Mœurs et caractères du journalisme américain

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LA PRESSE
AUX ÉTATS-UNIS.

CARACTÈRES ET MŒURS DU JOURNALISME AMÉRICAIN.
I. The Life of Horace Greeley editor of the New-York Tribune, by J. Parton ; 1 Vol. in-8o, New-York 1855. — II. Memoirs of James Gordon Bennett and his times, 1 vol. in-8o, New-York 1855.


I. – CAUSES GENERALES DU DEVELOPPEMENT DE LA PUBLICITE AMERICAINE.

S’il est vrai que la vieille civilisation européenne soit condamnée à s’éteindre, il faut avouer que la barbarie qui viendra reprendre après elle l’œuvre interrompue des destinées humaines sera privilégiée entre toutes les barbaries, et aura à sa disposition des moyens d’action singulièrement puissans. Cette barbarie commencera son œuvre avec tous les résultats matériels de la science et de l’industrie, qui paraissent aux générations contemporaines précisément comme le dernier mot de la civilisation. Toutes ces forces brutales et mécaniques que nous avons domptées ou créées, et qui nous rendent si fiers, les chemins de fer, la télégraphie électrique, les machines, sont également aux mains des peuples que nous regardons comme à demi barbares. Seulement ces conquêtes, au lieu d’être chez eux le résultat de la civilisation, en sont le commencement ; au lieu d’en être le principe, elles en sont l’instrument et l’outil. Demandez à un Européen d’aujourd’hui, au premier venu, à un homme de la foule, à quoi ont servi nos quinze siècles de luttes, et de combats, et ces cinq ou six sociétés si brillantes, si animées, si remplies de systèmes philosophiques, d’hérésies religieuses, de conceptions politiques, de poèmes et d’œuvres d’art. Il y a fort à parier que cet homme, oublieux de toute pensée morale, étendra le bras vers un bateau à vapeur fumant dans le lointain, ou vers une locomotive lançant son sifflet sauvage, et vous répondra sans hésiter : « Ces quinze siècles si remplis, ils ont servi à créer ce moyen de détruire la distance, ce moyen de devancer la tempête et d’arriver au port avant que l’orage se soit levé. » Ainsi, pour l’Européen, la civilisation se présente, en dernier résultat, sous une forme matérielle et mécanique, — l’industrie, l’application des sciences aux besoins de la vie. C’est son dernier mot, son chant du cygne, ses novissima verba. Si vous demandiez au contraire à un Américain (pour ne point citer d’autre peuple) à quoi lui serviront railways et canaux, bateaux à vapeur et machines, il vous répondrait probablement : « À créer la civilisation. » Les rôles des forces industrielles sont donc parfaitement opposés sur les deux continens : ici elles se présentent comme la fin de la civilisation (je prends le mot dans sa double acception vulgaire et métaphysique) ; là elles se présentent comme ses outils, comme ses moyens de travail.

Et c’est pour cela que l’industrie, qui doit inspirer des craintes si sérieuses à tous les esprits sages et éclairés de nos sociétés européennes, ne présente relativement aucun danger dans une société à l’état élémentaire, et pour ainsi dire atomistique, comme la société des États-Unis. Chez nous, l’industrie crée des illusions trompeuses et fatales ; elle aveugle les yeux, emmaillotte les sens, et fait oublier à l’homme le but suprême de la vie. Elle se présente comme le triomphe définitif de l’histoire. En Amérique au contraire, elle prépare tout simplement l’histoire ; elle fait la place nette pour les futurs événemens et les futurs empires ; elle dispose en un mot le théâtre pour les futurs acteurs du drame humain : action bienfaisante et morale cette fois de la hache et de la scie, de l’électricité et de la vapeur. Ces savanes immenses que défriche la pioche et que sillonne déjà le chemin de fer, ces savanes, qui ne sont aujourd’hui que des étendues géométriques deviendront des localités auxquelles s’attachera un souvenir héroïque ou sacré. Cette forêt qu’abat la hache est remplacement marqué par le destin où doit s’élever une capitale majestueuse ; ce port immense, au-delà duquel vous apercevez une ville composée de maisons en bois, est destiné à être le lieu de rendez-vous de tous les peuples de la terre. Là, bien loin d’être un danger pour la civilisation morale et une pierre d’achoppement pour les destinées, humaines, l’industrie et l’activité matérielle sont les serviteurs de la Providence, et préparent, pour ainsi parler, les champs futurs de l’histoire.

Jamais on n’a vu une société commencer avec de tels élémens de force. Quelle civilisation peut sortir d’un peuple qui dès ses débuts se trouve l’héritier d’un matériel aussi considérable ? L’esprit se perd en conjectures et s’éblouit de ses propres visions, lorsqu’il essaie de découvrir la forme et les couleurs dont se revêtira cette humanité future. Vous imaginez-vous les barbares qui ont fondé nos sociétés modernes munis de toute sorte d’engins meurtriers et puissans ? Vous figurez-vous les Normands traversant la Baltique et remontant les fleuves non plus, dans leurs frêles barques d’osier, mais dans de rapides bateaux à vapeur ? Voyez-vous d’ici deux chefs barbares alliés communiquant entre eux à l’aide du télégraphe électrique, ou transportant ! leurs bandes d’aventuriers à l’aide du chemin de fer ? Voyez-vous les bourgeois des communes ayant à la disposition de leur commerce la lettre de change et le billet de ban que mettant en commandite le royaume du prêtre Jean, et organisant sur des plans financiers des missions chez les païens au profit de l’église et du saint-siège ? Tel est cependant à peu près le singulier spectacle que présente l’Amérique du Nord. Samuel Houston, Lopez, Kinney ou Walker n’ont pas beaucoup plus de scrupules que les fils de Guillaume de Hauterive, mais ils ont plus de ressources. Les marchands commanditaires de leurs belles entreprises ; de flibustiers sont aussi rusés que l’avocat Patelin ou sa dupe le drapier, mais ils sont plus riches et savent spéculer sur les fonds publics. M. Vanderbilt ou M. Joseph White, de l’accessory transit company, vendraient bien encore le royaume de France au roi d’Angleterre, ou même le royaume d’Angleterre à l’empereur de Russie ; mais ils seraient plus exigeans que Jacques van Arteveld, et ne se contenteraient pas de quelque cent mille balles de laine, lorsque leurs confrères féodaux les planteurs ont à leur céder à si bon compte tant de milliers de balles de coton. Il est vrai de dire, comme compensation., que si les ressources matérielles sont plus grandes, la grandeur morale est infiniment moindre. Samuel Houston ou Walker ne valent pas Robert Guiscard, et les princes marchands de New-York ou, de Philadelphie ont moins d’originalité que le Flamand Arteveld. C’est quelque chose que d’avoir pour soi la grandeur, la poésie, l’accent, la physionomie, dût-on, comme compensation, avoir moins de ressources matérielles. Peut-être même ces choses si peu profitables, et si peu lucratives sont-elles tout ; peut-être aussi l’homme ne les acquiert-il que lorsqu’il n’a aucun puissant agent matériel pour auxiliaire, et qu’il ne peut compter que sur lui-même ? Je pose ce point d’interrogation, et je laisse au lecteur le soin de répondre à ce doute introduit à dessein, comme réserve en faveur des droits imprescriptibles de l’esprit contre la matière et de la poésie contre la prose. Les Américains ont bien des qualités aidées de bien des ressources : il ne leur manque plus qu’une seule chose, ils ont besoin de devenir poétiques.

Revenons, cette réserve faite, à ce phénomène extraordinaire et unique jusqu’à présent dans l’histoire d’un peuple qui commence ses destinées avec tous les résultats matériels d’une civilisation de quinze siècles. Ce ne sont pas seulement des forces naturelles domptées et des engins mécaniques que les Américains ont à leur disposition ; ce sont aussi ces forces d’action politique et sociale, ces forces collectives, anonymes, à demi morales, à demi matérielles, qui cette fois sont bien en un certain sens le dernier mot de nos civilisations européennes, — la presse, l’éducation primaire, l’esprit d’association sous toutes ses formes, meetings, conventions, clubs, sociétés politiques, religieuses ou scientifiques. Ainsi, tandis que chez nous toutes ces choses ont tant de peine à s’établir, tandis que les esprits s’habituent si difficilement à ces pratiques de publicité, d’association ou d’éducation, réclamées avec tant de cris et obtenues au prix de tant de sang, toutes ces pratiques, — presse, meetings, écoles, — fleurissent et se développent librement aux États-Unis. Que dis-je ? les sociétés secrètes elles-mêmes s’y établissent, s’y organisent et y font leur œuvre souterraine, quelquefois sanglante, impunément et sans être troublées. En trois ans, les États-Unis ont donné naissance à trois sociétés secrètes : la société de l’Étoile solitaire (Lone Star) pour l’annexion de Cuba, la société des Know nothing, transformée bientôt en grand parti politique, et la société qui a dirigé toutes les violences du Kansas, la société des Loges bleues (Blue Lodges), formée par les planteurs de la Virginie pour résister aux empiétemens des abolitionistes et donner à l’esclavage un nouvel état. Tous ces phénomènes, qui tiennent de la nature électrique de l’orage et de la nature explosive des feux volcaniques, dont un seul suffirait pour bouleverser quelques-uns de nos états européens, se donnent libre carrière en Amérique, et viennent, après avoir creusé leur sillon, se fondre, flots inoffensifs, dans la grande mer démocratique. Mais quel peut être, nous le demandons une dernière fois et pour n’y plus revenir, l’avenir d’une société qui débute avec de tels élémens de force, et qui s’aide dans son œuvre de tels moteurs, si puissans, si compliqués, exigeant une telle prudence de la part de ceux qui les manient, que nous, Européens, qui devrions être passés maîtres dans l’art de diriger tous ces mécanismes politiques, nous n’osons y toucher de crainte d’être écrasés, — timidité souvent trop justifiée ?

