Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-01

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Université catholique d’Amérique (p. 1-19).


Batoûm.

CHAPITRE PREMIER


DE CONSTANTINOPLE À TIFLIS


Constantinople. Le Beïram. Nos compagnons de voyage. La question des passeports. Départ. La côte d’Asie-Mineure. Trébizonde. Batoûm. La douane russe ; amabilité surprenante. De Batoûm à Kouthaïs. Kouthaïs, Oukhimérion, Ghélath. De Kouthaïs à Tiflis ; le chemin de fer transcaucasien.

Byzance, Constantinople, Stamboul, le Bosphore ! pour un voyageur nouvellement délivré de la monotonie de nos grandes villes, que de poésie attachée à ces noms ! Quinze jours dans la ville des Sultans fuient comme un rêve[1].

Quel est donc ce charme ? Des masures, des rues sales, des chiens galeux, n’est-ce pas assez pour dissiper toute illusion ? Non, — Constantinople reste un chef-d’œuvre du beau : ce que les hommes ont jeté d’ombres sur le tableau ne semble qu’un repoussoir destiné à mieux faire ressortir les splendeurs de cette reine des cités.

Comment oublier Sainte-Sophie, un des plus beaux temples que l’homme ait conçus ; admirable aujourd’hui encore, malgré sa vieillesse sur laquelle ont passé, laissant leurs traces barbares, les injures du temps et celles des destructeurs ! et sa copie rajeunie, la mosquée de Suleïman le Magnifique, et les charmes incomparables des rives du Bosphore, et toute cette vie si animée, si originale ?

Il n’est pas jusqu’aux mendiants dont les importunités n’aient leur intérêt. Rien de charmant comme ces impertinentes petites gamines du pont de Galata. Elles ont cinq ou six ans à peine ; drapées dans leurs loques voyantes, elles vous poursuivent, cherchant à vous attendrir par le chant cadencé de leur gazouillement turc où elles vous accablent des souhaits les plus originaux. Aurez-vous le courage de refuser quelques paras ?

Aux approches du Beïram, c’est un autre spectacle. On dirait un carnaval d’un nouveau genre. Dans les rues de Stamboul se pressent et se bousculent les Hammâls, portant chacun à califourchon sur leur dos, comme un enfant, le mouton destiné au jour du grand sacrifice. Ces bêtes placides semblent avoir conscience de leur dignité : il en défile des quantités innombrables ; et dans ces ruelles étroites où il faut jouer du coude, la lutte pour le passage au milieu de cette invasion moutonne devient parfois du plus haut comique[2].

Le « populaire » de Stamboul est intéressant et bon enfant. Dans les rues de Péra, le monde turc se présente sous son mauvais jour. La vieille jalousie turque a dû faire des concessions au progrès moderne. Les épouses d’un riche personnage ne parcourent plus les rues, comme jadis, cachées sous un voile épais : aujourd’hui une légère voilette ne masque que pour le faire mieux ressortir, un visage de courtisane orné et fardé : vous mettez le doigt sur la plaie du monde musulman, l’absence de la vraie famille !

Nous voudrions être tout entiers à l’observation des types : mais mille autres soucis nous absorbent : préparatifs de voyage, visites officielles, longueurs des formalités bureaucratiques, discussion de « bakschichs »[3], sont autant d’embarras qui viennent déplorablement raccourcir le temps.

Nous trouvons à Constantinople nos deux compagnons de voyage : l’un, notre excellent ami de Rome, Mgr l’Archimandrite D… ; l’autre, un religieux lazariste, chaldéen d’origine, Mr Nathanaël : celui-ci profite de l’occasion pour aller revoir Khosrâva, son pays natal ; il doit en même temps nous servir d’interprète.

Enfin, nous avions engagé comme domestique un Chaldéen d’Ourmiah, nommé Serghis, qui cherchait aventure à Constantinople : l’acquisition était déplorable, et nous dûmes plus tard nous en défaire avec empressement.

Hyvernat chargé d’une mission scientifique, avait été, il y a quatre mois déjà, recommandé au gouvernement russe par le ministère français : celui-ci avait nommé l’« Abbé » Hyvernat ; c’en fut assez pour remplir de terreur le gouvernement du Tzar. Refuser l’entrée du territoire russe était trop impoli ; l’accorder purement et simplement, semblait bien dangereux : la Russie se tira d’affaire en déclarant qu’elle recevrait avec la plus grande amabilité l’Abbé Hyvernat, à condition qu’il passât par le Caucase, sans y séjourner.

