Mœurs des jaguars de l'Amérique du sud
Les naturalistes ne sont pas encore parfaitement d’accord sur le nombre d’espèces de felis que possède l’Amérique méridionale, et ce genre de mammifères est un de ceux dont la synonymie est la plus embrouillée et la plus inextricable, chaque voyageur ayant confondu des espèces différentes sous des noms semblables, ou appliqué à la même des noms différens. Quelques auteurs en reconnaissent jusqu’à quinze espèces, d’autres dix ; mais M. Temminck, qui a publié une belle monographie de ce genre, n’en admet que huit comme authentiques. Buffon, loin de porter la lumière dans ce chaos, avait consacré, de l’autorité de son nom, une foule d’erreurs nées la plupart du système qu’il s’était fait à priori sur la taille inférieure des animaux de l’Amérique, sans parler des couleurs exagérées sous lesquelles il avait peint les mœurs de ces animaux, en prêtant aux grandes espèces une soif inextinguible de carnage qui les portait à détruire sans nécessité tout être vivant qui s’offrait à eux. Des expériences directes et le scalpel des anatomistes, en dévoilant l’organisation intime des animaux et les penchans qui en sont les conséquences, ont fait évanouir ces tableaux d’une imagination poétique, et prouvé qu’une férocité invincible n’est pas plus l’apanage du tigre royal et du jaguar que des autres espèces de la famille des carnassiers. La faim apaisée, leur fureur disparaît, pour ne renaître qu’avec de nouveaux besoins.
Il est rare, néanmoins, que les tableaux tracés par le grand écrivain ne reviennent tout entiers à l’imagination alarmée de l’Européen qui pénètre pour la première fois dans les forêts de l’Amérique. Son oreille inquiète épie avec une terreur involontaire les sons confus ou solitaires, rapprochés ou lointains, qui troublent le silence des forêts de la Guyane ou du Brésil, et tombe souvent dans les plus étranges erreurs sur les animaux qui les produisent. Ces cris sont en effet singuliers, et presque toujours leur force est en raison inverse de la taille des animaux auxquels ils appartiennent. Ainsi, parmi les plus grands d’entre eux, le tapir siffle, le cayman aboie comme un jeune chien dans les savanes, à la chute du jour ; le pécari grogne comme le cochon domestique ; les chevreuils ont un bramer grêle qui ne s’entend qu’à une faible distance ; d’autres, au contraire, de taille bien inférieure et de mœurs innocentes, ont des voix effrayantes qui font tressaillir l’Européen qui ne les connaît pas encore. Les alouattes ébranlent les forêts d’effroyables rugissemens au lever et au coucher du soleil ; certains oiseaux traînent une note lamentable pendant des journées entières : d’autres font entendre dans les marécages des clameurs éclatantes et subites qui percent les airs. Une longue expérience apprend seule à reconnaître parmi ces cris divers le sifflement aigu, pareil à une forte expiration pectorale, qui caractérise le jaguar et son rival pour la taille, le cougouar, les deux seules espèces de chats que l’homme ait à craindre en Amérique. Ce cri ne se fait entendre que le matin et le soir, à l’heure du crépuscule, lorsque ces animaux cessent leurs excursions nocturnes ou s’apprêtent à les recommencer, et n’a rien d’effrayant ; mais il n’en est pas de même de celui que pousse le jaguar en fondant sur sa proie, ou en rôdant pour la surprendre. J’ai entendu ce dernier pour la première fois sur les bords du Pichidango, petite rivière de la province de Montevidéo, qui se jette dans la Plata. Campé un soir avec quelques autres personnes sur la lisière du bois qui garnit son rivage, nous étions occupés à prendre notre repas près du feu, lorsque nos chevaux, qui paissaient en liberté à quelque distance, se rapprochèrent tout à coup de nous en désordre, avec les signes de la plus grande terreur, et au même instant nous entendîmes le cri d’un jaguar qui rôdait à vingt pas. Ce cri ressemblait à une sorte de râle caverneux, terminé par un éclat de voix déchirant qui retentit au loin. Nous tirâmes quelques coups de fusil pour l’effrayer, et bientôt nous l’entendîmes s’éloigner en grondant. J’ai entendu plusieurs fois depuis le même cri, et jamais sans terreur. On a rapporté que le jaguar aboyait en donnant, la nuit, la chasse aux autres animaux ; mais jamais je n’ai eu connaissance de ce double fait, et je le regarde comme très-douteux.
