Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-04

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Université catholique d’Amérique (p. 45-57).

CHAPITRE IV


DE TIFLIS À ERIVAN


Nous nous séparons du Docteur. Madame Verdi. L’arrimage des bagages. Le départ. Akstafa. La vallée de l’Akstafa jusque Delidjân. L’Indo-European-Telegraph. La montée de Kiomiorlû. Semenofka et le col de Kiomiorlû. Nous entrons en Arménie. Changements du paysage. Le lac de Sevanga. Visite au monastère de Sevanga. Elenovka et la légende de Marco Polo. Akhta. Expulsion d’un Turc. Scène avec le maître de poste. Notre tire-bottes. Excursion à Daratchitchak. Le général Chalikof. Les ruines de Daratchitchak. Phontanka. Les paysans battent les blés. Traîneaux armés de silex. L’Ararat. Erivan.


9 Septembre.

Enfin le départ approche ; mais pour nous c’est aussi le moment d’une séparation. Le bon « Docteur » va nous quitter pour retourner à Constantinople : il nous manquera bien des fois !

Avant de quitter Tiflis, nous faisons visite à la sœur de M. Nathanaël, Madame Verdi[1]. Son mari, venu comme tant d’autres Chaldéens chercher fortune à Tiflis, y dépensait tout son argent en débauches. Sa femme, restée seule à la maison avec ses enfants, privée de tout secours, prit enfin le parti de venir à Tiflis surveiller son mari : cela ne fait pas l’affaire du citoyen ; aussi malmène-t-il sa pauvre femme. Madame Verdi est une petite personne à la figure avenante et sympathique. Pour nous faire honneur, elle a mis ses plus beaux atours — costume chaldéen charmant : manches à gigots, sur les épaules un fichu de tulle brodé en couleurs, autour de la tête et retombant sur les épaules un voile de tulle parsemé d’étoiles d’or.

L’organisation de notre voyage n’est point chose facile. Jusqu’à Akstafa nous voyagerons en chemin de fer ; mais au delà, si une kaliaçka est destinée à nos illustres personnes, nos bagages seront voiturés en pérékladnoï, et il faut les combinaisons les plus savantes pour donner à nos malles un arrimage à peu près capable de conjurer les désastreux effets de ce mode de transport. Rien ne peut donner l’idée de l’état d’émiettement où est réduit le bagage qu’une pérékladnoï a cahoté pendant quelques centaines de verstes.

Le train de Batoûm à Bakou doit passer à Tiflis vers 10 heures du soir ; mais comme sur le Transcaucasien il n’y a dans chaque direction qu’un seul train par 24 heures, les retards sont indéfinis et la cohue dans les gares indescriptible. Un de nos rouleaux se perd ; il contenait avec notre grand « tub » de voyage, des effets, des livres et des papiers ; nous ne constatons sa disparition qu’à Akstafa d’où nous lançons d’inutiles dépêches.


10 Septembre.

Arrivés à Akstafa à 2 heures du matin, il faut aller découvrir, et non sans peine, quelque coin du relais de poste où nous puissions nous étendre. À 7 heures, en route pour l’Arménie !

La route de la vallée de l’Akstafa est la principale voie de communication entre Tiflis, l’Arménie et la Perse ; à Délidjan elle bifurque : son embranchement de droite se dirigeant vers Alexandrapol et Kars, celui de gauche franchissant le col de Kiomiorlü (appelé aussi col de « l’Echek-meidan »)[2] pour gagner Erivan et la vallée de l’Araxe.

Les collines commencent assez rapidement après le relais d’Akstafa ; bientôt elles se resserrent, et la rivière Akstafa coule entre de hautes assises de calcaire qui couronnent de part et d’autre les pentes escarpées de la vallée, tandis que le fond même de celle-ci[3] reste, jusqu’à la station de Karavanseraï, de nature volcanique. Sur les premiers mamelons l’herbe est desséchée, mais un peu plus loin la montagne est bien boisée et le paysage rappelle assez celui de nos pays. Le temps est couvert.

