Mérimée, inspecteur des monuments historiques

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Mérimée, inspecteur des monuments historiques
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 761-786).


MÉRIMÉE


INSPECTEUR DES MONUMENTS HISTORIQUES[1]


Ce fut au mois d’avril 1834 que Mérimée devint inspecteur des monumens historiques.

Il avait trente et un ans, était déjà célèbre dans les lettres comme dans le monde, et passait pour un très mauvais sujet.

Il avait débuté, neuf années auparavant, par deux jolies mystifications : pour publier son premier livre il avait pris le masque d’une comédienne espagnole, Clara Gazul ; pour publier le second, le masque d’un barde illyrien, Hyacinthe Maglanoviteh. Ni le théâtre de Clara Gazul, ni la Guzla n’avaient attiré tout d’abord l’attention du public. La Jacquerie et la Famille de Carvajal n’eurent pas un succès beaucoup meilleur. Mais, dans l’espace de deux années, 1829-1830, Mérimée publia un roman, la Chronique de Charles IX ; des nouvelles, d’admirables nouvelles : Mateo Falcone, la Vision de Charles XI, l’Enlèvement de la redoute, Tamango, Federigo, la Perle de Tolède, le Vase Étrusque, la Partie de trictrac ; des proverbes, l’Occasion, le Carrosse du Saint-Sacrement, les Mécontens ; et enfin des Lettres d’Espagne. La Double méprise avait paru en 1833, et les Âmes du Purgatoire, l’année suivante, dans la Revue des Deux Mondes. Bref, en 1834, Mérimée avait produit une grande partie de son œuvre, et, parmi les écrivains de son âge, aucun n’était alors en possession d’une renommée aussi incontestée.

Il n’était d’aucun parti littéraire. Il plaisait aux classiques par la pureté et la sécheresse de son style, par son art sobre et robuste. Planche le louait ici même. Hugo le traitait amicalement. Stendhal lui témoignait la plus vive admiration. Musset, dans des vers qui ne sont point admirables, mettait son nom à côté de celui de Calderon :

L’un, comme Calderon et comme Mérimée,
Incruste un plomb brûlant sur la réalité,
Découpe à son tombeau la silhouette humaine,
En emporte le moule, et jette sur la scène
Le plâtre de la vie avec sa nudité.

(À la lecture de tels vers, quel combat dut s’engager entre la vanité flattée et le goût blessé d’un Mérimée !)

L’ambition ne dominait pas sa vie. Il recherchait d’autres succès que ceux de la littérature et d’autres plaisirs que celui d’écrire. On rencontrait dans tous les salons ce personnage aux allures correctes et glaciales, les traits du visage fortement caractérisés, le regard « furtif et pénétrant, » les lèvres pincées et ironiques, la voix gutturale et sans nuances. Il avait le goût des amitiés féminines autant que celui du libertinage. Il était dandy et anglomane, comme le voulait la mode, et cachait sous un cynisme imperturbable une sensibilité très vive. En ce temps-là, il semblait cependant que ses attitudes de « mauvais sujet » ne fussent point simple affectation. M. Augustin Filon, le mieux renseigné de ses biographes, affirme qu’il est fort difficile de rendre aimable cette période de l’existence de Mérimée : 1830-1834 ; et « que le plus complaisant ou le plus effronté des entrepreneurs de réhabilitations posthumes y échouerait. » Mérimée don-juanisait dans le monde, et ailleurs. On distingue assez bien la figure de l’homme à travers la plainte d’une de ses victimes : « Un de ces jours d’ennui et de désespoir, je rencontrai un homme qui ne doutait de rien, un homme calme et fort, qui ne comprenait rien à ma nature, et qui riait de mes chagrins. La puissance de son esprit me fascina entièrement ; pendant huit jours, je crus qu’il avait le secret du bonheur, qu’il me l’apprendrait, que sa dédaigneuse insouciance me guérirait de mes puériles susceptibilités. Je croyais qu’il avait souffert comme moi, et qu’il avait triomphé de sa sensibilité extérieure. Je ne sais pas encore si je me suis trompée, si cet homme est fort par sa grandeur ou par sa pauvreté. Je suis toujours portée à croire le premier cas. Mais à présent, peu m’importe. » Cette victime, c’était George Sand. La désillusion avait été amère. Mais à quoi pensait l’obligeant Sainte-Beuve, le jour où il s’était avisé de recommander Prosper Mérimée à la sollicitude de George Sand ?

La Révolution de 1830 n’avait pas été inutile à Mérimée. Elle avait fait de lui d’abord un maître de requêtes, puis le chef du cabinet de M. d’Argout. Celui-ci quitta le ministère en 1834, et, selon une coutume qui, chacun le sait, est depuis longtemps tombée en désuétude, « casa » son chef de cabinet. Le poste d’inspecteur des monumens historiques était vacant, Vitel qui l’occupait ayant été nommé conseiller d’État. Il y fallait un antiquaire, et ce fut Mérimée qui l’obtint. Mais la Providence, à laquelle Mérimée ne croyait point, veillait sur les monumens français. D’un jeune homme qui, jusqu’alors, avait mis tous ses soins à écrire comme Voltaire et à se cravater comme Brummel, elle fit le plus zélé des fonctionnaires et le plus consciencieux des archéologues.

Pour comprendre combien fut difficile et glorieuse l’œuvre accomplie par Mérimée, on doit se rappeler qu’en 1834, la science des antiquités nationales était encore toute nouvelle.

Depuis quatre siècles, le monde moderne pleurait sur les ruines de la civilisation antique, maudissait le sacrilège des Barbares et recueillait pieusement les débris de la Grèce et de Rome. Dans la ferveur de ses enthousiasmes et de ses regrets, il se détournait avec horreur des monumens qu’avaient édifiés, durant le moyen âge, les ennemis du nom latin. Les humanistes de la Renaissance avaient fondé l’archéologie grecque et l’archéologie romaine ; plus tard, des érudits, comme Winckelmann, y avaient appliqué la rigueur des méthodes scientifiques. Les cabinets des amateurs regorgeaient de sculptures, d’inscriptions et de médailles antiques. Les restes des monumens romains étaient vénérés, étudiés, reproduits de toutes les manières. Mais jusqu’à la fin du xviiie siècle, personne ou presque personne ne s’était avisé de considérer l’art du moyen âge comme digne d’attention et d’estime. Ces productions « gothiques » faisaient l’objet d’un mépris universel. Seul, le collectionneur Gaignières avait eu l’idée d’en réunir et d’en conserver les images. Seul, l’abbé Lebœuf dans son Histoire du diocèse de Paris avait tenté d’en distinguer les époques et les styles. Des architectes comme Boffrand et comme Blondel s’étaient montrés sensibles à la beauté des constructions ogivales. Mais nul n’admettait qu’il eût existé un art de la statuaire avant la Renaissance. On démolissait donc, on altérait les édifices du moyen âge sans remords, sans scrupules.

La Révolution fut le signal d’un terrible vandalisme. Mais, antithèse assez déconcertante, c’est au temps de la Révolution qu’apparaît pour la première fois un sentiment inconnu des siècles précédens, le respect des monumens du passé, de tout le passé de la France. Les Jacobins décrètent « la destruction des monumens susceptibles de rappeler la féodalité et l’anéantissement de tout ce qui était propre à faire revivre le souvenir du despotisme ; » mais, en même temps, ils prescrivent les mesures nécessaires à « la conservation des objets pouvant essentiellement intéresser les arts. » Les révolutionnaires saccagent les tombeaux des rois et achèvent de briser, aux portiques des cathédrales, les sculptures qu’avaient épargnées la fureur des guerres religieuses et les restaurations de l’âge académique ; mais, secondé par David et Grégoire, Lenoir offre un asile aux chefs-d’œuvre de tous les siècles et de tous les styles, dans son musée des Monumens français.

