Métaux et Charbons

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 162 (p. 163-197).
MÉTAUX ET CHARBONS

Si jamais l’âge de la houille, du fer et des autres métaux a paru régner sur la terre, c’est bien à la fin de ce XIXe siècle, qui s’achève au milieu d’une activité, nous pourrions dire d’une fièvre industrielle, dont les manifestations éclatent de toutes parts. Les œuvres de la paix et de la guerre se combinent pour demander à la fois des chemins de fer et des canons, des tramways électriques et des plaques de blindage, des instrumens aratoires et des armes de plus en plus meurtrières, de plus en plus perfectionnées. Un éminent philanthrope, M. Jean de Bloch, a écrit un ouvrage en six volumes, dans lequel il cherche à démontrer que cette hypertrophie d’arméniens finira par rendre les guerres impossibles, tant le nombre des victimes y sera considérable. Non contentes de s’outiller elles-mêmes, les nations européennes et américaines, qui sont à la tête de ce mouvement, prétendent y faire participer le reste du monde : c’est presque de force qu’elles veulent imposer à l’Afrique et à l’Asie ce que l’on pourrait appeler l’équipement moderne. Sur des territoires peu habités et en face de populations misérables, telles que celles du continent noir, l’œuvre est aisée : il n’y a guère d’autres difficultés à vaincre que le climat. Mais, lorsque nous nous heurtons à des masses profondes comme celles que recèle la Chine, nous risquons de rencontrer tout d’abord une opposition énergique à nos plans ; puis, après avoir réussi à les instruire dans les arts mécaniques et les sciences appliquées, nous nous apercevons un jour que notre rôle a été passager et que la porte est fermée à nos capitaux et à nos ingénieurs. Ce qui s’est passé au Japon en moins d’un quart de siècle nous montre ce qu’un peuple asiatique peut devenir à l’école de l’Europe et comment il congédie ses maîtres d’un jour, lorsqu’il se sent capable de se gouverner seul. Les événemens dont la Chine est le théâtre nous font, pour la seconde fois, toucher du doigt les facteurs nouveaux avec lesquels nous aurons désormais à compter. Il est vrai que ces peuples, civilisés et instruits, auront des besoins qu’ils ignoraient auparavant et nous demanderont, par voie d’échange, un plus grand nombre de produits. Il ne faudra donc pas nous croire ruinés quand nous ne pourrons plus coloniser au sens étroit et ancien du mot. Nous trafiquerons d’autant plus que le nombre des consommateurs se sera accru davantage.

Quoi qu’il en soit, et sans chercher en ce moment à établir la part qui, dans l’essor industriel actuel, est due aux besoins des nations productrices elles-mêmes et celle qui provient des commandes exotiques, nous constatons le développement énorme pris, au cours des dernières années, par les industries métallurgiques et par celle de la houille, aliment indispensable des autres. Le charbon a bien trouvé, en certains pays, comme la Russie, un concurrent dans le pétrole : des usines se sont installées tout le long du Volga, de façon à utiliser cette huile minérale, qui sert aussi de combustible à une flotte de steamers sur la Mer-Noire : mais le chiffre de chevaux-vapeur produits par le pétrole dans le monde est infinitésimal par rapport à celui que fournit la houille. C’est encore de celle-ci, de son abondance, de ses prix, que les fabriques de fer et d’acier dépendent le plus étroitement. C’est le tonnage de la fonte, matière première de l’acier, qui est la mesure la plus significative de l’activité industrielle des peuples. Nous allons donner à nos lecteurs une idée générale de ces deux productions, tout en indiquant à grands traits l’évolution récente qu’elles ont accomplie dans les principaux pays. Nous examinerons ensuite quelques-uns des autres métaux industriels ; cuivre, zinc, plomb, étain ; nous y joindrons la statistique des métaux précieux proprement dits, or et argent, dont l’influence sur l’activité humaine, tout en étant bien moindre qu’autrefois, est encore considérable. Peut-être aurons-nous réussi de la sorte à esquisser un tableau du prodigieux mouvement qui anime tous les continens et qui se traduit par tant d’œuvres mémorables, dont les chemins de fer, les navires à vapeur et la télégraphie électrique ont été les premières, et dont les transports électriques sont, à l’heure actuelle, l’expression la plus saisissante.


I

La houille est, depuis le commencement du XIXe siècle, l’instrument primordial de l’industrie. La diminution des forêts, dont le bois avait longtemps suffi, comme combustible, à la fonte des minerais et à la production des métaux, la croissance soudaine et formidable de la quantité de force réclamée par les usines, ont commandé, pour ainsi dire, la découverte et l’exploitation des gisemens de charbon. Le Royaume-Uni est le pays dans lequel, jusqu’à l’année dernière, l’extraction était la plus considérable : d’après les statistiques publiées par M. Lozé, dans son remarquable ouvrage sur les charbons britanniques et leur épuisement, la Grande-Bretagne avait, en 1897, produit 205 millions de tonnes métriques, les États-Unis d’Amérique 181 millions, l’Allemagne 91 millions, la France 31, la Belgique 22 millions, la Russie, 11 millions, l’Autriche-Hongrie, 12 millions, le Japon, 6 millions, le Transvaal et l’Espagne, chacun 2 millions ; les colonies britanniques (Indes, Canada, Australasie, Afrique du Sud), 14 millions de tonnes. La production de lignites s’était élevée à 32 millions de tonnes métriques pour l’Allemagne, 24 millions pour l’Autriche-Hongrie, un demi-million pour la France.

La valeur moyenne du charbon, qu’il est intéressant de comparer, puisqu’elle donne la mesure d’un des facteurs essentiels du prix de revient industriel, s’établissait comme suit, dans la même année 1897 :


Francs
États-Unis 5,63 La tonne prise sur le carreau de la mine
Angleterre 7,27 «
Allemagne 8,90 «
Belgique 10,27 «
France 10,88 «

A l’heure où nous écrivons, les prix sont très supérieurs et paraissent de nouveau marquer le sommet d’une courbe, dont le plus récent point de dépression répondait aux années 1896-1897. Cependant la production ne se ralentit pas : les Etats-Unis d’Amérique, dont le territoire houiller déjà reconnu est près de vingt fois supérieur en étendue à celui de la Grande-Bretagne, sont maintenant au premier rang. Leur extraction de charbon s’est élevée en 1899 à environ 230 millions de tonnes métriques, soit 15 pour 400 d’augmentation par rapport à 1898. Les principales sortes y sont l’anthracite et le charbon bitumineux. La production de l’anthracite a passé de 42 à 48 millions de tonnes : elle était de 20 millions il y a un quart de siècle. Il a été fabriqué environ 14 millions de tonnes de coke. La tourbe est assez répandue dans la partie Nord-Est des Etats-Unis. Les territoires Nord-Ouest du Canada et ceux de la Colombie britannique contiennent de nombreux dépôts de charbons-lignites, qui rendent à peu près les mêmes services que les charbons bitumineux. La production annuelle du Mexique ne dépasse pas jusqu’ici quelques centaines de milliers de tonnes ; elle est localisée dans les territoires du Nord, éloignés des centres industriels. Dans l’Amérique du Sud, seuls le Chili et l’Argentine produisent du charbon, et le Chili, loin de suffire à sa propre consommation, en importe plus de 500 000 tonnes par an.

En Europe, la Grande-Bretagne a produit, l’an dernier, à peu près 220 millions de tonnes, c’est-à-dire 10 millions de moins que les Etats-Unis d’Amérique, et exporté environ un sixième de ce chiffre. La France a produit 36 millions, dont les cinq huitièmes dans son bassin du Nord ; la Belgique, 22 millions ; l’Allemagne, 104 millions de charbon bitumineux et 32 millions de lignite (braun-kohle). La Russie développe ses charbonnages des bassins du Donetz et de la Sibérie occidentale : elle s’efforce en outre de mettre en valeur les gisemens du district d’Ossuri près de Vladivostock, où d’excellent charbon bitumineux, supérieur au charbon japonais analogue, a été découvert.

La production de charbon en 1899 a été, on le voit, surtout marquée par l’énorme développement de celle des Etats-Unis ; eux et l’Angleterre fournissent environ les trois cinquièmes de la houille que consomme le monde. Des syndicats se sont formés dans les principaux centres et pour les diverses sortes de charbon : en Pensylvanie, 60 pour 100 de la production d’anthracite sont contrôlés par la maison Morgan. Dans le district de Pittsburg, des unions se sont faites, d’une part entre les charbonniers qui expédient par chemin de fer, d’autre part entre ceux qui expédient par eau, la première au capital de 320 millions. Beaucoup d’usines ont acquis des champs houillers, de façon à posséder le charbon nécessaire à leur travail. Le même phénomène s’est présenté en Allemagne.

L’Angleterre s’est efforcée d’augmenter, elle aussi, sa production, en particulier dans le pays de Galles : des explorations ont été poursuivies vers l’extrémité Sud-Est du comté de Kent, où on espère recouper des couches houillères correspondant à celles qui existent en France, dans le Pas-de-Calais, et où des veines, jusqu’ici très minces, ont été trouvées.

Après les États-Unis et l’Angleterre, c’est l’Allemagne qui est le plus fort producteur de houille : lignite comprise, elle a, en 1899, extrait 136 millions de tonnes, et elle en a consommé autant : car, si elle a exporté 16 millions de tonnes de combustible minéral, consistant surtout en coke et houilles de qualité supérieure, elle a importé 15 millions de tonnes, principalement de lignites autrichiennes. Alors qu’autrefois elle cherchait à s’assurer des débouchés et à exporter, elle est aujourd’hui soucieuse de conserver à son industrie indigène la totalité de la houille qu’elle produit. Les syndicats de vente élèvent les prix pour l’étranger, et vendent par exemple en France, en Meurthe-et-Moselle, la tonne 2 fr. 50 plus cher qu’en Allemagne. L’augmentation énorme de la production de la fonte, qui, dans ce dernier pays, a passé, de 4 millions de tonnes en 1889, à 8 millions en 1899, explique l’accroissement parallèle de la demande de houille. D’autre part, la guerre sud-africaine a fait acheter soudainement par l’amirauté anglaise tout le combustible nécessaire à l’approvisionnement de la flotte militaire et marchande affectée au service des transports entre la Grande-Bretagne et le Cap, et a réduit les quantités disponibles en Angleterre pour l’exportation. Enfin le matériel des chemins de fer allemands s’est trouvé insuffisant pour les transports dans l’ouest de l’Empire ; et en même temps la population des mineurs, bien qu’elle ait augmenté de 75 pour 100 dans le seul bassin de Westphalie au cours des dix dernières années, ne permet pas encore l’organisation complète des chantiers nécessaires pour satisfaire à toutes les demandes actuelles.