À la barrière du péage — car sur toutes les routes entretenues il y a des droits à payer — l’employé veut nous voler d’un rouble ; c’est dans les mœurs !

Nous enlevons assez lestement les 40 verstes d’Akstafa à Karavanseraï, et dînons à cette station sans trop nous presser. Il ne nous restait qu’un relais entre Karavanseraï et Délidjan, et nous pensions arriver promptement au but ; mais au relais de Tarstschaïsk, suivant la règle, pas de chevaux ! Nous nous en consolons en battant les buissons.

Depuis Karavanseraï le pays est devenu plus sauvage et la vallée plus étroite ; la végétation semble surtout composée d’ormes sur les bords de la rivière, tandis que sur les flancs de la montagne croissent des thuyas. Dans la Colombie britannique cet arbre est un des rois de la forêt ; ici il semble croître lentement ; il est étiolé et son tronc déchiqueté attriste le paysage. C’est le premier conifère que nous rencontrions dans le Caucase.

Entre les deux premiers relais de la journée nous avions vu, perchés sur les fils de l’Indo-European-Telegraph[4], quantité de charmants oiseaux aux reflets vert-émeraude, ils ont maintenant disparu ; quant à l’Indo-European, il sera notre inséparable compagnon jusqu’à Djoulfa. Nous n’atteignons Délidjan qu’assez avant dans la nuit.


11 Septembre.

Ce matin, nous entamons la longue montée de Kiomiorlü au milieu de belles forêts de hêtres, où un brouillard intense et un froid piquant rappellent les Alpes. Au relais de Séménofka le maître de poste est, contre l’habitude, extrêmement prévenant : à titre d’étrangers, il nous fait même passer quelque peu hors tour.

Séménofka, ainsi que Golovino, Délidjan et presque toute la vallée de l’Akstafa, est peuplé de colonies de dissidents Malakhanys. Dix minutes après le relais on arrive au col de Kiomiorlü[5].

Ce col forme la frontière géographique de l’Arménie ; l’Arménie, c’est un des buts de notre voyage et il nous semble qu’à franchir le col nous allons entrer dans un monde nouveau ; en effet le changement est frappant. Désormais plus de forêts, mais l’âpreté sauvage des montagnes arméniennes.

À nos pieds s’étend le lac de Sévanga[6] ; la descente se fait très rapidement, le lac étant lui-même à une grande altitude (1 932 mètres6 340 pieds anglais). Plus élevé que le Righi, entièrement entouré de montagnes volcaniques (sauf vers l’Ouest où affleure la roche porphyrique), le lac ne présente sur ses rives, ni un arbre pour reposer la vue, ni un village pour l’égayer, — je me trompe : sur la petite île de Sévanga poussent quelques peupliers, la merveille du pays.

En cette saison, l’absence totale de verdure rend le paysage particulièrement triste ; le soleil d’été a tout grillé.

Le lac de Sévanga est deux fois et demi environ plus grand que le lac de Genève[7] ; sur cet immense pourtour la carte d’état-major russe ne relève que 18 villages bâtis sur ses rives : encore ne jouent-ils aucun rôle dans le tableau, car ils sont si petits, si cachés, et leurs maisons basses se détachent si peu sur le fond gris des montagnes, qu’à l’œil c’est le désert absolu. Ce paysage austère et nu, remplit l’âme d’une invincible mélancolie.

Le monastère de Sévanga est bâti sur un petit îlot, cône de déjections volcaniques à peu de distance de la rive. Nous tirons des salves pour appeler la barque du couvent ; après une attente infructueuse, un passant nous conseille de pousser jusqu’au village de Tchamakapert où nous trouverons sans doute la barque. Le Pappa (curé) de ce petit village nous reçoit fort aimablement, et pendant qu’on prépare la barque, nous offre un petit déjeuner au yoghourt[8].

Le trajet du hameau à l’île serait un jeu d’enfant pour une bonne barque ; mais avec cette embarcation rustique et ses rames primitives, il devient une expédition. Un vent contraire et un assez fort roulis paralysent entièrement l’action des rames : force est de remorquer le bateau le long du rivage jusqu’en face de l’île. Sarcelles et cormorans nous regardent passer avec l’air étonné et confiant de personnages qui n’ont guère l’habitude d’être dérangés.

