Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-14

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Université catholique d’Amérique (p. 243-Ph).

CHAPITRE XIV


LA VILLE DE VAN, SON CLIMAT, SON LAC


Les remparts. Le bazar. Kapamadjan. La citadelle de Van. Amabilité de Mounir-Pacha. Visite à la citadelle. Nature de la roche. Le donjon. Les inscriptions cunéiformes. Le puits de bitume. La grotte de Gourâb. Escaliers, restes de fondations en redent. La ville de Sémiramis et ses merveilles : pauvre Sémiramis ! La citadelle de Van et Tamerlan. La mosquée du donjon ; panorama de Van et ses environs. Fertilité du terroir de Van ; état de l’agriculture. Climat. « Van dans ce monde, et le paradis dans l’autre » ! Le lac de Van ; ses changements de niveau ; ses rives. Analyse de ses eaux. Le poisson tekrit ; ses mœurs et la vérité probable sur ce sujet. La navigation..

La ville de Van s’appuie à l’immense rocher que couronne sa forteresse ; elle en occupe le côté Sud et y est rattachée par une enceinte construite en pierres de taille. Naturellement cette enceinte est mal entretenue, mais la qualité de ses matériaux assure encore sa durée pour de longues années.

Les jardins s’arrêtent à quelques centaines de mètres des remparts laissant ainsi un espace libre, une sorte de grande esplanade où campent les visiteurs nomades.

L’intérieur de la ville est assez sale ; ses ruelles sont étroites et tortueuses ; de ses quinze mosquées (?) pas une ne vaut une visite ; les églises arméniennes ne seraient guère plus intéressantes pour nous, si des inscriptions cunéiformes encastrées dans leurs murs n’attiraient Hyvernat[1].

Toute la vie de Van est concentrée dans son bazar dont le plan est des plus irréguliers ; ici de misérables échoppes en plein vent bordent les ruelles ; ailleurs un khân sert de centre à toute une ramification d’avenues couvertes ; c’est le quartier aristocratique du bazar. Le marchand aisé venu chaque matin de sa demeure des jardins va remiser sa monture dans les écuries du khân, avant de s’installer à son magasin. Dans ces avenues, aucune devanture n’est fermée : tout ouvre directement sur la rue. La foule, les jours de pluie surtout, y est compacte.

Nous allions souvent y flâner et nous asseoir sur les banquettes qui bordent les magasins. Nous devenions immédiatement le centre d’un groupe ; les premiers à accourir étaient les gamins — ils ont ici la spécialité des vieilles monnaies — après eux quelque marchand venait nous inviter à visiter son fond « où nous ne manquerions pas de trouver mille objets à notre convenance ». N’ayant rien de mieux à faire, nous suivions généralement le solliciteur ; c’était un bien malhabile homme, si après une heure de causerie et de discussion il ne parvenait pas à alléger traîtreusement notre bourse en faveur de sa caisse ! Mais aussi, comme on achète avec plaisir quand dans la nonchalance du far-niente on voit fabriquer de toutes pièces sous ses yeux de charmants ouvrages de niellure ; ou qu’étalant devant vous un superbe manteau de beg kurde, le fripier arménien vous raconte tout au long les tribulations du chef prodigue, qui ayant fait passer le plus clair de son argent en broderies, est obligé de liquider une à une toutes ses nippes ! Ce superbe manteau — est-il besoin de le dire, n’a pas tardé à venir grossir mon bagage.

Mais notre centre était à la boutique de l’illustre Kapamadjan. Arménien, c’est tout dire, Kapamadjan est passé maître en affaires. Il a des correspondants dans tous les pays avec lesquels Van trafique, à Bitlis, à Erzeroum, en Perse ou à Constantinople. Son grand magasin est à lui seul un bazar ; aussi y faisons-nous de longues stations. Banquier, Kapamadjan nous escomptait avec plaisir nos traites sur Constantinople — bref, il était tout à nos ordres et n’y perdait rien[2].