Moi qui joignais au même titre de prêtre catholique celui encore plus suspect de sujet de l’Empire germanique, et qui me trouvais porteur d’une lettre de recommandation du Statthalter d’Alsace-Lorraine, je me le tins pour dit, et résolus de me tirer d’affaire au petit bonheur sans intervention officielle de mon gouvernement. Nos deux compagnons suivirent mon exemple ; mais, lorsque M. Nathanaël eut présenté son passeport à l’Ambassade russe pour le faire viser, il lui revint presqu’aussitôt, accompagné d’un refus catégorique, — Le gouvernement du Tzar ne veut point laisser pénétrer de Juif au Caucase !

Pauvre M. Nathanaël, le voilà devenu Israélite, lui, Chaldéen, descendant en ligne directe de Nabou-Koudouri-Ouçour, vulgo Nabuchodonosor ! Grande tribulation ! Il fallut une dialectique serrée pour prouver aux Russes que l’on pouvait être Sémite et porter un nom biblique sans pour cela être Israélite !

La scène de reconnaissance fut des plus comiques, lorsqu’au jour du départ nous nous retrouvâmes dépouillés de tout ce qui pouvait trahir cette compromettante qualité d’ecclésiastiques, travestis le plus cavalièrement possible[4], Mgr D… était devenu « le Docteur » : quant à nous, nos attributions ne furent pas immédiatement aussi nettement définies : dans la suite Hyvernat et moi, nous devînmes décidément et malgré nous, aux yeux du public, l’un un officier russe, l’autre un professeur allemand ; nous ne pûmes jamais clairement déterminer à qui revenait le rôle d’officier, à qui celui de professeur. Ce fut le sujet de plus d’une grave discussion, et nous faillîmes payer cher en Arménie cette estampille fantaisiste.

18 au 21 Août

Notre caravane quitte aujourd’hui Constantinople à bord du Réka. C’est un petit vapeur du Lloyd. En digne autrichien, le Lloyd n’est jamais pressé ; le Réka, vieille carcasse, marche tout doucettement ; on y est mal installé, mais l’équipage entièrement composé de Dalmates, est aimable et prévenant. Une dame, d’un certain âge, veuve d’un diplomate persan, est la seule passagère de première. Son nom offre le bizarre assemblage d’un titre occidental, celui de comtesse juxtaposé au vieux titre oriental de Scheikh. Elle s’intitule Madame la comtesse Scheikh***. Cela me fait penser à feu le marquis de Tseng.

La solennité du Beïram qui vient de s’ouvrir, donne comme une nouvelle vie à l’admirable panorama de Constantinople : tout est en fête ; les bateaux turcs pavoisent, les batteries du Bosphore servent leurs salves les plus solennelles ; peu à peu disparaît à nos yeux, noyée dans le soleil, la vision enchanteresse de Stamboul. Avant de dépasser Thérapia, nous passons près du Mars, steamer du Lloyd, éventré il y a quelques jours par un vapeur de la Compagnie patriotique russe : mâts et cheminée émergent encore ; il n’y eut heureusement point de mort d’homme ; mais ces abordages ne sont que trop fréquents dans le Bosphore ; les courants y sont violents et la police maritime y laisse, paraît-il, fort à désirer.

La côte d’Asie mineure que le Réka longe généralement d’assez près, offre des lignes de paysage très pures ; les montagnes élevées baignent dans la mer ; sur leurs pentes abruptes s’étagent de grandes forêts qui aboutissent au rivage, et où s’abritent un grand nombre de petits villages. Les incendies, joints à une exploitation barbare, ruinent peu à peu les bois, et l’on trouverait actuellement, je pense, peu de forêts auxquelles on pût appliquer les descriptions enthousiastes de Tournefort. Ineboli, Samsoun, Kerasonde sont de pittoresques escales, mais de leurs antiques souvenirs il reste bien peu de chose.