Les bâtiments du couvent — un simple rez-de-chaussée — forment un trapèze, couvert de chaume, pauvre et délabré.

Les moines, Arméniens grégoriens, semblent de bonnes gens fort simples ; ils élèvent gratuitement quelques enfants ; mais je doute fort qu’ils puissent pousser bien loin leur éducation.

Sur le point culminant de l’île se trouvent deux vieilles églises, évidemment souvent reconstruites ; elles n’offrent aucun véritable intérêt. Tout à côté, les ruines du vieux couvent conservent encore quelques beaux chapiteaux de bois sculpté.

Les moines semblent enchantés de notre visite ; ils nous ont préparé un casse-croûte dont le plat de résistance est composé de truites crues boucanées au soleil. Ce plat est mangeable, c’est ce que j’en puis dire de plus flatteur. Le lac produit ces truites en abondance.

Le monastère de Sévanga fut très célèbre aux ixe et xe siècles, et ses supérieurs disputèrent souvent le pas aux Patriarches d’Etchmyadzine.

Dans les premiers temps de la conquête arabe, Merwan qui fut plus tard Khalife, fit de l’île de Sévanga son repaire lorsqu’il administrait l’Arménie comme « Osdigan » (742)[9]. Au farouche conquérant succédèrent les moines qui bâtirent leur couvent sur les ruines de sa forteresse.

Du couvent nous retournons à Tchamakapert[10] et de là nous poussons en voiture jusqu’au relais d’Akhta. En route, près d’Elénovka nous jouissons d’un beau coucher de soleil qui anime des teintes les plus vives cette immense solitude.

Elénovka se trouve à l’endroit où les montagnes volcaniques qui bordent la rive sud du Goktcha se rattachent aux porphyres de l’Echek-meïdan ; là se trouve le seul déversoir du lac, le ruisseau de Zengui[11] qui coule vers Erivan.

Elénovka est un petit village sans importance ; mais il est peut-être l’endroit auquel s’applique une curieuse légende rapportée par Marco Polo :

« En Jorganie… encore il y a un moustier de Nonnains que on appelle saint Lienart, où il y a tel merveille comme je vous conterai. Il y a un grant lac près de l’église, qui naist d’une montaigne où tout l’an ne se trouve point de poisson dedens, ne petit ne grant. Et quant vient au premier jour de karesme, si treuve l’en dedens le plus beau poisson du monde, et en grant quantité ; et dure ce poisson tout le karesme, jusques au samedi saint. Et puis n’en treuvent nul jusques à l’autre karesme. Et ainsi vait chascun an ; si que c’est un grant miracle[12]. »

Dans les villages que nous traversons, les maisons sont de pauvres masures en pierre ; la provision de foin est empilée en meules sur les toits plats ; tout à côté, d’immenses tas de tourbe, préparés pour l’hiver, rappellent dans la pénombre les aoûls géorgiens et donnent au village un faux air guerrier que dément bien vite l’allure de ses habitants arméniens.

Le relais d’Akhta où nous arrivons à 10 heures du soir, ne contient suivant l’habitude, que deux chambres : l’une est bondée ; dans l’autre, un Turc se barricade avec désespoir — il y a bien de quoi : le pauvre voyage avec une de ses dames, et alors, quelles précautions jalouses ! Mais comme il ne nous donne pas le motif de sa résistance, nous la trouvons mauvaise, et, forçant la porte, je l’apostrophe d’un air furieux, en un langage et dans une attitude de circonstance. Terrifié, le pauvre diable prend le parti de quitter le relais de poste pour chercher asile ailleurs ; dans ce mouvement de retraite, nous apercevons un être étrange, une sorte de paquet de voiles et de couvertures avançant à grands mouvements de roulis — c’est une révélation, et la cause de tout le trouble nous est expliquée !