La production de la France reste inférieure à sa consommation : elle importe des houilles anglaises, allemandes et, depuis cette année, américaines. Le droit d’entrée sur le charbon est fixé chez elle, depuis 1860, à 1 fr. 20 par tonne, quelle que soit la provenance, et, chose digne de remarque, n’a pas varié durant cette longue période, au cours de laquelle nos tarifs douaniers ont subi tant de fluctuations. Nous avions songé un moment à l’enlever, puisque notre production, inférieure à nos besoins, assure à nos houillères indigènes un débouché régulier : nous y avons renoncé en considérant que les pays voisins, l’Allemagne en particulier, ne sont pas désireux d’augmenter leurs ventes et que, selon toute probabilité, ils élèveraient leurs prix d’une somme égale au droit, de façon que les consommateurs français ne tireraient aucun avantage de la suppression de celui-ci : le cours en France est, en effet, réglé par la cote des charbons indigènes, supérieure en général à celle des charbons anglais et allemands. Nous avons importé en 1899 plus de 10 millions de tonnes, provenant surtout d’Angleterre et de Belgique. La houille est exempte de tout droit d’entrée en Allemagne, en Angleterre, en Autriche, en Belgique, en Italie. Elle est frappée, à l’importation en Russie, de droits élevés, qui varient de 2 fr. 50 à 10 francs la tonne, selon la nature du combustible et la frontière par laquelle il est introduit. Si nous examinons la marche de la production houillère du monde depuis quarante ans, nous voyons que les États-Unis sont le pays où l’accroissement en a été le plus rapide. De 20 millions de tonnes en 1864, ils sont arrivés à près de 230 millions en 1899, c’est-à-dire à un total plus de onze fois supérieur. En 1860, la Grande-Bretagne donnait 84 millions de tonnes, l’Allemagne 15, la France 10. La première n’a donc pas tout à fait triplé sa production en quarante ans, la seconde l’a presque décuplée, et nous, plus que triplée. En Belgique, l’augmentation a été relativement faible.

L’étude de la production doit être complétée par celle de la consommation : car, si certaines contrées, comme l’Angleterre, produisent plus qu’elles ne consomment, d’autres, comme la France, sont dans la situation inverse et consomment plus qu’elles ne produisent. Le Royaume-Uni est le fournisseur d’un grand nombre de contrées, qui sont ses tributaires pour la houille. Sous l’influence de la demande énorme des derniers temps, et aussi de la préoccupation d’un épuisement possible, dans une période donnée, de ses gisemens, l’Angleterre a manifesté quelque velléité de mettre obstacle à la libre sortie de ses charbons. Mais, à l’heure où nous écrivons, aucune mesure de ce genre n’a été soumise au Parlement, et nous serions surpris si, une fois l’émotion causée par la hausse passée, il était donné suite à ces idées. Après avoir constaté que, dans le seul mois de mai 1900, il avait été exporté 4 millions de tonnes, certains industriels se sont plaints que ce phénomène rendît plus difficiles et plus coûteux leurs propres approvisionnemens de houille et ont demandé qu’un droit de sortie fût imposé. Dans le premier semestre de l’année courante, les exportations du Royaume-Uni ont dépassé 22 millions de tonnes pour une valeur de 500 millions de francs, contre 21 millions de tonnes, valant 280 millions de francs, durant la même période de 1899 ; c’est-à-dire que la valeur a augmenté de 68 pour 100, pendant que la quantité ne s’accroissait que de 6 pour 100. Mais il ne nous paraît pas probable que la hausse actuelle persiste à la longue. Tout mouvement violent, comme celui auquel nous avons assisté depuis deux ans, est en général suivi d’une réaction ; d’autre part, la concurrence américaine aidera à calmer les inquiétudes des industriels qui voyaient déjà une famine de charbon poindre à l’horizon. Enfin, dans les principaux centres de production, des syndicats puissans se sont constitués ou sont en voie de formation, qui cherchent non seulement à régulariser les prix, mais à asseoir l’extraction d’une façon conforme aux besoins. Le pays où cette organisation a peut-être atteint la plus grande perfection est l’Allemagne. Nous emprunterons à cet égard quelques détails à l’intéressant rapport adressé par M. Perquel au ministre du Commerce.

Depuis longtemps des efforts étaient faits en vue de régulariser la vente et d’unir à cet effet les producteurs. Déjà en 1879 les exploitans du bassin du Rhin et de la Westphalie, qu’on désigne plus brièvement du nom de bassin westphalien, avaient essayé de s’entendre pour limiter leur production : mais, en 1884, ils durent y renoncer. La baisse ayant augmenté, ils se réunirent de nouveau en 1885 et signèrent une convention qui frappait d’une pénalité de 2 fr. 50 par tonne tout associé qui dépasserait le chiffre de production qui lui était assigné. En 1887, des statuts furent homologués par le ministre, qui restreignaient la production pour toute la Westphalie. Mais, le résultat ayant été nul, on renonça à poursuivre l’idée d’une limitation de la production et on s’attacha à celle de la formation d’un syndicat commercial pour la vente en commun de la totalité de la houille extraite. Pendant que se poursuivaient les études à ce sujet, divers groupemens s’organisèrent dans le même dessein, mais pour des catégories déterminées : tels furent les syndicats des cokes, des charbons pour briqueteries et fours à chaux, des charbons fin et menu criblé. Le 9 août 1890, le syndicat de Dortmund groupa une production d’environ 3 millions de tonnes ; puis se constituèrent successivement les syndicats de Bochum, d’Essen, de Steele Mulheim (houille maigre) et des briquettes. Le 19 février 1892, ayant reconnu l’énorme difficulté de régulariser leurs ventes, surtout en temps de baisse, ils décidèrent de former un syndicat de vente unique, ayant son siège à Essen et seul chargé, pour une durée de cinq ans, depuis prolongée jusqu’en 1905, de la vente de la production du bassin rhénan-westphalien. Le syndical prit la forme d’une société anonyme, dont ne sont actionnaires que les producteurs ; la société achète le charbon aux mines et le revend aux consommateurs ; à côté d’elle, les syndicats spéciaux pour des produits déterminés continuent à fonctionner. Elle contrôle aujourd’hui près de la moitié de la production de l’Allemagne et presque toute celle du bassin rhénan-westphalien, évaluée pour l’année 1900 à 55 millions de tonnes.

L’un des objets principaux dont se préoccupe l’union pour la vente des charbons est le maintien des fluctuations de prix dans les limites les plus étroites possible. Une organisation aussi puissante deviendrait vite intolérable si elle prétendait user de sa force pour dicter aux consommateurs des prix maximum. Le syndicat cherche, aux époques de grande demande comme celle que nous traversons, à éviter les hausses violentes : ainsi le charbon à flamme qui, de 1887 à 1890, avait subi une hausse de 8 fr. 25 par tonne, ne s’est élevé que de 1 fr. 90 dans la période 1893-1899 ; le coke de fonderie, aux mêmes dates, présente un mouvement de 16 fr. 60 la première fois, de 3 fr. 20 la seconde. Le ministre des Chemins de fer de Prusse reconnaissait, dès 1893, que « l’idée mère de la constitution du syndicat des houilles avait été une pensée de modération, en vue de combattre les hausses excessives des prix comme leur avilissement exagéré : le but est de réaliser une certaine stabilité des cours et des salaires et d’assurer aussi une existence plus sûre à une population d’un million d’individus. » Nous nous attendons à voir des organisations analogues s’établir peu à peu dans les pays houillers ; elles rencontreront plus d’obstacles dans ceux où l’esprit d’association est moins développé, mais elles finiront par s’imposer partout.

Il n’est guère possible de mesurer l’importance des approvisionnemens de houille que le monde porte encore dans ses flancs. S’il est relativement facile d’établir la durée probable de gisemens connus, chaque jour d’autres couches se découvrent et apportent un élément qui modifie les données du problème. Nous ne rechercherons pas non plus la mesure dans laquelle les forces nouvelles, telles que l’électricité, dont la source se puise dans les cours d’eau et se puisera peut-être un jour dans les marées, se substitueront à celle qui a la houille pour générateur. Dans les nombreux travaux que les Anglais ont publiés sur un sujet qui les touche de si près, des différences d’opinion considérables se sont fait jour. Le calcul est malaisé à établir ; car si, dans des bassins explorés et exploités depuis longtemps, on arrive à un cubage plus ou moins exact des masses houillères, au moins jusqu’à une profondeur déterminée, il est pour ainsi dire impossible de deviner la marche que suivra la consommation. Celle-ci ne sera pas seulement influencée par le développement de l’industrie, par les demandes des particuliers ; le jour où l’épuisement des charbonnages commencerait à être entrevu, le désir de ménager cette ressource stimulerait à la fois l’esprit d’économie dans son usage et le génie inventif des savans occupés à lui trouver des succédanés : déjà les machines contemporaines consomment infiniment moins de houille par cheval-vapeur que celles du début. Il faut aussi séparer la question de l’épuisement réel du charbon de celle que nous appellerons, avec Jevons[1], l’épuisement commercial, et qui résulterait d’une situation où la houille ne pourrait plus être extraite du sol à un prix inférieur à celui de vente. Cela ne saurait évidemment se produire que si, d’une façon générale, cette matière première était devenue moins nécessaire à l’humanité ; ou bien encore le phénomène pourrait apparaître dans un pays déterminé, où les conditions d’exploitation seraient plus défavorables que chez d’autres, qui seraient à même d’exporter et de venir lui faire concurrence à l’intérieur de ses frontières. On se représentera cette situation en considérant la lutte que les charbons américains inaugurent en Europe avec les houilles indigènes.