L’endroit le plus célèbre de Van, et à bon droit, c’est sa citadelle qui, comme une immense muraille, couvre la ville vers le Nord en la dominant à pic. Son orientation est de 65o Ouest. Du côté de la ville elle est entièrement inaccessible. Le versant Nord est un peu moins abrupt, mais il défierait, je crois, l’escalade et ses murailles délabrées ne céderaient que devant deux ou trois décharges d’artillerie.


Van (la ville vue de la citadelle).

Pratiquement on n’y peut monter que par l’extrémité Nord-Ouest, où un chemin couvert mène au donjon.

Au moment où arrivant à Van, nous nous heurtions aux misérables difficultés dont j’ai parlé, nos regards se portaient avec mélancolie vers cette citadelle où nous n’espérions plus pouvoir pénétrer. Mais ici commande Mounir-Pacha, et j’ai dit avec quelle amabilité il nous accueillit ; aussi nous donna-t-il immédiatement les autorisations les plus larges. Nous tenions cependant, plutôt pour lui que pour nous, à ne pas les mettre à profit avant que notre situation ne fût à peu près éclaircie.

Enfin, le 1er Novembre, rendez-vous fut pris avec le capitaine de garde pour visiter la citadelle.

Les remparts qui la défendent et entre lesquels se glisse le chemin d’approche sont, vus de près, bien misérables.

L’immense rocher qui porte la citadelle n’est qu’une seule masse de calcaire nummulitique de la plus incroyable dureté. Sa partie centrale, qui est aussi la plus élevée, forme un plateau inégal où sont construits le donjon et ses dépendances ; ce plateau se rattache à la plaine vers le Nord par un talus relativement aisé, coupé en plusieurs terrasses. Celles-ci sont garnies d’artillerie — entendons-nous ; ce sont de vieilles pièces persanes, enclouées depuis des siècles ; les unes gisant à terre, d’autres juchées sur des affûts comme en pouvaient connaître nos forteresses du xve siècle. Le donjon contient un dépôt de pièces de campagne représentant en somme le seul moyen de défense de la place.

Des deux côtés de cette plateforme centrale le rocher s’abaisse un peu, mais formant partout au-dessus de la ville un effroyable à-pic ; aussi bien, aucune muraille ne le défend-il de ce côté. Vers le Sud-Est une dernière petite plateforme fortifiée domine la porte de Tebriz (Tebriz-Kapou).

Au-dessous de cette plateforme une grande niche taillée dans le roc contenait une inscription cunéiforme que des mains barbares ont entièrement mutilée.


La Citadelle de Van (Vue du chemin).

Les inscriptions forment pour le savant l’attrait principal de Van et de ses environs. Rédigées toutes en caractères cunéiformes, suivant le syllabaire assyrien, elles ont jusqu’ici mis les interprètes à la torture ; leur lecture matérielle était relativement facile, mais leur interprétation était restée jusqu’à ces dernières années un problème, vu le peu de données que l’on possédait sur la langue de ces documents. On est convenu d’appeler ces inscriptions vanniques ou alarodiennes.

Mais je m’arrête, car cette question n’est pas de mon ressort et Hyvernat prépare un appendice sur les inscriptions de Van[3].

Je ne parlerai donc pas de l’inscription taillée dans le roc juste au-dessous du donjon ; passons de suite à l’extrémité Nord-Ouest de la forteresse. En chemin, une première surprise nous attend. — Presqu’au sommet du rocher suinte une source de bitume ! Pour une source, l’endroit est tout au moins bizarre !

Cette portion Nord-Ouest de la forteresse renferme la fameuse grotte de Khorkôr, au-dessus du quartier de Gourâb ; elle est taillée dans le rocher à pic qui domine la ville ; un petit escalier quelque peu vertigineux y conduit. Les encadrements de l’entrée sont entièrement couverts d’inscriptions cunéiformes : le poli des parties planes est encore parfait ; les caractères des inscriptions ont gardé une netteté et une acuité d’angles admirables ; n’étaient quelques éclats que le canon y a jadis enlevés, on les dirait gravés d’hier et cependant leur auteur, le roi Argistis Ier vivait au viiie siècle avant l’Ère chrétienne !