21 Août

La mer est devenue fort houleuse. Trébizonde n’ayant point de port, il est impossible d’y relâcher par le gros temps ; les navires doivent alors chercher refuge dans l’anse de Platana, à quelques kilomètres plus à l’Ouest ; le Réka y arrive vers les 2 heures. Pendant la nuit le temps se calme un peu, et nous atteignons Trébizonde au matin. Le débarquement y est difficile.

22 Août.

Trébizonde, elle aussi, n’a plus de son passé que des souvenirs, des ruines pittoresquement encadrées. La forteresse, jadis célèbre, est aujourd’hui une enceinte délabrée. Ses ruines qui se dressent au milieu de la ville entre deux précipices sur la crête d’un promontoire rocheux, sont reliées à la ville neuve par des ponts ; une arête de quelques mètres de largeur la rattache à la montagne volcanique de Boz-Tépé.

Dans la forteresse était bâti le palais des Comnènes[5] dont le mur occidental servait en même temps de rempart à la citadelle. Ses ruines dominent l’à-pic, et un lierre séculaire les recouvre entièrement ; des figuiers poussent dans les vieux fossés comblés. Ce sont là à peu près les seuls vestiges des anciens temps.

Trébizonde est restée une ville d’entrepôt où l’élément européen est assez fortement représenté ; presque toutes les caravanes de la mer Noire à la Perse se forment ici[6]  : une route carrossable relie ce port à Erzéroum et se continue dans la direction de Van par un chemin praticable aux « arabahs » arméniennes. Plusieurs rues sont larges, bien pavées et relativement propres.

À environ 2 kilomètres à l’Ouest de Trébizonde, dans la direction de Platana, se trouve l’ancienne église de Sainte-Sophie que les Turcs ont transformée en mosquée. Comme presque tous les voyageurs en parlent, nous tenons à la visiter. Un personnage officiel nous avait dit : « N’essayez pas de pénétrer dans la mosquée ; les Turcs de l’endroit sont fanatiques, et l’on vous fera un mauvais parti. » Nous tenterons l’aventure quand même ; prenant un chemin qui se faufile entre les jardins à peu de distance de la mer, nous atteignons la mosquée et l’Imâm vient à notre rencontre. C’est un jeune homme : son air n’a rien de féroce, mais après tous les avertissements reçus, notre demande se fait humble et discrète : « Bakschich » ? fait-il en souriant, d’un air et d’un geste significatifs : « Bakschich », répondons-nous ; tout est dit : nous voici bons amis, toutes les portes s’ouvrent devant nous ; ô Roi-bakschich !

Sainte-Sophie est un beau type d’architecture byzantine du xiiie siècle[7] ; — malgré bien des dévastations, elle a gardé des détails intéressants et vaut la promenade.



Sainte-Sophie.


23 Août

Le Réka, parti de Trébizonde à la nuit, atteint Batoûm ce matin au lever du jour. Nous ne sommes pas sans inquiétudes ; Hyvernat entrera certainement en Russie, mais nous ? Trouvera-t-on nos papiers en règle ? notre cléricalisme ne se trahira-t-il pas ? Heureusement tout est au mieux. Le passeport d’Hyvernat mentionnant sa mission, produit un effet décisif ; il n’est même pas fait la moindre allusion au titre d’Abbé ; pour nous, la douane dépose toutes ses rigueurs ; bagages, armes, munitions, tout passe sans difficulté : à l’ombre d’Hyvernat nous pénétrons triomphalement en territoire russe. La police elle-même vise nos passeports sans défiance. Tant d’amabilité nous surprend ; plus tard nous aurons à nos dépens la clef du mystère !

Avant la dernière guerre russo-turque, le chemin de fer transcaucasien aboutissait à Poti, petite ville située à l’embouchure du Rion. L’utilisation de Poti n’était qu’un pis-aller, car le climat y est meurtrier et le port d’accès difficile ; aussi après l’annexion de Batoûm le gouvernement russe s’empressa-t-il d’y transporter la tête de ligne du chemin de fer transcaucasien. Au début Batoûm fut port franc, et il semblait que le transit d’Europe en Perse dût abandonner la route longue et dangereuse de Trébizonde-Bayazid pour adopter le nouveau chemin de fer transcaucasien et la route carrossable de Tiflis en Perse, et prendre en même temps un très grand développement.