M. Lozé nous rappelle les conjectures auxquelles les Anglais se livraient aux environs de l’an 1860, pour essayer de déterminer la loi de consommation et d’épuisement de la houille. Ils arrivèrent à des résultats tellement divergens qu’il est inutile de les citer : ils ne pourraient que jeter la confusion dans l’esprit du lecteur. Nous mentionnerons toutefois le travail, demeuré célèbre, de Stanley Jevons qui, admettant une loi de progression géométrique dans la population et dans l’usage de la houille, assignait l’année 1971 comme terme à l’existence des gisemens anglais. L’émotion provoquée dans le Royaume-Uni par cette prédiction amena, en 1866, la constitution d’une commission, qui étudia la question et présenta son rapport cinq ans plus tard : elle concluait à l’existence de 146 milliards de tonnes à extraire à une profondeur de moins de 1 200 mètres, ce qui donnerait une durée de 1 270 années avec une consommation annuelle de 115 millions de tonnes, et de 1 000 années avec une consommation annuelle de 146 millions. Ces chiffres s’écartaient fort des évaluations de M. Price Williams, établies sur une progression arithmétique, à raison d’un accroissement de 3 millions de tonnes par an, et dont la conclusion était l’épuisement en 276 ans. Les divers calculs ne prenaient pas seulement en considération la consommation indigène, mais, puisque l’Angleterre exporte tous les ans une partie du charbon extrait de ses mines, la totalité de ce qui est demandé à ses houillères. M. Hull, plus récemment, a évalué à 80 milliards de tonnes environ les approvisionnemens au début du XXe siècle : il critique les évaluations de la commission de 1866 comme excessives ; il lui reproche d’avoir compté des veines trop minces pour être exploitées utilement et d’avoir fait double emploi pour un certain nombre de superficies.

Un autre élément de calcul qu’il faudrait ne pas négliger est la question des méthodes d’exploitation, souvent défectueuses en Angleterre, où le système de location des houillères pour un temps limité conduit les fermiers, dans bien des cas, à saccager le gisement : on a estimé par exemple que les deux tiers de la célèbre veine Ten Yard du Staffordshire ont été perdus, faute d’une organisation rationnelle et de travaux préparatoires suffisans. Whittaker (History of the fossil fuel) évalue la perte moyenne, par suite d’une mauvaise exploitation, au quart des quantités produites. Quand nous aurons rappelé que les exportations de charbons anglais s’élèvent en ce moment à environ 36 millions de tonnes par an, c’est-à-dire à peu près la production française, nous aurons achevé de donner au lecteur une idée des élémens du problème si compliqué, que nous indiquons plutôt que nous ne cherchons à le résoudre.

La question d’épuisement devant être traitée au point de vue mondial, il convient de rappeler la superficie des terrains houillers connue ou admise aujourd’hui, et que M. Lozé récapitule ainsi :


Kilomètres carrés.
Chine 600 000
Etats-Unis (Dakota et Montagnes Rocheuses non compris) 518 000
Canada (à l’est des Montagnes Rocheuses) 168 000
Indes Britanniques 92 000
Nouvelle-Galles du Sud 62 000
Russie (Sibérie, Asie centrale, Caucase non compris). 52 000
Royaume-Uni 31 000
Espagne 14 000
Japon 13 000
France 5 000
Autriche-Hongrie 4 000
Allemagne 4 000
Belgique 1 000

Plusieurs de ces chiffres sont de simples approximations : en Chine par exemple, aux Indes et même au Canada, l’avenir peut nous réserver beaucoup de découvertes. Dès maintenant, il est clair que ces différentes régions ne sont pas destinées à produire strictement le charbon dont elles ont besoin, que les unes l’ont en excès, que d’autres en manquent. Déjà des exportations s’organisent d’un continent à l’autre : en 1900, nous avons vu nombre d’approvisionnemens européens continentaux, notamment en France, se faire en charbons américains. Le 24 août 1900, le steamer Queenswood s’est amarré dans la Tamise aux docks de Victoria avec un chargement de 4 000 tonnes de charbon de Pensylvanie, achetées par une des principales compagnies de gaz de Londres. Cet événement marque une des phases les plus intéressantes de l’évolution industrielle de notre époque : c’est une date à retenir dans l’histoire économique. Aussi les Anglais se préoccupent-ils de développer, dans divers points de leur empire et même ailleurs, là où cela leur est possible, la production de la houille, de façon à l’obtenir au meilleur marché, partout où ils en ont besoin, sans être tributaires de l’étranger : on assure que certaines sociétés formées par eux exploitent le charbon sur les côtes chinoises, dans des concessions où il ne leur reviendrait à guère plus de 3 francs la tonne. Cette préoccupation se justifie d’autant plus que ce n’est qu’une fraction du stock houiller connu qui paraît devoir être exploitable dans les conditions économiques actuelles. Ainsi, à l’époque où les couches d’une profondeur de moins de 700 mètres auront été épuisées en Angleterre, on peut supposer que le prix de revient y sera sensiblement augmenté, que la Grande-Bretagne ne pourra plus expédier, comme fret de retour, de la houille à bon marché par les navires qui lui arrivent chargés des produits qu’elle importe, et qu’elle se trouvera donc dans une position moins favorable qu’aujourd’hui, au point de vue, non seulement de sa propre industrie, mais de ses échanges internationaux.

L’expédition des charbons d’un continent vers l’autre démontre pratiquement la justesse de notre théorie : droits de douane à part, c’est le coût d’extraction et les frais de transport qui constituent les seuls élémens du prix. Les charbons bitumineux de la Virginie, combustible apprécié, supportant bien le voyage parce que les menus morceaux s’agglomèrent et ne s’effritent pas, apparaissent dans les ports de la Méditerranée, où ils font une concurrence efficace aux charbons de Cardiff. Déjà, le chemin de fer de Paris-Lyon a acheté des cargaisons de charbon américain qui ont été débarquées à Marseille. Au contraire ces charbons ne pouvaient, jusque dans les derniers temps arriver dans les ports de la Manche, parce que le fret, qui de Cardiff à Marseille coûte 9 shillings par tonne, n’en coûte que 5 de Cardiff au Havre, où dès lors les charbons anglais avaient 4 shillings d’avance sur ceux d’Amérique. Nous ne citons ce cas qu’à titre d’exemple. D’ailleurs l’achat récent de charbons américains en Angleterre prouve que, pour certaines qualités tout au moins, les Etats-Unis peuvent déjà faire concurrence à la Grande-Bretagne, chez elle : à plus forte raison, le peuvent-ils au dehors. Qui sait maintenant les surprises que nous réserve la Chine, dont le territoire houiller paraît être le plus vaste du monde et qui, avec sa population dense et laborieuse, produira peut-être la houille à un prix plus bas que partout ailleurs et l’offrira jusqu’en Europe et aux Etats-Unis à des cours inférieurs aux prix de revient actuels ? C’est l’ensemble de notre planète qu’il faut considérer pour le marché du charbon, comme pour celui de tant d’autres matières et produits : il est possible que les peuples, plus ou moins mal inspirés, cherchent à fausser les conditions de la concurrence naturelle en élevant des barrières douanières. Toutefois des droits à l’importation de la houille seront plus impopulaires que d’autres, parce que chaque nation, à un moment donné, voudra garder une réserve et ne s’opposera pas à l’arrivée d’un appoint fourni par l’étranger. Le problème est des plus intéressans et mérite d’être suivi avec une attention soutenue au cours du siècle qui va s’ouvrir. Jusqu’ici, le Royaume-Uni n’avait pas importé de charbon ; les Etats-Unis et le Japon sont à peu près dans le même cas. Le tableau qui suit indique la consommation de chaque pays on charbon indigène, en charbon anglais, en charbons étrangers autres que l’anglais.


Pays Charbon anglais Indigène
P. 100 P. 100 P. 100
Royaume-Uni 100 100 «
Etats-Unis 0, 05 99. 42 0, 53
Japon 2, 13 97, 81 0, 06
Allemagne 5, 37 92. 63 2
Belgique 4,25 83, 41 12, 34
Russie 13, 20 81, 54 5, 26
France 13, 80 72, 29 13, 91
Autriche-Hongrie 4, 08 65, 04 33, 88
Espagne 31, 98 63, 78 4, 24
Suède 87, 94 8, 76 3, 30
Italie 90, 05 6, 39 3, 56

Si on y comprend la lignite, dont l’extraction s’est élevée l’année dernière à 64 millions de tonnes, on trouve que la production houillère du monde, en 1899, a dépassé 720 millions de tonnes. C’est en Angleterre que la consommation par tête a été la plus forte : 3t, 83 ; elle a été de 2t, 75 en Belgique, de 2t, 60 aux États-Unis, de 1t, 62 en Allemagne, de 1t, 06 en France, pour tomber à 0t, 37 en Autriche et à 0t, 11 en Russie. Si on rassemblait sur un point du globe la houille extraite en une année, on ferait un cube d’environ 900 mètres de côté : on voit quelle montagne formerait l’extraction du XXe siècle, en admettant même, chose invraisemblable, que le chiffre annuel n’augmente pas.

Avant de quitter ce sujet de la houille, qui était indispensable à la plupart des industries jusqu’à la découverte du transport de la force à distance par l’électricité, nous signalerons l’influence énorme que les fluctuations de prix en ont sur les résultats d’un grand nombre d’exploitations. Ce sont les transports maritimes qui souffrent le plus de la hausse du combustible ; en seconde ligne, les chemins de fer : pour le seul réseau français, la dépense de ce chef sera cette année d’environ 50 millions de francs supérieure à ce qu’elle avait été en 1898 ; puis les produits chimiques ; puis les filatures ; puis la métallurgie. Il peut sembler bizarre que nous mettions la métallurgie au dernier rang parmi les industries dont les bénéfices soient atteints par la hausse du combustible, alors qu’il faut plus de deux tonnes de charbon pour produire une tonne de fonte (exactement 9 pour 4) ; l’explication en est simple : aucun produit ne suit, dans les oscillations de ses prix, le charbon de plus près que le fer. Au contraire ni les compagnies de transports maritimes ni celles de chemins de fer ne relèvent leurs tarifs, ni les filatures, ni les usines de produits chimiques ne sauraient faire accepter de leur clientèle une majoration de leurs prix de vente fondée sur cette hausse du charbon. On voit combien il est délicat de démêler ces incidences multiples et diverses.