L’intérieur de cette grotte — évidemment une grotte funéraire — se compose d’une grande salle rectangulaire de 4m,50 sur 10m, avec laquelle communiquent quatre cellules. La grande salle est ornée d’une sorte de corniche, et le long des murs se remarquent plusieurs niches carrées de 30 centimètres de profondeur environ ; et de distance en distance des trous à peu près cruciformes, très soigneusement faits et qui me paraissent avoir été destinés à recevoir des ornements en métal. Gravés sur les parois de la grotte, se lisent les noms de Texier[4], de Laval, de la Guiche, de Roger, etc. Van étant encore bien peu fréquenté[5], nous nous croyons autorisés à laisser à notre tour dans le Khorkôr une preuve de notre passage. — Mais nos efforts sont inutiles : pour graver nos noms, il faudrait un burin d’acier de la meilleure trempe, et nos poinçons n’arrivent même pas à mordre sur ce calcaire dur comme du fer. Quel effroyable travail ce dût être de creuser de pareilles chambres !

Au-dessous de la grotte que nous avons visitée s’en trouve une autre sans aucun accès. Deyrolle — non sans danger — s’y est fait descendre, attaché à une corde, mais nous n’avons nulle envie de tenter l’expérience.

Les rochers au-dessus de la grotte de Khorkôr sont taillés en forme d’escaliers. Les rois de Van, dit la légende, les firent ainsi tailler pour venir s’asseoir sur ces gradins et de là contempler l’admirable panorama de leurs domaines ! La vérité me semble plus prosaïque, et pour moi, ces gradins n’étaient que des fondations à redents destinées à porter les premières assises des fameuses constructions de la ville de Sémiramis.

Quelques assises de blocs gigantesques en subsistent encore à l’extrémité Nord-Ouest de la forteresse (g du plan) ; c’est absolument tout ce qui reste de la splendeur des temps anciens ; et cependant, écoutons ce qu’était alors Van.

D’après Moïse de Khorène, Sémiramis après avoir achevé la conquête de l’Arménie se trouvait avec son armée sur les bords du lac de Van. Charmée de l’aspect enchanteur, de la douce température, de la riche verdure et de la bonté des eaux du pays qui s’étend sur la côte orientale de ce lac, elle résolut d’y fonder une résidence royale et d’en faire son séjour d’été.

Elle choisit un bel emplacement sur la côte Sud-Est, doucement incliné vers le Nord, et vers le Midi effroyablement à pic.

Elle fit venir de l’Assyrie 42 000 ouvriers qui furent dirigés dans leurs travaux par 600 architectes, artistes habiles à tailler le bois et la pierre et à travailler le fer et l’airain ; on commença par élever une immense esplanade, formée avec d’énormes quartiers de roche unis par un ciment de chaux et de sable. Cette construction était si solide, qu’elle était encore intacte du temps de l’historien arménien (ve siècle). On n’aurait pu, ajoute-t-il, en détacher une seule pierre tant le ciment était tenace. Les pierres étaient si bien polies et lisses, qu’elles n’avaient rien perdu de leur éclat.

Cette esplanade, sous laquelle on avait ménagé de vastes cavernes qui, au temps de Moïse de Khorène, servaient de refuge aux brigands du pays, se prolongeait l’espace de plusieurs stades jusqu’au lieu où était l’emplacement de la ville qu’on devait fonder. Cette cité fut achevée dans l’espace de quelques années, environnée de fortes murailles et ornée de portes d’airain ; on y construisit plusieurs palais bâtis en pierres de différentes couleurs, couverts de belles terrasses ; on y joignit des places publiques, des bains en quantité suffisante ; des canaux distribuaient dans différents quartiers et dans les jardins les eaux du voisinage ; beaucoup de bourgs furent élevés à droite et à gauche dans la campagne ; on y fit de belles plantations en arbres fruitiers et en vignes, et l’on y attira une multitude d’habitants.

