du maître envers les esclaves, le dévouement de ceux-ci, leur vie commune chez le vieux Laërte, et tant d’autres tableaux d’une beauté rustique et touchante qui se trouvent dans l’Odyssée.