De tous ces phénomènes de publicité, le plus important est la presse. Aux États-Unis, le nombre de feuilles imprimées est tel que le calcul des rames de papier, bâtons d’encre de Chine et caractères d’imprimerie que consomme annuellement cette énorme industrie donnerait le vertige au statisticien le plus courageux. Ces sortes de calculs, très faciles à faire chez nous, où la publicité est restreinte, et même en Angleterre, où cependant la publicité est énorme, sont fort difficiles à exécuter en Amérique, où il n’existe aucun moyen officiel d’opérer sur une base certaine. Écartons par conséquent tous les chiffres plus ou moins fantastiques que donnent certains voyageurs, pour nous en tenir au renseignement le plus probable et le plus modeste : il a déjà, tout modeste qu’il soit, quelque chose d’étourdissant et qui confond. Le dernier rapport du recensement officiel établit qu’il y avait en 1850, dans toute l’étendue de l’Union et pour une population de vingt-trois millions d’hommes, dont il faut enlever plus de trois millions d’esclaves pour lesquels la presse n’existe pas, environ 2,526 publications de tout genre, donnant un tirage annuel de 426,409,974 exemplaires, tandis, qu’en Angleterre, pour une population plus nombreuse et infiniment plus lettrée et plus riche, on ne compte pas plus de 624 journaux ou publications périodiques. Quoique nous n’aimions pas beaucoup la statistique, décomposons le chiffre énorme que nous avons donné ; c’est une opération instructive. De ces 2,500 journaux, 254 seulement sont quotidiens, 115 paraissent trois fois par semaine, 41 deux fois par semaine, et 1,902 sont hebdomadaires. L’importance considérable de la presse hebdomadaire explique cette prodigieuse publicité de l’Union, car elle indique, de manière à ne pas s’y tromper, quelle est la classe de la population qui fait le succès des journaux. Ce ne sont évidemment ni les gens de loisir, ni les lettrés, pour lesquels existent les journaux quotidiens et les publications mensuelles ou trimestrielles et qui ont le temps de lire tous les jours : ce sont les gens qui n’ont le temps de lire qu’une fois par semaine, ou bien à qui, même lorsqu’ils lisent tous les jours, une semaine est nécessaire pour lire un numéro de journal. Ainsi, par ce seul fait, le caractère de la presse américaine est bien marqué : tandis que chez nous elle s’adresse à un public relativement instruit, riche et jouissant de loisir, en Amérique elle s’adresse à la foule.

Le succès de ces publications hebdomadaires est un fait très significatif en un autre sens, car il explique ce que les Américains cherchent avant tout dans un journal. Qu’est-ce qu’un journal hebdomadaire ? C’est une publication forcément variée dans ses matières, bigarrée et mélangée, miscellaneous. S’il s’occupe de politique, il ne peut que résumer d’une manière générale les événemens de la semaine ; s’il porte un jugement, il est obligé de le donner sur un ton plus calme que le journal quotidien ; il perd ce ton de pamphlet et de personnalité qu’ont toujours les articles de journaux, qui parlent nécessairement sur des faits très isolés. Cependant la politique ne suffit pas aux feuilles hebdomadaires ; elles doivent, sous, peine de ressembler aux almanachs de l’an passé, remplir leurs colonnes non de polémiques ou de discours politiques qui sont, au moment où elles paraissent, connus déjà de tout le monde, mais de matières, étrangères au gouvernement de la société, et qui puissent piquer la curiosité des lecteurs. Les glaces polaires et sir John Franklin, Herschel et les espaces célestes, le docteur Gall et les protubérances du crâne humain, Rome et les cérémonies de la semaine sainte atteignent ce but. Le journal hebdomadaire est donc un moyen d’information. Or l’information, c’est là surtout ce que les Américains cherchent dans un journal politique ou non politique quotidien ou hebdomadaire. Le succès des weekly newspapers donne, à le bien prendre, la seule explication sensible de l’immense publicité américaine, qui est née, qui s’est maintenue, qui grandit sans cesse, et dans des proportions démesurées, par le double fait d’un instinct de race, la curiosité, et d’un besoin impérieux d’information né lui-même des circonstances historiques et, si je puis m’exprimer ainsi, des obstacles géographiques.

J’avance ce paradoxe, qu’il n’y a pas dans le monde entier de populations plus curieuses que les populations anglo-saxonnes. Nous passons depuis longtemps pour la plus curieuse et la plus bavarde des nations, et cette réputation remonte haut, car nous la devons au grand Jules César lui-même, qui a saisi de son vif coup d’œil et décrit en traits immortels ce trait particulier du caractère national. Toutefois il y a bien des manières d’être curieux, et son récit même montre de quelle manière nous le sommes. Nous le sommes par plaisir, et ; s’il est permis de le dire, pour le plaisir d’autrui ; nous sommes curieux socialement. Comme les Celtes du temps de César, nous aimons mieux être renseignés par des lèvres vivantes que par une feuille de papier maculé ; nous préférons les nouvelles clandestines, qui ne s’écrivent pas, qui se racontent dans un salon, sous le manteau de la cheminée, aux nouvelles qui peuvent s’écrire et que chacun peut librement commenter. Cette particularité a eu des conséquences historiques fort remarquables : c’est d’elle qu’est née cette liberté de mœurs qui en France nous a tenu lieu de toutes les autres, c’est d’elle aussi que nous tenons cette indifférence pour la publicité régulière qui s’accorde assez bien avec notre goût modéré pour la liberté politique. Tout autre est le caractère de la curiosité anglo-saxonne : c’est une curiosité plus politique que sociale, s’inquiétant plus de l’intérêt que du plaisir, plus des choses que des personnes. C’est une curiosité plus âpre que vive, plus avide souvent que délicate ; mais elle est sérieuse et soutenue, et par la elle est le principe de plus grandes choses que notre amour du cailletage, qui est légèrement immoral, et qui plus d’une fois s’est montré irrespectueux et subversif. Cette ardeur d’information, comme disent les Anglais eux-mêmes, est chez eux le plus sûr préservatif de la liberté politique, qu’elle n’a pas enfantée, mais qu’elle seule a réellement préservée une fois que la liberté politique a été mise au monde.

Cet amour de l’information sérieuse doit, je crois, sa principale force à l’esprit de la race elle-même, race cosmopolite d’habitudes, sinon d’âme ; voyageuse, exploratrice, mercantile, et au gré de laquelle la terre est trop petite pour ses goûts de pérégrination. Le journal tient lieu du voyage, le journal est un résumé de tout ce qui se passé dans le monde, et celui que ses occupations, les nécessités de sa vie ou de sa profession tiennent enchaîné au sol natal, trouve au moins dans la lecture quotidienne de son journal un moyen de satisfaire sa curiosité, et de tromper ses goûts de locomotion. Rien sur notre continent ne saurait donner une idée de ce singulier besoin de publicité. La lecture du journal n’est point un passe-temps, c’est une des occupations de la journée, et il n’est point rare de voir un Anglais, qui est souvent le moins distrait et le plus affairé des hommes, consacrer quotidiennement quatre longues heures à la lecture du Times. Ce désir de connaître, s’assouvit à l’anglaise, avec régularité, calme et méthode, comme une des opérations essentielles de la vie ; le journal est un besoin comme le déjeuner et le thé. Cette curiosité naturelle et de race, soutenue par la liberté politique, trouve encore un nouveau stimulant dans la division infinie de la société en petites castes, si l’on peut parler ainsi, en petites communautés, en petites églises, qui toutes ont un mot à dire en leur faveur ou contre leurs adversaires, et qui toutes ont des intérêts divergens à l’infini. L’esprit de controverse est ainsi sans cesse fomenté par cette diversité d’intérêts, de partis et d’églises. Enfin, dernière circonstance, la position insulaire de l’Angleterre a prêté à la presse une force considérable, et qu’elle ne pourra jamais trouver dans les autres états de l’Europe. Nous avons, pour satisfaire notre curiosité sur le continent, mille moyens, nous sommes pour ainsi dire traversés par les autres peuples ; mais l’Angleterre, à l’époque où la presse a commencé à prendre son importance, était privée de ces moyens rapides de communication, isolée des autres pays, protégée d’ailleurs par ses mœurs contre cette sociabilité facile qui nous a si longtemps tenu lieu de presse, qui nous en tient encore lieu. Le journal était la seule source d’information, presque le seul lien de communication avec le continent. Ce sont toutes ces causes très diverses, et quelques-unes très accidentelles, qu’il faut avoir présentes à l’esprit quand on veut avoir l’explication de la prospérité et (pourquoi ne pas le dire aussi ?) de la grandeur de la presse anglaise, qui doit certainement une partie de sa force à la liberté politique, mais n’aurait jamais atteint son importance actuelle, s’il n’y avait pas eu, à côté de la liberté, mille causes qui sont toutes venues lui prêter sève et appui.

Même phénomène en Amérique. La liberté politique est certainement pour beaucoup dans la puissance et l’extension indéfinie de la publicité aux États-Unis ; mais, la liberté fût-elle plus restreinte qu’elle ne l’est, la presse y serait encore un fait très considérable. Cette curiosité, ardente, que nous signalons comme un des caractères de la race anglo-saxonne, se rencontre au plus haut degré en Amérique. La démocratie l’a développée dans des proportions extraordinaires, car de l’autre côté de l’Atlantique c’est moins l’esprit de liberté que l’esprit d’égalité qui stimule cette passion de curiosité. Le grand Montesquieu, visitant l’Angleterre, fut très surpris de voir un couvreur lisant la gazette sur le toit qu’il était en train de réparer. Que dirait-il aujourd’hui s’il visitait les États-Unis ? Le garçon d’hôtel que vous appelez pour vous donner un verre d’eau ne se dérange qu’après avoir terminé la lecture de son journal, s’il est en train de lire ; le boucher vous prie d’attendre un instant afin qu’il puisse achever son intéressant article avant de vous couper votre beefsleak ; le newsboy lui-même, le gamin qui vend les journaux au coin des bornes de New-York ou de Boston, ne se dérange même pas pour vous vendre sa marchandise ; s’il est trop absorbé par l’agréable lecture, vous ferez bien d’aller plus loin. Cette rage de journaux est une des particularités les plus frappantes de la vie américaine, et en dit plus sur l’état du pays que la meilleure analyse de la constitution. Tout Américain porte un journal dans sa poche, comme tout Français du dernier siècle y portait une tabatière. Une dame connue dans la littérature américaine a raconté, dans une lettre adressée au directeur du New-York Tribune, une anecdote qui peint au vif cette curiosité populaire qu’aucune hiérarchie ne contraint plus, et qui, se passe toutes ses fantaisies. En quête d’un numéro de journal, Mme Fanny Fern s’arrêta devant la boutique d’un fruitier, qui cumulait en même temps le commerce des journaux. Cet homme était en train de lire le numéro désiré, le dernier qui lui restât. « Avez-vous le numéro de la Tribune de ce matin ? lui demandai-je avec autant d’amabilité que possible. — Non, madame, fut sa réponse très sèche et très décidée. — Mais oui, vous l’avez, lui dis-je en posant ma main sur le numéro convoité. — Très bien ; mais vous ne pouvez l’avoir, madame, car je ne l’ai pas lu moi-même. — Je vous le paierai trois cents, lui dis-je, — l’homme secoua la tête ; — quatre cents, — nouveau signe négatif ; — douze cents, dis-je, car je commençais à m’opiniâtrer. — C’est inutile, madame, dit le vieil entêté. C’est le seul numéro que je possède, et je vous réponds que personne ne l’aura jusqu’à ce que j’aie fini de le lire. — Il aurait fallu voir, monsieur le rédacteur, le chapeau sans forme, l’habit d’arlequin, le gilet en loques et le pantalon extraordinaire de ce lecteur de la Tribune ! C’était un vrai sujet de tableau. »