L’historien arménien dit qu’il lui est impossible de décrire toutes les merveilles de cette ville. Il revient ensuite à la vaste esplanade dont il a déjà parlé. Il dit qu’après l’avoir environnée des plus fortes défenses, Sémiramis y fit construire les demeures royales ; elle en rendit l’entrée et la sortie d’un difficile accès ; on n’y pénétrait qu’à travers d’épouvantables cavernes. Moïse de Khorène ne sait pas comment ont pu être faites toutes ces constructions ; mais c’est, ajoute-t-il, le plus beau et le plus grand monument des rois. La matière, continue-t-il, qui forme la face méridionale du monument est si dure, qu’il est impossible de l’entamer avec le fer. Là se trouvent des temples, de vastes appartements, des lieux propres à déposer des trésors, d’immenses souterrains ; on y voit une multitude d’inscriptions qui, à elles seules, sont un objet d’admiration. Il semble que pour les tracer, on ait connu le secret de rendre la pierre aussi molle que la cire.

Sémiramis fit aussi élever des colonnes en son honneur ; elle en fit placer dans beaucoup d’endroits de l’Arménie[6].

Pauvre Sémiramis ! Non seulement il ne reste rien des merveilleux édifices qu’elle a dû faire construire, mais elle-même, dépouillée de sa gloire par l’impitoyable histoire, a été définitivement rejetée dans le domaine de la légende !

C’est aux rois Sarduris, Minuas, Argistis, dont les inscriptions portent les noms, qu’il faut sans doute rapporter le mérite des constructions que nous décrit Moïse de Khorène — si mérite il y a à faire mourir des milliers d’hommes à la peine comme avaient coutume de faire ces « grands Rois » lorsqu’ils construisaient leurs palais !

L’historien a mis sans doute beaucoup de poésie dans son récit ; mais il en ressort cependant ce fait que de son temps les ruines des constructions royales étaient encore considérables et assez bien conservées ; elles pouvaient, avec raison, passer pour une merveille, car les travaux exécutés dans le calcaire nummulitique de la forteresse correspondent à des difficultés d’exécution inouïes.

Quant à la ville populaire, il est naturel qu’au bout de peu de siècles il n’en soit rien resté, car les maisons étaient certainement bâties en terre.

Pour les murs de la citadelle et des autres édifices royaux, la tradition en attribue la démolition à Timour-leng qui, furieux de la résistance désespérée de Van (1392), s’acharna à renverser une à une les assises dont la solidité lassa à la fin la rage des destructeurs.


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
INSCRIPTION CUNÉIFORME PRÈS DU SCHAMIRAM-SOU
(Artamied ; voir p. 270).

Depuis lors la citadelle appartient presque toujours à des Pachas héréditaires qui recevaient l’investiture par un firman de la Porte et relevaient nominalement du Pacha d’Erzeroum. À la suite d’une révolte ouverte du Pacha de Van en 1831, l’hérédité fut supprimée et la Porte soumit le pays à son gouvernement immédiat.

Mais, revenons au donjon ; il renferme une petite mosquée dont le minaret est un admirable belvédère ; de cet observatoire on peut se rendre compte de toute la configuration du terrain.

La forteresse est entièrement isolée au milieu de la plaine. À nos pieds, comme au fond d’un abîme, le fouillis des maisons de Van ; plus loin, vers l’Est, s’étale la forêt de verdure des jardins.

Van occupe l’extrémité Nord d’une grande plaine que protège un amphithéâtre de montagnes. Cet amphithéâtre commence à deux kilomètres environ à l’Est de la forteresse qui en semble comme la sentinelle avancée. Ces premières collines, les hauteurs du Zemzem-dagh rejoignent par une grande courbe assez irrégulière la montagne de Varak qui, à son tour, s’infléchit vers le Sud-Ouest, pour venir se perdre dans le lac un peu au delà d’Artamied. Ce cirque, bien protégé, paraît une petite Provence ; il est encore libre de neige, tandis que tout autour, plaines et montagnes en sont déjà recouvertes. La vue est enchanteresse. Au Sud-Ouest, des montagnes aux pentes escarpées et aux dentelures profondes viennent plonger dans le lac[7] ; vers l’Ouest, l’horizon se confond presque avec la ligne des eaux, tandis qu’un peu plus vers le Nord, le Sipan-Dagh domine majestueusement le paysage.