Après la Révolution, les désastres causés par les iconoclastes et les pillards, ceux plus graves encore causés par les acquéreurs de biens nationaux, puis la dévastation de tous les grands domaines de France par la bande noire soulèvent l’indignation des artistes, des poètes et des historiens. Chateaubriand avait, le premier, célébré les magnificences de l’art chrétien. Taylor et Nodier parcourent la France et en recensent les richesses. Montalembert adolescent publie, en 1829, Du catholicisme et du vandalisme dans l’art. Victor Hugo écrit, en 1823, son ode admirable La Bande noire, puis compose Notre-Dame de Paris, qui est moins un roman qu’un plaidoyer pour l’architecture du moyen âge, et enfin lance, en 1832, une furieuse diatribe contre les vandales, qui se termine par ces ligues : « On fait des lois sur tout, pour tout, contre tout, à propos de tout. Pour transporter les cartons de tel ministère d’un côté de la rue de Grenelle à l’autre, on fait une loi ; et une loi pour les monumens, une loi pour l’art, une loi pour la nationalité de la France, une loi pour les souvenirs, une loi pour les cathédrales, une loi pour les grands produits de l’intelligence humaine, une loi pour l’œuvre collective de nos pères, une loi pour l’histoire, une loi pour l’irréparable qu’on détruit, une loi pour ce qu’une nation a de plus sacré après l’avenir, une loi pour le passé, cette loi juste, bonne, excellente, sainte, nécessaire, indispensable, urgente, on n’a pas le temps, on ne la fera pas ! » On l’a faite, en 1887, cinquante-cinq ans plus tard. Mais le cri des poètes et des historiens n’avait pas été perdu, car, en 1830, le gouvernement de Louis-Philippe créa l’inspection des monumens historiques, dont Vitet fut le premier titulaire.

En même temps que la guerre était ainsi déclarée aux démolisseurs, les antiquaires commençaient l’étude raisonnée des monumens du moyen âge. Millin voyageant dans le Midi de la France (1807) en décrivait les édifices chrétiens. Mais le véritable fondateur de l’archéologie médiévale est Arcisse de Caumont. En 1824, il n’a que vingt-trois ans, et publie son Essai sur l’Architecture du moyen âge, particulièrement en Normandie. En 1830, il commence son Cours d’antiquités monumentales. En 1832, il constitue une sorte de ligue entre les archéologues du Poitou, du Maine, de la Touraine et de la Normandie pour défendre le baptistère de Saint-Jean contre la municipalité de Poitiers, et de cette association fortuite naît, en 1834, la Société française d’archéologie dont on sait les glorieuses destinées. Vers la même époque, Du Sommerard rassemble dans son cabinet d’amateur une merveilleuse collection d’objets de la Renaissance et du moyen âge. Tel est l’état des esprits et tel est l’état de la science archéologique, lorsque Mérimée devient inspecteur des monumens historiques.

Il partage les indignations de Victor Hugo contre les vandales. Il a le goût de l’histoire et l’a montré dans tous ses écrits ; il est, comme tous ses contemporains, curieux du moyen âge, et l’a bien prouvé en composant les « scènes féodales » de la Jacquerie. Mais pour l’étude des monumens, il n’a d’autres guides que les premiers essais de Caumont et le rapport que son prédécesseur, Vitet, a adressé au ministre après un voyage dans le Nord de la France. Il écoute donc les avis de Vitet, et, sur le point de partir pour sa première tournée, il écrit à Caumont pour lui demander conseil. Mais en réalité, c’est sur le terrain qu’il va apprendre son métier d’archéologue.

La nature, d’ailleurs, l’a pourvu de toutes les aptitudes. Il sait dessiner. On nous a montré quelques-uns de ses croquis et quelques-unes de ses aquarelles. Ce sont d’aimables travaux d’amateur où l’on retrouve la qualité maîtresse de son esprit : l’exactitude. Cette qualité le sert admirablement, lorsqu’il veut fixer sur une page de son album le profil d’une ogive ou la forme d’un chapiteau ; elle le sert encore mieux, lorsque, en une prose sèche et précise, il décrit tous les détails d’une construction. Sa mémoire est claire et parfaitement ordonnée, ce qui lui permet, entre les œuvres diverses, des rapprochemens rapides et des comparaisons sûres. Enfin Mérimée est doué de la vertu la plus nécessaire à un archéologue : la méfiance.

Il porte au doigt une pierre sur laquelle est gravée cette devise : μέμνασ’ἄπιστεῖν, souviens-toi de te méfier. Pour l’écrivain la bague est de bon conseil : elle l’empêche de tomber dans le pathos romantique, elle lui impose la mesure et le goût, elle le maintient dans les limites de son talent. Tout se paie, il est vrai, et trop de méfiance conduit parfois Mérimée à gâter l’émotion de ses récits par des recherches d’esprit inopportunes et agaçantes. Mais nous lui pardonnons. Tant et tant de ses contemporains déploient alors une si intolérable et si bruyante naïveté ! Pour l’homme, il semble que la devise fut moins heureuse, s’il est vrai que Mérimée s’est dépeint sous les traits de Saint-Clair dans le Vase étrusque : « Il était fier, ambitieux ; il tenait à l’opinion, comme y tiennent les enfans ; dès lors, il se fit une étude de cacher tous les dehors de ce qu’il regardait comme une faiblesse déshonorante. Il atteignit son but, mais sa victoire lui coûta cher. Il put celer aux autres les émotions de son âme trop tendre ; mais, en les renfermant en lui-même, il se les rendit cent fois plus cruelles. Dans le monde, il obtint la triste réputation d’insensible et d’insouciant ; et dans la solitude, son imagination lui créait des tourmens d’autant plus affreux qu’il n’aurait voulu en confier le secret à personne… » Disons cependant que Mérimée ne passe point sa vie les yeux fixés sur sa bague, et oublie de la regarder, lorsqu’il écrit à ses « inconnues. » Quant à l’archéologue, ce μέμνασ’ἄπιστεῖν est pour lui, sans conteste, la meilleure des règles ; elle le met en garde contre les légendes et contre ses propres préjugés.

Il exerça sa fonction pendant dix-neuf ans. Sa besogne était double. Il lui fallait parcourir toutes les provinces, reconnaître et étudier les monumens, décider les réparations, déterminer les municipalités à y concourir et rédiger des rapports au ministre. Puis, à Paris, il devait batailler pour obtenir les crédits nécessaires et se débattre au milieu de toutes les complexités administratives. Pour porter le poids de cette tâche écrasante, il fut d’abord tout seul, et ne disposa que de 120 000 francs. Il en obtint 200 000 en 1836. La Commission des monumens historiques fut instituée en 1837. Leprévost, Vitet, Montesquiou, Taylor, Caristie et Duban furent les premiers à en faire partie. De tels concours furent utiles à Mérimée. À partir de ce moment, les crédits augmentèrent presque d’année en année ; portés à 400 000 francs en 1838, ils étaient de 1 100 000 francs en 1859. La Révolution de 1848 n’avait rien changé ni à l’organisation des monumens historiques, ni à la situation de Mérimée.

De cette grande activité qui laissa peu de loisirs à Mérimée, les preuves sont accumulées dans les archives de la Commission des monumens historiques. Mais lui-même a publié plusieurs de ses rapports, dans quatre volumes : Notes d’un voyage dans le Midi de la France ; Notes d’un voyage dans l’Ouest de la France ; Notes d’un voyage en Auvergne ; Notes d’un voyage en Corse. D’autres rapports ont été recueillis dans une étude sur les Monumens historiques de France de M. Du Sommerard, et dans les Notes sur Mérimée, de M. Chambon. Enfin la correspondance nous montre, sous une forme plus familière, l’inspecteur en tournée. Nous avons donc entre les mains tout le nécessaire pour connaître les impressions de voyage de Mérimée, ainsi que ses idées sur l’art et l’archéologie.