Cette curiosité, qui peut s’expliquer, dans les grandes villes de l’Union, par mille et une causes, par la contagion de l’exemple, par l’excitation politique, par l’esprit démocratique, n’abandonne jamais l’Américain ; elle le suit même au désert. Partout où une colonie d’Américains s’établit, deux choses, dès le premier jour, s’établissent en même temps qu’elle : un journal, un temple, et il faut y ajouter souvent aussi une loge maçonnique[1]. Six mois après la découverte de l’or en Californie, cet état, encore pour ainsi dire sans habitations humaines et sans industries de première nécessité, comptait déjà cinq ou six journaux importans, paraissant dans les différens districts, à San-Francisco, à Stockton, à Marysville. Dans les vieux états du nord, l’avidité de lecture n’est pas plus grande peut-être, mais elle trouve plus facilement à se satisfaire, et elle se satisfait amplement. M. Johnstone rapporte que, dans je ne sais quel village du nord, contenant une population de trois cent cinquante à quatre cents habitans, on recevait dix-sept journaux différens, pour la plupart d’agriculture, il est vrai. Ce village, qui reçoit plus de journaux que beaucoup de nos grandes villes de province, pourrait à la rigueur se dispenser de faire des emprunts à la presse des localités voisines, car il est rare qu’un village américain ne possède pas lui-même une imprimerie où s’édite un journal, rédigé par quelque demi-fermier, jadis colporteur, et qui sera un jour banquier ou magistrat.

Nous touchons à la cause secondaire la plus importante de l’énorme publicité américaine’. Le nombre extravagant des journaux des États-Unis vient de l’absence de véritable capitale. La presse américaine a un caractère provincial, local. Les journaux se consomment en quel que façon sur place, et ne sortent guère de l’état où ils sont nés. Quel curieux s’amuse à lire les journaux de Boston en dehors du Massachusetts, les journaux de Philadelphie en dehors de la Pensylvanie, les journaux de Baltimore en dehors du Maryland ? Il y a mieux : les journaux de Washington, dont quelques-uns sont l’organe du gouvernement, n’ont pour ainsi dire pas de public, et ne sont guère lus que par les journalistes. La presse seule de New-York, — la presse politique bien entendu, — se lit dans toute l’étendue de l’Union ; mais elle n’exerce pas à l’égard de la presse des autres états la même influence que la presse de Paris sur la presse des départemens, ou que la presse de Londres sur la presse des comtés. En France et en Angleterre, il n’y a pour toute la nation qu’une seule presse, parce qu’il n’y a qu’un seul gouvernement. En Amérique, il n’en est pas ainsi : chaque état a son gouvernement, qu’il est occupé à se former incessamment, ses institutions, qu’il altère, modifie, arrange à son gré, ses intérêts, qui diffèrent de ceux des états voisins. Ces différences, qui, vues de loin, ne paraissent que des nuances, suffisent cependant à établir une séparation assez grande pour que nul état n’ait le droit de parler au nom d’un autre. À ces différences, sans importance au point de vue de l’Union, joignez les différences d’institutions dans le nord et dans le sud, — à l’excessive décentralisation américaine ajoutez les distances à parcourir, et vous comprendrez pourquoi la presse américaine a ce caractère provincial, et pourquoi la domination d’une capitale est impossible. Les journaux de New-York ne peuvent parler aussi franchement de l’esclavage que les journaux de Richmond ; les journaux de Boston ne sont pas placés aussi convenablement que les journaux de San-Francisco pour parler au nom des intérêts californiens. La presse américaine est donc, comme le véritable pouvoir politique américain, locale, provinciale plutôt que nationale, — et quant à la presse de New-York, la seule qui soit lue dans toute l’étendue de l’Union, elle représente dans le gouvernement de l’opinion publique ce que représentent dans le gouvernement politique de l’Union le président et le congrès, c’est-à-dire qu’elle n’exerce qu’une influence générale, indirecte, presque abstraite, si l’on peut ainsi parler. La presse de New-York est la seule presse fédérale, nous n’osons dire nationale.

Pourquoi donc la ville de New-York, la ville mercantile et cosmopolite, jouit-elle de ce privilège plutôt que d’autres villes plus lettrées, plus cultivées, et à qui reviendrait de droit le gouvernement de l’opinion, si la fortune se tournait toujours du côté des plus dignes, — plutôt par exemple que Boston, la ville des unitaires et des philosophes, l’Athènes du Nouveau-Monde, comme l’appellent orgueilleusement les Américains ? Il semblerait que le droit de porter la parole devrait naturellement appartenir à ce petit état du Massachusetts, celui où l’amour de la vérité et de la justice est le moins souillé de l’alliage des passions vulgaires et des intérêts grossiers. À cette question, qui se présente tout naturellement à l’esprit, la réponse est facile, et cette réponse prouve une fois de plus que le pouvoir n’appartient pas toujours à l’intelligence pure, qu’il ne lui appartient même jamais, et qu’il passe naturellement du côté de la force. Le pouvoir ne dédaigne pas l’intelligence, mais il ne l’apprécie que lorsqu’elle est alliée à un mélange terrestre, à un mélange d’intérêts, d’appétits et de besoins qui lui prêtent un,corps et un but direct et sensible. Et c’est la ce qui fait le triomphe de New-York, et lui donne le droit de se dire la capitale de l’Union. C’est la seulement qu’existe ce mélange de lumières et d’intérêts qui fait la force des sociétés. Les lumières n’y sont pas aussi grandes ni surtout aussi épurées que dans le Massachusetts, mais elles y sont plus grandes que dans les autres états ; elles y sont mêlées à des intérêts positifs et pratiques, et les intérêts y sont aussi moins grossiers que dans le sud et dans l’ouest, plus humains et plus éclairés. Enfin, et c’est là ce qui donne à la presse de New-York son caractère fédéral, New-York n’est pas seulement le grand entrepôt commercial de l’Union, le centre de ses affaires matérielles, le grand lien avec l’Europe, le lieu de dépôt des cotons du sud, des céréales de l’ouest et de l’or californien ; c’est aussi le centre social de l’Amérique du Nord, le foyer où viennent se briser et se fondre en un seul rayon toutes les opinions politiques et morales des différens états. New-York, ville cosmopolite, à demi américaine, à demi européenne, est par sa position la seule où toutes les opinions puissent librement se déployer et en même temps se modérer et se neutraliser mutuellement. Partout ailleurs, elles sont tranchées, exclusives, intolérantes. Un journal abolitioniste ne pourrait s’établir sans péril à la Nouvelle-Orléans ; un journal franchement partisan de l’esclavage ne pourrait exister à Boston. À New-York au contraire, whigs et démocrates, free soilers et partisans de l’esclavage, annexionistes et ennemis de la conquête peuvent exprimer sans crainte leurs opinions. Ainsi réunies dans ce grand caravansérail, ces opinions, qui partout ailleurs sont dangereuses, parce qu’elles sont maîtresses exclusives, se tempèrent et s’habituent à la modération. New-York est la ville impartiale, indifférente par excellence, et, si l’on peut s’exprimer de la sorte, la plus largement constitutionnelle de l’Union. Elle ne tire pas à elle la constitution pour l’interpréter dans un sens exclusif, comme le Massachusetts ou la Virginie, et c’est pourquoi la presse de New-York a l’honneur et le privilège d’être la seule qui représente les intérêts fédéraux de la grande république.

La presse est donc une institution essentiellement anglo-saxonne. Jusqu’à présent, elle n’a trouvé nulle part ailleurs les mêmes conditions de prospérité matérielle qu’en Amérique et en Angleterre ; dans tous les autres pays, elle a toujours vécu d’une vie troublée et incertaine, même lorsque ces pays ont été traversés par de grands souffles de liberté et qu’ils ont joui d’institutions libérales. Cette publicité immense ne tient pas autant qu’on pourrait le croire à la liberté politique. La liberté a été dans ce succès un moyen, un instrument plutôt qu’une cause. La cause véritable, il faut la chercher dans la curiosité sérieuse et dans l’ardeur d’information de la race elle-même, curiosité et ardeur aidées par mille circonstances, en Angleterre par l’esprit politique, la situation géographique, une infinie variété de sectes et de partis, favorable à la controverse, — en Amérique par l’esprit d’égalité, l’excessive décentralisation, le droit des états à se gouverner eux-mêmes, et les différences radicales d’institutions entre le nord et le sud. Ainsi chez les deux peuples, comme on le voit, les causes du succès de la presse se ressemblent beaucoup, et il est facile, une fois qu’on a constaté et expliqué les détails et les usages particuliers à chacun, de ramener ces causes à deux principales, — la curiosité, l’individualisme.