Cette plaine de Van est admirablement fertile et bien arrosée ; j’ai déjà cité les importants travaux exécutés dans les hautes vallées du Varak pour y amasser des réserves d’eau ; nous aurons occasion, pendant notre séjour, de voir encore d’autres travaux de canalisation.

Il y a quelques années un conférencier arménien, Arzruni, parlait en ces termes du haut pays d’Arménie : « Quoique l’Arménie soit mal gouvernée et entièrement séparée du monde civilisé, l’économie rurale y est dans une situation relativement très florissante, en raison de la fertilité du sol et de l’activité travailleuse de la population arménienne. »

« L’agriculture proprement dite, ainsi que l’arboriculture, la viticulture, le jardinage, l’élève des vers-à-soie et des abeilles y prospèrent et y sont presqu’exclusivement entre les mains des Arméniens. Le territoire de Van et la plaine d’Alaschkert sont plantés de blé et d’orge ; ils fournissent toute la Turquie et pourraient alimenter de bien plus grands pays encore si les moyens de trafic existaient. Van produit aussi du vin et des fruits admirables. On cite ses grenades très estimées à la table des Sultans. (?) On y trouve une espèce de grosse pomme, dite pomme du Roi, dont les pépins n’adhèrent pas à la chair et résonnent à l’intérieur quand on remue le fruit. Il pousse à Alaschkert de la sésame, de la noix de galle et du lin. Bitlis est connu pour son tabac et Much plus encore[8]. »

Arzruni trace naturellement de l’Arménie et des Arméniens un tableau flatteur ; mais dans l’ensemble, il a raison ; et certainement le manque de moyens de transports est le seul obstacle au développement de l’agriculture dans le pays de Van.

Au couvent des Sept-Églises, sur le Varak, dont je parlerai bientôt, j’ai vu des machines agricoles. L’essai était malheureux ; car dans un pays où l’ensemble des procédés de culture est encore si primitif, il eût fallu commencer par améliorer les instruments les plus indispensables. Au lieu de cela, on s’est lancé de suite, et une moissonneuse abandonnée témoignait de l’insuccès de l’entreprise. Mais, fût-elle une ruine, une machine agricole perdue au fond de l’Arménie est un signe des temps, et pour l’avenir on peut espérer un bon résultat de nouveaux essais mieux conduits.

Van a évidemment le climat des hauts plateaux. Dès Novembre le froid y est piquant ; la neige recouvre la plaine d’une façon continue vers Janvier et se maintient jusqu’en Avril. Le ciel est alors généralement d’une pureté admirable et le thermomètre descend souvent pendant la nuit à ‒25°. Grâce à la limpidité de l’atmosphère, le soleil a une puissance de pénétration extraordinaire et, même en hiver, la différence de température entre la nuit et le jour est très considérable. On dit que c’est alors l’époque des maladies.

Le printemps succède très rapidement à l’hiver et en trois semaines on est presque en été. Cette saison est d’ailleurs assez chaude.

Le proverbe arménien dit, avec une petite pointe de fierté nationale, mais non sans raison : « Van dans ce monde, et le paradis dans l’autre ! »

La ville de Van n’est pas construite sur les bords du lac fameux, auquel elle donne aujourd’hui son nom[9] ; elle en est à une distance d’environ trois kilomètres[10]. Et c’est bonne mesure de précaution, car ce lac formant un bassin fermé est loin de garder un niveau constant, et la plaine de Van, se perdant sous les eaux par une pente presque insensible, risque d’être inondée sur un assez grand espace au moindre changement de niveau.

Le fait de ces changements est incontestable ; nous en trouverons nous-mêmes dans la suite de notre voyage des preuves irrécusables.