Nulle part le jaguar n’est plus commun qu’à Montevidéo, Buenos-Ayres, et le long du Parana, jusqu’au Paraguay inclusivement. D’Azzara rapporte que dans le siècle dernier, après l’expulsion des jésuites, on en tuait deux mille par an ; en 1800, ce nombre était réduit à mille, et aujourd’hui on peut estimer à quatre cents le nombre des peaux qui paraissent annuellement sur le marché de Buenos-Ayres. L’état officiel des exportations de cette ville, pour 1831, n’en porte que cinquante-trois ; mais il faut observer que ces peaux étant plutôt un objet de curiosité que de commerce régulier, sortent presque toutes une à une du pays sans payer de droits. En 1825, lors de la grande inondation du Parana qui couvrit ses îles et ses rivages à une hauteur extraordinaire, il périt une quantité considérable de jaguars, qui furent noyés, ou qui, ayant passé à la nage de l’Entre-Rios sur le rivage opposé de Buenos-Ayres, furent, pour la plupart, tués par les habitans. Un grand nombre grimpèrent sur les arbres, et y restèrent sans prendre de nourriture jusqu’à ce que la baisse du fleuve leur permît d’en descendre. Les bâtimens qui remontaient le Parana à cette époque en voyaient à chaque instant qui étaient juchés sur les branches, et qui paraissaient d’une maigreur extrême. Malgré cet événement, l’espèce n’a pas diminué d’une manière sensible, et les forêts marécageuses de l’Entre-Rios, entre le Parana et l’Uruguay, en sont infestées comme auparavant. Les montaraz[2] qui les habitent sont sans cesse exposés aux attaques de ces animaux ; mais telle est la puissance de l’habitude, qu’ils ne prêtent qu’une faible attenlinn à ce danger. On raconte d’eux à ce sujet des traits inouis d’audace, dont je ne citerai qu’un seul, ayant connu son auteur, qui le rendait très-croyable par sa constitution athlétique et la force extraordinaire dont il était doué. Cet homme s’étant un jour enfoncé dans le bois, loin de ses compagnons, tomba subitement sur un jaguar étendu au pied d’un arbre, à la manière des chats. En pareil cas, s’enfuir ou pousser des cris, c’est s’exposer à une mort inévitable : le montaraz resta immobile, les yeux fixés sur ceux de l’animal, qui remuait doucement la queue, et qui se leva lentement en venant à lui. N’étant sans doute pas pressé par la faim, et voulant jouer avec sa victime avant de la tuer, il se dressa à moitié sur ses pates de derrière, pour le frapper de celles de devant. Le montaraz, qui épiait tous ses mouvemens, le saisit brusquement par ces parties, et, l’éloignant de son corps de toute la longueur de ses bras, le tint un moment en respect. Le jaguar, surpris et furieux, voulut alors faire usage de ses pates de derrière pour déchirer son antagoniste ; mais à chaque bond qu’il faisait dans ce but, ce dernier le faisait retomber avec violence sur le sol. Cette lutte inégale dura près d’un quart d’heure, au bout duquel le montaraz, sentant ses forces épuisées, lâcha prise, et, repoussant le jaguar, le jeta à quelques pas de distance haletant et n’en pouvant plus ; s’apercevant ensuite qu’il avait perdu son chapeau dans le combat, il eut le courage d’aller, avec le sang-froid particulier aux hommes de ce pays, le ramasser entre les jambes de l’animal, qui le laissa faire, et il s’éloigna sans être poursuivi. Ce fait, tout incroyable qu’il paraisse, n’est pas le seul de ce genre que je pourrais citer, et il s’explique autant par la force prodigieuse de l’homme en question que par l’extrême flexibilité de la colonne vertébrale du jaguar, dont toute la puissance musculaire est concentrée dans la tête, le cou et les membres antérieurs. Cette puissance une fois neutralisée, comme dans le cas précédent, l’animal ne conserve plus qu’une vigueur inférieure à celle d’un homme fortement constitué.