II. – REVOLUTION DANS LE JOURNALISME. – LA PRESSE A BON MARCHE.

Il ne faudrait pas croire cependant que cette publicité énorme date de fort loin aux États-Unis. En tenant compte de l’accroissement de la population et par conséquent de l’accroissement des lecteurs, il serait difficile encore de s’expliquer un tel phénomène ; mais depuis vingt-cinq ans la presse américaine a subi une révolution qui a multiplié à la fois le nombre des lecteurs et celui des journaux. Je veux parler de l’établissement de la presse à bon marché, penny press, comme on dit en Amérique. La presse française a subi une révolution semblable ; mais les résultats ont été bien différens. Le bon marché de nos journaux n’en a pas accru l’influence morale, il s’en faut ; les lois politiques auxquelles ils ont été soumis sous tous les régimes ont considérablement amoindri et gêné les résultats qu’ils pouvaient attendre de leur diminution de prix, et quoique le nombre des lecteurs ait augmenté, il n’est pas devenu assez grand pour permettre aux journaux une concurrence illimitée. Les entraves de la loi n’existeraient pas, qu’il serait très difficile que deux ou trois feuilles périodiques nouvelles pussent vivre honorablement en concurrence avec leurs aînées ; elles devraient se résigner à mourir, ou bien à tuer quelques-unes de leurs rivales. Cette révolution a produit des résultats tout contraires en Amérique. Le ton moral de la presse ne s’est pas élevé, mais en revanche les bénéfices matériels n’ont rien laissé à désirer. 568 journaux littéraires et 1,630 journaux politiques trouvent le moyen de vivre aux États-Unis avec un public de 21 millions d’hommes tous ayant fort peu de loisirs et très occupés à courir après la fortune. À la bonne heure ! si ce n’est pas le triomphe de la démocratie, c’est bien certainement celui de la presse démocratique. Il vaut la peine d’opérer une révolution quand on est sûr d’obtenir de tels résultats.

Racontons en détail l’histoire de cette révolution, elle est curieuse et nous fera pénétrer dans l’intimité des mœurs de la presse amé ricaine. Il y a vingt-cinq ans, les journaux américains étaient d’un prix aussi élevé que ceux de notre continent : un numéro ne coûtait pas moins de 30 centimes. À ce prix, la vente était naturellement très restreinte. Pas de débit aux gares de chemin de fer ou au départ des bateaux à vapeur, sauf quelques numéros isolés vendus à tel membre du congrès en route pour Washington, ou à tel riche négociant désireux de se tenir au courant des prix du marché. La vente irrégulière sur la voie publique, la vente au numéro, qui a fait la fortune récente de tant de membres de la presse, n’existait pas. Les journaux vivaient principalement des abonnemens réguliers et envoyés à domicile. Mauvaise affaire : le prix de l’abonnement n’était jamais payé d’avance, l’Américain comme l’Anglais ayant une invincible répugnance à payer une chose qu’il n’a pas reçue, que ses yeux ne voient pas en substance, et qu’il ne peut toucher de ses doigts. Une autre répugnance de l’abonné américain, et celle-là lui est toute particulière, c’est de se séparer de sa monnaie et de payer le prix de son abonnement. Vainement le lui réclamait-on et quelquefois dans les termes les plus pathétiques ; il ne s’exécutait qu’à la dernière extrémité, et souvent préférait ne plus recevoir son journal. Vers l’année 1833, tout changea de face, et les journalistes trouvèrent un moyen de se débarrasser de la tyrannie de leurs abonnés. Un jeune étudiant en médecine, M. Horatio Davis Sheppard (conservons le nom de ce bienfaiteur de l’espèce humaine, comme l’appellent les récens historiens de la presse américaine), conçut l’idée de la presse à bon marché. Il avait été frappé, paraît-il, de la rapidité avec laquelle les brocanteurs et traficans des rues vendaient leurs marchandises à bas prix. Comme il était en train de méditer sur le meilleur moyen de faire fortune, et que dans de telles dispositions d’esprit on rapporte à ses méditations tous les faits qu’on observe, quelque éloignés qu’ils soient du but qu’on recherche, il se dit que l’application à la presse du principe du bon marché le conduirait au résultat désiré. Il avait une trop petite fortune pour suffire à une entreprise dont les commencemens devaient être dispendieux ; il alla proposer son plan d’imprimerie en imprimerie, partout il fut refusé. Enfin il trouva un appui dans MM. Francis Story et Horace Greeley, tous deux employés alors à l’imprimerie et à la rédaction d’un journal nommé l’Esprit de l’Époque. Le journal qu’ils fondèrent ensemble, et qui se nommait le Morning Post, débuta mal et sous une mauvaise étoile. Il fit son apparition le 1er janvier 1833, au milieu d’une tempête de neige qui dura près de huit jours. Les habitans de New-York restaient chez eux, et les rares passans n’avaient aucune envie de s’arrêter pour acheter un nouveau journal. Cet accident fut fatal au Morning Post. Il avait débuté pour ainsi dire sans capital ; huit jours de frais non couverts par la vente étaient pour lui un coup mortel : aussi, trois semaines après son apparition, il avait cessé d’exister. Le docteur Sheppard avait d’ailleurs, de l’avis de tout le monde, commis une faute énorme en fixant le prix de son journal à un sou, au lieu de deux. L’expérience a prouvé, dit-on, que deux sous étaient le véritable prix du journal à bon marché.

Le Morning Post mourut, mais non pas l’idée qui lui avait donné naissance. Neuf mois après parut le Sun, journal encore existant aujourd’hui, sous la direction d’un M. Benjamin Day, actuellement riche éditeur de New-York. Le succès fut énorme, et prouva que le docteur Sheppard ne s’était pas trompé. La lumière attire les phalènes, et l’odeur du sucre les fourmis ; les éditeurs du Sun ne pouvaient manquer d’avoir des imitateurs. Au printemps de 1834 parut le Transcript, édité par deux rédacteurs du Sun lui-même, MM. Willougby Lynde et Stanley. L’affaire réussit encore ; si deux journaux ont réussi, pourquoi pas un troisième ? M. George Evans fonde l’Homme (the Man), MM. Lincoln et Simmons le Morning Star. Tous ces journaux se sont éteints successivement, et de tous ceux que nous venons de nommer, le Sun seul subsiste encore ; mais le mouvement était imprimé à la presse, et il ne devait plus s’arrêter.

Toutefois ce succès avait ses vicissitudes. S’il ne fallut qu’un jour pour appeler l’attention du public sur cette nouvelle invention, il fallut un temps assez long pour lui faire prendre l’habitude de tirer régulièrement ses deux sous de sa poche. Il fallait lui offrir de l’extraordinaire pour le retenir ; il est inutile de dire par conséquent que les rédacteurs ne se donnaient pas beaucoup de peine pour être sensés et raisonnables, mais qu’ils s’en donnaient beaucoup pour être intéressans. La partie la plus soignée de la rédaction était les rapports de police. Quel bonheur pour l’éditeur lorsqu’il avait à faire part à ses abonnés de quelque crime bien émouvant, et quelle ressource pour sa plume, si elle avait à faire la description de quelque dramatique application de la loi du lynch ! Quelque délit bien comique, quelque grotesque polissonnerie relevant de la police correctionnelle étaient aussi une heureuse aubaine. Néanmoins on se lasse de tout même des crimes et des délits, et à certains momens il fallait stimuler la curiosité du public. Le Sun sentit sans doute cette dure nécessité. Un ou deux ans après sa naissance environ, il publia ce fameux canard à la lune, moon hoax, qui n’est pas encore oublié aujourd’hui. L’article, dû à la plume d’un certain M. Richard Adams Locke (conservons aussi pieusement son nom), racontait avec les plus grands détails les prétendues découvertes de sir John Herschel au cap de Bonne-Espérance. L’effet de ces nouvelles fut immense ; quelques journaux les reproduisirent avec empressement, en prédisant à Herschel l’immortalité. « Cela place sir John bien haut dans la science, » disait avec gravité le Daily Advertiser de New-York. D’autres journaux furent jaloux de la bonne fortune du Sun, et, ne comprenant pas la fraude, annoncèrent qu’eux aussi avaient reçu ces brillantes nouvelles, et qu’ils les publieraient dans leurs plus prochains numéros avec de nouveaux détails.

Pendant que le Sun marchait dans cette voie splendide, un nouveau rival se levait, qui devait un jour le laisser dans l’ombre. Un jeune Écossais, qui depuis dix ans cherchait fortune sur tous les pavés de l’Union, et promenait son active personne de Boston à Washington, de Washington à Richmond, et de Richmond à New-York, M. James Gordon Bennett, édita en mai 1835 le New-York-Herald. Il commença ce célèbre journal, le seul journal américain qui soit généralement répandu en Europe, pauvre de fonds, mais riche d’espérances. Comme il fallait vivre en attendant, il eut recours à des stratagèmes qui ne le cédaient certainement en rien au moon hoax. Le Pline, l’Isocrate américain qui nous a fait en quatre cent quatre-vingt-huit mortelles pages le panégyrique de cet étrange héros, raconte ces stratagèmes avec une candeur qui déconcerte et désarme. De temps à autre, on voyait apparaître dans le New-York-Herald de faux messages du général Jackson ou de M. Marcy, alors gouverneur de l’état de New-York. C’étaient là les coups de fouet par lesquels l’ingénieux publiciste stimulait la curiosité de ses lecteurs et excitait les colères de ses confrères. Les uns riaient, les autres grognaient, mais tout le monde lisait le facétieux journal. Un ami rencontre un jour M. Bennett et lui reproche ses plaisanteries trop multipliées. « Bennett, qu’est-ce que cela signifie ? quand donc serez-vous sérieux ? M. Bennett répondit par un mot digne de Molière : — Je veux faire un journal pour la foule, et non pas pour Wall-Street (la rue où s’imprimaient les journaux antérieurs à la penny press). Je suis toujours sérieux dans le but que je poursuis, mais je suis quelquefois enjoué dans les moyens que j’emploie. » C’est ainsi que fut fondé le New-York-Herald. Le parti démocratique avait son organe dans la presse à bon marché, le parti whig devait avoir le sien. Son organe dominant était alors le Courier and Enquirer, journal d’un prix relativement élevé : dix dollars par an. MM. Horace Greeley et Raymond se chargèrent de combler le vide, et en1841 apparut le premier numéro du New-York Tribune, qui fut pour le parti whig ce que le New-York Herald était pour le parti démocratique. Désormais la révolution était opérée, et un nouveau régime était établi pour la presse américaine.