Il adore voyager. Tout le long du chemin, il peste contre les carrioles et les auberges ; en Bretagne, il trouve les femmes repoussantes, les vivres médiocres et le patois inintelligible ; il entre en fureur contre la saleté de l’Auvergne, et maudit les punaises de la Corse. Mais ce sont là des propos comme en tiennent tous les voyageurs désireux de se donner des airs d’héroïsme aux yeux des casaniers. Au fond il prend fort gaiment parti de toutes ses mésaventures, et les touristes ont encore des mésaventures sur les routes de France, sous le règne du roi Louis-Philippe. Il vient de quitter Paris pour la première fois et roule sur les chemins de Bourgogne, il écrit à son ami Hippolyte Royer-Collard : « Je suis entré aujourd’hui à Autun en écrasant une oie sous les roues de mon char traîné par deux chevaux au galop. Ce char était un tapecul presque sans dossier. Chaque pavé saillant me faisait sauter deux pieds en l’air. J’ai fait vingt lieues aujourd’hui en changeant sept fois de voiture. Quelquefois j’étais dans de magnifiques calèches, d’autres fois dans d’horribles machines sans ressorts, suivant que les maîtres de poste étaient des messieurs ou des paysans. Je suis roué, moulu. Précisément comme je sortais de sentiers dans le plus infâme des tapeculs, j’ai rencontré trois Anglaises charmantes qui ont daigné rire des sauts que je faisais ; je m’en suis vengé en leur disant des infamies en bon anglais… » Et cette bonne humeur résistera à d’innombrables voyages. Car le voici, dix ans plus tard, sur les routes en compagnie cette fois d’un jeune architecte de ses amis, Viollet-le-Duc, et ce dernier écrit à son père : « Mérimée est le modèle du bon voyageur, toujours en train, toujours d’égale humeur ; on acquiert sans cesse auprès de lui en passant son temps le plus agréablement du monde ; nous menons la vie la plus active et la plus remplie qu’il soit possible de mener ; tous deux d’une santé robuste nous dormons peu, nous travaillons beaucoup, et nous sommes convenus hautement de ne jamais nous plaindre. Peu soucieux du lendemain, nous ne nous préoccupons jamais que de l’affaire présente. »

Et comme il s’amuse de bon cœur à toutes les surprises de sa vie nomade ! Ce sont les gens d’Apt qui lui donnent un banquet et le font boire comme un templier. C’est une jeune gouvernante anglaise qu’il rencontre chez le préfet du Gard et qui désire interroger le « célèbre archéologue » sur les monumens du département. « Cela, écrit-il, m’a paru drôle d’interroger ainsi le monde, et j’ai pris plaisir à blaguer la petite miss à douze francs par heure de blague. Elle était tentée de me dire en me quittant, comme l’écolier de Méphistophélès : « Il me semble que j’ai une roue de moulin dans la tête. » À Montpellier, c’est une très jolie fille qui s’appelle Gabrielle, native de Toulouse, et dont il lui est loisible d’être le Henri IV. « Mais, dit-il, mélancoliquement, mes archéologues sont Saint-Simoniens et vertueux. » Évidemment, ses archéologues, comme il les appelle, gâtent un peu le plaisir de la promenade archéologique. « Quand je ne vais pas en voiture, — c’est encore une lettre à son ami Royer-Collard, — je me lève à neuf heures, je donne audience aux bibliothécaires, archivistes et autres espèces. Ils me mènent voir leurs masures. Si je dis qu’elles ne sont pas carlovingiennes, on me regarde comme un scélérat, et on ira cabaler auprès du député pour qu’il me rogne mes appointemens. (Déjà !) Pressé entre ma conscience et mon intérêt, je leur dis que leur monument est admirable et que rien dans le Nord ne peut y être comparé. Alors, on m’invite à dîner, et on dit dans le journal du département que j’ai bougrement d’esprit. On me prie de déposer une pensée sublime sur un album. J’obéis en frémissant. Le soir on me reconduit à mon hôtel en cérémonie, ce qui m’empêche d’aller au vice. » De ses archéologues, il se vengera un jour en dessinant dans la Vénus d’Ille l’amusant portrait de M. de Peyrehorade. Mais, en attendant, les Perpignannaises le consoleront : « Il y a ici quantité d’Espagnolesses avec leurs mantilles, leurs grosses jambes catalanes et leurs pieds pointus microscopiques, mais le moyen de faire ses affaires avec une pluie comme celle qui tombe. Les gouttières sont ici admirablement dirigées pour achever ceux qui échappent aux ruisseaux. Je rentre trempé comme une soupe, sans autre profit que d’avoir vu la cathédrale qui est du xive siècle, et cependant à appareil réticulé, contre les principes classiques, et cinq ou six jarretières espagnoles au-dessous du genou, suivant l’usage. »

On se doute bien que cela n’est pas extrait des rapports expédiés par Mérimée à M. Guizot. Mais s’il n’allait pas jusqu’à prendre son ministre pour confident des menus divertissemens que lui apportait le voyage, il ne faut pas croire cependant qu’il n’usât du papier administratif que pour des descriptions architectoniques.

Aux considérations d’histoire et d’archéologie il mêle quelques paysages, les uns tracés à la manière classique, d’un trait délicat et sec, les autres où quelques touches brusques et ardentes font songer à certaines aquarelles de Delacroix. Par exemple, ce lever de soleil sur Vézelay : «… Le soleil se levait. Sur le vallon régnait encore un épais brouillard percé çà et là par les cimes des arbres. Au-dessus, apparaissait la ville comme une pyramide resplendissante de lumière. Par intervalles, le vent traçait de longues trouées au milieu des vapeurs et donnait lieu à mille accidens de lumière… » Ou bien, ce coucher de soleil sur les monumens de Carnac : « Du haut des dolmens les plus approchés d’Erdeven, la vue de ces immenses allées offre un spectacle imposant et solennel. Lorsque je montai sur le toit d’un de ces dolmens, le soleil était sur son déclin, et le ciel et la mer à l’Ouest se coloraient d’une vive lumière empourprée. Sur ce fond éclatant, les peulvens de Kerzhero se détachaient vigoureusement en noir, tandis que, du côté de l’étang, le reste des avenues, fortement éclairées, montrait les pierres blanches et brillantes, tranchant sur un sol d’ajonc et d’herbes sombres… »

D’autres fois, il s’attarde à un petit tableau de mœurs, ou bien fait le portrait d’une ville : « En arrivant à Avignon, il me sembla que je venais de quitter la France. Sortant du bateau à vapeur, je n’avais pas été préparé par une transition graduée à la nouveauté du spectacle qui s’offrait à moi : langage, costumes, aspect du pays, tout paraît étrange à qui vient du centre de la France. Je me croyais au milieu d’une ville espagnole. Les murailles crénelées, les tours garnies de mâchicoulis, la campagne couverte d’oliviers, de roseaux, d’une végétation toute méridionale, me rappelaient Valence et sa magnifique « Huerta, » entourée, comme la plaine d’Avignon, d’un mur de montagnes aux profils déchiquetés, qui se dessinent nettement sur un ciel d’un azur foncé. Puis, en parcourant la ville, je retrouvais avec surprise une foule d’habitudes, d’usages espagnols. Ici, comme en Espagne, les boutiques sont fermées par un rideau, et les enseignes des marchands, peintes sur des toiles, flottent suspendues le long d’une corde comme des pavillons de navire. Les hommes du peuple, basanés, la veste jetée sur l’épaule en guise de manteau, travaillent à l’ombre, ou dorment couchés au milieu de la rue, insoucians des passans ; car chacun sur la voie publique se croit chez lui. La rue, pour les Espagnols, c’est le forum antique ; c’est là que chacun s’occupe de ses affaires, conclut ses marchés, ou cause avec ses amis. Les Provençaux, comme eux, semblent ne regarder leur maison que comme un lieu d’abri temporaire, où il est ridicule de demeurer lorsqu’il fait beau. Enfin, la physionomie prononcée et un peu dure des Avignonnais, leur langage fortement accentué, où les voyelles dominent, et dont la prononciation ne ressemble en rien à la nôtre, complétaient mon illusion et me transportaient si loin de la France, que je me retournais avec surprise en entendant près de moi des soldats du Nord qui parlaient ma langue. » Des pays de la Méditerranée, Mérimée ne connaissait alors que l’Espagne, et, à la vérité, Avignon nous semble encore plus italien qu’espagnol ; mais comme cette page exprime bien la surprise et l’enchantement d’un Français du Nord débarquant dans la vieille cité des Papes !