Mais pendant que j’étais aux prises avec le Turc, Hyvernat parlementait avec le maître de poste ; à un beau moment, il demande à quelle distance demeure le gouverneur d’Erivan. Le maître de poste croit que nous voulons porter plainte contre lui : il n’en est sans doute pas à ses débuts sur ce chapitre ; le voici dans le plus comique accès de rage effrayée qu’on puisse voir ; il crie, il se démène, il piétine sur place et s’arrache les cheveux. Enfin nous arrivons à lui expliquer que nos intentions n’ont rien d’hostile ; notre homme finit par se calmer et se confond en excuses.

Nous dressons nos lits de camp, ce qui cause déjà un rassemblement ; mais quand, armés d’un tire-bottes perfectionné nous nous déchaussons, l’admiration n’a plus de bornes, et nous faisons une foule d’heureux en permettant à nos badauds de venir gravement ôter à l’aide du fameux tire-bottes leurs souliers, voire leurs babouches ! C’est le comique après le tragique ; nous dormons fort tranquilles et, dois-je l’avouer, sans le moindre remords !


12 Septembre.

Munis d’une lettre de recommandation du Prince Chervachidzé pour le gouverneur d’Erivan, général Chalikof, nous voulons lui faire visite à sa villégiature d’été de Daratchitchak. Elle est dans la montagne, à 7 verstes d’Akhta ; c’est un petit trajet en pérékladnoï.

Les fonctionnaires russes, afin d’échapper aux chaleurs torrides des étés d’Erivan, se sont cherché un Sanitarium dans la montagne, et ils ont choisi la vallée du Saoutch-boulak, affluent du Zengui[13] : ils lui ont donné le nom de Daratchitchak ou vallée des fleurs. Les anciens rois d’Arménie avaient, bien avant eux, pris leurs quartiers d’été dans cette vallée ; leur résidence située sur la rive droite du Saoutch-boulak et appelée Ketcharousse (en turc Sandjerlû), était bâtie sur le flanc de la montagne, dans un vallon boisé, à deux verstes environ au-dessus de la rivière.

Cette position était admirablement choisie ; son altitude est près de 2 000 mètres (6 500 pieds) ; les eaux y sont excellentes et l’air y est très pur ; aussi Ketcharousse eût-il ses temps de splendeur. Il n’en reste plus aujourd’hui qu’un ensemble d’églises à demi ruinées, mais qui comptent parmi les meilleurs modèles du style arménien.

Une colonie de Malakhanes vint se fixer à Ketcharousse et le baptisa Konstantinovskoje ; enfin les fonctionnaires russes y établirent leurs campements d’été et firent prévaloir la dénomination qu’ils avaient donnée à toute la vallée, et Daratchitchak est aujourd’hui le nom usité[14].

Daratchitchak est un petit village bâti en pente au-dessous des vieilles églises arméniennes ; les demeures des fonctionnaires sont extrêmement simples. Le gouverneur habite un chalet sans prétention dont toutes les chambres sont blanchies à la chaux.

Le général Chalikof est déjà âgé, très myope, simple de manières ; il nous reçut fort aimablement et nous invita à déjeuner pour deux heures. Nous avions donc le temps de visiter les ruines auparavant.

Ces ruines se composent d’un groupe important d’édifices religieux et, à quelque distance de là, d’un petit oratoire isolé[15]. L’église la plus considérable (à gauche sur le plan) fut fondée en 1033, sous le règne de Goghik par un certain Kirikor Magistros, fils de Hasan. Elle se compose en réalité de deux églises parfaitement distinctes ; la première, basse, sombre, repose sur quatre énormes piliers ; elle a quelque chose de barbare dans son architecture et ressemble à nos plus vieilles cryptes romanes. Je la croirais volontiers plus ancienne que la seconde église avec laquelle elle communique par une porte étroite.

Cette seconde église, est beaucoup plus élevée de voûtes et ornée de colonnes élégantes. Sa coupole a été détruite par un tremblement de terre en 1827. À travers ce trou béant apparaissait le ciel d’un bleu intense ; et la lumière, venant animer des tons les plus chauds la pierre volcanique, faisait admirablement ressortir l’harmonie des lignes architecturales de l’édifice. À côté de cette église double se trouvent trois oratoires, dont un seul d’une certaine importance, et une petite église, plus moderne que la grande, mais de fort joli style.