La production du charbon, en dépit de l’accroissement annuel de son chiffre, ne paraît pas avoir l’élasticité à laquelle on pourrait s’attendre, si l’on considère les bénéfices que les propriétaires de houillères réaliseraient en augmentant rapidement leur production quand les demandes se multiplient. Il y a à cela deux raisons d’inégale importance : la première est que, pour accroître l’extraction, il faut organiser des travaux préparatoires : fonçage de puits, traçage de galeries, recrutement de population ouvrière, construction de maisons pour la loger, qui demandent un temps plus ou moins long et qui souvent ne sont terminés que lorsque la demande s’est ralentie : les quantités supplémentaires de charbon arrivent alors sur les marchés au moment où le besoin s’en fait moins sentir, et contribuent à accélérer la baisse. La seconde raison, d’une nature plus durable, est que l’ouvrier mineur ne paraît pas en général désireux de profiter des époques de prospérité pour gagner des sommes supérieures à ses besoins immédiats : comme la hausse de la houille est presque toujours accompagnée de celle des salaires, le mineur travaille moins et empêche ainsi la production de croître au fur et à mesure des exigences de la consommation : c’est l’inverse de ce qui se produit presque toujours dans l’industrie. Les grèves, si fréquentes parmi les mineurs, sont une autre cause de renchérissement : le monde se ressent encore des effets de la grève de Cardiff, qui se prolongea pendant plusieurs mois en 1898, et va peut-être souffrir de celle qui menace d’éclater aux Etats-Unis.


II

Après avoir montré ce qu’est aujourd’hui la production houillère et essayé d’esquisser la marche qu’elle suivra dans l’avenir, nous devons fixer notre attention sur celle du fer et de l’acier, dont le traitement forme un des emplois essentiels de la houille. Une partie de celle-ci est en effet brûlée pour fondre les minerais de fer extraits de la terre, les transformer en fonte, et convertir ensuite en acier les quantités de fonte qui ne sont pas consommées en nature, à l’aide de divers procédés découverts et appliqués au cours du XIXe siècle. Cette production sidérurgique a atteint en 1899 des totaux qui n’avaient jamais été connus jusque-là : bien que les manufacturiers n’aient pas été toujours à même d’obtenir la totalité du charbon et du minerai dont ils avaient besoin, tant la demande en avait soudainement augmenté, ils ont réussi à porter leur production à un total de plus de 40 millions de tonnes métriques de fer et de plus de 27 millions de tonnes métriques d’acier, qui se répartissent ainsi :


Millions de tonnes[2]
Fonte Acier
Allemagne 8 6, 2
Autriche-Hongrie 1, 3 0, 8
Belgique 1 0, 8
Canada 0, 1 0, 1
Espagne 0, 3 0, 1
États-Unis 13, 8 10, 7
France 2, 6 1, 5
Grande-Bretagne 9, 4 5
Italie 0, 01 0, 06
Russie 2, 6 1, 4
Suède 0, 5 0, 3
Autres pays 0, 6 0, 4
40, 21 27, 36

La marche suivie depuis un quart de siècle par la production de la fonte est des plus instructives : celle des Etats-Unis, dont nous avons déjà l’an dernier signalé le merveilleux développement[3], a continué, en 1899, à croître dans une proportion supérieure à celle d’aucun autre pays : elle a dépassé 13 millions et demi de tonnes, tandis que celle de l’Angleterre est restée presque stationnaire aux environs de 9 millions et demi, chiffre qui ne dépasse celui de 1898 que de quelques centaines de milliers de tonnes. Les États-Unis produisent donc près de 60 pour 100 de plus que la Grande-Bretagne, qui, il y a dix ans, était le premier producteur du monde, et 50 pour 100 de plus qu’eux-mêmes en 1897. La Pensylvanie, à elle seule, fabrique 6 millions et demi de tonnes (de 2 240 livres), l’Ohio 2 millions un tiers, l’Illinois, 1 million et demi : ces trois États réunis fournissent les trois quarts du total américain. L’importation est devenue nulle aux États-Unis, qui tiraient autrefois d’Europe une partie des rails et autres objets dont ils avaient besoin, et qui commencent au contraire à exporter des quantités qu’on estime déjà à un million de tonnes par an, et qui, selon toute vraisemblance, sont destinées à croître rapidement.

Le mouvement américain a encore gagné en intensité durant le premier semestre de 1900, au cours duquel la production a été de 7 640 000 tonnes, chiffre le plus fort jamais atteint, double de celui du premier semestre de 1889 et dépassant encore de 300 000 tonnes celui du second semestre de 1899. Toutefois divers symptômes semblent indiquer que nous approchons du point culminant de la période actuelle, si nous ne l’avons pas déjà atteint et dépassé : le stock, c’est-à-dire les quantités invendues aux mains des manufacturiers ou de leurs agens, ainsi que celles qui reposent dans les magasins de la compagnie américaine de warrantage de la fonte, s’est relevé à 350 000 tonnes, alors qu’au 1er janvier dernier il était tombé à 68 000 tonnes. Les nouvelles qui arrivent de l’autre côté de l’Atlantique indiquent la préoccupation des maîtres de forges en face de la difficulté d’écouler leur production : beaucoup de hauts fourneaux sont éteints : on a été jusqu’à proposer de fermer les usines pendant un mois. Il n’en est pas moins certain que la consommation américaine, pendant les six premiers mois de 1900, a été de 7 367 000 tonnes, alors qu’en 1897 elle n’était encore que de 4 277 000[4].

Ce développement a été dû à la prospérité générale de la nation, qui a consacré des sommes de plus en plus fortes, provenant de ses bénéfices agricoles et commerciaux, au renouvellement et à l’extension de son outillage industriel. Les chemins de fer ont procédé à la pose de voies nouvelles, au remplacement des anciens rails, à la commande de machines et de matériel. Toutes les fabriques de rails et de locomotives ont été pourvues d’ordres, qui ont absorbé leur activité pour 1899 et 1900. Les ateliers Baldwin, à Philadelphie, ont livré l’an dernier 970 locomotives, dont 358 ont été exportées. L’usine Pencoyd, près de Philadelphie, a fourni le pont Atbara pour le chemin de fer égyptien du Soudan, construit par l’administration anglaise. La Compagnie d’acier du Maryland a expédié de grandes quantités de rails en Asie, par voie japonaise, pour le Transsibérien, et en Australie, pour la ligne de Victoria. La tendance générale de l’industrie du fer et de l’acier aux États-Unis a été, nous l’avons montré dans un précédent article[5], de concentrer aux mains de corporations puissantes les divers anneaux de la chaîne, depuis la mine d’où s’extrait le minerai, en passant par le bateau et le chemin de fer qui le transporte, par le haut fourneau qui le fond, jusqu’au laminoir qui fait les pièces d’acier, jusqu’au comptoir de vente qui les livre au consommateur.

La région du lac Supérieur a vu ses mines progresser d’une façon extraordinaire : sur 25 millions de tonnes de minerai expédiées en 1899 aux hauts fourneaux américains, plus de 18 millions en provenaient ; les États du Sud avaient fourni 5 millions, et tous les autres 2 millions seulement. Ce minerai a servi à fabriquer 13 millions et demi de tonnes de fonte, qui se divisaient ainsi :


4, 2 millions de tonnes de fer de forge et fonderie.
8, 2 — — Bessemer.
1 — — fonte basique.
0, 2 — de spiegel et ferromanganèse.
13,6 Total

Au 1er janvier 1899, il y avait aux États-Unis 200 hauts fourneaux en feu pouvant produire 12 millions de tonnes ; un an plus tard, il y en avait 280, avec une capacité de production de 15 millions de tonnes : nous avons vu, il y a un instant, que le chiffre du premier semestre de 1900 correspondait à un total annuel dépassant ces 15 millions.

Une comparaison avec les années antérieures nous montre que, si la production de fer a été en augmentation constante, la proportion de fonte convertie en acier a crû encore plus rapidement : grâce à l’abaissement du prix de cette fabrication, l’emploi de l’acier se répand de plus en plus. En nous bornant aux trois contrées qui sont en tête de la liste, nous constatons qu’en 1899 :


Les États-Unis ont fourni 34, 32 p. 100 de la fonte consommée dans le monde
Le Royaume-Uni 23, 37 «
L’Allemagne 19, 65 «
Total 77, 35 «

Par une coïncidence intéressante à noter, ces trois pays, qui renferment un dixième de la population du globe, lui ont fourni à peu près la même proportion de charbon et d’acier, soit huit dixièmes de la consommation universelle. Voici les proportions exactes :


Charbon Acier
États-Unis 31,95 39, 11p. 100
Royaume-Uni 30, 55 18, 27 —
Allemagne 18, 89 22, 66
Total 81, 39 80, 04

Comme pour le charbon, c’est l’Amérique qui a réalisé les progrès les plus rapides en métallurgie. Ce ne sont pas seulement les États-Unis proprement dits qui ont développé leur production de fer. Un mouvement analogue s’est accompli au Canada, notamment dans la province d’Ontario, où ont été découverts des gisemens de minerai comparables aux puissantes couches du Minnesota, qui alimentent la majeure partie des hauts fourneaux américains, et qui ont permis aux États-Unis de fournir à eux seuls plus du tiers de la fonte consommée dans le monde. C’est au nord du lac Supérieur, près de la rivière Michipicoton, que commence à s’exploiter une des veines les plus riches qui soient connues. Le gouvernement canadien accorde une prime de 3 dollars (environ 15 fr. 60) par tonne de fonte retirée de minerais canadiens, et de 3 dollars par tonne d’acier manufacturée au Canada, à la condition que moitié au moins de fonte canadienne ait servi à cette production d’acier. L’absence de charbon dans la province d’Ontario est en partie compensée par des ressources considérables en gaz naturel, qui servent au chauffage aussi bien qu’à l’éclairage. Le Canada semble donc en voie de devenir, lui aussi, un producteur important de fer : grâce à ses riches gisemens de nickel, il fabrique de l’acier nickelé, très recherché pour le matériel de guerre et d’autres emplois. Le gouvernement d’Ontario n’a pas craint de mettre un droit de sortie pour ainsi dire prohibitif sur le nickel, en sorte que ce métal doit être utilisé sur place et sert à la fabrication en grand de l’acier nickelé, que le Canada va ainsi fournir à une partie du monde.