Mais les considérations politiques en ont fait décider autrement. De tous les importateurs pour la Perse et la Transcaspienne, l’Angleterre venait en première ligne : pour lui faire pièce, la Russie a supprimé la franchise de Batoûm et en a fait, en dépit de sa rivale un port militaire ; quant au transit pour la Perse par territoire russe, il est depuis 1882 pratiquement interdit ; des droits exorbitants sont frappés sur toutes les marchandises[8]. La douane de Batoûm, par pure amabilité, ne nous avait imposé aucun droit pour nos effets personnels ; mais nous avions accepté à Constantinople un petit paquet d’étoffes à destination de Khosrâva ; sa valeur intrinsèque ne dépassait pas 20 francs, nous dûmes payer 80 francs de douane ! Le capitaine du Réka a l’amabilité de nous passer en cachette un petit bréviaire : c’est la seule contrebande ecclésiastique que nous ayons pu nous permettre.

Les tarifs barrent la voie de Russie aux produits européens ; les voleurs rendent très chanceux les transports par la Turquie ; le Nord de la Perse est ainsi complètement fermé aux marchandises européennes, et les grands commerçants de Russie arrivent à imposer de la sorte à la Perse leur monopole.

Batoûm est dans un pays fiévreux ; comparé toutefois à Poti, c’est un Sanitarium. Les montagnes boisées de Gourie dont les derniers contreforts viennent mourir au rivage, lui font un cadre gracieux. La ville est dans la période de formation ; son plan est grandiose ; mais la suppression de la franchise, en arrêtant le développement commercial, empêchera sans doute son entière réalisation. Dans les rues les Lazes, avec leurs curieux turbans et leur air farouche, contrastent d’une manière pittoresque avec l’élément européen. L’hôtel de France, le premier et l’unique « gastinizza » de Batoûm est mauvais ; un café-concert qui lui sert d’annexe, y rend le sommeil impossible.


24 Août

Nous quittons Batoûm au matin. Le train, contournant d’abord la ville, rejoint bientôt le rivage et traverse un pays dont le terrain humide et spongieux produit une végétation luxuriante ; partout les arbres sont chargés, presque étouffés de lianes. Les champs disséminés dans la grande forêt de Gourie, ont une apparence très fertile. Sur notre parcours la culture dominante est celle du maïs[9]. On le sème, dit-on, en Mai pour le récolter en Septembre. Les « sassymydes », petites baraques en bois, bâties dans les champs et élevées de 12 à 14 pieds au-dessus du sol, sont les greniers où on le remise. Les forêts produisent le buis en abondance, ce qui constitue un des principaux articles d’exportation du pays.

La population semble bien clairsemée ; cependant, comme il ne circule qu’un seul train par jour dans chaque direction, la foule est compacte aux stations. La langue étrange, l’aspect bigarré des gens étonnent le voyageur. À l’une de ces stations se promène gravement au milieu de la plèbe, un noble imérétien. Il est vêtu d’un long kaftan et porte comme coiffure le papanaki, curieux petit carré brodé. Sa démarche est majestueuse ; mais la noblesse de son maintien est gâtée par un air de désœuvrement fainéant.


Noble imérétien culte du Papanaki.

Près de Nicolaïa le train franchit la Natonyeba, l’ancienne Isis, qui jusqu’à la dernière guerre russo-turque formait frontière ; actuellement elle sépare la province de Batoûm-Kars du gouvernement de Kouthaïs.

Nous voici en Iméreth[10] près d’Orpiri, qui est l’extrême limite de la navigation sur le Rion, la ligne franchit cette rivière ; à Samtredi bifurque la ligne de Poti. L’on devine au loin la grande chaîne du Caucase à demi voilée par la brume.

La vallée du Phase est toute verdure ; mais malgré sa fertilité, la population y est pauvre ; les nobles sont, paraît-il, ruinés depuis l’abolition du servage, bien que les droits seigneuriaux aient été rachetés. Beaucoup d’entre eux deviennent cosaques, et sont loin de former l’élément le plus discipliné de l’armée. Quant au paysan, il trouve difficilement un débouché pour ses récoltes, et les transports sont coûteux ; aussi le numéraire est-il rare[11]

Comme le chemin de fer transcaucasien laisse Kouthaïs à quelque distance au Nord, un embranchement spécial dessert cette ville ; il doit être actuellement prolongé jusqu’aux houillères de Tkvibouli, à peu près les seules qui soient en exploitation dans le Caucase. Nous débarquons vers 2 heures du soir à Kouthaïs, où nous trouvons un hôtel un peu meilleur que celui de Batoûm.

