Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Chap-24

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Université catholique d’Amérique (p. 443-451).

CHAPITRE XXIV


BABYLONE


Les anciens canaux d’irrigation. Khân Mahmoudiyeh. La coloquinte et les moutons. La plaine. Khân-Mahaouîl. Babîl. La prophétie de Jérémie. El-Kasr. Amrân. Disparition de Babylone. Hilleh. Les jardins de Hilleh et le changement du cours de l’Euphrate. Birs-Nimroûd. Le Nâhr-Hindiyeh. Ibrahim-Khalîl. Retour à Baghdad..


14 janvier
Départ midi.

À peine arrivés, nous organisons une excursion à Babylone. Un des Pères et le Chorévêque Basile (une de nos connaissances de Rome), nous accompagnent.

De Baghdad à Hilleh le chemin, gardant constamment la direction Sud, traverse une plaine terreuse qui serait admirablement fertile, si les anciens canaux d’irrigation, dont on peut partout suivre les traces, fonctionnaient encore. Généralement, au lieu d’être creusés en terre, leur fond était élevé au-dessus du sol et leurs parois se composaient de hautes digues, où l’ouverture de saignées d’irrigation devait être très facile. Ce mode d’établissement des canaux est encore usité en Italie, notamment aux environs de Pise.

Il semble qu’avec bien peu de travail on pourrait remettre en état la plupart de ces vieux canaux et rouvrir ainsi à l’agriculture des provinces entières.

Arrivée 6 h. soir.

Coucher au khân Mahmoudiyeh autour duquel se groupent quelques maisons. Ce relais, se trouvant sur la route de Kerbela est très fréquenté.


15 Janvier
Départ 7 h. 45 matin.

Les katerdjis arabes sont, comme traînards, cent fois pires que les Kurdes !

Le temps est superbe ; bien que le fond de l’air reste frais pendant toute la journée, le soleil a une puissance de pénétration extraordinaire.

La plaine est couverte de coloquintes rampantes (citrillus). Je vois à mon grand étonnement des moutons manger les parties molles de ce petit melon affreusement amer et vénéneux[1].

Ces moutons sont fort curieux. Assez petits de taille, ils possèdent en revanche des oreilles démesurément longues ; quand ils pâturent, ces disgracieux appendices traînent près de dix centimètres sur le sol.

Dans la plaine on voit parfois une antilope ; près des marais pélicans et grues abondent. Vers le soir, nous avons le spectacle d’un immense vol d’oiseaux qui, prenant au loin ses ébats en décrivant mille courbes différentes, fait à chaque changement de direction briller au soleil comme de grands reflets d’argent. Pendant toute l’après-midi le soleil a produit sur la surface monotone du désert de continuels effets de mirage.

Arrivée 4 heures.

Vers quatre heures nous atteignons khân Mahaouîl qu’entoure un bouquet de palmiers, tout auprès d’un vieux et profond canal d’irrigation (celui-ci creusé en terre).

Le khân, comme la plupart de ceux qui sont échelonnés sur la route de Baghdad aux sanctuaires schiites de Kerbela et de Mesched-Ali, a été construit par quelque généreux persan. Il a la forme d’un rectangle ; à l’extérieur c’est une vraie forteresse, n’ayant pour toute ouverture que le grand portique d’entrée dominé par une tour.

Par ce portique l’on pénètre dans une grande cour que les logements du khân entourent complètement ; les logements d’été donnent sur la cour elle-même. Ce sont des niches, des cases, ouvertes sur le devant ; elles ont environ trois mètres de large, sur autant de profondeur, sont élevées d’un mètre au-dessus du sol et se terminant en arc d’ogive.

Entre ces cases et les murs extérieurs du khân se trouvent les logements d’hiver et les écuries. Le tout se compose d’un grand corridor, courant dans le sens de la longueur et éclairé par quelques jours ménagés dans la voûte ; le corridor lui-même sert d’écurie et, des deux côtés sont disposées des niches exactement semblables à celles de la cour. La lumière y manque un peu ; on y est assez au chaud et l’installation serait assez confortable, si les pèlerins à destination de Mesched-Ali ne faisaient un insupportable vacarme. Tout l’ensemble du khân est d’un style sévère, mais de bon goût.


Khân Mahaouîl.

16 Janvier
Départ 7 h. 40 matin.

Une heure environ, après avoir quitté le khân, nous passons au pied du Tell-el-Kreni, monticule assez important et bien fouillé. Bientôt nous apercevons une grande butte, une vraie colline. « Mais, s’écrie Hyvernat, voilà Babîl ! nous parcourons depuis plus de deux heures les ruines de Babylone ! » Pour le coup, lui répondons-nous, vous vous moquez de nous ; où voyez-vous que depuis Tell-el-Kreni nous ayons trouvé la moindre trace d’une ruine ? »

Et pourtant Hyvernat avait raison — et nous, nous commentions sans nous en douter la prophétie de Jérémie : « Sous le poids de la colère du Seigneur, Babylone n’aura plus d’habitants ; elle sera toute transformée en une solitude ; quiconque passera par Babylone sera saisi d’étonnement et se rira de ses malheurs (L, 13). Et Babylone ne sera que tombeaux (que monceaux de pierres — erit in tumulos) ; elle deviendra la demeure des bêtes fauves (draconum), l’étonnement et la risée seront sur elle, car elle n’aura plus d’habitants. » (li, 37).