Après le déjeuner à la russe, le général Chalikof nous donne cinq lettres de recommandation pour les différents chefs de districts du gouvernement d’Erivan, et nous regagnons Akhta parfaitement enchantés de la réception qui nous a été faite.

Dans le lointain, nous devinons l’Ararat ; le pays que nous traversons est entièrement volcanique. Nous couchons au relais de Phontanka.


13 Septembre.

Ce matin le froid est glacial ; au moment où nous comptions nous mettre en route, surviennent plusieurs fonctionnaires munis du padarojni de la couronne ; comme ils ont le pas sur nous, nous voici menacés d’attendre longtemps nos chevaux ! Pour prendre patience nous parcourons les environs. Un plateau volcanique masque l’Ararat, mais vers l’ouest s’élève à plus de 4 000 mètres d’altitude l’Alagöz aux formes sauvages et déchiquetées[16].

Les paysans sont en train de battre les blés. Toutes les aires sont réunies en une même grande place au dehors du village où tout le monde fait le battage en même temps. On en use ainsi par précaution, car jusqu’à ces derniers temps le pays n’était pas sûr, et celui qui eut battu son blé seul eut été fort exposé à se voir pillé.

L’expression de « battre » le blé est impropre ; en réalité il est foulé et haché ; on se sert d’un traîneau plein dont la face inférieure est hérissée de lames de silex ; un homme se tient debout sur le traîneau que tirent deux buffles ; ceux-ci, attachés à un poteau, qui sert de pivot, tournent en rond. Les couteaux de silex déchaussent les grains et hachent la paille en menus morceaux ; cette paille menue sert de nourriture et de litière aux bestiaux ; elle entre aussi dans la composition des galettes combustibles dont il sera parlé plus loin[17].

L’usage de ces traîneaux armés de silex est encore très fréquent en Orient ; il doit remonter aux temps les plus reculés et s’être répandu sur une grande zone géographique ; je suis tenté de croire que les archéologues ont parfois trop à la légère classé parmi les armes offensives des silex taillés qui n’ont jamais servi, et ce à des époques relativement récentes, qu’à de pacifiques usages ; d’une part, prise isolément, la présence de silex taillés ne serait donc point l’indice d’une station historiquement très reculée ; d’autre part, il ne faudrait donner comme pointes de flèches que les silex dont la taille indiquerait évidemment cet usage.

Vers 8 heures, nous nous mettons en marche ; à mesure que nous descendons vers la plaine de l’Araxe, une chaleur très forte succède au froid de la nuit. Deux stations nous séparent d’Erivan ; l’Ararat se montre de mieux en mieux, mais les contours plus variés de l’Alagöz lui font encore tort.

Tout à coup, à un dernier tournant de la route, tout le panorama de l’Ararat se déroule devant nous. À nos pieds, au bas d’une pente raide, une oasis au milieu du désert ; une forêt parsemée de maisons ; c’est Erivan : derrière la ville, une plaine immense, tapis de verdure au printemps, maintenant steppe aride et désséché, et tout au fond, s’élevant sans aucun contrefort à plus de 4 000 mètres au-dessus de la plaine, l’Ararat dans une incomparable majesté, l’Ararat avec sa couronne de neiges éternelles !

Vue dans la surprenante magie de l’atmosphère d’Orient, cette montagne est vraiment sublime ; quelques lignes, de ces lignes dont nos Alpes ne peuvent donner l’idée, c’en est assez pour composer un paysage plein de grandeur, un peu triste parfois, mais toujours harmonieux.