En Europe, le progrès le plus remarquable a été accompli par l’Allemagne. Comme nous avons donné à cet égard des détails assez complets dans l’étude que nous avons consacrée ici même au développement industriel de ce pays[6], nous nous bornerons à mettre sous les yeux de nos lecteurs les chiffres de production de la dernière année connue, qui est en progrès considérable sur ses devancières. L’Allemagne a produit plus de 8 millions de tonnes de fonte on 1899 contre 6 millions en 1896, tandis que la France, durant la même période, n’augmentait que de 300 000 tonnes, en s’élevant à 2 600 000 tonnes. La Belgique a passé de 800 000 à 1 million ; la Russie de 1 300 000 à 2 500 000.

D’une façon générale, l’acier tend de plus en plus à se substituer à la fonte et au fer. Environ 75 pour 100 de la fonte produite ont été convertis eu acier, au cours de 1899, tandis que 72 pour 100 seulement l’avaient été en 1898. La production de la fonte en 1899 a exigé l’abatage et le traitement d’environ 90 millions de tonnes de minerai de fer, soit environ 9 tonnes de minerai pour 4 tonnes de fonte.

Le mouvement métallurgique qui se dessinait en 1898 a atteint son plein développement en 1899 et s’est prolongé jusqu’en l’année actuelle. En un seul mois, celui d’octobre 1899, les commandes atteignirent aux Etats-Unis les chiffres suivans : 350 locomotives, 33 000 wagons, 500 000 tonnes de rails d’acier, nombre de ponts métalliques. Toutes les usines travaillaient à leur plein ; de nouveaux hauts fourneaux s’allumaient ; d’anciennes mines de fer étaient réouvertes. La valeur des exportations américaines de fer et d’acier a dépassé, en 1899, 540 millions de francs. C’est en décembre 1898 qu’une hausse de prix a commencé à se manifester ; elle a atteint son point le plus élevé dans l’automne 1899, époque à laquelle beaucoup d’articles avaient doublé de valeur par rapport à l’année antérieure. Il faut toutefois observer que les cours, tout en étant très supérieurs à ceux de 1898, sont loin, pour certains articles, des niveaux antérieurement atteints : ainsi la fonte au coke n° 1, cotée, en décembre 1899, à 18 dollars et demi la tonne, avait valu 49 dollars en 1872.

Voici le tableau des cours moyens depuis 1892 :


1899 1898 1897 1896 1895 1894 1893 1892
Vieux fers à Philadelphie 20.36 12.39 12.49 14.16 14.09 11.95 16.43 19.48
Fonte — 19.36 11.66 12.10 12.95 13.10 12.66 14.52 15.75
Fonte grise — 16.18 10.23 10.48 11.09 11.49 10.73 12.73 13.54
Fonte grise (minerai des bois, à Pittsburg) 16.71 9.18 9.03 10.39 10.94 9.75 11.77 12.81
Fonte Bessemer à Pittsburg 19.03 10.33 10.13 12.14 12.72 11.38 12.87 14.37
Rails d’acier à l’usine en Pensylvanie 28.12 17.62 18.75 28.- 24.33 24.- 28.12 30.-
Billettes d’acier à l’usine à Pittsburg 31.12 15.31 15.08 18.83 18.48 16.58 20.44 23.63

Les fluctuations ont été à peu près les mêmes en Angleterre, où la fonte Cleveland, cotée à Glasgow sous forme de warrant, donne la note du marché : le cours, de 44 shillings en décembre 1898, s’était élevé à 70 un an plus tard. Les prix anglais restent en ce moment supérieurs aux prix américains, ce qui permet à la colossale production des États-Unis de venir s’offrir en partie aux consommateurs de la Grande-Bretagne : on parle déjà d’achats d’acier américain faits par les constructeurs de navires en Écosse et en Irlande : l’inquiétude est grande, parmi les fabricans de fer, en face de cette formidable concurrence qui se lève à l’horizon.

Celle-ci ne s’exerce pas seulement sur le domaine métallurgique : il y a peu de semaines, le chancelier de l’Echiquier émit 250 millions de francs de bons du Trésor à trois ans d’échéance : ne se croyant pas sûr de les placer aisément sur le marché de Londres, il recourut à un syndicat de banquiers, à la tête duquel se trouvait la maison Morgan de New-York. Au mois de septembre 1900, l’Allemagne a négocié 80 millions de marcs, soit 100 millions de francs de bons du Trésor 4 pour 100 échéant en 1904 et 1905, sur le même marché. La Suède est en voie d’y emprunter 10 millions de dollars (52 millions de francs). L’Europe Trappe à la porte de sa jeune et opulente rivale, et, de créancière qu’elle était, va devenir peu à peu sa débitrice. Un journal financier anglais salue ces événemens en appelant New-York the worlds new banker, le nouveau banquier du monde. Ce n’est plus seulement l’acier américain, c’est le capital accumulé de l’autre côté de l’Océan qui vient alimenter les marchés de l’Ancien Monde.

Une des conditions favorables de l’industrie métallurgique américaine est la grandeur des débouchés. Cette question est vitale en matière industrielle, puisque c’est la possibilité d’écouler le même objet un nombre de fois considérable qui permet d’en abaisser le prix de revient. Une usine organisée pour fabriquer des poutrelles d’un certain profil et qui travaillera du 1er janvier au 31 décembre sans modifier ses trains, réalisera de tout autres bénéfices que celle qui sera obligée de modifier sans cesse ses types au gré d’acheteurs qui exigeront chacun des modèles différens pour le même objet. Sa supériorité sera encore bien plus marquée par rapport à une entreprise obligée de se livrer à un grand nombre de fabrications diverses[7]. Une fois les données industrielles résolues, une fois l’emplacement de l’usine, à proximité du minerai et du charbon, déterminé, une fois la force motrice installée, les appareils construits, le problème devient commercial : la question est de savoir combien de centaines ou de milliers de tonnes de produits fabriqués pourront être écoulés chaque jour. Des époques de grande activité comme celle que nous venons de traverser peuvent faire illusion ; la demande est si forte que, pendant une certaine période, personne ne semble plus se préoccuper de la question capitale de la vente ; les métallurgistes ne reçoivent plus la houille en quantités suffisantes ; à leur tour, ils ne servent pas la totalité des commandes de leurs acheteurs ; 720 millions de tonnes de charbon, 40 millions de tonnes de fonte, ne suffisent pas à l’appétit dévorant de l’humanité : mais cette fièvre est passagère, et la consommation ne tarde pas à reprendre une allure normale, à laquelle les mines et les établissemens de fonte et de fabrication suffisent d’autant plus aisément que beaucoup d’entre eux, sous l’influence de la poussée, ont augmenté leurs moyens d’action.


III

Si le fer est, sans comparaison possible, le métal qui représente le tonnage le plus considérable, il n’en est pas moins intéressant de jeter un coup d’œil sur quelques-uns des autres métaux industriels, ne fût-ce que pour donner à nos lecteurs une idée de leur ordre d’importance et des conditions de leur production.

Le plomb joue un grand rôle dans l’industrie : la production mondiale en est d’environ 800 000 tonnes, dont les États-Unis fournissent le quart. Si l’on tient compte, non pas seulement des minerais produits en Amérique, mais aussi des minerais importés qui y sont traités, on constate qu’en 1898, il était sorti des usines américaines jusqu’à 288 000 tonnes métriques. Ce chiffre s’est abaissé à 267 000 tonnes en 1899. Les deux tiers de cette quantité viennent des fonderies d’un puissant trust, la compagnie américaine de fonte et de raffinage. Voici comment se présentait en 1898 la production de plomb dans l’univers :


tonnes métriques
Allemagne 133 000
Angleterre 49 000
Autriche 10 000
Belgique 19 000
Canada 15 000
Chili 500
Espagne 194 000
Etats-Unis 207 000
France 11 000
Grèce 19 000
Hongrie 2 000
Italie 25 000
Japon. 2 000
Mexique 71 000
Nouvelle-Galles du Sud 23 000
Russie 500
Suède 1 400
Total 782 500

La production du zinc a atteint en 1899 près d’un demi-million de tonnes, dont 153 000 fournies par l’Allemagne, 120 000 par la Belgique, 117 000 par les États-Unis d’Amérique, 32 000 par l’Angleterre, 27 000 par la France et le reste par l’Autriche, la Russie et l’Espagne. Cette production s’entend du métal sorti des fonderies : les chiffres que nous indiquons ne correspondent pas à l’extraction du minerai, mais au traitement : ainsi l’Angleterre tire de son sol à peine le quart du métal qui sort de ses usines, la Belgique n’extrait guère qu’une dizaine de mille tonnes de minerai, ce qui ne l’empêche pas d’être la seconde productrice du monde. Le chiffre global de 1899 dépasse d’une centaine de milliers de tonnes celui de 1891, qui était de 380 000 tonnes ; néanmoins le prix, d’après la cote américaine, s’est élevé de 3 cents 28 la livre en janvier 1895, à 5 cents 75 en décembre 1899, c’est-à-dire qu’il a presque doublé. Nous relevons des fluctuations analogues à Londres, où la tonne de zinc s’est traitée, en 1899, jusqu’au prix de 700 francs ; elle y est retombée depuis à 480 francs.

L’un des métaux qui attirent le plus l’attention est aujourd’hui le cuivre, dont le rôle est considérable dans l’électricité : il est un de ses meilleurs conducteurs et ne cesse, à ce titre, d’être demandé pour les installations électriques si nombreuses qui s’organisent de toutes parts. Aussi la consommation paraît-elle en croître aussi rapidement que la production. Ce métal avait donné lieu, il y a une dizaine d’années, à la tentative, demeurée célèbre, de M. Secrétan, qui avait cherché à organiser une entente entre les principales mines du monde pour régulariser la production et la vente. Cette période fut marquée par la hausse violente du cuivre, dont le prix dépassa un moment 2 500 francs la tonne, puis par la baisse profonde, jusqu’au cours de 900 francs, qui suivit l’échec des négociations et la chute de la société fondée pour servir de cheville ouvrière à la combinaison. L’idée d’un syndicat de producteurs a été reprise, l’an dernier par des Américains, dont le principal est M. Roquefeller, le roi du pétrole : ils ont commencé par acquérir des actions de mines de cuivre, en particulier de la célèbre Anaconda. qui a fourni en une année jusqu’à 60 000 tonnes, le huitième environ de la production universelle ; ces diverses actions ont été mises en trust, c’est-à-dire apportées à une compagnie centrale, l’Amalgamated copper : celle-ci, grâce à l’influence qu’elle exerce dans les sociétés dont elle possède la majorité des actions, gouverne déjà une partie de la production des États-Unis : ceux-ci, à eux seuls, apportent un contingent qui représente presque les trois cinquièmes du cuivre extrait annuellement dans le monde, environ 264 000 tonnes métriques en 1899, sur un total de 476000. Le reste est fourni par l’Espagne (60 000 tonnes), le Japon (28 000), le Chili (25 000), l’Allemagne (24 000), l’Australie (21 000), le Mexique (20 000) et divers pays.