Les bâtimens qui remontent le Parana, ayant coutume de s’arrêter chaque soir, et de s’amarrer aux arbres du rivage, sont obligés de prendre quelques précautions contre les jaguars, qu’on a vus plus d’une fois venir à bord, pendant la nuit, pour enlever les hommes. Les villages situés sur les bords du fleuve sont également exposés à leurs attaques, et on en tue assez souvent dans le voisinage des habitations. En 1823, un de ces animaux pénétra pendant la nuit dans l’église des Franciscains de la ville de Santa-Fé, dont il trouva, par hasard, la porte entr’ouverte, et se réfugia dans la sacristie. Au jour, un moine y entra pour se préparer à dire sa messe, et fut aussitôt mis à mort ; un second eut le même sort. Un troisième, apercevant l’animal, eut le temps de fermer la porte, et donna l’alarme. Cette sacristie n’ayant point de fenêtres, on fut obligé de faire une ouverture au toit pour pouvoir tirer le jaguar ; et l’un des assistans, plus hardi que les autres, se mit à cheval sur une poutre qui traversait l’édifice à vingt pieds de hauteur du sol. Le jaguar, en l’apercevant, fit un bond énorme, et l’atteignit assez pour lui déchirer les jambes avec ses griffes ; mais le chasseur, ne perdant pas son sang-froid, le tira presque à bout portant, et le tua sur le coup.
Quoique ces animaux s’étendent dans le sud, bien au-delà de Buenos-Ayres, il est extrêmement rare qu’on en voie dans les environs de cette ville à une distance assez considérable ; mais à Montevidéo, sur la rive opposée de la Plata, on en tue assez souvent dans les environs de cette place, et jusque dans son enceinte. En 1829, deux de ces animaux traversèrent de nuit la baie à la nage, et entrèrent en ville dans la cour d’une barraca[3], où on les trouva le lendemain, honteux en quelque sorte, et cherchant à se cacher. Ils se laissèrent tuer sans résistance. J’en vis un en 1826, de la plus grande taille, attaché à un poteau sur la grande place de la Colonia del Sacramento, et qui, avait été pris d’une façon assez singulière. Des femmes se rendant le matin à leurs travaux dans la campagne, l’une d’elles s’approcha d’une petite maison déserte, dont la porte était fermée, mais dont les fenêtres à hauteur d’appui, étaient à moitié détruites. En jetant un coup-d’œil dans l’intérieur, elle aperçut un jaguar qui y avait pénétré, et qui, ne retrouvant plus l’ouverture qui lui avait donné passage, tournait autour de la pièce unique que renfermait cette masure. Aux cris qu’elle poussa, des gauchos du voisinage accoururent, et au moyen de leurs lazos, parvinrent à s’emparer de l’animal qu’ils conduisirent en ville, où on le donna sur la place en spectacle aux habitans. Lorsque je le vis, il y avait huit jours qu’il endurait la faim sans que sa férocité fût moindre que le premier jour. Les bonds qu’il faisait de toute la longueur de la courroie en cuir, à laquelle il était attaché, firent craindre à la fin qu’il ne parvînt à la rompre, et pour éviter les accidens, les autorités donnèrent l’ordre de le tuer.