Cette révolution eut des conséquences ailleurs que dans la presse ; elle créa une nouvelle profession et donna une nouvelle activité à une ancienne industrie. Les newsboys furent enfantés par la presse à bon marché, et l’on eut des revendeurs chargés de crier le journal à travers les rues comme une denrée. Ce commerce d’une nouvelle espèce a même si bien prospéré, que la spéculation s’en est mêlée. Des spéculateurs se sont partagé les différens quartiers de la ville, et ont acheté le droit de vendre ou de faire vendre à leur profit tel ou tel journal dans le district qu’ils ont choisi. Dès 1836, dit un des historiens de la presse américaine, le droit de vendre le Sun dans tel ou tel district n’était pas acquis à un prix moindre que 6 ou 700 dollars. Quant à la vieille industrie que la presse à bon marché a stimulée, c’est celle des annonces. Ce mode de publicité, qui a fait la fortune de tant de charlatans célèbres dans le monde entier, n’est nulle part employé avec autant de cynisme qu’en Amérique. Ce sont les Américains qui, je crois, se sont servis les premiers de la poésie comme moyen de réclame, et ont fait des annonces sous forme de romances pouvant se chanter sur un air national ; ce sont eux qui, renonçant à l’excentrique et concise annonce anglaise, ont inventé l’annonce longue d’une colonne, emphatique, verbeuse et interminable comme le discours d’un charlatan. Bien des industriels ont fait usage de ce moyen de publicité, depuis le mécanicien hâbleur et honnête qui annonce sa machine à vanner comme la merveille du monde jusqu’au magnétiseur hâbleur et malhonnête ; mais il y a deux professions qui ont employé l’annonce avec une audace qui ne laisse rien à désirer : ce sont les éditeurs et les médecins. L’extravagance des annonces de librairie dépasse tout ce qu’on peut imaginer. L’éditeur ne se contente pas de citer les opinions de la presse, ainsi que cela se pratique ordinairement en Angleterre. Il fait lui-même l’éloge de ses livres, et dans quels termes ! Ces appréciations enthousiastes ne sont pas infiniment variées, car elles sont toujours hyperboliques, et la figure nommée hyperbole n’a guère de nuances. L’éditeur américain semble ne connaître d’autre méthode d’admirer que celle du naïf Vasari, l’historien des peintres : « Et c’était le plus beau tableau que l’on eût jamais vu ! » L’éditeur américain parle de même. Il ne vous dira pas que le livre qu’il publie est intéressant, instructif, plein de grâce ou plein de force. Non, il vous dira invariablement que ce livre est le plus beau qui ait été fait, et qu’il va inaugurer une nouvelle ère dans l’histoire intellectuelle de l’humanité. Telle est l’annonce grave et sérieuse. L’annonce facétieuse a plus de variété et de désinvolture : coups de tam-tam charivariques, parades bouffonnes, musique et poésie, tous les moyens de séduction possibles sont déployés pour séduire l’acheteur. Nous voudrions mettre sous les yeux de nos lecteurs un spécimen de cette littérature d’un nouveau genre ; en voici un que nous prenons au hasard dans le New-York Tribune du 26 avril 1856. Un éditeur annonce la publication d’un roman intitulé les Filles de la verte Montagne :

Les filles de la verte montagne !
Vivent leurs figures radieuses !
Vivent leurs rayonnantes chevelures !
Vivent leurs voix argentines !

Ces groupes de jeunes filles
Odorantes comme des bouquets de fleurs !
Poète, dites-moi, ne dirait-on pas
Une avalanche de roses ?

Lorsqu’elles sourient, on entend une musique
Douce comme le chant du rouge-gorge ;
Et ne sont-elles pas comme des anges
Moins les ailes d’or ?

Vivent les figures radieuses,
Vivent les chevelures rayonnantes,
Vivent les voix argentines
Des filles de la verte montagne !

« Les belles filles de la verte montagne ! qui ne les aime pas ? Aujourd’hui en vente chez tous les libraires les Filles de la verte Montagne, histoire du Vermont, par Blythe White, etc. »

On ne peut, après tout, reprocher à ces annonces que le charlatanisme avec lequel elles sont écrites. Il n’en est pas de même des annonces médicales, qui sont beaucoup plus dangereuses. Le premier venu, moyennant quelques dollars, a le droit de faire annoncer, sous le nom d’eaux de santé ou de pilules universelles, d’horribles mélanges chimiques et d’affreux précipités. Bien heureuses les dupes, lorsqu’elles tombent tout simplement sur quelque innocente drogue, comme la médecine incomparable (matchless sanative), qui eut un succès merveilleux à Boston il y a quelques années, et qui n’était que de l’eau colorée, ou sur les pilules végétales du docteur Moffat ou du docteur Brandeth, deux pauvres jeunes gens, dit avec attendrissement l’auteur américain auquel nous empruntons ces détails, jadis sans fortune et maintenant millionnaires ! Tous les gens qui se servent de l’annonce ne sont pas aussi scrupuleux, et le mal est allé si loin, que la législature de l’état de New-York s’est occupée d’un bill pour défendre la vente de toute médecine qui ne porterait pas inscrits sur son enveloppe les noms des matières qui la composent. Plusieurs fois on s’est élevé avec raison contre cette insouciance, ou, pour lui donner son véritable nom, contre cette semi-complicité des directeurs de journaux, qui prêtent l’appui de la publicité aux plus honteuses inventions du charlatanisme : voilà le revers de la médaille ; mais ces annonces rapportent de si beaux profits ! C’est par centaines de mille qu’il faut compter les dollars qui sont employés chaque année à des annonces de cette nature. On cite un certain docteur Morehead, inventeur de ceintures magnétiques, qui, outre ses frais d’annonces, a dépensé trente mille dollars en une année pour la publication d’un almanach qu’il donne gratis au public.


III. – CARACTERES ET MEOURS DE LA PRESSE AMERICAINE.

Nous n’avons pas à faire la nomenclature de la presse américaine ; une telle entreprise, outre ce qu’elle aurait d’ennuyeux, est presque impraticable, et nous ne pouvons que renvoyer le lecteur curieux à la liste que nous-même en avons donnée dans une publication voisine de la Revue[2]. Il y trouvera en abondance des Boston Post, des Philadelphia Ledger, des Washington Union, des New-Orlean’s Daily Picayune. Un seul fait ressortirait de cette liste, et nous pouvons l’énoncer ici : c’est le nombre prodigieux d’élémens contraires et hétérogènes qui fermentent ensemble dans cette cuve démocratique. Journaux politiques, religieux, étrangers, accusent la présence de sectes ennemies ou rivales, d’intérêts infiniment divers, de populations dissemblables éparses sur le sol de l’Union. Irlandais, Allemands, Hollandais, Espagnols, Italiens, ont leurs organes rédigés exclusivement pour eux et dans leur propre langue. Les intérêts des Indiens sont représentés par un journal qu’écrivent en langue indigène deux avocats peaux-rouges. Tout intérêt de circonstance, tout phénomène passager trouve aussitôt une voix pour s’exprimer. Chaque élection présidentielle fait éclore un certain nombre de journaux destinés à soutenir les diverses candidatures et à s’éteindre après le vote populaire. Les rapping spirits et les tables tournantes ont leurs organes : une vingtaine de journaux et sept ou huit magazines au moins. C’était le chiffre qu’on donnait il y a deux ans ; il est possible qu’il ait augmenté, et il n’est malheureusement pas probable qu’il ait diminué. Il y a mieux cependant que tout cela : les fous eux-mêmes, avons-nous lu quelque part, ont leur journal, destiné sans doute à servir d’interprète à tous les Bedlams du Nouveau-Monde. Nous regrettons de ne pouvoir placer sous les yeux de nos lecteurs quelques échantillons de cette littérature, réellement nouvelle et jusqu’à présent inconnue. Laissons de côté toute aride nomenclature, et essayons de montrer ce que c’est qu’un journal et surtout un journaliste américain.

Un journal américain, pour peu que vous ayez déplié celui-ci ou celui-là, vous frappe à première vue par son aspect démocratique. C’est une marchandise abondante et à bon marché. Papier grisâtre, mou et se déchirant aisément, impression incorrecte, caractères à demi effacés, rien de ce qui révèle le bon marché ne lui manqué. Le ton du journal est trop souvent en parfait rapport avec sa figure : injures, outrages, dénonciations personnelles, y abondent. Le tout ensemble, figure et ton, a quelque chose de vulgaire, coarse, comme disent les Anglais. Quand le journal américain s’indigne ou attaque, il outrage, et les mots de ruffian, liar, villain, abondent ; quand il plaisante, il n’est jamais gai ou ironique il est facétieux. Il a exactement la colère ou la gaieté des foules, et il s’élève rarement au-dessus de ce niveau. Son second caractère, et celui-ci ne frappe qu’à la longue et après une lecture répétée, c’est la vulgarité et la petitesse des intérêts dont il s’occupe. Sauf les occasions accidentelles comme les élections à la présidence et cette éternelle question de l’esclavage rarement les journaux yankees ont à prendre la défense d’une grande cause ; ce sont des polémiques à l’infini sur de misérables incidens qui cachent de misérables intérêts, sur une nomination de gouverneur, sur un siège vacant au congrès, sur une démonstration populaire, sur les menées obscures de quelque membre du sénat. Dans les polémiques relatives à l’esclavage même, ce n’est jamais la question morale qui fait le fond du débat ; pour peu qu’on y regarde attentivement, on s’aperçoit qu’il s’agit d’intérêts individuels très éloignés de ce grand sujet. Cet article sur l’esclavage, où il n’est pas, à proprement parler, question de l’esclavage, vous en aurez la clé, si vous savez qu’il existe une famille van Buren qui appuie l’influence des démocrates free soilers ; cette sortie furibonde contre les agitateurs qui veulent briser l’Union ne doit pas vous en imposer : il ne s’agit pas de ce grand intérêt de l’Union ; il s’agit de nuire, s’il est possible, à la puissante influence de M. Seward. On sent à cette lecture que l’on est dans un pays absolument démocratique et où les intérêts individuels se donnent libre carrière ; on sent aussi que l’on est chez un peuple jeune, qui n’a pas encore d’histoire, et dont les élémens n’ont pas assez de cohésion pour que sa politique ait de l’unité, et ses intérêts de la grandeur.