Kouthaïs est située à l’endroit où le Rion sortant des montagnes débouche dans la grande plaine d’Iméreth ; au Nord de la ville c’est donc un paysage de haute vallée montagneuse ; au Sud s’étend la plaine que bornent au loin les majestueuses montagnes du Persathi (petit Caucase). Vue de la hauteur, Kouthaïs a cet aspect si reposant de bien des villes d’Orient, une forêt parsemée de toits. Tout y est vert, jusqu’aux coupoles des églises, jusqu’aux toitures des maisons[12].

Pour mieux jouir du paysage, nous nous faisons voiturer — Dieu sait par quels chemins ! — au sommet d’une colline située sur la rive droite du Rion et dominant la ville au Nord (B). À nos pieds s’étend la Kouthaïs moderne, bâtie sur la rive gauche du fleuve. Dans l’antiquité il existait déjà une sorte de faubourg sur l’emplacement actuel de la ville ; il s’appelait Koutatissium ; mais la vraie ville, celle qui commandait le cours du Rion, était bâtie sur la colline où nous nous trouvons, et s’appelait Oukhimérion. Procope en parle déjà. Elle garda longtemps son importance, et des ruines intéressantes se trouvent dans son enceinte.


Plan des mines d’Oukhimérion et d’une partie de Kouthaïs moderne, d’après Dubois de Montpéreux.

Oukhimérion comprenait une ville haute (B) et une ville basse (C) ; la forteresse était à l’Est de la ville haute (A), à 250 pieds environ au-dessus du fleuve. Totleben la détruisit en 1769 ; depuis, les Russes ont bâti leur citadelle sur le même emplacement, mais avec des dimensions moindres. Une enceinte entourait la ville haute et la reliait à la citadelle. C’est là que se trouve la cathédrale (14), le monument le plus intéressant de Kouthaïs.


Cathédrale d’Oukhimérion.

Bagrat III, à la fois souverain de l’Abkhasie et du Kartli, bâtit cette église en 1003 ; le canon des Turcs la ruina en 1690. On peut la considérer comme le meilleur type de l’architecture géorgienne[13] ; j’en donne une vue prise du côté du chœur et un petit plan emprunté à Brosset[14]. La décoration de la façade extérieure des trois absides est très remarquable : au lieu de laisser se dessiner sur des plans différents les convexités des absides dont les raccords sont souvent si disgracieux, l’architecte a donné aux absides latérales la même profondeur qu’à l’abside centrale ; il les a noyées toutes trois dans un mur plan ; comme ce mur eut, sans utilité aucune, atteint une très grande épaisseur entre les absides, il y creusa des niches à section triangulaire, terminées au sommet par des coquilles de saint Jacques. Ces niches forment le centre d’une ornementation de colonnettes et d’arceaux du meilleur goût, et où l’on rencontre exclusivement le chapiteau géorgien. Ce chapiteau est fort simple, mais assez élégant : les colonnes se terminent par un petit tore au-dessus duquel se développe un renflement ovoïde surmonté d’une abaque qui déborde, et reproduit exactement le tore inférieur ; c’est là tout le chapiteau. Le style géorgien est d’ailleurs très étroitement apparenté au style arménien[15].

Kouthaïs a une population de 12 à 15 000 habitants parmi lesquels un assez grand nombre d’Arméniens. Beaucoup d’entre eux étaient autrefois catholiques, et une mission de capucins était établie dans la ville. Dubois de Montpéreux, voyageur protestant, bien que l’accueil assez froid des capucins l’ait mal disposé en leur faveur, rend hommage à la salutaire influence des missionnaires et à la supériorité morale conquise par les Arméniens catholiques (1833). En 1845 le gouvernement russe a impitoyablement détruit la mission malgré la généreuse opposition du général en chef, Neidgard[16].