Quelques gauchos de Buenos-Ayres, principalement dans la province de Santa-Fé, se livrent à la chasse du jaguar, et certains d’entre eux en font leur occupation habituelle. J’ai même connu des femmes qui ne craignaient pas de se livrer à cet exercice. Ces chasseurs se servent de meutes de chiens de moyenne taille et dressés pour cet usage. Le jaguar, poursuivi et mis hors de lui-même par leurs aboiemens, finit par s’arrêter au pied d’un arbre où il joue des pattes comme un chat, et manque rarement d’éventrer d’un seul coup ceux de ses ennemis qu’il peut atteindre. Le plus souvent il grimpe sur l’arbre même d’où le chasseur le fait tomber à coups de fusil. Les plus intrépides gauchos ne craignent pas de le poursuivre sans autres armes que le lazo, qu’ils lui lancent au cou à l’instant où il va se précipiter sur eux. Le cheval part aussitôt au galop en entraînant l’animal étranglé. Il arrive néammoins de temps en temps que ces chasseurs sont victimes de leur témérité, lorsqu’ils ne devancent pas le jaguar, dont le premier bond est inévitable, et qui, loin de craindre le coup de fusil, s’élance au feu de l’amorce. J’en ai vu un triste exemple dans la personne de deux frères de Montevidéo, qui furent déchirés l’un et l’autre par un jaguar qu’ils n’avaient fait que blesser.
On a déjà remarqué comme une anomalie singulière dans l’habitat du jaguar, qu’il ne dépasse pas dans l’hémisphère nord le tropique du cancer, et s’étend au contraire bien au-delà du tropique opposé, et jusque par les 45° de latitude sud ; mais un fait non moins extraordinaire, et que je ne trouve mentionné nulle part, est l’influence que le climat exerce sur ses mœurs, influence qui est en raison inverse de la chaleur du pays qu’il habite. À Buenos-Ayres et Montevidéo où la température est semblable à celle de l’Espagne, le jaguar est beaucoup plus féroce que dans les régions équatoriales, et attaque presque constamment l’homme, lorsqu’il le rencontre. Tapi dans les pajonales, espaces couverts de joncs élevés que les Pampas offrent de distance en distance, ou dans les fourrés qui garnissent le bord des rivières, il fond de là sur le voyageur qui passe à sa portée ; aussi les habitans du pays évitent-ils ces endroits, ou n’y passent qu’en poussant le cri de tigre ! tigre ! pour effrayer ceux de ces animaux qui pourraient s’y trouver et leur faire prendre la fuite. En rase campagne, le jaguar fuit devant l’homme ; mais s’il rencontre quelque buisson, ou tout autre abri de même espèce, il tient tête, et devient assaillant à son tour. Au Brésil et dans la Guyane, au contraire, on peut errer des journées entières dans les bois avec autant de sécurité qu’en Europe, là même où chaque matin et chaque soir on entend les cris du jaguar. Cette différence de mœurs ne peut provenir que de la difficulté relative qu’éprouvent ces animaux à se procurer leur subsistance dans ces divers pays. Les troupeaux de bétail qui paissent en liberté dans les Pampas offrent aux individus de Buenos-Ayres une proie facile, tandis que ceux du Brésil et de la Guyane n’ont d’autres ressources que le gibier, qui se dérobe souvent à leurs poursuites, et qu’ils ne parviennent à saisir que par ruse. Aussi ne négligent-ils aucune espèce de proie, et l’on rencontre de temps en temps dans les forêts de la Guyane des tortues de terre que le jaguar a ouvertes en brisant avec ses pates leur double carapace, malgré sa solidité, qui est telle, que l’homme le plus fort ne pourrait parvenir à la séparer. Il fréquente aussi pendant la nuit les bords de la mer, près des petites anses où l’eau est tranquille, pour y manger des crabes ou y pêcher le poisson en le faisant sauter à terre d’un coup de pate, lorsqu’il vient jouer à la surface de l’eau.