Pour être appréciés, ces paysages d’Orient demandent une certaine initiation ; leur simplicité de lignes produit facilement sur l’étranger une première impression de désenchantement. S’il a compris la campagne romaine, il admirera les paysages d’Orient ; il les aimera pour leur simplicité même, car ils restent gravés dans l’esprit et deviennent de vivantes images que l’on peut évoquer à plaisir. Il me suffit du plus petit effort d’imagination pour revoir ce paysage de l’Ararat, et je goûte encore après bientôt trois ans écoulés, toute la fraîcheur des premières impressions. Mais ces paysages si beaux sont rebelles à toute reproduction photographique ; ils sont trop panoramiques et manquent trop de premiers plans. Tout ce que l’on peut en donner comme reproduction, n’est que caricature.

La grandeur de l’Ararat se comprend surtout en le comparant aux montagnes qui l’environnent et qu’il réduit à l’apparence de taupinières.

Quant à Erivan, comme cela est de règle pour toutes les villes d’Orient, le charme disparaît dès qu’on y entre : les arbres sont dans des jardins, cachés derrière de hautes murailles ; les rues principales sont larges et monotones.



  1. Verdi en chaldéen signifie Rose.
  2. ou place de l’Âne
  3. Dubois de Montpéreux, iii, 285.

    Pour la géologie d’Akstafa à Erivan, voir une étude assez détaillée du même auteur, Atlas, série v, planche 6. Texte, iii, 285 et suivantes, ainsi que la table analytique à la fin de l’ouvrage.

  4. L’Indo-European-Telegraph est une entreprise entièrement anglaise ; le télégraphe est sous-marin de Karratchi au Golfe Persique ; de là il passe par Schiraz, Ispahan, Téhéran, Tébriz, Djoulfa, Nakhitchévan, Erivan, Tiflis, Soukhoum-kaleh, Yékatérinadar, Kertch, etc. Cette ligne est très bien construite et admirablement entretenue ; les poteaux sont en fer et les moindres efforts de flexion latérale sont prévus et conjurés. La ligne télégraphique russe qui lui est parallèle fait assez pauvre figure. L’Indo-European accepte, dit-on, des dépêches pour l’Europe à Tébriz ; mais en Russie il n’en prend point.
  5. Je suis ici en présence de contradictions étonnantes : l’État-major russe et plusieurs voyageurs marquent Séménofka après le col (en allant vers Erivan) : or mon carnet de voyage montre qu’évidemment Séménofka est avant le col. Il porte en effet :
    Séménofka départ : 11,24. Haut. barom : Barom. A : 592 m/m. Barom. B : 597 m/m
    Col
    Arr. : 11,37. Haut.» barom :» Barom.» A » 589 » Barom.» B :» 594 »

    L’État-major russe donne au col une altitude de 7 400 pieds soit 2 171 mètres.

  6. Le lac de Sévanga est appelé en persan Derya-chyryn (mer douce) les Arméniens l’appelaient autrefois Kegham, et les Russes le nomment Goktcha. C’est l’ancien Lychnites de Ptolémée. Dans les temps modernes, Chardin est le premier qui en parle « de visu », et jusqu’au commencement de ce siècle il est fréquemment confondu avec le lac de Van (qu’on appelait aussi lac d’Aghtamar). Le Bruyn qui a fait son voyage bien après Chardin, ne parle pas du lac de Sévanga et confond le Kour et l’Araxe.
  7. Superficie du lac de Sévanga : 1 393 kilomètres carrés ; du lac de Genève 573 kilomètres carrés (Meyers Conversationslexicon).
  8. Le Yoghourt est une sorte de lait caillé ; j’aurai occasion de reparler plus tard de sa préparation spéciale.
  9. Buchan Telfer, I, 198 et Gatteyrias, l’Arménie, 10.
  10. Notre postillon ne pouvant nous attendre, avait gagné le relais avec ses chevaux, laissant la voiture à Tchamakapert ; au retour du couvent, deux rossinantes du lieu nous conduisirent au relais d’Elénovka.
  11. Le Zengui est une rivière d’assez faible débit ; on nous dit que sur le versant sud-est des montagnes, à Bachekend coulent des sources très abondantes ; peut-être le lac aurait-il un système de déversoirs souterrains ?
  12. Le livre de Marco Polo par Pauthier, I, ch. xxii, p. 42 et Travels of Marco Polo by Col. Yule, i, p. 50 et sq.