L’explication en est beaucoup plus difficile à donner. Pour les gens du pays, les uns prétendent qu’un déversoir souterrain est obstrué ; d’autres soutiennent que le niveau monte pendant sept ans, baisse ensuite pendant sept autres années, pour retrouver après une période égale sa cote première.

Tout cela semble bien fantaisiste et, étant donnée la nature de ce bassin fermé, on pourrait peut-être avec plus de probabilité rattacher la variation de son niveau à des variations de conditions atmosphériques, à des séries d’années tantôt sèches, tantôt pluvieuses. Toute la côte nord étant de nature volcanique, on pourrait aussi, à tout le moins pour les changements de niveau plus anciens, admettre des oscillations du rivage lui-même, fait qui s’est produit en plusieurs endroits de l’Europe, à Pouzzoles par exemple.

En tous cas, les variations de niveau semblent ne se produire qu’à des périodes plus ou moins irrégulières. Au commencement du siècle, Jaubert rapporte que les faubourgs de Van étaient menacés. De 1838 à 1840 le lac monta de 3 à 4 mètres. En 1848, Hommaire de Hell constate plutôt un léger abaissement de niveau. Un officier turc de nos amis nous disait qu’il y a un certain nombre d’années, les ruines d’Ardjîch étaient tout entourées d’eau ; aujourd’hui elles sont de nouveau en terre ferme. Il semble donc bien difficile de déterminer si la résultante de toutes ces variations de niveau indique une marche déterminée vers un agrandissement définitif du lac, ou si ces variations se balancent à peu près[11].

On estime la superficie du lac à 3 690 kilomètres carrés (lac de Genève 573 kilomètres carrés). Il est curieux — soit dit en passant — de voir combien sur nos cartes géographiques ses contours sont restés longtemps des plus fantaisistes ; leur forme ne se dessine guère avec quelque netteté avant la période de 1840–48. Dubois de Montpéreux lui donne encore une forme absolument conventionnelle[12].

La côte nord est — ainsi que je l’ai déjà dit — entièrement volcanique et se rattache au cratère du Sipan-Dagh, éteint aujourd’hui. Ce terrain volcanique s’arrête à la vallée du Bendimahi-tchaï, et toute la côte orientale et sud est de formation calcaire. L’on y constate toutefois, presque partout, quelque trace de l’activité volcanique.

L’eau du lac de Van est extrêmement remarquable. À notre première excursion sur ses bords, nous voulûmes nous laver le visage, mais nous voici en moins de rien tout couverts d’une abondante écume, savonneuse et douce ; situation comique au possible, car plus nous frottions, plus nous nous barbouillions ! Et de fait, c’était bien du savon, car l’on peut définir le lac de Van un lac d’eau de savon. Les riverains en retirent une soude excellente qui, avec de meilleurs débouchés, pourrait donner lieu à un commerce très important.

La saveur de cette eau est fadasse avec un arrière-goût d’œufs pourris.

J’en ai rapporté quelques bouteilles et voici le résultat d’une analyse très minutieuse, faite avec le plus grand soin par le Dr Serda de l’Université de Strasbourg[13].

Sur 10 000 parties d’eau en poids :
Fe (HCO3)2
Carbonate de fer
0,0488
Mn (HCO3)2
Carbonate de manganèse
0,0360
Mg (HCO3)2
Carbonate de magnésie
5,7308
Ca (HCO3)2
Carbonate de chaux
0,4692
Na2 CO3
Carbonate de soude
71,4426
Sr SO4
Sulfate de strontium
0,0111
Ca SO4
Sulfate de chaux
0,5928
K2 SO4
Sulfate de potasse
9,7655
Na2 SO4
Sulfate de soude
26,6527
NH4 Cl
Chlorure d’ammonium
0,1699
Na Cl
Chlorure de sodium
95,3835
Ca3 (PO4)2
Phosphate de chaux
0,0319
Si O2
Silice
0,7284
Al2 O3
Alumine
0,0347
211,0979

Plus une petite quantité de substances organiques.

Le lac ne renferme qu’une espèce de poisson, le Tekrit[14].