Le résultat d’une consommation qui s’accroît sans cesse, et aussi de l’organisation syndicale qui s’est constituée aux États-Unis, a été de maintenir le prix du cuivre à un niveau élevé : dans les dernières années, il a oscillé entre 1 500 et 2 000 francs la tonne : il semble que les Américains ne cherchent pas à pousser les cours, mais à maintenir une certaine stabilité ; ils sont en cela fidèles à la politique que suivent la plupart de leurs grands syndicats industriels, qui cherchent à concentrer en leurs mains la direction des marchés et dont la puissance s’excuse et se justifie presque en s’exerçant dans le sens de la modération.

L’activité des prospecteurs est tournée vers la découverte de dépôts cuprifères : la production du cuivre aux États-Unis, durant le premier semestre de 1900, a été supérieure de 10 000 tonnes, soit environ 8 pour 100, à celle de la période correspondante de 1899 ; les cours actuels permettent de reprendre l’exploitation d’un certain nombre d’anciennes mines abandonnées ; mais il ne semble pas encore que cette augmentation de production dépasse les besoins, bien que, dans plusieurs industries, on cherche à remplacer le cuivre par des substances moins chères. Les gisemens sont limités ; ils demandent des capitaux considérables pour être mis en valeur : sous ces divers rapports, le métal rouge mérite presque d’être classé parmi les métaux précieux.

Un métal qu’il convient de ranger sans conteste dans cette catégorie est le platine, dont les principaux gisemens connus existent en Russie : une société française, au capital-actions de 22 millions, a été récemment constituée pour exploiter ces mines, dont la production annuelle, bien que représentant une grande partie de celle du monde, ne dépasse pas quelques tonnes ; les autres contrées où on rencontre ce métal sont l’Algérie, la Nouvelle-Galles du Sud et la Nouvelle-Zélande. Le platine, qui a une valeur comparable à celle de l’or, avait servi, vers le milieu du XIXe siècle, à frapper en Russie des monnaies, dont les échantillons subsistent encore.

Quant au mercure, la production annuelle en oscille aux environs de 4000 tonnes, dont plus d’un tiers est fourni par la célèbre mine d’Almaden en Espagne, un quart par les États-Unis, un dixième par la Russie, un septième par l’Autriche, le reste par l’Italie et le Mexique.

La production de l’étain, qui est d’environ 76 000 tonnes métriques, tend à diminuer depuis quelques années : plus de la moitié est fournie par la région asiatique des détroits, le reste par la Tasmanie, l’Australie, Banka et Billiton, la Bolivie, le Japon, le Mexique, le Portugal, la Russie. C’est un des métaux dont les cours subissent les fluctuations le plus considérables : la livre, qui valait à New-York 13 cents un quart en janvier 1895, s’est élevée à près de 26 cents en décembre 1899.

La production du nickel ne dépasse guère 6 000 tonnes, fournies en grande partie par la Nouvelle-Calédonie et le Canada ; dans ce dernier pays, la teneur du minerai n’atteint pas en moyenne 3 pour 100. L’avenir industriel du nickel paraît résider surtout dans des alliages : nous avons signalé plus haut les services qu’il rend en étant combiné avec l’acier.

Un autre métal qui s’emploie aussi fréquemment à l’état d’alliage est le manganèse, dont le centre principal de production est le Caucase, d’où il sort près de 400 000 tonnes de minerai manganésifère par an ; les Etats-Unis en fournissent environ 200 000 tonnes ; l’Espagne 100 000. Les autres pays producteurs sont l’Allemagne (43 000 tonnes), l’Autriche (15 00), la Belgique (16 000), le Brésil (26 000), le Chili (20 000), la Colombie (10 000), la France (32 00), l’Inde (63 000). Les principaux consommateurs de manganèse sont les producteurs d’acier ; aussi les Etats-Unis importent-ils des quantités de ce minerai, qui s’élèvent à environ 200 000 tonnes. Les neuf dixièmes du manganèse sont employés à faire du spiegel et du ferro-manganèse : le premier contient environ 30 pour 100 de manganèse ; le second, 80 pour 100 ; il s’en consomme quatre fois plus que du premier. Ces corps composés servent à fabriquer les pièces soumises à des frottemens ou à des efforts violens, comme les machines à broyer et à moudre, les rails dans les courbes, les aiguilles de chemins de fer, etc.

Pour compléter ce tableau, il nous reste à dire un mot des métaux précieux proprement dits, l’or et l’argent. La production d’or du monde est évaluée pour 1899 à 480 tonnes, d’une valeur d’environ 1 660 millions de francs[8] : elle eût été beaucoup plus considérable si la guerre sud-africaine n’avait interrompu, depuis le mois de septembre 1899, le travail des mines du Witwatersrand, qui était organisé de façon à fournir dès lors environ un demi-milliard de francs par an. L’Australasie, grâce à cette interruption, occupe la première place avec 430 millions de francs, te Transvaal suit avec 386, puis viennent les Etats-Unis avec 377, la Russie avec 125, le Canada avec 94 millions, extraits en grande partie du Klondyke, le Mexique avec 48, l’Inde avec 43, la Chine avec 35, les Guyanes avec 20, la Colombie avec 19 millions de francs. Jamais la recherche des mines d’or n’a été plus active ; jamais non plus l’industrie du traitement des minerais aurifères n’a fait plus de progrès : le prix de revient du métal tend à s’abaisser, grâce aux perfectionnemens incessans des méthodes de travail[9] : dans tous les grands centres, en particulier au Rand, les ingénieurs sont occupés sans relâche à rechercher les économies : tout se résume, en effet, dans ce problème : étant donnée une tonne de minerai contenant tant de grammes du métal précieux, les extraire moyennant des frais inférieurs à leur valeur. L’or étant librement monnayé dans presque tous les pays civilisés, il n’y a aucune incertitude sur le prix de vente : un kilogramme équivaut à 3 444 francs. Dès lors la concurrence n’existant pas entre producteurs, ceux-ci n’ont aucune raison de chercher à tenir secrets leurs procédés de fabrication : les mines et usines de traitement sont, en général, ouvertes à tous ; chacun peut profiter des inventions de son voisin et abaisser, grâce à elles, son propre prix de revient. Pour donner une idée des résultats auxquels il est possible d’arriver, nous citerons la mine Alaska Treadwell, dans l’île de Douglas, près de la côte occidentale des Etats-Unis, qui a la batterie la plus considérable du monde, 540 pilons, et où le prix du traitement de la tonne de minerai s’est abaissé à 4 fr. 50. Dans certaines mines australiennes, il atteint 50 francs. Ce prix peut donc varier du simple à plus du décuple.

L’argent n’est plus aujourd’hui métal monétaire que dans un seul grand pays, le Mexique ; partout ailleurs, il est réduit à l’état de marchandise et varie de cours, du jour au lendemain. Quand nous disons qu’il n’est plus métal monétaire, cela ne signifie pas qu’on ne frappe plus de pièces de monnaie en argent : l’expérience quotidienne serait là pour démentir une assertion semblable. Mais, chez la plupart des nations modernes, il n’est plus loisible aux particuliers d’apporter des lingots de métal blanc aux hôtels des monnaies et de les faire transformer en disques qui aient force libératoire. L’Etat seul s’est parfois réservé ce droit, presque toujours alors limité à une somme déterminée. Quant aux monnaies divisionnaires qu’émettent la plupart des gouvernemens, elles sont, dans toute organisation saine, remboursables en monnaies libératoires par l’Etat frappeur, en sorte qu’elles n’ont guère d’autre valeur que celle d’un billet de banque, et constituent ce que M. Cernuschi appelait spirituellement l’assignat métallique. Cependant, en dépit de cette démonétisation accomplie dans presque toute l’Europe et aux Etats-Unis d’Amérique, aux Indes, au Japon, dans les colonies anglaises, en Égypte, en Tunisie et dans bien d’autres pays, la production de l’argent ne diminue que lentement : elle atteint encore 5 434 tonnes en 1809, contre 5 929 en 1898[10] ; elle est très supérieure à ce qu’elle était il y a dix ans, puisqu’elle n’atteignait pas 4 400 tonnes en 1890.

Le cours du métal, qui avait subi, à diverses reprises depuis 1870, des fluctuations violentes, est maintenant assez stable aux environs de 100 francs le kilogramme : lorsque la valeur commerciale des deux métaux correspondait à leur rapport légal de 1 à 15 et demi, ce cours était de 220 francs. Le maintien d’un niveau de prix relativement élevé (100 000 francs la tonne environ) s’explique par les besoins de monnaies divisionnaires, qui sont encore partout frappées en argent, par les habitudes invétérées d’une partie de l’Afrique, Ethiopie, Madagascar, Soudan, etc., de la Chine et de l’Indo-Chine, qui persistent à se servir du métal blanc pour leurs échanges, et, dans une certaine mesure, par les emplois industriels de l’argent, qui se sont développés à mesure que le prix du métal baissait.

De quelque côté que nous tournions nos regards, nous voyons les hommes redoubler d’efforts pour arracher de la terre les richesses métalliques qu’elle recèle en ses lianes : nous ne sommes, sous ce rapport, ni à l’âge d’or ni à l’âge de fer, mais plutôt à l’âge métallique, tant est grande l’ardeur de la recherche de ces substances qui, à des titres divers, sont devenues indispensables à la complication de la vie moderne. La grandeur des chiffres, l’énormité du tonnage extrait des profondeurs du sol, est surtout frappante en matière de fer et de charbon. Les progrès accomplis pour les autres métaux n’en sont pas moins remarquables.