Une preuve du peu de crainte qu’inspirent ces animaux dans ce dernier pays, c’est que, dans leurs voyages, les Indiens ne prennent aucune précaution pour les éloigner. Ils suspendent leurs hamacs dans le premier endroit venu, au milieu des forêts, laissent éteindre le feu qu’ils avaient allumé pour faire cuire leurs alimens, et dorment en pleine sécurité. Mais comme toute règle a ses exceptions, il leur arrive de temps en temps quelques accidens fort rares, à la vérité, car je n’en ai vu que trois pendant un séjour de vingt mois à Cayenne. Le premier arriva à un Palicour qui pêchait seul des tawarous[4] dans les savanes noyées d’Ouassa, à l’embouchure de l’Oyapock, et qui fut mis en pièce par un jaguar qui fondit sur lui à l’improviste. Sa famille, en le cherchant le lendemain, ne trouva que les débris de son corps. Le second eut lieu sur les bords de la mer, près de Sinnamary. Un Galibi, qui était venu y pêcher, installa le soir son hamac sous un petit abri, et laissa son feu s’éteindre. Un jaguar qui venait sans doute faire aussi la pêche, s’approcha de lui, et d’un coup de pate fit tomber à terre le hamac et le dormeur. Le malheureux eut le sternum et trois côtes du côté droit enlevés, et poussa des cris qui mirent l’animal en fuite. On le trouva dans cet état quelques heures après, et on l’apporta à Sinnamary, où je me trouvais alors, et où il expira en arrivant. Le dernier événement se passa à l’embouchure de la rivière de Cachipour, où un habitant avait établi une pêcherie à l’aide d’Indiens qu’il avait engagés à son service. Chaque nuit les jaguars venaient dévorer les têtes et les restes des poissons que les Indiens jetaient imprudemment à quelque distance du carbet qui leur servait de demeure. Un de ces animaux y entra une nuit, et donna un coup de pate dans le hamac d’une jeune Indienne qu’il blessa mortellement. Ses compatriotes, frappés d’une terreur superstitieuse, abandonnèrent la pêche, malgré tous les efforts que fit l’habitant pour les retenir.
Au Brésil et dans la Guyane, on chasse le jaguar avec des chiens, comme à Buenos-Ayres ; mais on n’y détruit qu’un bien plus petit nombre de ces animaux. On trouve rarement des peaux de jaguar à acheter à Rio-Janeiro, Bahia, et à Cayenne ; on en tue à peine cinq ou six chaque année. L’administration de la colonie encourage cette destruction et accorde une prime de cinquante francs par chaque peau qu’on lui présente. Ce sont principalement les habitans des savanes de Kourou à Organabo qui se livrent à cette chasse, leurs propriétés consistant presque entièrement en troupeaux qu’ils ont intérêt à défendre contre ces animaux. On n’en trouve plus dans l’île même de Cayenne, où ils étaient si abondans lors de la fondation de la colonie, que les colons furent plusieurs fois sur le point d’abandonner leurs plantations.