Bref, l’inspecteur des monumens historiques ne se résout jamais à abdiquer son talent d’écrivain, même quand il correspond avec M. Guizot. Il s’y résout encore moins lorsqu’il correspond avec son « inconnue. » Conservons ce nom d’inconnue, à l’amie qui reçut de Mérimée tant de lettres charmantes, car de savoir que celle-ci se prénommait Jenny, qu’elle était la fille d’un notaire de Boulogne-sur-Mer, et qu’elle avait la bouche trop large, la lèvre supérieure serrée, la lèvre inférieure retombante, cela n’ajoute rien au plaisir que nous cause le joli morceau qui suit. C’est du plus parfait Mérimée avec une nuance de sentimentalisme qui fait penser à Henri Heine :

« Je visitais les arènes de Nîmes avec l’architecte du département, qui m’expliquait longuement les réparations qu’il avait fait faire, lorsque je vis, à dix pas de moi, un oiseau charmant, un peu plus gros qu’une mésange, le corps gris de lin, avec les ailes rouges, noires et blanches. Cet oiseau était perché sur une corniche et me regardait fixement. J’interrompis l’architecte pour lui demander le nom de cet oiseau. C’est un grand chasseur, et il me dit qu’il n’en avait jamais vu de semblable. Je m’approchai, et l’oiseau ne s’envola que lorsque j’étais assez près de lui pour le toucher. H alla se poser à quelques pas de là, me regardant toujours. Partout où j’allais, il semblait me suivre, car je l’ai retrouvé à tous les étages de l’amphithéâtre. Il n’avait pas de compagnon et son vol était sans bruit, comme celui d’un oiseau nocturne.

Le lendemain, je retournai aux arènes et je revis encore mon oiseau. J’avais apporté du pain que je lui jetai. Il le regarda, mais n’y toucha pas. Je lui jetai ensuite une grosse sauterelle, croyant à la forme de son bec qu’il mangeait des insectes, mais il ne parut pas en faire cas. Le plus savant ornithologiste de la ville me dit qu’il n’existait pas dans le pays d’oiseau de cette espèce.

Enfin, dans la dernière visite que j’ai faite aux arènes, j’ai rencontré mon oiseau toujours attaché à mes pas, au point qu’il est entré avec moi dans un corridor étroit et sombre où lui, oiseau de jour, n’aurait jamais dû se hasarder.

Je me souvins alors que la duchesse de Buckingham avait vu son mari sous la forme d’un oiseau le jour de son assassinat, et l’idée me vint que vous étiez peut-être morte et que vous aviez pris cette forme pour me voir. Malgré moi, cette bêtise me tourmentait, et je vous assure que j’ai été enchanté de voir que votre lettre portait la date du jour où j’ai vu pour la première fois mon oiseau merveilleux. »

S’amusant de ses découvertes, de ses rencontres et de ses rêveries, des jeux de la lumière et de la frimousse des passantes, de ce qu’on lui conte et de ce qu’il devine, Mérimée n’en accomplit pas moins avec une rare conscience le devoir de sa fonction. Nous connaissons son allure de touriste : examinons maintenant ses goûts et ses idées, et rappelons les services qu’il rendit à l’art français.


Il s’intéresse surtout, — du moins dans ses premiers voyages, — aux antiquités gallo-romaines. Il suit en cela son tempérament de classique. L’histoire romaine exerce un grand prestige sur son imagination. Parmi ses ouvrages, ceux auxquels il a peut-être donné le plus de soins sont les beaux récits de la Guerre sociale et de la Conjuration de Catilina ; le style en est d’une vigueur véritablement latine, avec de superbes raccourcis de pensée et de langage. Ce qui l’attire et le retient d’abord, c’est les vestiges de la civilisation antique : les aqueducs, les camps, les voies, les cirques, les mosaïques, les médailles et les sculptures. Ses séjours de prédilection semblent Vienne, Orange, Vayson, Nîmes.

Aujourd’hui nous concevons très bien son admiration pour les magnifiques architectures romaines du Midi de la France. Quant aux sculptures, nous sommes peut-être un peu moins indulgens, et nous restons surpris que, devant les lourds et disgracieux bas-reliefs de l’arc de Carpentras, Mérimée ait encore le courage d’écrire : « Je ne connais pas un seul ouvrage des Romains qui n’ait un caractère de grandeur qui rachète bien des fautes de goût. » Ne croyez pas cependant qu’il donne dans le préjugé académique. À Sainte-Colombe, il voit la Vénus accroupie que l’on vient de découvrir en fouillant le sol sur l’emplacement du palais du Miroir. Il sent et décrit la beauté de ce corps à la Rubens : « Le statuaire, dit-il, a fait respirer son marbre ; on sent la peau, et l’on s’étonne quand on touche le marbre qu’il ne cède pas sous les doigts, mollement, trop mollement, comme les muscles de son modèle… » Et il ajoute : « Ce qui nous reste de ce groupe suffit pour intéresser vivement, et pour modifier sensiblement nos idées sur l’art antique. » Les idées de Mérimée sur l’art antique devaient se modifier plus sensiblement encore, après son voyage à Rome et en Grèce… Mais demeurons en France.

L’art roman est encore trop voisin de l’art antique pour ne pas plaire à Mérimée. Il nous paraît maintenant qu’il suffisait d’ouvrir les yeux pour apercevoir cette parenté, et pourtant les antiquaires d’autrefois n’avaient jamais songé à excepter du mépris où ils tenaient les œuvres du moyen âge, les édifices construits et décorés aux xie et xiie siècles. Mérimée saisit du premier coup la beauté classique des chapiteaux romans. À Nevers, on lui montra deux chapiteaux, seuls débris du monastère de Saint-Martin que l’on vient de démolir. « Le travail, dit-il, en est admirable : l’un offre des rinceaux qui se croisent, l’autre un groupe de quatre aigles enlacés par autant de serpens. Si l’on veut oublier pour un instant les scrupules de l’école, on avouera que ce dernier chapiteau peut rivaliser avec tout ce que l’antiquité nous a laissé de plus correct, » Pour lui, l’antiquité demeure donc Je modèle de toute raison et de toute beauté, et, malgré son admiration pour les monumens gothiques, il reprochera aux sculpteurs d’avoir méconnu certaines lois de l’art gréco-romain : « Lorsque au caprice byzantin eut succédé l’imitation étudiée d’objets pris dans le règne végétal, le goût de la variété ne tarda pas à jeter les artistes dans un excès blâmable. Ils voulurent rendre exactement des formes auxquelles la sculpture semble se refuser. De là ces chapiteaux où tant de patience et d’adresse sont inutilement employées. En résultat, qu’a-t-on produit ? On a altéré la forme rationnelle des chapiteaux que les artistes byzantins avaient respectée, et l’on n’a pu parvenir qu’à rappeler de bien loin l’idée de telle ou telle plante. »