IV

Le mouvement prodigieux qui, depuis bientôt deux ans, a emporté dans un tourbillon de hausse le fer et le charbon s’est calmé vers la fin du printemps de 1900 : si les prix de la houille sont encore au niveau le plus élevé, ceux du fer et de l’acier ont presque partout subi un recul : c’est du reste ce qui se produit lors de chacune de ces époques d’expansion que les Anglais désignent du nom de boom : le charbon ne monte qu’après les métaux, mais il est aussi le dernier à baisser. La baisse du fer s’explique tout d’abord par la hausse elle-même, qui a ralenti les commandes, par l’augmentation énorme de la production et aussi par le renchérissement du charbon, dont le prix est un élément primordial de celui du fer. Cette hausse du charbon, en diminuant la marge de bénéfice des producteurs et en les forçant à élever leurs prix et à les maintenir, alors même que les stocks commencent à s’accumuler, tend à diminuer le chiffre des affaires. Telle est la situation de l’heure présente ; mais nous ne saurions nous rendre compte de ce que seront ces marchés dans un avenir prochain, sans envisager les besoins probables du monde dans les premières années du XXe siècle. Le développement des entreprises électriques, la continuation des armemens, la réfection du matériel anglais employé à la campagne sud-africaine, la guerre de Chine, semblent assurer d’ores et déjà un chiffre de commandes considérable ; l’achèvement du Transsibérien, la construction des divers chemins de fer que la Russie poursuit en Asie, vont absorber des millions de tonnes d’acier. Celles-ci paraissent devoir en partie être fournies par les Américains, qui ont pris pied en Sibérie, en Chine, en Corée : dans ce dernier pays, ils ont construit un chemin de fer électrique à Séoul, ils exploitent des mines. Il est probable qu’après la crise actuelle, le Céleste-Empire s’ouvrira plus volontiers aux entreprises modernes : des chemins de fer, des usines de toute sorte vont être établis par les Européens dans les diverses sphères d’influence qui leur sont réservées : la France au Sud, l’Angleterre dans la vallée du Yang-tse-Kiang, l’Allemagne à Kiao-Tcheou, la Russie dans la Mandchourie, vont avancer à grands pas, et l’effet de cette conquête pacifique, succédant à la guerre, sera de maintenir une grande activité sur les principaux marchés métallurgiques du monde. Un jour viendra sans doute où les richesses minières de la Chine, en fer et en charbon, seront exploitées et où elle produira elle-même la plus grande partie de ce qu’elle consommera : mais cette époque est encore lointaine, et, pour plusieurs années, cet empire constituera un champ ouvert aux communautés industrielles plus avancées. La lutte sera vive entre celles-ci ; les États-Unis paraissent devoir y prendre un rang, que certains symptômes font déjà pressentir. Dans un article intitulé : « L’ouverture de la Russie aux entreprises anglo-saxonnes en Asie, » M. A. H. Ford[11] expose avec complaisance les relations qui se sont établies entre les constructeurs du Transsibérien et les métallurgistes américains ; le prince Khilkow, ministre des voies et communications à Saint-Pétersbourg, a fait son éducation sur les locomotives yankees et s’est adressé à ses voisins de l’autre côté du Pacifique pour de nombreuses commandes de rails et de matériel. C’est par quatre points à la fois, Tientsin, Port-Arthur, Newchang, Vladivostock, que les Russes importent le fer dont ils ont besoin pour achever leur gigantesque réseau. Non contens de s’approvisionner en Europe et aux États-Unis, ils se sont adressés au Japon, dont on connaît le développement industriel, et qui, ouvert maintenant par les traités de commerce qu’il a conclus avec les grandes nations civilisées, va augmenter encore le nombre de ses usines et sa capacité de production, si toutefois la crise financière dont il est menacé n’arrête pas son essor.

Des perspectives grandioses s’ouvrent à l’industrie : l’Asie est à la fois le plus vaste et le plus peuplé des continens ; son outillage occupera des générations. En même temps, le travail que l’Angleterre, la France, l’Allemagne ont commencé en Afrique ne s’interrompra pas. Là aussi une guerre, que nous n’avons pas à juger ici, mais qui n’a aucun rapport avec celle que nous menons en ce moment contre la Chine, sera sans doute suivie d’un redoublement d’activité industrielle. Certains pays de l’Amérique du Sud et l’Australasie, prendront part à ce mouvement, qui va se prolonger des dernières années du XIXe siècle aux premières du XXe. La vieille Europe a de beaux jours devant elle pour ses capitaux et pour ses hommes d’action, ingénieurs, négocians et financiers. Mais elle s’apercevra de plus en plus qu’elle doit compter avec des forces nouvelles : parmi celles-ci, la plus considérable est représentée par les États-Unis d’Amérique. Nous avons montré, dans le seul domaine du fer et du charbon, quelle place ils prenaient ; ils fournissent au monde presque la moitié de son acier, les trois cinquièmes de son cuivre, le tiers de son argent, le quart de son or. Le marché des métaux, comme celui de la houille, comme celui des capitaux, va de plus en plus devenir universel. Depuis longtemps déjà, les prix des matières que nous appellerons précieuses tendaient à s’égaliser dans les divers pays : mais aujourd’hui, grâce à la facilité sans cesse accrue des transports, ce nivellement s’opère même pour des marchandises pondéreuses, comme les minerais de fer et la houille. Nous avons montré l’anthracite de Virginie arrivant dans les ports de la Méditerranée et approvisionnant nos chemins de fer. Bientôt Paris, Londres, Saint-Pétersbourg, Pékin, Melbourne, Yokohama, San Francisco, New-York ne formeront que les parties d’un même tout, qui sera le marché mondial, dans lequel l’équilibre s’établira à chaque instant entre les offres et les demandes émanées des divers points du globe.

Cette considération est une de celles qui doivent nous rassurer sur l’élévation indéfinie des prix, que les événemens récens ont pu faire redouter un moment à ceux qui ne se rendent pas compte de l’évolution qui s’accomplit. Grâce au développement des relations internationales, toutes les richesses naturelles de pays encore fermés aujourd’hui seront exploitées. Nous avons indiqué quelles réserves de houille et de minerai enfermaient des contrées en partie vierges, comme les États-Unis, ou entièrement inexplorées, comme presque tout le territoire de la Chine. Il nous semble inutile de chercher à prévoir quelles seront les conditions d’existence de l’humanité, lorsque, dans quelques milliers d’années, les couches de houille que nous connaissons ou devinons auront été épuisées et que les gisemens métalliques eux-mêmes se feront plus rares. Aussi loin que la prévoyance d’une génération puisse s’étendre, nous avons le droit de dire que nos arrière-petits-neveux sont assurés de ne manquer ni de fer ni de charbon.

Ce n’est donc pas de ce côté du problème qu’il y a lieu de nous préoccuper, mais bien plutôt de la succession des phénomènes qui ont marqué jusqu’ici l’évolution industrielle et sur lesquels nous voudrions, avant de terminer, attirer l’attention de nos lecteurs. Cette évolution, dans les temps modernes, suit à peu près régulièrement la marche que voici : l’équilibre entre la production et la consommation n : est pas rompu en général par ce que nous appellerons l’offre et la demande normales ; les besoins des particuliers ne subissent pas, d’une année à l’autre, des modifications assez radicales pour provoquer à eux seuls les écarts soudains de prix et les changemens d’aspect du marché de la houille et des métaux, qui se manifestent brusquement après quelques années de calme. Il se produit, au moment où ces phénomènes apparaissent, des demandes nouvelles, en dehors du courant ordinaire de la vie économique quotidienne : elles résultent soit d’une guerre, soit de vastes travaux publics entrepris par les gouvernemens, soit de l’outillage de pays neufs ; elles proviennent de ce que les légistes appelaient autrefois le « fait du prince. » Sous cette impulsion, la production augmente, les industriels s’efforcent d’accroître leur outillage ; les charbonniers essaient d’extraire plus de houille ; des capitaux nouveaux et considérables sont demandés pour l’extension des sociétés anciennes et la création de sociétés nouvelles. Cette demande élève le taux de l’intérêt sur les marchés financiers et augmente en conséquence la valeur des capitaux disponibles ; d’un autre côté, la cherté des métaux en ralentit la demande ; la hausse du charbon et celle des salaires, qui accompagnent presque toujours la prospérité industrielle, empêchent d’abaisser les prix de vente. Le ralentissement de la consommation apparaît au bout d’un temps plus ou moins long ; les cours baissent peu à peu, ceux des métaux d’abord, celui du charbon en dernière ligne.

Tel est le cycle que nous avons vu se dérouler à diverses reprises depuis le milieu du siècle. A l’époque de la guerre de Crimée et jusque vers celle d’Italie, de 1855 à 1859, nous eûmes un mouvement intense de construction de chemins de fer ; de 1872 à 1880, une activité métallurgique extraordinaire, provoquée par la reconstitution de notre outillage militaire, puis par l’exécution d’un vaste programme de travaux publics ; de 1888 à 1891, une activité générale, dont le syndicat des cuivres fut l’expression la plus aiguë ; enfin, dans les dernières années du XIXe siècle, un mouvement d’expansion universel, dû à la fécondité de la population allemande, produisant et consommant beaucoup plus qu’auparavant ; à la reprise violente des affaires aux États-Unis, sortis de leurs crises de 1893 et de 1896, développant leur production houillère et métallurgique dans des proportions inconnues jusqu’à ce jour ; à l’ouverture de la Chine aux entreprises industrielles de tout genre ; au redoublement des armemens des principales nations, à l’entrée en scène du Japon, se haussant au niveau des grandes puissances, à la guerre de l’Espagne contre les États-Unis, qui, du rôle de peuple pacifique, semblent vouloir passer à celui d’un empire dominateur et conquérant ; à la campagne du Transvaal enfin, qui va forcer l’Angleterre, dont la flotte est déjà la première du monde, à réorganiser et à renforcer son armée de terre, à renouveler ses approvisionnemens, et qui aura sans doute pour conséquence une accélération du mouvement de colonisation et d’équipement de l’Afrique. En dernier lieu, le soulèvement des Boxeurs chinois et les massacres de Pékin ont eu leur contre-coup sur les marchés charbonnier et métallurgique : si d’une part les diverses entreprises et notamment les constructions de chemins de fer, commencées sur différens points du territoire du Céleste-Empire, subissent un temps d’arrêt, une impulsion nouvelle est donnée aux armemens terrestres et maritimes ; le prix des charbons propres à la navigation se maintient, et réagit par contre-coup sur celui des charbons industriels ; le taux des frets reste également élevé. Ce nouvel incident prolonge les effets de la guerre sud-africaine, qu’on s’attendait à voir disparaître vers la fin de l’an 1900.