Babîl.

Il est inconcevable que de cette immense cité, qui entourait de ses remparts une véritable province de près de 500 kilomètres carrés (près de quatre fois la superficie de Londres), il soit resté si peu de chose ; les maisons des pauvres, bâties en terre se sont écroulées, et l’Euphrate, qu’aucune digue ne retenait plus, aura par ses inondations successives nivelé la plaine ; seuls les palais, construits sur leurs monticules artificiels, ont formé en s’écroulant, des collines que le fleuve n’a pu emporter.

La première de ces collines, Babîl, est une immense butte artificielle, recouvrant sans doute les débris du temple ou de la pyramide de Bélus ; on y voit encore quelques pans de mur, notamment ceux qui formaient deux des côtés d’une grande salle, probablement la salle centrale.

Les briques que nous trouvons portent le cachet de Nabuchodonosor ; elles sont carrées, à peu près deux fois aussi épaisses que nos briques modernes. Dans ce monument elles sont assemblées avec du bitume ; mais, comme sans doute, employé seul, il eut offert trop peu de résistance aux glissements latéraux, on a noyé dans la couche de bitume de légères nattes de roseaux ou de fibres de palmiers. Nous voyons encore une de ces nattes sur une portion de mur fraîchement écroulée.

À onze heures nous quittons ces ruines d’où tout objet intéressant a disparu depuis des siècles et qui n’attirent que par leur indicible mélancolie et les souvenirs qu’elles évoquent.

El-Kasr est une autre colline, débris du palais de Nabuchodonosor ; c’est là que vint mourir Alexandre le Grand (323) ; plus loin enfin, la colline d’Amran, où l’on croit reconnaître les jardins suspendus. Et c’est là tout ce qui reste de Babylone ! Certes, en parcourant ces monticules, en songeant aux constructions gigantesques que la volonté de fer et l’orgueil d’un seul homme, Nabuchodonosor avaient accumulées ici, l’on peut sans lieu commun, parler de la vanité des choses humaines !

Babylone, maudite par les Prophètes, n’a pas comme Ninive, sombré dans le cataclysme d’une conquête barbare. Elle eut une lente agonie. Cyrus, en s’en emparant (538), ménagea la ville et les habitants. Xerxès (518) porta le premier grand coup à sa prospérité, lorsque pour châtier une révolte des Babyloniens, il fit raser les remparts et décimer les habitants. Alexandre conçut le projet de faire de Babylone la capitale du monde ; mais sa mort, (323) fut le signal de la ruine définitive de la ville ; car les Séleucides bâtirent leur capitale, Séleucie, sur le Tigre, à quelques heures au Nord de Babylone.

L’une après l’autre les demeures de la vieille capitale furent abandonnées. Les habitants en quittant ainsi successivement et systématiquement Babylone, durent emporter avec soin toutes leurs richesses, ce qui explique que les fouilles n’aient mis à jour qu’un nombre comparativement minime d’objets intéressants.

Aussi bien n’essaierai-je pas une description de cette immense cité ; ce serait faire une œuvre d’archéologue où je ne pourrais être que plagiaire, et je préfère renvoyer le lecteur aux descriptions des fouilles exécutées à Babylone[2].

De grands bois de palmiers bordent les rives de l’Euphrate à partir du monticule d’El-Kasr. Près d’Hilleh, ils se groupent en une charmante oasis.

Hilleh est bâtie sur la rive droite de l’Euphrate ; les tuileries du grand roi Nabuchodonosor, rois des rois, ont fait à peu près tous les frais des matériaux de la ville, et l’on y peut voir des appartements où sur chaque dalle du parquet se trouvent gravés les titres pompeux du monarque babylonien[3].

Hilleh est une ville intéressante par l’animation qui règne dans ses bazars. On est à l’entrée des immenses déserts d’Arabie ; c’est donc dans toute l’acception du mot une ville frontière où se coudoient l’Arabe sédentaire et le nomade, et où l’employé osmanli est un intrus mal vu. On compte 6 à 8 000 maisons dans la ville[4].

Hilleh est entourée de grands et fertiles jardins ; mais aujourd’hui leur existence est menacée. Pour s’emparer de Babylone, Cyrus détourna pour quelques jours le lit de l’Euphrate dans le canal de l’Hindiyeh ; depuis trois ans les eaux du fleuve se sont d’elles-mêmes brusquement rejetées dans ce canal et le débit du véritable Euphrate a diminué de plus de moitié. Naturellement le gouvernement ne se hâte point de faire rentrer le fleuve dans son lit ; plus on attendra, plus l’entreprise sera difficile et je ne serais point étonné de voir Hilleh diminuer peu à peu d’importance et disparaître, comme a disparu Koufa, comme ont disparu tant d’autres villes de cette contrée.