Sur la foi de cette boutade qui montre le fond classique de Mérimée, il ne faut pas croire que celui-ci ait été insensible à la splendeur de l’art du xiiie siècle. Il a aimé et compris le sublime paradoxe de l’architecture ogivale. Il l’a défendu contre les attardés de la secte académique, et il s’est même efforcé sans y réussir de convertir des Romains entêtés comme Stendhal, qui, — Mérimée lui-même l’a conté. — prétendait que « nos églises sombres et lugubres avaient été inventées par des moines fripons qui voulaient s’enrichir en faisant peur aux gens timides. »

M. Augustin Filon, le seul critique qui ait encore tenté de résumer et d’apprécier les idées archéologiques de Mérimée, accorde que celui-ci a parlé très savamment du gothique, mais d’après des règles techniques, sans avoir égard au caractère particulièrement religieux de cette architecture. « Ainsi, dit-il, cette poésie si riche écrite sur les murailles comme sur des pages immenses pour être lue d’ici-bas et de là-haut, ce symbolisme sans frein, cette idéalisation à outrance qui fit une prière, un rêve quelque chose d’immatériel avec ce qu’il y a de plus matériel au monde, là pierre de taille et le moellon, enfin l’étrange disposition de ces siècles qui vécurent par l’esprit, en plein miracle, et tentèrent avec une sorte de succès d’anéantir le corps ; tout cela, Mérimée ne sut pas l’apercevoir ou ne voulut pas l’admirer. » J’ai lu toutes les notes de voyage de Mérimée, et mon impression n’a pas été tout à fait celle de M. Augustin Filon. D’abord, je crains beaucoup que nous ne cédions à notre imagination, lorsque nous attribuons à l’architecture gothique un caractère essentiellement religieux. L’ogive fut un nouveau procédé de construction imaginé au xiie siècle par des architectes hardis, peut-être téméraires. On l’appliqua non seulement dans l’église, mais aussi dans la salle capitulaire, et jusque dans les cuisines du monastère, dans la grande salle du château, dans la maison de justice et dans le parloir aux bourgeois. Il y a du symbolisme dans une cathédrale gothique, il y en a beaucoup. Mais tout n’y est pas symbole, et il est dangereux de vouloir à toutes forces découvrir une intention mystique dans ce qui n’est, le plus souvent, qu’expédient d’architecture. Notre-Dame est un acte de foi, c’est aussi la résultante de quelques équations.

Mérimée était furieusement irréligieux, mais il ne tombait que rarement dans le gros et niais anticléricalisme de son ami Béyle. Visitant Solesmes où l’abbé Guéranger le reçoit « après une politesse pleine de grâce, » il admire ce lieu si bien choisi pour l’étude. « Suffisamment isolés, dit-il, pour que les visites des curieux ne soient pas trop fréquentes, les Bénédictins de Solesmes, en présence d’une belle nature, peuvent et doivent passer doucement leur vie loin du bruit des villes, avec la pensée consolante de laisser après eux des ouvrages durables. » Et, devant les ruines de l’abbaye de Beaufort, près de Paimpol, il remarque la situation pittoresque des vieilles abbayes et ajoute : « Il faut que les habitudes contemplatives de la vie ascétique aient de tout temps donné à l’esprit le sentiment du beau abstrait, indépendant de toute idée d’utilité réelle. Assuré d’une existence uniformément douce, borné dans ses plaisirs et son ambition, plus qu’aucun autre à l’abri, par son caractère sacré, des revers de fortune, le moine du xiiie siècle pouvait et devait aimer le beau pour lui-même. Et tandis que le chevalier en guerre avec tout le monde ne songeait qu’à se bâtir une forteresse imprenable, l’abbé embellissait sa demeure et goûtait les jouissances que donnent l’imagination et les arts. » Sans doute, cela n’est ni du Chateaubriand, ni du Montalembert, mais ce n’est pas non plus du Stendhal.

Mérimée a l’esprit assez libre, l’intelligence assez ouverte pour discerner la pensée religieuse, chaque fois qu’elle inspire la construction ou l’ornement d’une église du moyen âge. On en trouve maintes preuves dans ses notes de voyage. Je me contenterai de citer cette page bien significative.

Il examine les verrières du chœur de Saint-Julien du Mans : « J’étais, dit-il, d’abord tenté de regarder les verrières des bas côtés du chœur comme plus anciennes que celui-ci ; je supposais qu’elles provenaient du chœur roman, car j’observais un système de coloration et d’exécution bien différent de celui que je remarquais dans les fenêtres élevées. Les premières, en effet, moins éclatantes de ton, ont pour couleurs dominantes le bleu ou le pourpre foncé, tandis que le rouge clair et jaune éblouissent les yeux lorsqu’on les lève vers la haute voûte du chœur. Enfin, dans les fenêtres basses les morceaux de verre sont plus petits, les joints par conséquent plus multipliés que dans les fenêtres hautes. En examinant ces verrières avec plus d’attention, je ne tardai pas à abandonner ma première opinion. Le même fait se reproduisant dans toutes nos églises, il est impossible qu’il ne se rattache pas à un système complet et raisonné. Son but n’est pas douteux. En tenant les bas côtés dans la demi-teinte, on a voulu faire valoir la vive lumière qui se projette par les fenêtres du chœur sur la partie la plus sainte du temple. On y attire l’œil forcément ; on l’oblige à se diriger vers le ciel. Cette idée n’est-elle pas celle qui a présidé à toute la fabrique gothique ? et ces longues lignes verticales, caractère constant de cette architecture, multipliées surtout dans les chœurs, n’ont-elles pas une destination semblable ? À une époque où la première des sciences était la religion, on ne doit pas s’étonner de ces allégories mystiques, dont le plan et les détails de nos églises offrent d’ailleurs tant d’exemples. »

Cette observation juste et délicate est la meilleure réponse au reproche que M. Filon adressait à Mérimée.

Celui-ci a donc senti toute la beauté des édifices religieux du xiiie siècle. Là, il est vrai, s’arrête son admiration, et son goût proteste contre le luxe un peu désordonné des monumens gothiques édifiés dans les siècles suivans. Il déteste le flamboyant. Dans la cour du château de Josselin, comme dans l’église de Brou, il ne voit que « fantaisies bizarres et tours de force. » Cependant de sa répugnance il se gardera de faire une théorie. Il a trop de sensibilité artistique pour donner dans le système et se refuser le plaisir d’admirer lorsqu’une œuvre lui paraît admirable. « Presque partout, dit-il, les derniers ouvrages de l’architecture gothique sont mesquins et manquent de caractère. Les plans sont d’ordinaire timidement conçus, et toutes les proportions des édifices semblent accuser le besoin de l’économie. Ce n’est que dans les détails que les artistes osent donner carrière à leur imagination ; encore se montre-t-elle plutôt par des tours de force que par des inventions gracieuses… » C’est à Nantes qu’il écrit ces lignes ; elles précèdent un bel éloge de la cathédrale, laquelle pourtant fut bâtie au xve siècle. Et, en Avignon, il saura goûter l’élégance de la délicieuse façade de l’église Saint-Pierre.