C’est une sorte de grande ablette, ayant environ 20 centimètres de long ; la hauteur du corps est, proportionnellement à sa longueur, moins grande que chez l’ablette de nos rivières et les écailles m’ont aussi paru plus petites.

Les mœurs de ce poisson ont donné lieu à une foule de versions contradictoires.

Le fait certain, c’est que pendant la plus grande partie de l’année on n’en pêche pas un seul exemplaire. Au printemps, vers le 20 mars, quand commence la saison du frai, on en voit des bandes innombrables remonter les cours d’eaux tributaires du lac : la pêche en est des plus simples : derrière de petits barrages on dispose des paniers ; arrivées devant l’obstacle, les bandes de Tekrit essayent de le sauter et tombent dans les paniers où l’on n’a que la peine de les ramasser. Cette saison de pêche dure un peu plus d’un mois ; Jaubert en estimait le produit à 50 ou 60 000 piastres (la piastre valait alors 70 centimes).

Les poissons sont séchés et conservés dans la salure et peuvent ainsi se transporter fort loin. La chair du Tekrit, rouge et fade, est un manger détestable.


Poisson du lac de Van.

Où se tient le Tekrit pendant le reste de l’année ? Au fond du lac, ont toujours répondu, sans hésiter, les gens du pays, et ont répété après eux plusieurs voyageurs.

Pour ma part, j’avoue qu’il m’est difficile d’admettre qu’un poisson puisse vivre dans des eaux ayant la salure de celles de Van. Je croirais plutôt que les cours d’eau tributaires mêlent très lentement leurs eaux avec celles du lac et tracent à sa surface de longues traînées d’eau relativement douce, dans lesquelles vivrait le Tekrit.

Le Dr Reynolds étant monté sur un rocher aux environs d’Artamied (assez près par conséquent de l’embouchure du Koschâb), a cru ne pouvoir expliquer certains scintillements de la surface des eaux, que par la présence de bandes de poissons. Les bords du lac sont fréquentés par de très nombreuses bandes de mouettes ; or, le lac ne contenant pas de coquillages[15], comment ces mouettes trouveraient-elles leur nourriture, si pendant toute l’année aucun poisson ne vivait à la surface des eaux ?

On prétend que les poissons pêchés du côté d’Akhlât sont d’une espèce différente ; mais nous n’avons pu nous en assurer.

Au fond, tant que la navigation ne sera pas plus développée, il sera fort difficile d’éclaircir cette question. Or, la navigation sur le lac de Van est, à l’heure actuelle, tombée à rien. À en croire Tavernier, elle a dû être autrefois beaucoup plus active[16].

« L’Échelle » ou port de Van se trouve au petit village d’Avantz (son nom turc est Iskele-Keuï, village de l’Échelle). Le port est défendu par une jetée de roches naturelle, mais ce n’est qu’un misérable abri sans eaux profondes[17] ; il suffit pour les quelques barques, plus misérables encore qui y accostent. Ce sont des chaloupes en bois de peuplier de la construction la plus grossière ; leur seule vue suffirait à dégoûter de la navigation. En portant à 10 ou 15 barques la flotte du lac, on serait, je crois, plutôt au-dessus qu’en deçà de la vérité.

Les missionnaires américains avaient, en 1879, lancé une chaloupe à vapeur ; mais leur machine était sans condensateur, et, comme on ne pouvait employer l’eau du lac dont les sels abîment les chaudières, il fallait à chaque fois charger la quantité d’eau douce nécessaire au voyage. L’entretien de ce bateau devint bientôt onéreux pour la mission, et elle en vendit la machine à la régie des tabacs. Celle-ci, pour l’utiliser, fait maintenant construire une chaloupe à quille ; mais le plan en est si insensé, et l’on accumule tant de bêtises dans la construction, que je confierais plus volontiers ma personne aux mauvaises barques de peuplier qu’à cette machine perfectionnée.



Chef de brigands kurde des environs de Van.