Le climat de Kouthaïs est chaud et humide ; les vents d’Ouest y apportent de très fortes pluies, et la chaleur y est intense en Juillet et Août. Quand le scirocco du Sud-Est venant des steppes de l’Asie, franchit le col de Souram, la température s’élève jusqu’à 42 degrés centigrades ; il souffle pendant 3 jours, brûlant et desséchant tout ; généralement la pluie lui succède. Octobre et Novembre sont, dit-on, de beaux mois.


Phototypie J.-H. Obernetter, Munich.
RUINES DE LA CATHÉDRALE D’OUKHIMERION.


25 Août.

Excursion au couvent de Ghélath.

Il faut croire que ce pays est le paradis de la race porcine, car dans les faubourgs de Kouthaïs nous rencontrons un nombre prodigieux de ces intéressants animaux. Ghélath[17], est à 9 verstes[18] de Kouthaïs. La route remonte d’abord la vallée du Rion qui est large et se termine par un fond de montagnes grandioses. Un énorme rocher à pic forme la partie saillante du paysage[19]. Désormais je suis convaincu que l’on peut tout demander aux chevaux et qu’il est impossible de verser avec un bon cocher ; nous franchissons un col et descendons sans mécanique ni reculement des chemins où un cavalier de nos pays ne s’aventurerait qu’avec précaution. Ici la chose paraît toute naturelle ; mais nous sommes encore novices en ces exploits et ne rougissons pas d’être émus.

Parfois passent dans les sentiers de traverse quelques montagnards dont le long kaftan brun serré à la ceinture, la capuce et les armes rappellent à s’y méprendre nos costumes du moyen âge ; leur démarche a une aisance et une dignité remarquables. La route franchit bientôt le futur chemin de fer de Kouthaïs à Tkvibouli et passe à gué une rivière que l’on nous épèle Skalicziscela, ou la rivière rouge[20]. Ses eaux sont malsaines ; personne n’en boit ; les poissons eux-mêmes en sont, dit-on, dangereux et donnent les fièvres. Les gens du pays prétendent les reconnaître sur le marché à première vue.

Ghélath est fort pittoresquement situé sur le flanc d’une montagne au milieu de bois clairsemés. Le regard plonge dans la vallée du Rion et la vue se repose au loin sur l’admirable massif de l’Elbrouz et du grand Caucase ; les premiers plans sont toutefois un peu trop importants. L’Elbrouz vu d’ici, a la forme d’un triangle parfait, et présente une arête neigeuse que l’action du vent a rendue incroyablement aiguë.

Ghélath, comme couvent, est assez petit ; mais c’est le centre religieux de l’Iméreth. Il a trois églises : l’église métropolitaine de Ghélath, la chapelle de Georges II et la chapelle mortuaire de David II. La date de sa fondation première est incertaine ; David II, « le Restaurateur » (Aghmashénébély), roi de Karthli et d’Abkhase, restaura Ghélath ; depuis lors le couvent eut bien des vicissitudes : ce qui en reste est toutefois très remarquable.


Monastère de Ghélath.

L’église est bâtie en gros blocs de grès jaunâtre ; l’intérieur, tout couvert de fresques, est fort intéressant. L’abside est ornée d’une grande mosaïque, don de l’empereur Alexis I Comnène. Quant aux peintures, sans essayer d’en déterminer l’âge, il me semble que l’on peut établir deux périodes principales, ou, si l’on veut, distinguer les peintures elles-mêmes et leurs retouches. Les premières sont de style byzantin ; quant aux retouches (?) ou peintures postérieures, elles ont une analogie frappante avec les premières œuvres de la Renaissance italienne. Étant donnée la prépondérance exercée sur tout le littoral de la mer Noire par les Génois jusqu’à la chute de l’Empire grec, une influence artistique italienne, si incroyable au premier abord, se concevrait très aisément. Quelques fresques évidemment beaucoup plus modernes, sont franchement horribles. L’ensemble des sujets retrace, avec un mélange de données apocryphes, l’histoire de saint Joachim et de sainte Anne, celle de la sainte Famille, et enfin celle de la Passion et de la Résurrection du Sauveur. Les espaces plus restreints sont consacrés à la représentation de saints ; une grande fresque du transept de gauche représente David II et sa famille.