Enfin nul n’a mieux exposé comment à la fin du moyen âge l’architecture se renouvela pour s’accommoder au nouvel état de la société. Ces idées-là ont été souvent reprises et développées. Mais Mérimée avait tout dit dans une page qui est un chef-d’œuvre de concision : « Du même siècle datent et le perfectionnement de l’art de bâtir, qui se manifeste par la régularité de l’appareil et l’emploi fréquent des plates-bandes, et le goût du confortable, qui fait renoncer aux salles sombres et humides, éclairées par des meurtrières et solidement voûtées. Aux baies étroites succèdent des fenêtres carrées et suffisamment larges ; des planchers remplacent les voûtes. Le maître et ses serviteurs ne doivent déjà plus s’asseoir au même foyer ; aussi les cheminées se multiplient et, par contre, diminuent de grandeur. On commence à ressentir les effets du progrès de la civilisation, et les châteaux perdent un peu de leur caractère militaire, parce qu’un nouveau moyen de destruction, devenu vulgaire, met la force du côté du plus grand nombre. Désormais le chef de vingt coquins bardés de fer, possesseur d’une tour à mâchicoulis, plantée sur un rocher inaccessible, ne sera plus un despote indépendant. L’autorité royale va se fortifiant de toutes les pertes que fait l’aristocratie, et bientôt l’habitation d’un seigneur ne se fera plus reconnaître que par le luxe, la commodité et le bon goût de sa construction. Toutefois, il faudra du temps pour que l’on renonce tout à fait à l’apparence militaire des bâtisses. Les tours et les murailles élevées, si elles ne sont plus un moyen de puissance, en sont encore l’indice et le souvenir. Ce sont comme des espèces d’armoiries intelligibles pour tous, que l’on affiche encore avec plaisir ; et pour les faire disparaître, il faudra qu’un ministre vienne et fasse tomber les têtes de ceux qui voudront rappeler même le souvenir de leur ancienne indépendance. »

Ces citations permettent de voir que le jugement de Mérimée était affranchi du préjugé et du parti pris. Par ses écrits et par ses travaux, ce bon archéologue a largement contribué à remettre en honneur l’art du moyen âge. Mais il n’a pas été le dernier à s’inquiéter des réactions de la mode, de la mode, disait-il, qui n’a pas besoin des convictions de l’étude. Dès 1842, dans un de ses rapports, il exprimait la crainte que l’admiration exclusive des monumens gothiques ne finît par fausser le goût public. « Tels qui admirent aujourd’hui l’art du moyen âge n’ont fait que lui transporter l’engouement irréfléchi qu’ils avaient peu auparavant pour l’art antique… Ils déplorent du même ton la ruine de quelque masure gothique et celle de la plus belle cathédrale. Ce ne sont point les monumens qu’ils aiment, c’est une époque, et tout ce qui n’appartient pas à cette époque, ils voudraient l’anéantir, fanatiques aussi aveugles que les vandales du dernier siècle qu’ils poursuivent sans cesse de leurs déclamations. » C’était la raison même, et l’on voyait déjà les effets de ce fanatisme aveugle, car on commençait à dépouiller les vieilles églises de leurs beaux autels du xviie siècle pour y introduire les pitoyables contrefaçons du style gothique.

Et ce n’était point le seul péril de la nouvelle superstition. Les villes et les campagnes de France se remplissaient bientôt de constructions néo-gothiques. Écoutons encore Mérimée. Cette fois, il parle devant la Société des Antiquaires de Normandie (1854) :

« Je sais un fort galant homme, que j’ai converti, du moins il le prétend, à l’architecture du moyen âge, et qui, vivant tout près d’une caserne de gendarmerie, se fait bâtir une maison de campagne avec créneaux, mâchicoulis et tour de guette. Pourtant il sait bien qu’il n’y a plus de routiers en France. Une église du xvie siècle, qui n’a pas de clocher, est menacée, me dit-on, par la piété de ses paroissiens, d’une flèche gothique en ciment romain, et j’ai vu le projet d’une gare de chemin de fer, dont la façade, comme pour avertir les voyageurs de la possibilité d’un déraillement, doit leur présenter les moulages d’un Jugement dernier emprunté à une de nos cathédrales gothiques. Autant l’imitation la plus exacte est recommandable dans la restauration d’un édifice ancien, autant elle est blâmable et ridicule, lorsque, dans un bâtiment moderne, elle ne tient aucun compte ni de sa convenance, ni de sa destination. L’admiration profonde que m’inspire l’architecture du moyen âge me fait regarder son emploi indiscret comme une sorte de profanation coupable »

Je ne me mêlerai pas de discuter la valeur scientifique des observations et des hypothèses de Mérimée : je n’en ai ni la place ni la compétence. Il fut un des premiers qui soumirent les monumens français à une critique sérieuse. Il a ruiné beaucoup de traditions erronées et de légendes absurdes. Il a restitué à l’époque romane un grand nombre d’édifices dont la croyance populaire faisait honneur à Charlemagne ou même aux Romains, comme le prétendu temple de Lanleff dans les Côtes-du-Nord, l’édifice octogone du faubourg de l’Aiguille au Puy, Saint-Quenin de Vayson, le porche de Notre-Dame-des-Doms et bien d’autres… Il paraît qu’il a commis quelques bévues. Il a cru que l’Aiguille de Vienne marquait l’emplacement d’une tombe, et il semble maintenant établi qu’elle décorait le milieu de la Spina d’un cirque romain. Des archéologues avignonnais le vitupèrent, parce qu’il prit pour la chambre de la torture la cuisine du palais des papes. Lui-même s’était d’avance disculpé en écrivant dans l’avant-propos de son Voyage dans le Midi : « Il est rare d’arriver du premier coup à la vérité, mais on doit s’estimer heureux quand on est cause que la vérité se découvre, dût-on soi-même être convaincu d’erreur. » Or, en protégeant les vieilles pierres, il s’est chargé d’assurer la découverte de la vérité. Lorsqu’ils raillent ses erreurs, nos archéologues sont ingrats : où donc iraient-ils prendre aujourd’hui leurs argumens, si les édifices, objets de leurs controverses, avaient disparu ? Pour nous, peu nous importe que Mérimée se soit trompé sur la date ou la destination d’un monument, si c’est grâce à lui que ce monument est encore debout.

Ils sont nombreux, les titres de Mérimée à notre reconnaissance. D’abord seul, de 1834 à 1837, puis avec le concours des membres de la Commission des monumens historiques, il mène contre les vandales un combat sans trêve. Sous le second Empire, alors qu’il s’est démis de ses fonctions, et jusqu’à la fin, même lorsque la maladie l’éloigné de Paris, il continue de s’intéresser à la sauvegarde des monumens. En 1869, il recommande encore à Viollet-le-Duc de parler au maître de la désorganisation du service des monumens historiques.

Il sait les ressources et les ruses de ses adversaires, le mauvais vouloir des administrations, l’insuffisance des crédits affectés à son service, et il consacre tous ses efforts à l’entreprise de conservation, qui, à ses yeux, prime toutes les amusettes archéologiques. Il faut l’entendre envoyer promener son excellent ami Requiem, acharné à réclamer une subvention pour les fouilles de Vayson : «… Il est d’ailleurs assez indifférent que les objets antiques demeurent sous terre un an de plus ou de moins. Ils s’y conservent fort bien ; tandis que les monumens que l’on peut réparer avec l’argent des fouilles ne veulent souvent pas attendre… » Ce sont les monumens qu’il défend contre leurs innombrables ennemis.

Parfois il a échoué, parfois il a trop bien réussi, car les architectes auxquels ces monumens furent confiés ont achevé ce que le temps et la malice des hommes n’avaient pu détruire. Du moins il lui reste la gloire d’avoir, le premier, engagé la bataille.

Dans son premier voyage, il vient de quitter Paris et traverse La Charité-sur-Loire. Il découvre de magnifiques sculptures au fond de l’échoppe d’un serrurier adossée au mur de l’église. Il voit des moulures entaillées pour le passage d’un escalier, des fagots entassés devant un bas-relief. Une des statues a été décapitée, la cassure est toute fraîche. Il interroge, et voici ce qu’il apprend : « Il y a un mois, un soldat, c’était je crois, un chasseur d’Afrique, fut logé chez un des serruriers. On le coucha dans l’intérieur de l’une des portes, en haut d’un cintre. Le fond de cette étrange alcôve était un bas-relief représentant le Père Éternel assis sur les nuages, entouré de ses anges et de ses saints. Peu sensible à cette décoration, le soldat ne pensa qu’au mauvais grabat de son hôte et aux punaises qui le tourmentèrent la nuit. Le matin, faisant son bagage, il avisa le bas-relief, et s’adressant au Père Éternel : « C’est toi, dit-il, qui as inventé les punaises ; voilà pour te remercier ! » Un coup de bâton, qui cassa la tête de la statue, termina la prosopopée. »

Il en apprendra bien d’autres, car le vandalisme le plus dangereux n’est pas celui de la brute qui mutile une statue par ignorance.