17 Janvier.

Excursion à Birs-Nimroud. Il faut depuis Hilleh deux heures de marche à bonne allure pour atteindre Birs qui, de fort loin, découpe sur l’horizon monotone de la plaine sa silhouette hardie.


Birs-Nimroud.

Birs-Nimroud est l’ancienne Borsippa ; ses ruines forment deux grosses collines à base rectangulaire ; l’une semble avoir été autrefois un immense palais ; aujourd’hui une petite mosquée, Ibrahim-Khalîl, occupe le sommet de la montagne de débris.

L’autre colline portait la célèbre tour de Borsippa, l’un des monuments les plus antiques de la Chaldée, l’un de ceux où l’on a voulu voir les restes de la tour de Babel. Nabuchodonosor nous a laissé gravée en caractères cunéiformes l’historique de cette tour et la description des travaux gigantesques qu’il y fit exécuter pour la relever de ses ruines et lui donner une nouvelle splendeur.

Un talus de décombres terreux a recouvert en grande partie les murs formant les premières assises de cette tour à étages ; au sommet de ce talus s’élève un grand pan de mur extrêmement épais et haut d’une dizaine de mètres. Il est composé de briques cuites, assemblées au mortier et non plus au bitume[5].

Au pied de cette muraille se trouve un amoncellement de rochers ; en les examinant de plus près, on voit que ce sont des fragments de murs qui ont subi une action ignée d’une puissance terrible. Les briques sont, sans le moindre indice de cassure, complètement tordues et paraissent avoir subi une véritable fusion. Une grande partie de leur surface extérieure est recouverte d’une sorte de vernis. Hyvernat y voit l’effet d’un incendie ; mais pour moi, je me refuse à croire qu’un incendie, si violent qu’on le suppose, puisse fondre de pareilles masses de briques et j’y verrais beaucoup plus l’action de la foudre qui, dans ces plaines sans fin, doit frapper de préférence le sommet du Birs ?

En parcourant les ruines, nous faisons déguerpir un chacal qui détale à pleine carrière dans le désert, salué bien inutilement d’une décharge de nos fusils.

Nous nous installons pour déjeuner au bord du marais. Les changements du cours de l’Euphrate en ont considérablement augmenté l’étendue, si bien qu’il est devenu impossible de se rendre directement de Birs à Kerbela.

Aujourd’hui le marais commence à 200 mètres à peine des ruines. Lors de l’expédition de Chesney, le Nahr-Hindiyeh n’avait pas cinq milles de long et ses bords étaient à plus de sept milles de Birs-Nimroud. Sa profondeur est très faible, car un de nos guides y fait — sans même avoir d’eau jusqu’à la ceinture — près d’un kilomètre à la poursuite d’un oiseau que j’avais blessé.

En visitant la colline d’Ibrahim-Khalîl, nous découvrons le squelette de l’Imâm du lieu, assassiné il y a trois ans. Le squelette a été réduit à sa plus simple expression par les chacals, ces fossoyeurs du désert ; mais le crâne est assez intact ; je l’emporte comme souvenir de la « Tour de Babel ».

Le retour à Baghdad s’effectue sans encombre pendant les journées du 18 et 19.



Antilopes.

  1. Je me demande, en rédigeant définitivement ce récit, si je n’ai pas été victime d’une illusion ; cependant mon journal de voyage est formel sur ce point.
  2. Cf. Rich. Memoirs on the ruins of B. (Lond., 1839). Layard, Discoveries in the Ruins of Niniveh. and B. (Lond., 1853). Oppert, Expédition en Mésopotamie (Paris, 1857–64). Kiepert, Karte der Ruinenfelder von Babylonien. Berlin, 1883
  3. Presque toutes ces briques portent comme inscription :

    « Nabou-Koudouri-Ouçour, roi de Babylone, restaurateur de la pyramide et de la tour, Roi de Babylone, moi. » (Oppert, Tome i, 142.)

    La dimension ordinaire de ces briques est de 0,32 × 0,35 × 0,075.

  4. Hilleh, en arabe Hellath-el-feithà (Hellah la vaste) fut fondée par Seiffeddaulet vers l’an 1100. Elle comptait 30 000 habitants avant la peste de 1831 qui y exerça de grands ravages. (Oppert.)
  5. Strabon donnait à ce temple à étages 1 stade (185 mètres) de hauteur et autant de côté. D’après Flandrin et Coste, la base de Birs mesure 154m × 194. Quant à la hauteur actuelle des ruines, les chiffres donnés par les explorateurs sont peu concordants. Lenormant (v, 293) et Rich donnent 71 mètres, Flandrin et Coste 70m,50, tandis qu’Oppert n’estime la hauteur qu’à 46 mètres. Le grand pan de mur est de distance en distance percé de part en part par des trous horizontaux de 0,22 × 0,12 dont on a vainement cherché la raison d’être.