Le trésor de Ghélath contient la couronne des rois d’Iméreth, plusieurs tiares de métropolitains et des « omophoria » ; toutes ces pièces sont couvertes de perles, la couronne royale est en soie et ornée de sujets sur émail. Le trésor contient aussi quelques beaux manuscrits, dont un évangiliaire grec du xe siècle, et des manuscrits du règne de Bagrat IV (1028–1072).

L’une des petites chapelles, de forme rectangulaire, renferme le tombeau de David le Réparateur. La chapelle a été postérieurement coupée en deux par un mur destiné à renforcer la coupole ; les portes de Gandja Elisavetpol sont appuyées contre ce mur[21]. Une simple dalle couverte d’inscriptions à demi effacées indique la tombe du roi.


28 Août.

De Kouthaïs à Tiflis.

La journée est étouffante, et il souffle un scirocco d’Est brûlant. Le chemin de fer remonte la vallée de la Kvirila[22] en longeant constamment le torrent ; dans cette délicieuse Iméreth tout est verdure, et les premiers déboisements n’ont pu encore arrêter l’essor de la végétation ; partout des lianes à profusion. Après la station de Kvirila la ligne s’engage dans la vallée de la Tschchériméla. Au-dessus de Biélogouri, la ruine pittoresque de Tschchéristziché domine de haut le torrent ; à partir de cette station on remonte la vallée de Moliti.

Le chemin de fer transcaucasien a été construit par des ingénieurs anglais, avec des capitaux anglais. Les ingénieurs voulaient, dit-on, percer la montagne de Souram[23] ; les Russes peu habitués aux chemins de fer de montagne, ont eu peur de ce travail, et l’on a décidé de franchir le col à ciel ouvert. Pour y atteindre, la ligne suit le tracé le plus fantaisiste, dédaignant les détours qui eussent amoindri la pente, allant droit son chemin ; aussi la montée est-elle incroyable. Les plaques de pentes portent des indications variant de 2,9 à 4,5 % ! Encore un ingénieur de mes amis m’a-t-il affirmé que ces indications étaient fausses ; elles sont là pour satisfaire au cahier des charges, mais la pente vraie serait plus forte. Je le croirais sans peine ; car, si jusqu’à Bejatouvani une locomotive double, système Fairlay, avait suffi à nous remorquer, à partir de cette station une seconde locomotive double dut pousser à la queue du train ; malgré ce renfort, nous avancions si péniblement, qu’un voyageur pût descendre facilement de wagon pendant la marche.

Ces locomotives étranges, avec leurs grosses cheminées coniques, soufflant et peinant dans l’étroite gorge du torrent, au milieu d’une végétation exotique, produisent le plus curieux effet. Avec de pareilles pentes la marche est si lente, l’usure du matériel et les frais d’exploitation se montent si haut, que les Russes ont dû revenir au plan primitif. Ils creusent maintenant un tunnel qui supprimera le plus dur de la montée de Souram, mais malheureusement diminuera aussi beaucoup le pittoresque du trajet. Nous atteignons le col à la tombée de la nuit[24] et arrivons à Tiflis à 10 heures du soir.

Les wagons russes, quoique bien inférieurs aux parlor-cars américains, laissent loin derrière eux les wagons de l’Europe occidentale, où le voyageur n’est qu’un prisonnier et où les besoins les plus intimes de la nature sont outrageusement méconnus. On entre par les deux extrémités du wagon dans un couloir, qui, par côté en occupe toute la longueur. Sur ce couloir ouvrent des compartiments où quatre voyageurs se logent à l’aise. La nuit, chacun de ces compartiments se transforme en dortoir et donne quatre lits. Le Russe voyage toujours avec sa propre literie, ce qui dispense la compagnie d’en fournir. Aux deux extrémités du wagon, deux W. C. Pour être juste, je dois dire que l’entretien des wagons laisse parfois un peu à désirer. Aux stations, les buffets sont bien fournis, mais pris d’assaut. Il faut aller choisir soi-même sur le comptoir les plats que l’on désire.


27 Août.

Nous débutons à Tiflis par toutes sortes de mésaventures. De Kouthaïs, nous avions dépêché en avant-garde Serghis pour nous chercher un logement : ce logement est un bouge ; les punaises nous dévorent, les propriétaires sont des sauvages desquels il est impossible de rien obtenir. Dès le matin nous opérons un déménagement à l’autre extrémité de la ville du côté d’Alexanderdorf : de Charybde en Scylla ! du taudis nous tombons dans le café borgne ! Enfin nous finissons par où nous eussions dû commencer, et nous nous installons au centre de la ville, à l’hôtel du Caucase.