Le clergé se charge de défigurer ses propres églises. C’est lui qui peint à l’huile les boiseries et les stalles de la Renaissance, et recouvre murailles et chapiteaux d’un horrible badigeon blanc, sans doute, dit Mérimée, d’après le principe du médecin de M. de Pourceaugnac : Album est disgregativum visùs. Et c’est lui aussi qui introduit dans les églises d’ignobles statues en désaccord avec tout le reste de l’édifice. Aussi quelle satisfaction de rencontrer un brave homme de curé, attentif à réparer son église, l’entretenir et la préserver des restaurations maladroites ! Tel le curé de Saint-Maximin. Le conseil municipal avait décidé que l’église serait badigeonnée. Le curé avait protesté. Sans tenir compte de son opposition, les badigeonneurs s’étaient présentés au jour fixé, mais avaient trouvé la porte fermée. Point de clef ; et le curé n’était pas chez lui. Les badigeonneurs résolurent alors d’attendre le dimanche, de pénétrer dans l’église pendant la messe et de se mettre à l’ouvrage après le service. Le curé eut vent de la ruse, et, persuadé qu’il valait mieux pour ses paroissiens se passer d’une messe que de voir salir leur église, il déclara que la porte resterait close. Traités en excommuniés, les habitans obligèrent leur conseil municipal à capituler. « Qu’il serait à désirer, conclut l’inspecteur des monumens historiques, que la France eût beaucoup de curés comme celui de Saint-Maximin ! »

Sur le goût des municipalités de France, Mérimée devait être aussi vite édifié. Celle d’Avignon, en particulier, excita sa colère à maintes reprises. Il y a en Avignon d’inébranlables traditions de vandalisme qui, on le sait, furent, jusqu’à nos jours, fidèlement respectées. L’histoire des démêlés du conseil municipal d’Avignon avec le service des monumens historiques remplit les cartons des archives des Beaux-Arts. Quand, en 1846, on construisit la ligne du chemin de fer entre Lyon et Marseille, le premier tracé des ingénieurs jetait par terre une partie des remparts. Mérimée intervint avec la dernière énergie pour conjurer ce désastre, et, finalement, eut gain de cause, mais le combat fut terrible. Naturellement, les Avignonnais étaient partisans du projet des ingénieurs. Requien et quelques autres protestaient, trop mollement au gré de Mérimée, qui écrivait alors à son ami : « Personne ne déteste autant le pugilat que moi, mais ce que j’ai encore plus en horreur, c’est de me laisser manger la laine sur le dos. À votre place, je ne me laisserais pas canuler par ces canailles du conseil municipal. Au point où les choses en sont venues, je crois que vous avez plus à perdre à la résignation qu’au regimbe ment. Ces gens-là sont déterminés à ne pas vous laisser en paix. Morbleu ! mettez-leur le feu au c… Vous avez une admirable invention au moyen de laquelle on vient à bout de monstres bien plus durs à cuire que ceux que dompta feu Hercule. C’est la Presse, il n’y a pas de maires, voire de ministres qui n’y laisse des plumes, quand on a surtout le bon droit. (Ou le pouvoir de la presse a bien diminué depuis soixante ans, ou Mérimée était bien candide ; des deux hypothèses, la première est assurément la plus vraisemblable.) Usez-en… Ayez, s’il le faut, le plaisir de perdre votre procès, mais ne cédez jamais. Lorsque nous avons été obligés de renoncer à la chapelle de l’hôpital d’Orléans, j’ai pris soin que MM. du conseil municipal eussent leur paquet, et le brevet d’imbéciles que je leur ai délivré leur a été visé par le respectable public, qui après tout a plus de bon sens qu’on ne le suppose. » Ce langage-là n’est pas celui d’un simple fonctionnaire qui s’acquitte correctement de son devoir professionnel. Mérimée a fait sienne la cause des monumens menacés, et la plaide avec une furieuse passion.

Le génie militaire a toujours été la « bête noire » des amis des vieux monumens. Mérimée aurait souhaité lui arracher tous les édifices qu’on lui avait remis imprudemment dans les premières années du xixe siècle : donjons, palais et monastères. Mais, sur ce terrain-là, il fut presque toujours battu. Il avait beau dans ses rapports au ministre développer les argumens les plus convaincans et les plus spirituels. Ces jours-là, personne ne l’écoutait. Il aurait voulu qu’au moins l’aménagement des édifices occupés par des militaires fut confié à des architectes des monumens historiques. « D’où vient, écrivait-il, que des officiers exercent les fonctions d’architectes ? Toute l’Europe a pu apprécier le savoir comme le courage de nos officiers du génie ; toutes nos provinces attestent qu’ils s’entendent beaucoup mieux à renverser des forteresses qu’à conserver des monumens. Encore si, mettant de côté toute considération d’art, on faisait d’un couvent un fort ou une caserne, avec le but avoué d’en faire disparaître la destination primitive ; mais non, le ministère de la Guerre proteste de son intention de conserver les vestiges qui intéressent les arts… À qui persuadera-t-on qu’un militaire qui sait bâtir et renverser des bastions, ait appris dans ses campagnes à restaurer une église ? » Sur ce dernier point, à la longue, Mérimée a plus ou moins obtenu gain de cause ; mais il a fallu attendre jusqu’au xxe siècle pour que le Palais des Papes cessât d’être une caserne, et le donjon de Vincennes est encore un magasin de harnachemens militaires.

Sauver les monumens était l’essentiel. Mérimée s’y est employé avec une inlassable ténacité. Mais qu’allait-on faire de ces reliques du passé ? Où et comment seraient conservées les épaves ? De quelle manière seraient restaurées les architectures ? À ces questions, Mérimée a donné des réponses incertaines et contradictoires.

Il se faisait une idée très juste de l’utilité des musées de province. Après avoir visité l’admirable musée Galvet, il souhaitait que toutes les villes de France imitassent l’exemple d’Avignon et offrissent un asile aux fragmens d’architecture ou de sculpture tirés des édifices démolis. « Combien, s’écriait-il, de bas-reliefs précieux, d’inscriptions importantes, de chapiteaux élégans, n’ont pas été jetés pêle-mêle avec des pierres de démolition ou vendus comme vieux moellons ! Combien de pages intéressantes de notre histoire ont été ainsi déchirées pour jamais ! » Le musée devait donc servir, selon lui, à hospitaliser toutes les victimes du vandalisme. Il ne voyait aucune raison d’y entasser des œuvres modernes, et, quand Requien lui demandait des tableaux pour le musée d’Avignon, il lui faisait cette bonne, cette excellente réponse : « À quoi bon exciter les fils des cordonniers à devenir de mauvais peintres en leur mettant de mauvaises peintures sous les yeux ? Il serait temps de décourager les artistes qui nous empoisonnent de leurs croûtes. »