Le couguar est partout plus commun que le jaguar, et passe, dans la Guyane, où il est connu sous le nom de tigre rouge, pour plus féroce que ce dernier. L’opinion contraire prédomine à Buenos-Ayres, et je crois avec plus de raison, car je n’ai nulle part ouï dire que cette espèce ait jamais attaqué l’homme. Elle fuit constamment devant lui, et ne cherche que rarement à surprendre le bétail. Les plaines, les savanes, sont les lieux qu’elle habite de préférence, et elle approche souvent des habitations pour s’emparer des chiens, des volailles et autres animaux domestiques de petite taille. On l’apprivoise facilement, et elle suit alors son maître comme un chien. J’en ai vu pendant long-temps à Buenos-Ayres, un bel individu qu’un enfant conduisait en lesse avec un ruban, jusque sur les promenades publiques, et qui ne donnait aucun signe de férocité. Le jaguar, au contraire, n’offre jamais une sûreté complète, et son caractère primitif reprend tôt ou tard le dessus au moment où on s’y attend le moins. Je pourrais en ciier de nombreux exemples. Une mulâtresse de Corrientés, sur les bords du Parana, avait, depuis deux ans, un jaguar qu’elle avait reçu à l’époque où il tétait encore, et qu’elle avait élevé avec soin. Cet animal, arrivé à son dernier degré de croissance, vivait en liberté avec elle et la suivait partout avec la plus grande soumission. Un jour qu’elle lavait du linge sur les bords de la rivière, avec son jaguar étendu à ses côtés, celui-ci, sans aucun motif apparent, sauta sur elle et la tua, puis revint tranquillement à la maison, sans toucher à sa victime. On fut obligé de le mettre à mort pour prévenir le retour d’un pareil accident. J’ai vu un autre exemple du même genre, mais moins tragique, sur une habitation du Brésil où l’on élevait un de ces animaux en le laissant jouir de sa liberté ; il avait d’abord paru très-doux et inoffensif ; mais à l’âge d’un an, il commença à faire la guerre aux volailles et en tua plusieurs, ce qui le fit mettre à la chaîne. Là, il étrangla un jour un jeune tapir, avec lequel il avait coutume de jouer, et qui avait été le trouver dans sa niche. Quelques jours après, il s’élança sur une petite négresse de quatre ou cinq ans qui passait à sa portée, et lui avait déjà mis tout le corps en sang, lorsqu’on accourut la tirer de ses griffes. Ce dernier trait le fit mettre à mort. Un moyen puissant d’affaiblir ce caractère sanguinaire, et qui n’a jamais été pratiqué, à ma connaissance, serait la castration. Jointe à de bons traitemens continus elle produirait certainement le même effet que sur nos chats domestiques. Les jaguars qu’on a vus, à Paris et à Londres, jouer familièrement avec leurs gardiens, ne prouvaient par-là que leur habitude de voir ces derniers et d’en recevoir leur nourriture : reste à savoir s’ils eussent été aussi doux envers le premier venu ; il est permis d’en douter. Ces exemples, néanmoins, suffisent pour renverser complètement les idées de Buffon, et de ceux qui l’ont copié sans examen.
Les autres espèces de felis de l’Amérique du sud sont toutes de taille bien inférieure à celle des précédens, et vivent, comme nos chats sauvages, de petits animaux et d’oiseaux qu’elles poursuivent sur les arbres, sans jamais attaquer l’homme dont la présence les met toujours en fuite, et qui, à son tour, n’en recevant aucun dommage, ne leur fait pas une chasse régulière. Quelques-unes sont aussi farouches que le jaguar et s’apprivoisent aussi difficilement ; tel est l’ocelot du Brésil, felis pardalis des auteurs, qui est très-commun dans ce pays, et dont j’ai vu plusieurs individus en captivité. Leur caractère était aussi insociable que le premier jour. Cette espèce étant nocturne, les individus en question restaient plongés dans le sommeil pendant le jour, et ne reprenaient leur activité que la nuit. Leur cri était semblable au miaulement du chat, mais sur un ton plus grave et plus prolongé. J’ai vu également à Cayenne une peau d’une espèce regardée comme douteuse par quelques nomenclateurs et admise par d’autres, felis discolor (Schreber). Cette espèce paraît extrêmement rare, et l’individu dont je parle avait été tué sur les bords de l’Approuague.
- ↑ Nous puisons dans un manuscrit de voyages qui nous a été confié les détails suivans sur le jaguar et le cougouar, qui nous ont paru de nature à offrir quelque intérêt à nos lecteurs.
- ↑ On appelle ainsi les bûcherons qui coupent du bois pour la consommation de Buenos-Ayres. Ce mot vient de monte, bois.
- ↑ Établissement où l’on conserve les cuirs.
- ↑ Espèce de tortue d’eau douce.