Cette absence de grandeur dans la politique imprime au journal américain un cachet singulier de sécheresse et de monotonie. Dans une lettre écrite de Paris en 1847, M. Bennett reprochait précisément aux journaux français ce même vice de monotonie. « Depuis quatre mois, disait-il, les journaux vivent sur ces deux thèmes, les mariages espagnols et Cracovie, Cracovie et les mariages espagnols. Des lecteurs américains ou anglais seraient bien vite fatigués et ennuyés d’entendre ces deux éternelles notes. » N’en déplaise à M. Bennett les Américains au contraire ne paraissent pas s’ennuyer très vite d’entendre répéter les mêmes articles une ou deux fois par semaine et quelquefois davantage, et cela pendant dix années consécutives, sur la clique du journal la Tribune par exemple, ou sur les desseins pervers des abolitionistes. Il n’y a point de pays au monde où l’on répète avec une pareille opiniâtreté les mêmes variations sur les mêmes thèmes connus. Toujours l’esclavage, Cuba, le Maine liquor Law ! À ce fond solide et invariable viennent s’ajouter des comptes-rendus de discours ou de meetings qui redisent à leur tour le refrain des colonnes éditoriales, l’esclavage, Cuba, le Maine liquor Law. En outre M. Bennett aurait pu, sans de bien grands efforts d’esprit, se convaincre que les mariages espagnols et l’incorporation de Cracovie offraient pour le moins autant d’intérêt que plusieurs des sujets sur lesquels il aime à exercer sa plume. À Dieu ne plaise que nous voulions rabaisser ici les questions qui font le souci de tous les cœurs et de toutes les âmes aux États-Unis ! mais enfin la question de Cuba, par exemple, ne réveille d’autres souvenirs que ceux de Lopez et de ses flibustiers, tandis que les mariages espagnols réveillaient les souvenirs d’une politique traditionnelle, appuyée sur les siècles. Sans être le moins du monde emphatique, on pouvait, en traitant cette question, évoquer les ombres majestueuses de Louis XIV et de Napoléon, et soumettre leur politique à un nouvel examen. Que dis-je ? si l’on était clairvoyant, on pouvait rappeler les mauvais succès de ces deux souverains, et insinuer que si les personnes de Guillaume et de Wellington avaient cessé d’être redoutables, l’esprit qui les animait l’était toujours.

Oui, dès qu’on sort de la lecture d’un journal américain, l’Europe, même dans le fâcheux état où elle est aujourd’hui, reprend tout son avantage. On sent alors tout le prix de la tradition, tout ce qui s’attache de grandeur à des institutions à l’ombre desquelles ont vécu tant de générations, tout ce qu’il faut de force morale ou d’héroïque audace pour oser porter la main sur elles. Remuer un caillou parmi nous est une œuvre périlleuse, et qui renferme plus de conséquences historiques que la fondation d’une ville entière en Amérique. L’Europe est et sera longtemps encore le pays des grandes questions. Deux ans durant, nos journaux ont été occupés de la guerre d’Orient, et je me rappelle à ce sujet qu’un journal américain a bien voulu convenir que les batailles livrées par la France et l’Angleterre n’étaient pas inférieures aux batailles de la guerre du Mexique sous la présidence de M. Polk. Soit, nous pouvons mettre de côté tout amour-propre national ; mais qu’est-ce qui était le plus important pour l’humanité, la guerre du Mexique ou la guerre de Crimée ? San-Francisco pourra bien être un jour, je le sais, le lieu de rendez-vous de toutes les marines de la terre, et alors l’empire californien aura sa grandeur ; mais cette grandeur a besoin d’être créée. Constantinople au contraire pouvait devenir une ville russe ; il y avait de la grandeur à empêcher un tel événement, et cette grandeur est immédiate. Telle est en effet la situation qu’une longue histoire crée aux peuples ; ils ont à se décider immédiatement sur de grands intérêts. La situation des États-Unis est tout autre. Là, les grands intérêts ne s’élèvent pas au-dessus des établissemens de chemins de fer ou des questions de tarifs ; la grande question de l’esclavage à peine elle-même à sortir de l’ordre économique et à devenir une question morale. Certes les élémens d’avenir abondent en Amérique, mais ces élémens ont besoin de s’assembler, de se grouper, de se combattre, de se solidifier en institutions, de devenir chair et sang, mœurs vivantes ; alors la politique américaine aura acquis ce qui lui manque, et elle en connaîtra le prix ? En attendant, que les États-Unis se contentent d’être riches et tranquilles, et qu’ils se redisent, en manière de consolation, l’axiome de Montesquieu : « Heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire ! » Pour le quart d’heure, toute l’histoire des États-Unis consiste en un travail de fermentation qui est visible et dans une dissémination d’élémens qui se cherchent sans se rejoindre, se combattent sans s’atteindre, et s’appellent sans pouvoir s’entendre : spectacle curieux pour le philosophe ou le rêveur, mais qui échappe et doit échapper au journaliste.

Ce travail de fermentation en effet échappe à celui qui est lui-même plongé dans un tel milieu. Le journal des États-Unis ne reproduit pas ce qu’il y a de véritablement curieux dans la vie américaine : il reproduit pour ainsi dire ce qu’il y a de monotone dans cette société ; il ignore les nuances et les délicats mouvemens de la vie. Nous ouvrons une de ces immenses feuilles, et nous y lisons un compte-rendu d’une séance du congrès : le directeur du journal a un correspondant à Washington, et cela est fort bien ; cependant nous aurions bien désiré qu’il eût plusieurs sténographes chargés de suivre les camp meetings et de nous décrire ces scènes singulières. De loin en loin, nous voyons apparaître quelque discours d’un ministre unitaire de Boston ou une lecture d’un transcendentaliste de Concord ; mais nous voudrions bien savoir les mœurs, les habitudes de ce groupe subtil, et entendre les conversations qui se tiennent dans ces conclaves de mystiques lettrés. Parfois un crime dû à la superstition vient éveiller notre intérêt, mais nous n’en démêlons pas très bien les causes. Peut-être les comprendrions-nous mieux, si nous étions introduits dans un ménage de millénaires, ou si nous assistions à quelque séance de magnétisme animal dans une ferme de village yankee. Le paquebot arrive de San-Francisco, apportant tant de passagers et tant de millions de poudre d’or, parfois aussi la nouvelle de quelque application sauvage de la loi du lynch ; oui, mais son arrivée m’intéresserait davantage, s’il m’apportait la chronique détaillée des maisons de jeu et des tavernes. Les plus curieux documens sur la vie américaine ne se trouvent pas et ne peuvent pas se trouver dans le journal, et les voyageurs nous renseignent beaucoup mieux à cet égard que ne pourrait le faire le plus consciencieux et le plus clairvoyant journaliste ; Nous aurions une excellente histoire contemporaine des États-Unis depuis vingt ans, si nous possédions le journal d’un pionnier de l’ouest, les mémoires d’une vieille négresse, les souvenirs d’un ami de la tempérance ou d’un prédicateur de camp meeting, les confessions authentiques d’un gambler californien. Ces documens échappent nécessairement au journaliste, qui est obligé de s’inquiéter plutôt du mouvement politique et de la vie officielle de la nation.

Il faut dire néanmoins à la louange des journaux américains que, s’ils n’abondent pas en documens curieux, ce n’est point la faute de leurs directeurs, qui font réellement des efforts considérables pour satisfaire l’avidité de leurs lecteurs et attirer les abonnés. Ni frais ni démarches ne leur coûtent. Les télégraphes électriques fonctionnent et les paquebots fument pour leur apporter, quelques heures avant l’arrivée ordinaire des nouvelles, les discours prononcés au congrès par tel personnage politique, ou les correspondances sur telle ou telle émeute dans un état éloigné. Des lettres leur sont envoyées des territoires les plus déserts et des plus sauvages districts. Si une colonie de cent émigrans s’est établie récemment dans le Minnesota, ils le disent ; ils savent le nombre des têtes de bétail que contiennent les fermes de l’Orégon. Quelque peines qu’ils se donnent cependant, ils ne dépassent jamais l’horizon du Nouveau-Monde. Telle est la grande originalité du journal des États-Unis : il est avant tout et surtout, bon gré mal gré, américain. Les contrées les plus inaccessibles et les plus lointaines du Nouveau-Monde sont plus près de l’Américain que l’Europe, dont les steamers de la compagnie Collins atteignent les rivages en onze ou treize jours. Les correspondances et les nouvelles dont les colonnes des journaux américains sont remplies viennent du Mexique de Panama, de l’Amérique centrale, du Chili, du Paraguay. Une révolution à Mexico est un événement d’un assez médiocre intérêt ; mais le récit de cet événement, que nos journaux constateraient en quelques lignes, occupe plus de place dans le journal américain que n’en occuperait certainement la chute d’un pouvoir comme le saint-siège ou la dislocation d’un empire comme l’Autriche. La révolution qui a renversé Santa-Anna coïncidait avec la guerre de Crimée ; mais le premier de ces deux événemens était rapporté avec bien plus d’étendue que le second. Involontairement et sans le savoir, le journal américain applique la doctrine de Monroë et exclut le vieux monde de ses colonnes. Les correspondances étrangères, sauf celles qui sont envoyées d’Angleterre ce pays détesté, mais qui se rattache aux États-Unis par tant de liens, n’existent pour ainsi dire pas. L’Espagne, l’Italie, et, ce qui est plus étrange, l’Allemagne, sont pour eux des pays à demi effacés de la mappemonde ; la France n’est pas beaucoup mieux traitée[3]. Avec le journal américain, on se sent transporté réellement dans un autre hémisphère. Nous n’avons pas le droit de nous : en plaindre à la vérité, car un Américain pourrait assez justement nous demander si c’est pour écouter des échos affaiblis de l’Europe que nous lisons un journal des États-Unis. C’est dans ce fait qu’est le grand intérêt et l’avenir de la presse américaine : le journal de New-York tend à devenir pour le Nouveau-Monde ce que le journal anglais est pour l’ancien monde ; l’Europe ne le préoccupe que très secondairement, et ce détail en dit assez sur les dispositions et la nature des lecteurs auxquels il s’adresse Moralement, le nouveau continent est séparé de l’ancien ; il n’y a aucune solidarité entre ses destinées : et les nôtres, aucun lien historique ; le souvenir de l’origine anglaise, et, fait bizarre, l’action latente et sourde de la cour de Rome sont les deux dernières influences générales qui rattachent encore ces populations à l’Europe.