Phototypie J.-B. Obernetter, Munich.
MONASTERE DE SOURP-KIRIKOR

  1. Voir la Notice historique sur l’Arménie, iie partie.
  2. Au moment de notre passage, le bazar de Van était très bien fourni. On y trouvait de la lingerie européenne et jusqu’à des conserves alimentaires et du fromage de Hollande. Mais d’une année à l’autre il peut y avoir de grands écarts dans les ressources de ces bazars.
  3. Voir plus loin Notices géographiques et historiques sur l’Arménie, 2e partie.
  4. Voir Texier, Arménie, ii, 11, suiv.
  5. Comme visiteurs de Van, nous succédions immédiatement à M. Binder qui y avait passé plus de deux ans avant nous.
  6. Traduction libre de Moïse de Khorène. Vivien de Saint-Martin, Notice sur Schulz, p. 8. Consulter Mosis Chorenensis Historia Armen. L. i, c. 15 p. 43 et suiv. Edition Whiston. En lisant le texte complet, on voit clairement qu’il s’agit de la forteresse de Van.
  7. Pendant presque toute la durée de notre séjour à Van, le ciel derrière ces montagnes était sombre et menaçant, tandis que sur tout le bassin de Van sa pureté était admirable. Nous ne devions que trop bien apprendre dans la suite ce que le commencement de l’hiver peut réserver de pluie aux voyageurs sur le versant sud des monts du Kurdistan !
  8. Arzruni. Les Arméniens en Turquie, 12. — Tout en faisant dans cette description la part de l’exagération, je crois devoir partiellement retirer le reproche que je faisais aux Arméniens de la Transcaucasie, d’être « aussi mauvais cultivateurs que bons commerçants. »
  9. Le vieux nom arménien est Tosp, d’où est venu le nom latin Thospitis. Voir plus loin Notices géogr. et histor. sur l’Arménie.
  10. La moyenne de 68 observations barométriques me donne pour la maison des Dominicains, située à environ six kilomètres du lac, une altitude de 1 705 mètres.
  11. Altitude du lac de Van :
    Texier donne
    1629m,9
    Dickson
    1 666m,34 (5 130 pieds de Paris)
    Reclus (d’après Monteith)
    1 625m,−
    Kiepert
    1 650m,−
    La moyenne de nos 10 observations
    1 628m,−

    Mes 10 observations ont été faites pendant notre voyage autour du lac. Comme je l’ai dit dans une note précédente, la moyenne de 68 observations barométriques me donnait pour la maison des dominicains une altitude de 1 705 mètres ; lors de notre première excursion aux bords du lac, j’ai constaté entre la maison des Dominicains et le lac une différence barométrique de 7 millimètres, correspondant à peu près à 80–90m de différence de niveau, ce qui ne donnerait que 1 615 mètres pour l’altitude du lac.

  12. Tavernier parcourut les bords du lac de Van au XVIIe siècle ; à cette époque, le mouvement des caravanes par le pays de Van était très considérable. Depuis lors, la région devint presqu’entièrement inaccessible au voyageurs ; les premiers explorateurs de ce siècle (1806–1838) furent Jaubert, Kinneir, Schulz, Monteith, Fowler, Schiel, Wilbraham, Brant, et le récit de leurs aventures offre tout l’intérêt d’un roman. Jaubert est longtemps maintenu prisonnier à Bayazid ; Fowler est à Melezguerd le héros de véritables drames. Quant à Schulz, tout le monde connaît sa triste fin.
  13. Voir Appendice C : l’analyse des eaux minérales d’Ilidja.
  14. Certains auteurs le nomment Tarikh. De ces deux noms je ne sais quel est le plus authentique. Mon journal de voyage porte partout Tekrit.
  15. Hommaire de Hell, iv, 100.
  16. Tavernier, L. iii, ch. 3.
  17. Sous l’abri immédiat des rochers l’eau est assez profonde pour le faible tirant d’eau des barques, et l’on maintient une espèce de chenal d’approche. Tout à côté de l’Échelle on a pied jusqu’à 150 mètres du rivage. Au milieu de la jetée rocheuse jaillit une source d’eau douce.