    Marco Polo place cette légende en Géorgie. Marsden a supposé que le lac en question pourrait être le lac de Van. Les riverains de ce lac ne pêchent en effet leur poisson que pendant deux mois au printemps, et prétendent qu’il est impossible d’en trouver pendant le reste de l’année. Mais cette supposition me semble inadmissible. En effet

    1o le lac de Van n’a jamais fait partie de la Géorgie ;

    2o le texte de Ramusio porte : « essendo la chiesa sopra un lago salso che circonda da quattro giornate di cavallo… e chiamasi il lago Geluchalat. » Or, on peut en marchant bien, faire le tour du lac de Sévanga en 4 jours, tandis qu’il en faut près de 10 pour faire celui du lac de Van. Quant à la mention de « lago salso » qui s’appliquerait au lac de Van, je n’en ferais pas cas ; en effet, elle pourrait à la rigueur s’appliquer aussi au lac de Sévanga dont la partie Est est légèrement saumâtre. Mais il me semble plutôt que Ramusio a fait ici une confusion. Exact quant à la dimension du lac en question, il lui applique le nom de lac de Geluchalat, ce qui est évidemment le nom tronqué de la mer de Gelachelan, mer de Ghilân — c’est le nom que portait la portion Sud de la mer Caspienne, baignant le pays de Ghilân — la mention de la salure ne serait qu’une conséquence de cette confusion ;

    3o Marco Polo dit : « le plus beau poisson du monde. » Or, si cette épithète peut s’appliquer aux belles truites du lac de Sévanga ; elle ne convient nullement à de vilaines ablettes, les seuls poissons du lac de Van.

    Quant au nom de saint Liénart que Pauthier laisse passer sans remarque, le col. Yule est porté à y voir une erreur de copiste ; Lienart, Leonart n’est pas un nom arménien ; mais ce pourrait être une corruption du nom de sainte Nina, si célèbre en Géorgie, ou de sainte Hélène, ce qui nous amènerait au village d’Elenovka.

    Il serait très intéressant pour décider la question, de savoir qu’elle est l’antiquité du village d’Elenovka ; mais comme au moment où j’étais sur place, j’ignorais l’existence du texte de Marco Polo, je n’ai pas songé à prendre des renseignements ; je n’ai pas demandé non plus, si, oui ou non, l’on pêchait la truite du lac pendant toute l’année. Le fait de boucaner les truites au monastère de Sévanga, en plein lac, semblerait prouver que l’on ne peut pas toujours se procurer du poisson frais.

  13. On pourrait, avec tout autant de raison, ce me semble, donner le Zengui pour affluent du Saoutch-boulak.
  14. Nous avons ainsi un seul endroit qui s’appelle Ketcharousse, Sandjerlû, Konstantinovskoje, Daratchitchak. Cette polyonomie est très fréquente en Orient ; suivant la race à laquelle appartient votre guide vous êtes amené à enregistrer sous un nom entièrement différent, une localité déjà citée par un voyageur précédent, ce qui rend les identifications souvent fort difficiles.
  15. Le plan que j’en donne est emprunté à Brosset (cf. Brosset, 3e rapport, 114) le plan était assez exact, mais j’ai dû faire, d’après mon croquis pris sur place, plusieurs corrections aux coupes et élévations : elles sont d’ailleurs très grossières comme dessin. L’échelle est divisée en sagènes (1 sagène vaut 3 archines) et en archines (l’archine vaut 0,711 m.) cf. Dubois de Montp. i, 408. Si j’ai bonne souvenance, Brosset lui-même a emprunté son plan à un religieux arménien du couvent d’Etchmyadzine.
  16. L’altitude de l’Alagöz 13 436 pieds = 4 094 mètres. Cf. Dubois de Montp. iii, 331.
  17. Parfois, en Perse surtout, au lieu de traîneaux armés de silex, on emploie une paire de cylindres hérissés de couteaux d’acier ; sur les axes de ces cylindres repose un bâtis que l’on charge de gros cailloux pour donner à la machine un poids suffisant.