Voilà donc les caractères du journal des États-Unis : démocratique de l’on et d’aspect, monotone dans sa polémique, roulant sur des objets sans grandeur et sur des détails sans intérêt universel, mais foncièrement américain et n’ayant jamais que l’Amérique en vue. Voyons maintenant les hommes qui le créent et le dirigent la situation d’un journaliste américain diffère sensiblement de celle d’un journaliste européen. Le journaliste américain est un personnage très redoutable et très redouté, qui jouit d’un pouvoir politique considérable. Il doit cette situation exceptionnelle à un fait peu remarqué : il est à peu près le seul individu exerçant une action et une influence publique aux États-Unis qui ne soit pas soumis au vote populaire et au caprice électoral. Président, représentans, juges, gouverneurs d’état, sont soumis à l’élection et reconnaissent un maître ; le journaliste est son propre électeur, il ne prend de mandat de personne ; il est, en un certain sens, le seul homme libre de cette société démocratique. L’homme politique peut le dénoncer ou le flétrir du haut de la tribune, mais peu lui importe ; la liberté le protége aussi bien que son ennemi, et il n’a pas à rendre compte de sa conduite à des assemblées capricieuses. Le bourgeois américain, le riche marchand, le ministre de l’église, peuvent le mépriser ; mais, tout en le méprisant, ils sont ses tributaires, ils achètent son journal, et relèvent ainsi de lui bon gré mal gré. Cette situation unique lui crée, au sein d’une société aussi mobile, une sécurité dont il use et abuse sans se gêner. Une autre circonstance vient encore lui prêter une force nouvelle : un journaliste aux États-Unis n’est pas, comme en Angleterre, un rouage inconnu d’une grande machine anonyme ; c’est un individu. En d’autres termes, le journal n’absorbe pas son rédacteur, c’est le rédacteur au contraire qui absorbe le journal. L’idée du journal ne se sépare pas, dans l’esprit d’un Américain, de l’idée du rédacteur même. Journal et journaliste ne font qu’un. Nous lisons le Times, le Daily-News, le Standard, sans nous inquiéter de savoir qui l’édite ou le rédige ; nous savons que ces journaux représentent tel ou tel parti, et cela nous suffit ; c’est l’opinion d’un groupe anonyme que nous avons sous les yeux. Il n’en est pas ainsi en Amérique, et quoique les colonnes du journal soient rédigées d’une manière anonyme, la pensée du lecteur attache un nom à cette prose, qui ne porte aucune signature. Ainsi le Courier and Enquirer ou M. Watson Webb, le New-York Herald ou M. Bennett, le Daily-Times ou M. Raymond, sont une seule et même chose. On dit généralement : « Horace Greeley disait l’autre jour, » aussi bien qu’on dirait : « Le New-York Tribune disait, etc. » Cette habitude de rapporter à un individu plutôt qu’à un parti l’influence d’une machine aussi considérable qu’un journal donne aux journalistes une puissance personnelle toute particulière.

Cette situation entraîne nécessairement des conséquences, dont la moins importante est ce ton de pamphlet et ce style injurieux qui déparent les journaux américains, et dont la plus considérable est que la presse échappe au contrôle des partis, et n’a réellement pas d’utilité politique. Il a été très bien dit que la presse était un qua trième pouvoir ; oui, mais seulement lorsqu’elle est l’arme des partis. Elle n’est un pouvoir que lorsqu’elle représente tout un groupe d’intérêts et d’opinions respectables et puissans, par conséquent lorsqu’elle est anonyme. Alors la presse est un pouvoir redoutable, mais non pas le journaliste. Si l’on veut que la presse soit puissante, il faut qu’elle absorbe le journaliste. Si l’on veut que le journaliste soit un pamphlétaire, on n’a qu’à enlever à la presse son caractère anonyme. La presse anglaise n’est si puissante que parce qu’elle est l’organe des différens partis, et qu’elle n’a aucun caractère individuel. Je ne puis assez m’étonner que les partis, qui chez nous ont surtout besoin de l’action de la presse, aient eu l’étrange idée de la dépouiller de son caractère anonyme. C’était, a-t-on dit, pour lui enlever ce qu’elle a de dangereux ; mais l’expérience prouvera qu’elle devient plus dangereuse à mesure qu’elle devient plus individuelle, car elle ne sert plus d’autres intérêts que ceux de ses rédacteurs. Les Anglais seuls, avec leur génie politique et leur étonnante intelligence de l’emploi des diverses forces sociales, ont très bien vu l’utilité de la presse, et comment, à mesure qu’elle est plus puissante, elle est en même temps plus subordonnée. En Amérique au contraire, les partis ne sont, pour ainsi dire, pas représentés par leurs organes ; ils ne gagnent aucune puissance à être défendus par eux. Tout le profit de la presse revient non aux opinions, mais aux individus. Il en résulte ce bizarre phénomène, que la presse prise en général n’a aucune utilité politique, mais qu’en même temps, comme contraste, le journaliste est un personnage politique très puissant.

Cette absorption du journal par le journaliste, cette individualisation, s’il nous est permis de créer ce terme barbare, paraîtra peut-être à quelques personnes un mérite : les libéraux très avancés y verront une conséquence de la liberté illimitée ; d’autres arriveront à y voir un frein aux dangers de la presse. Les uns et les autres se trompent, croyons-nous. Rien n’indique mieux que ce fait le phénomène de dissémination que nous avons signalé comme propre aux États-Unis ; rien n’indique mieux un pays inorganisé, sans hiérarchie, et où chacun tire à son profit les avantages sociaux. D’autre part, apprenez à quoi peut servir la presse lorsqu’elle représente des individus et non plus des groupes. Nous avons dit que les polémiques du journal américain étaient frappées d’un cachet de stérilité et de monotonie, que sa politique était sans grandeur ; voilà une nouvelle explication de ce caractère. Le journal représente avant tout les intérêts du journaliste, il ramène toutes les questions à son propre horizon, il rapporte les affaires de l’état à sa propre personne. En dehors du journaliste et de ses intérêts, la presse n’est l’organe que des intérêts ou des influences individuelles, des petites cabales, des cliques, comme on dit en langue politique anglaise, jamais d’un parti. Tel journal abolitioniste ne défend que les intérêts du journaliste et de M. Seward. La presse est donc une puissance politique nulle, si le journaliste est tout-puissant. Que lui reste-t-il alors, et que représente-t-elle pour le grand public américain ? Nous l’avons dit en commençant, un moyen d’information.

La situation anormale du journaliste le fait redouter du public américain. Tout le monde le salue, parce que chacun le craint, mais cette crainte n’est pas faite pour inspirer l’estime ; aussi le journaliste n’est-il rien moins qu’aimé. On le respecte si peu, qu’on redoute sa présence, et que, dans une certaine partie de la société, écrire pour la presse équivaut à un arrêt d’ostracisme. Cette terreur mêlée de dédain n’implique nullement le mépris des lettres et de ceux qui les cultivent : nulle part au contraire l’homme littéraire n’est plus admiré qu’en Amérique. Un homme d’esprit attribuait dernièrement la détresse et la mort d’un romancier américain au mépris des démocraties pour les talens : c’est une accusation qui est démentie par les faits, et qui du reste n’est pas plus fondée pour les démocraties que pour les aristocraties ou même les monarchies absolues. L’homme littéraire, le poète, le romancier, le philosophe, le savant, l’artiste, sont au contraire les lions et les idoles de cette société, et l’admiration des Yankees pour leurs hommes d’esprit ne s’exprime pas seulement en complimens hyperboliques et en flatteries, elle s’exprime aussi en beaux deniers comptans et en bénéfices substantiels et pécuniaires. Les écrivains américains ont inventé un moyen de faire forrune qui prouve à quel point ils ont confiance dans leur public, et à quel point le public leur prête la main ; ce sont les cours (lectures) publics. J’ai sous les yeux les chiffres de recettes de quelques-unes de ces lectures, ils sont considérables. M. Bayard Taylor a retiré d’une seule lecture un bénéfice de 252 dollars. M. Thackeray, le romancier anglais, pour les cinq ou six leçons que nous avons lues réunies sous le titre d’Humoristes anglais au XVIIIe siècle, a reçu 13,000 dollars. C’est donc, on le voit, à d’autres raisons que le mépris de l’esprit qu’il faut attribuer l’espèce d’ostracisme que les Américains ont prononcé contre les membres de la presse. Cependant, comme il ne faut rien exagérer, ce dédain du penny a liner[4] ne va pas assez loin pour détourner les écrivains d’avoir des rapports avec la presse, et même de s’enrôler sous ses drapeaux. Un poète justement aimé, M. Cullen Bryant, rédige honorablement un journal démocratique de New-York, l’Evening Post. Marguerite Fuller, que ses amis avaient suffisamment encensée, fit partie, quoique sibylle, de la rédaction du New-York Tribune, et à sa suite tous les membres de la petite école du Massachusets ont eu occasionnellement des rapports avec ce journal, dont un voyageur ingénieux et renommé, M. Bayard Taylor, est aujourd’hui rédacteur. Toutefois ces exemples ne sont que des exceptions qui confirment la règle générale ; il y a aux États-Unis une distinction très marquée entre le journaliste et l’homme littéraire, et il faut en chercher la raison non-seulement dans les vices du journalisme, mais dans la puissance anormale des journalistes.