Le « fait du prince » n’a donc rien perdu de son importance dans les conjonctures présentes. C’est plutôt la consommation particulière qui tend à se restreindre sous l’influence des hauts prix : les fers de construction par exemple sont moins demandés. Il conviendrait d’ailleurs d’examiner les pays séparément, si nous voulions exposer la situation de chacun d’eux, au moment précis où nous écrivons. Nous verrions par exemple que la crise a commencé en Russie plus tôt qu’ailleurs, sous l’influence de causes spéciales à cet empire : deux mauvaises récoltes consécutives avaient diminué les ressources des paysans, grands consommateurs de fer ; la réforme monétaire et la sévérité extrême avec laquelle la circulation des billets de la Banque de Russie a été réduite, ont raréfié les capitaux disponibles et élevé le loyer de l’argent à Saint-Pétersbourg et à Moscou ; le gouvernement, désireux de ménager ses ressources, a ralenti ses commandes pour les chemins de fer, dont il administre et exploite les trois quarts, soit près de 50 000 kilomètres. De nouvelles usines, construites en grand nombre par des étrangers, ont soudainement mis à la disposition du pays des quantités de fonte et d’acier, qui ne dépassent assurément pas les besoins de l’immense territoire qui s’étend de Varsovie à Vladivostok, mais qui, offertes à une heure de gêne financière, n’ont pas trouvé aussitôt preneur et ont déprimé les cours, chose curieuse, au-dessous même du niveau établi en dehors de la Russie, et cela en dépit des droits douaniers protecteurs. A un moment donné, l’écart des prix était tel que les usines russes avaient songé à exporter de la fonte ou de l’acier, éloquent exemple de ce que peuvent être de nos jours les perturbations industrielles. Hâtons-nous d’ajouter que, sous l’influence de la bonne récolte de 1900, l’aspect des choses changera bientôt en Russie, où la crise, ayant éclaté prématurément, alors que la prospérité atteignait son apogée dans les autres pays, se terminera sans doute à une époque plus rapprochée.

Mais cette situation constitue une exception, nous pourrions presque dire une anomalie. La solidarité des peuples devient chaque jour plus étroite. Chaque pays dépend, non seulement de sa propre activité, mais de celle de tous les autres. Les anciennes barrières sont brisées ; les théories, jusqu’ici admises sans discussion, sont ébranlées : l’Angleterre, en présence de l’âpre concurrence qu’elle sent sourdre de divers côtés, notamment en Allemagne, aux Etats-Unis, se demande avec quelque angoisse si le libre-échange, sur lequel sa politique commerciale est fondée depuis plus d’un demi-siècle, est destiné à lui rendre dans l’avenir les mêmes services que par le passé. Il y a peu de jours, nous lisions dans un journal financier londonien l’éloge de la Hongrie, qui, pour favoriser ses industries naissantes, leur fait une situation privilégiée, les exempte d’impôts, de droits de timbre, les soustrait en un mot aux charges qui pèsent sur les autres citoyens. L’auteur de l’article plaignait l’industriel anglais, qui, disait-il, lutte individuellement, non pas contre d’autres individus allemands, autrichiens, américains, mais contre l’Allemagne, l’Autriche, l’Amérique. Ce sont là, en effet, deux traits frappans de la situation contemporaine : union des industriels de chaque pays, pour être plus forts dans la lutte économique ; effort fait par beaucoup d’Etats pour encourager et protéger les industries, nées sur leur sol. Cette protection, qui s’est d’ailleurs manifestée déjà maintes fois au cours des siècles passés, ne se traduit pas seulement par l’établissement de droits de douane à l’entrée, qui en sont la forme rudimentaire ; elle va jusqu’à accorder à certains produits des bonifications à la sortie des frontières : c’est ainsi qu’en France les sucres étrangers acquittent 10 francs par quintal avant de pénétrer chez nous, et que nos sucres indigènes exportés reçoivent, au moment de leur passage à la douane, une prime. C’est ainsi que, avant de se séparer au mois de juillet 1900, la Chambre des députés françaises a voté une prime à l’exportation des blés, de 7 francs par quintal, qui à la vérité ne serait pas payée en espèces à l’agriculteur, mais qui s’octroierait sous forme d’un bon de même valeur, lequel pourrait servir à acquitter vis-à-vis du Trésor des droits d’entrée sur des articles d’importation. L’absurdité d’un pareil système, qui non seulement porterait le préjudice le plus grave à nos finances en diminuant dans une proportion incalculable les recettes publiques, mais qui aurait pour effet de renchérir le prix du pain, éclate à tous les yeux ; il n’est pas possible que le Sénat le sanctionne. Il n’en est pas moins intéressant à signaler, comme symptôme de l’état d’esprit d’une nation moderne, qui, au lieu de se préoccuper de laisser aux échanges, à la production, à la consommation, la liberté la plus grande, prétend agir par voie législative sur le prix des choses, sur les conditions mêmes de la production.

Qui ne voit à quelles conséquences le genre humain serait peu à peu amené, si chaque peuple instituait des lois analogues à celles que nous venons de citer ? D’une part, en exhaussant sans cesse la muraille douanière dont il s’entoure, il cherche à interdire son territoire aux objets produits ou fabriqués par les étrangers : mais en même temps, il prétend trouver chez ceux-ci un débouché pour l’excès de marchandises qu’il produit en quantités supérieures aux besoins de ses propres habitans. Pour y arriver, il prélève sur les recettes du Trésor des sommes qu’il paie aux industriels ou aux agriculteurs, afin de leur permettre de vendre au dehors leur fer ou leur blé à meilleur marché qu’à l’intérieur, au-dessous même du prix coûtant. Mais les agriculteurs et les industriels des pays ainsi inondés de produits dont le prix est artificiellement déprimé résistent ; à leur tour, ils invitent leurs gouvernemens à rehausser les droits d’entrée sur ces catégories spéciales d’objets par des taxes dites de compensation, et la situation est ramenée à ce qu’elle était auparavant. Dans certains cas, une nation peut trouver avantageux de recevoir à des prix infimes, par suite des sacrifices consentis par un État étranger, des approvisionnemens d’une matière qu’elle ne produit pas. C’est ainsi que la Grande-Bretagne, grâce aux primes de sortie accordées par la France, l’Allemagne, l’Autriche, achète le sucre à un prix qui représente le tiers ou le quart de celui que nous payons ; n’était la question de quelques-unes de ses colonies qui se plaignent d’une concurrence aussi puissante, elle verrait, avec une satisfaction sans mélange, les grands États de l’Europe centrale et occidentale s’épuiser en subventions qui permettent aux Anglais de boire leur thé et de fabriquer leurs confitures à des conditions de bon marché que le reste du monde leur envie, et qui sont pour eux un avantage gratuit.

Nous citons ces exemples, en apparence étrangers au sujet qui nous occupe, parce que rien ne serait plus naturel que de voir les fabricans de fer venir à leur tour réclamer une protection analogue à celle qui est accordée aux producteurs de sucre et de blé. Mais en admettant qu’un Parlement à courte vue nous entraîne dans une expérience de ce genre, elle ne saurait être de longue durée. Ce n’est pas dans cette voie que l’industrie moderne trouvera son salut. Le choc des intérêts a déjà provoqué des ententes de plus en plus fréquentes à l’intérieur des frontières des États. Peut-être qu’au vingtième siècle, des accords internationaux s’établiront entre les producteurs d’une même matière, d’une même marchandise, non seulement de pays à pays, mais de continent à continent. Ce serait s’exposer à être taxé de rêveur que de prévoir des arrangemens de ce genre pour les denrées agricoles qui, en dépit de l’activité du commerce des céréales entre certaines contrées, sont encore, en général, consommées là où elles sont produites. Mais, en matière industrielle, nous avons vu et nous voyons tous les jours éclore des organisations ou des tentatives d’organisation qui indiquent la marche des esprits. Les syndicats ou trusts américains englobent des États, réunis politiquement par un lien fédéral, mais qui, par leur étendue et leur importance, représentent un continent : les efforts persévérans de l’Angleterre pour s’attacher plus étroitement ses colonies amèneront peut-être des ententes analogues, sinon entre des continens, du moins entre des portions de continens différens : ces diverses étapes nous achemineront plus ou moins vite vers l’époque où les industries humaines seront organisées dans le sens que nous avons fait entrevoir. Celles des métaux et de la houille nous paraissent devoir être les premières pétries dans ce moule nouveau : c’est une des nombreuses raisons qui nous ont fait juger utile d’en mettre les conditions actuelles sous les yeux de nos lecteurs.


RAPHAËL-GEORGES LÉVY.

  1. The coal question, 1866.
  2. Nous rappelons que l’acier est une transformation de la fonte et que les chiffres des deux productions ne doivent donc pas s’additionner.
  3. Voyez la Revue du 1er août 1899.
  4. Financial Chronicle, 28 juillet 1900.
  5. Revue des Deux Mondes du 1er août 1899 : Le Mouvement industriel et ses conséquences financières et économiques.
  6. Voir la Revue des Deux Mondes du 15 février 1898 : L’Industrie allemande.
  7. La récente circulaire du ministre des Travaux publics aux Compagnies de chemins de fer français au sujet des types de locomotives répond bien à cette préoccupation.
  8. Voir notre communication au Congrès international des valeurs mobilières de 1900 : La production de l’or, de l’argent et du cuivre dans le monde.
  9. On lira avec fruit à cet égard une série d’articles publiés dans Le Messager de Paris par M. Labordère (août 1900).
  10. Rothwell indique le chiffre de 5 575 tonnes pour l’année 1898.
  11. The Engineering Magazine, juin 1900.