  1. Pendant notre séjour à Constantinople, s’arrêtait à la pointe du sérail le premier train direct de la nouvelle ligne Paris-Constantinople. Quelques années encore et la banalité européenne aura effacé la plupart des traits les plus originaux de Stamboul.
  2. J’ai entendu soutenir que le jour du grand sacrifice on égorge à Constantinople de 10 à 15 000 moutons.
  3. Le bakschich, il est à peine besoin de le dire, n’est autre chose que notre pourboire ; personne n’ignore le rôle prépondérant qu’il joue en Turquie.
  4. Ce travestissement nous avait été conseillé par l’Ambassadeur de Russie à Rome lui-même, lorsqu’il visait le passeport d’Hyvernat.
  5. Après la prise de Constantinople par les Latins, Trébizonde devint la capitale d’un empire grec qui fut gouverné par les Comnènes. Mahomet ii s’empara de Trébizonde en 1461.
  6. En préparant notre voyage pendant le printemps, nous avions adopté comme plan, de débarquer à Trébizonde pour gagner la Perse par Erzéroum et Van ; mais le consul de France à Trébizonde jugea cet itinéraire si dangereux qu’il écrivit au ministère pour s’opposer formellement à ce projet. Il amena ainsi Hyvernat à entamer les négociations pour obtenir le passage par le Caucase.
  7. Texier en donne la description (Description de l’Arménie et de la Perse, I p. 49 et Planche 1) cf. Hommaire de Hell. Atlas Pl. 36.
  8. Aussi bien, cette politique de la Russie a-t-elle causé un tort énorme au commerce anglais. Depuis 1882 les importations anglaises pour le Nord de la Perse ont diminué de 25 millions par an.
  9. Le bourg de Nicolaïa en fait un commerce important.
  10. Généralement en français on écrit Iméréthie, mais je préfère suivre une autorité classique, celle de Dubois de Montpéreux, qui écrit toujours Iméreth.
  11. Buchan Telfer, Crimea et Transcaucasia, I, 130. II, 38.
  12. Presque tous les édifices de la Transcaucasie ont leur toit couvert de lames métalliques, peintes couleur vert-de-gris. Cette teinte se marie fort agréablement à la verdure des arbres.
  13. L’église la plus ancienne est celle de Bidjvintha
  14. Photographie d’après Yermakow à Tiflis ; pour le plan, Brosset, Atlas, xviii.
  15. Cf. Dubois de Montpéreux, Voyage autour du Caucase, tome Ier, passim. Plan de Kouthaïs, atlas 1re  série, planche xviii. Illustrations de Kouthaïs (fort médiocres), atlas, 3e série, pl. 13 à 18. Brosset, rapports, résumé, 8.
  16. Propagation de la Foi, vol. xvii, p. 316.
  17. Ghélath, que l’on écrit aussi Ghélathi viendrait du grec Γενεθλιακόν, car le couvent est dédié à la Nativité de la Vierge ; de là dans l’usage ordinaire on aurait fait les variantes, Ghélath qui se conçoit et Gaenath dont on ne comprend pas la formation (Brosset).
  18. Une verste équivaut à 1 066,8 mètres.
  19. C’est probablement le Quanli de Dubois de Montpéreux ; pour la géologie des environs de Kouthaïs, voir cet auteur, vol. ii, p. 170 et suivantes.
  20. Thielemann l’écrit Tzchal-Tzithéli, et Dubois de Montpéreux Tskaltsitéli.
  21. Ces portes sont communément données pour portes de Derbend
  22. Jusqu’à Tiflis je suis l’orthographe de Thielemann, lorsque je n’ai pas copié moi-même les noms aux sources officielles.
  23. Buchan Telfer, Crimea and Transcaucasia, I 141.
  24. E. Reclus, (Géogr. vi, 161) donne une altitude de 919 mètres. Kiepert, dans sa carte de Turquie d’Asie marque 920 mètres. Thielemann (Streifzüge, 101), indique, sans doute d’après l’état-major russe, 3 627 pieds anglais, soit 1 105,50 mètres.