Les épaves au musée. Mais Mérimée ne tient pas beaucoup à laisser les œuvres d’art en place, à leur place. Lorsqu’il demande qu’une mosaïque romaine soit portée dans un musée, passe encore. Mais il voudrait enlever de l’hôpital de Chalon-sur-Saône des vitraux placés dans une salle où l’on a besoin d’une clarté vive, pour les transférer dans la cathédrale qui n’a que des fenêtres garnies de verres blancs ; ce déplacement n’est pas très heureux. Dans le château de Laval, transformé en prison, il craint que d’élégans ornemens sculptés ne soient pas suffisamment respectés par les détenus, et la seule mesure qu’il propose au ministre est d’employer ces frises à la décoration de quelque monument dont la destination soit plus appropriée à leur caractère ; c’est un bien médiocre expédient. Avec une sagacité qui fait honneur à son goût, il admire en Provence quelques-unes de ces peintures que l’on disait alors tantôt flamandes, tantôt italiennes, et que la critique a depuis restituées à des artistes français, telles que le Buisson ardent de la cathédrale d’Aix, le Couronnement de la Vierge et la Pieta de Villeneuve-lès-Avignon ; il les admire, mais ne cache pas son désir de les voir un jour transporter à Paris. Cette singulière façon de dépouiller la province de ses chefs-d’œuvre est d’ailleurs loin de choquer le plus grand nombre de nos contemporains, puisque la Pieta de Villeneuve a été naguère placée dans une des salles du Louvre ; mais elle a néanmoins je ne sais quoi de barbare, dont il est regrettable que Mérimée n’ait pas été révolté.

Quant aux restaurations, on voudrait aussi que Mérimée eut été plus ferme sur cette grave question. En 1835, on lui communique le plan préparé pour l’achèvement de la cathédrale de Nantes. Dans ce plan on doit démolir le chœur ancien pour en édifier un nouveau dans le style de la nef. « Malgré mon respect pour les vieux monumens, dit-il, — et cette protestation de respect n’était assurément pas superflue, — je verrai sans peine la destruction de ce chœur, qui d’ailleurs n’a d’autre mérite que ses huit siècles d’existence, si, comme on se le propose, on copie exactement l’architecture de la nef. » Et cela est détestable. Deux ans après, il est appelé à se prononcer sur la restauration projetée de la maison de Jacques Cœur à Bourges. « Je crois, écrit-il alors, qu’il ne faut pas songer à rétablir la décoration intérieure dans son état primitif. Sans parler des dépenses qu’entraînerait cette restauration, on serait obligé d’inventer à chaque instant ; il faut se borner à réparer les ornemens extérieurs, supprimer les cloisons, refaire les meneaux, enlever les planchers modernes ; en un mot, il faut restaurer ce qui a été endommagé, mais non pas remplacer ce qui a été complètement perdu. » Et cela est acceptable.

On dira que Mérimée s’est élevé contre la néfaste restauration de l’église de Saint-Denis par l’architecte Debret. On citera aussi ses rapports indignés contre la restauration de la crypte Saint-Benigne à Dijon. Mais, dans l’un et l’autre cas, il s’agissait de travaux exécutés en dehors du contrôle de la Commission des monumens historiques ; Mérimée défendait les prérogatives de son « service. »

Il a eu parfois de généreuses indignations contre les architectes, mais, après lui, l’inspection des monumens historiques passa aux mains des architectes, c’est-à-dire de Viollet-le-Duc et de ses disciples. On connaît la désastreuse définition donnée par Viollet-le-Duc dans son Dictionnaire d’Architecture : « Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné. » Ce fut suivant cette maxime que l’on restaura, jusqu’à ces dernières années, tous les monumens de France. Mérimée aurait pu s’opposer à des pratiques que son goût d’artiste et sa conscience d’historien ne pouvaient approuver. Il n’en fit rien. Pourquoi ? Était-ce simplement l’effet de son humeur dédaigneuse, comme l’a prétendu Arcisse de Caumont ? Peut-être. Mais voici d’autres raisons.

Il était l’ami de Viollet-le-Duc, il admirait sa magnifique érudition, sa merveilleuse divination de l’histoire et des monumens, la lucidité de sa pensée, la vigueur de son style. Par amitié et par estime, il garda le silence. Je ne sache pas qu’il ait laissé échapper une critique, même contre la restauration de Pierrefonds. D’autre part, des archéologues de province se permettaient de blâmer les ouvrages qu’avait approuvés le service des monumens historiques. Caumont ne s’en faisait pas faute. Un fonctionnaire, — Mérimée avait toutes les susceptibilités d’un fonctionnaire, — trouve mauvais que le public se mêle de donner son avis sur les travaux de’l’administration. L’agacement que lui causaient de telles attaques ne lui laissait pas toute son impartialité. Il eût été beau cependant qu’après avoir défendu les vieilles pierres contre les démolisseurs, il recommençât de plaider leur cause contre les architectes restaurateurs. Regrettons qu’il n’ait pas ajouté ce dernier enseignement à l’utile leçon de goût et de bon sens que reçurent de lui ses contemporains. Mais que ce regret ne nous empêche pas d’être juste pour l’ensemble de son œuvre. Dans le naufrage auquel furent exposés, après la Révolution, tous les monumens de la vieille France, Mérimée a été le plus actif, le plus intelligent et le plus dévoué des sauveteurs.

Quand on le voit cheminer ainsi sur toutes les routes de France, en quête de vieilles pierres à mesurer, crayonner et défendre, piocher ici la maçonnerie qui emprisonne la base d’une colonne ancienne, et là gratter les badigeons qui recouvrent de vieilles peintures, morigéner les curés et s’emporter contre la sauvagerie des conseils municipaux, gémir sur les désastres passés et conjurer les désastres futurs, on ne reconnaît guère le Mérimée de la légende, ce personnage sec et dédaigneux que les Goncourt appelaient un « comédien d’insensibilité. » La haine du vandalisme est une passion, et Mérimée haïssait le vandalisme.

Si attentif et si habile qu’il ait été à refouler ses sentimens au plus secret de son âme, on distingue sans peine ceux qui l’animèrent et le soutinrent dans ses longues campagnes contre les démolisseurs. D’abord il aimait la beauté d’un amour profond, délicat et silencieux qui se passait de littérature et d’effusions, mais que trahissait un mot furtif glissé dans une dissertation de pure archéologie. Puis il détestait la sottise, plus brutale et plus malfaisante que les intempéries du ciel, et, maintes fois, aux imbéciles qui assouvissaient leurs rancunes en abattant des murs et en martelant des emblèmes, il dut être tenté de répéter la belle maxime d’Euripide : « La mort finit toutes nos disputes. Est il rien chez les mortels de plus fort que la mort ? Si vous frappez de votre épée le marbre des tombeaux, sentira-t-il la blessure ? Et comment les morts ne seraient-ils pas à l’abri des outrages puisqu’ils sont insensibles. » Enfin pour lui, la France ne fut jamais une simple expression de géographie. Il écrivait un jour à Mme de la Rochejaquelein : « Êtes-vous de ces cœurs français qui souffrent de la perte de la bataille de Poitiers ? Moi, j’en suis ; et cela m’empêche d’avoir, en lisant Froissart, une bonne partie de la satisfaction littéraire qu’un académicien devrait éprouver. Est-ce faiblesse ou bon sentiment ? Je connais des gens très estimables absolument dépourvus de patriotisme, et, comme on dit maintenant, de chauvinisme. » Il n’était pas du nombre de ces « gens très estimables. » C’est pourquoi il a mis tant de zèle et tant de passion à défendre les monumens, témoins des gloires et des épreuves de son pays.

André Hallays.
  1. J’ai consulté pour cette étude, outre les ouvrages et les diverses correspondances de Mérimée : Augustin Filon, Mérimée et ses amis ; Mérimée ; — Maurice Tourneux, Prosper Mérimée, comédienne espagnole et chanteur illyrien ; — Lucien Pinvert, Sur Mérimée, notes bibliographiques et critiques ; — F. Chambon, Notes sur Mérimée ; — Du Sommerard, les Monumens historiques de France à l’Exposition universelle de Vienne ; — Lettres inédites de Viollet-le-Duc.