Ce despotisme du journaliste ne rencontre donc aucune contrainte constitutionnelle ; la seule contrainte qu’il connaisse, c’est celle de la foule. Ces deux tyrans, le journaliste et la foule, se rencontrent parfois en présence, et alors le journaliste risque fort, de payer en une seule fois pour tous ses petits délits passés. Ne pouvant pas être renversé par le vote populaire, le journaliste peut en revanche, être ruiné en un jour par la fureur populaire. Si un nombre suffisant d’individus se croit insulté ou attaqué, le rédacteur du journal est exposé à recevoir une visite encore moins parlementaire que la prose malencontreuse dont il a pu se rendre coupable. L’historiographe de M. Greeley raconte une scène de ce genre qui vaut la peine d’être citée, car elle donne une idée de ce frein capricieux et redoutable qui ne se trouve pas dans la constitution, mais que les mœurs ont engendré. On pourrait dire que le seul frein de la presse américaine consiste en un diminutif de la loi du lynch, en une manière de justice sommaire et brutale. Une émeute eut lieu un jour d’élection, dans le sixième district de New-York, entre les Irlandais et les Américains ; la Tribune rendit compte de ce combat en termes assez vifs et en jetant le blâme sur les Américains, qui avaient été les agresseurs. Quelques heures après la publication du numéro, deux individus musculeux se présentent au bureau, et, demandant au nom du sixième district une rétractation. La rétractation ne fut pas accordée ; nouvelle visite des deux individus musculeux. L’un de ces visiteurs saisit par l’épaule un des commis, des bureaux. « Est-ce toi, fils de chienne, qui es l’auteur de l’article ? » Le commis proteste de son innocence, et les deux individus se retirent en promettant que le lendemain le sixième district viendrait démolir la boutique. Le sixième district ne vint pas, mais la boutique se le tint pour dit, et fit ses préparatifs en conséquence. Toute la journée on fut sur le qui-vive, on se barricada, on se distribua les pistolets et les carabines, on fit bouillir de l’eau chaude, en un mot on prépara tous les moyens de défense pour un siège en règle. Les rédacteurs et imprimeurs du New-York Herald, dont les bureaux étaient voisins de ceux de la Tribune, promirent leur concours ; ils devaient à la première alarme faire pleuvoir les briques et les tuiles sur les têtes des assaillans. La Tribune en fut quitte pour la peur, mais ces alertes sont fréquentes dans les grandes villes de l’Union, et se terminent souvent d’une manière plus désagréable. C’est ainsi que la puissance anormale du journaliste est limitée par la puissance non moins anormale de la foule.

Telles sont donc les relations des journalistes avec leurs concitoyens. Redoutés par les classes supérieures de la société, la crainte de la foule les tient en bride à leur tour. Il y a encore une autre limite à leur pouvoir : ce sont les fréquentes banqueroutes que se permettent à leur égard leurs abonnés réguliers. L’abonnement se fait de la manière la plus singulière : un individu écrit d’un état quelconque au directeur de telle publication de lui envoyer le journal ; il ne paie pas d’avance, il change de résidence pendant que son abonnement court, et l’administration du journal ne sait où s’adresser pour le recouvrement de sa créance. D’autres fois l’abonné traite le journal comme un créancier ordinaire ; il le prie de repasser. Dans les districts agricoles, il est arrivé plusieurs fois, dit-on, que les abonnés ont payé leur journal en nature, comme les moines du XVIe siècle payaient Corrège et Murillo. Les souscripteurs des grandes villes ne s’acquittent guère mieux. Quelques années avant de rédiger le New-York Tribune, M. Greeley éditait un journal nommé le New-Yorker ; plusieurs fois il fut sur le point d’être ruiné, grâce à la négligence ou à la mauvaise volonté de ses souscripteurs, et il fut obligé de leur exposer sa fâcheuse situation, en faisant les in stances les plus pressantes pour qu’ils voulussent bien acquitter leur abonnement. Nous avons sous les yeux cet exposé financier, le l’on en est lamentable. « Amis du New-Yorker, y est-il dit, nous en appelons non à votre charité, mais à votre justice. Nous avons besoin de notre argent. Notre papetier veut être payé, nos imprimeurs attendent leur salaire à la fin de la semaine. » Toutefois les choses ont un peu changé à cet égard depuis la révolution de la presse à bon marché, et le célèbre M. Bennett, qui a introduit tant de changemens dans la presse, est aussi le premier, je crois, qui ait exigé le paiement à l’avance des abonnemens.

Les relations des journalistes entre eux ne sont pas précisément chevaleresques et courtoises. L’esprit de concurrence les entraîne aux plus étranges excès : pour s’élever sur les ruines d’un rival, ils ne redoutent malheureusement d’employer ni les calomnies ni les injures, et le rival outragé leur rend ces procédés délicats avec d’amples intérêts. Quelquefois un des deux adversaires perd patience, et alors des rixes personnelles s’engagent. La plus étrange de ces querelles est certainement celle de M. Bennett et du général Webb. M. Bennett avait un jour insinué contre M. Webb certaines accusations que son apologiste lui-même déclare mal fondées ; il fut rencontré par sa victime au coin d’une rue. M. Webb s’approche, le renverse et se donne la satisfaction de lui appliquer la volée de bois vert dont Figaro désirait caresser les épaules de son ennemi. Le lendemain de cette insulte, le New-York Herald contenait les lignes suivantes : « L’assaillant est venu derrière moi et m’a fendu le crâne ; la blessure a un demi-pouce de long. Le compère avait sans doute l’intention d’arracher de notre cervelle les provisions d’esprit et de bonne humeur qui ont fait la réputation du New-York Herald et de se les approprier, afin de remplir les vides de son crâne épais ; mais, s’il a réussi à m’ouvrir le crâne, il n’a pas réussi à me voler mes idées. » Cette sortie n’abattit pas le courage du général Webb, qui quelques jours après recommença ses violences. M. Bennett se défendit de son mieux, et eut la satisfaction de déchirer à son adversaire un bel habit tout neuf. M. Bennett fit part à ses lecteurs de ce nouvel incident. « Mon dommage consiste en une large égratignure au troisième doigt de la main gauche, et en trois boutons arrachés que le premier tailleur venu me recoudra pour six sous. Sa perte à lui consiste en un très bel habit noir qui a été déchiré du haut en bas, et qui a coûté au scélérat 40 dollars, plus un vigoureux coup de poing sur la figure, qui a dû faire sauter quelques dents de son infernale mâchoire. Balance en ma faveur : 39 dollars 94 centimes. » M. Bennett a du reste introduit dans les mœurs de la presse un changement pour lequel tous les philanthropes doivent lui être reconnaissans. Ses adversaires et son apologiste s’accordent à dire qu’il est le premier qui ait répondu aux attaques, de quelque nature qu’elles fussent, par de simples articles dans son journal. Jadis les journalistes, outre l’habitude du pugilat, se battaient en duel à tort et à travers ; maintenant les duels sont plus rares, et les journalistes se contentent de se verser leur écritoire sur la tête. Ces nouvelles mœurs sont plus douces, et pourtant nous préférons les anciennes. Les combats à coups de pistolet, voire à simples coups de poing, sont plus dans la nature humaine que ces dis putes ridicules et plates où l’encre coule à flots.

Les journalistes se permettent souvent un autre genre de délit, qui est encore moins pardonnable que tous ceux que nous venons d’énumérer. Non contens de noircir leur adversaire et de l’attaquer en personne, ils lui suscitent dans l’ombre des assaillans et poussent à sa destruction en se tenant à l’écart. Il n’y a pas bien longtemps, le New-York Herald recommandait à la surveillance de la police et des magistrats le New-York Tribune, et cela au nom de la morale et des bons principes. Ces dénonciations étaient lancées contre la Tribune à propos de je ne sais quels articles sur je ne sais quelle fantaisie fouriériste de M. Albert Brisbane, établie aux environs de New-York et connue sous le nom d’Association du libre amour. Lorsque la Tribune se fonda, le Sun fit tous ses efforts pour faire crouler cette entreprise rivale. On essaya de corrompre les porteurs et même de les intimider ; on battit les newsboys chargés de vendre le journal dans les rues. Ce sont des procédés sauvages, mais en même temps fort grossiers et vulgaires. O journalistes américains, les artistes italiens du XVIe siècle se haïssaient aussi jusqu’à la mort, et ils étaient sans scrupules sur le choix des moyens à employer pour se débarrasser d’un rival ; mais quelle différence ! Ils ne soulevaient pas contre eux quelque triste émeute de la canaille ; ils s’attendaient masqués dans l’ombre au coin des rues, ils se dépêchaient des bravi, ils soutenaient leur réputation à grands coups d’épée, et lorsqu’ils se dénonçaient, c’était au pouvoir terrible de l’inquisition. À la bonne heure, voilà des indignités qui ont de la tournure et du caractère ; mais se dénoncer à une vulgaire police ou battre quelques pauvres diables, cela est par trop démocratique !

Les individualités du journalisme américain ne sont pas fort accusées ; quelques-unes cependant méritent qu’on les signale et qu’on s’arrête un instant devant elles. Un des journalistes reconnus par ses confrères comme un des plus habiles de l’Union est M. J. Raymond. Whig d’opinions, il commença le New-York Tribune avec M. Greeley, et l’abandonna peu de temps après sa fondation pour passer au Courier and Enquirer, dont les principes s’accordaient mieux avec les siens. M. Raymond, presbytérien de religion et presbytérien non philosophe, mais selon le catéchisme calviniste, whig en politique, mais whig selon la tradition, ne pouvait longtemps s’accommoder d’un journal qui se faisait l’organe de toutes les nouveautés et de toutes les rêveries contemporaines. C’est dans le Courier and Enquirer qu’il soutint contre Horace Greeley, en 1841 une célèbre polémique sur le fouriérisme, récemment importé d’Europe par M. Albert Brisbane, jeune et riche Américain qui avait longtemps vécu en France, et que Paris a revu dans l’agitation de 1848. Cette polémique, que l’historiographe de M. Greeley nous résume en quinze longues pages, donne la meilleure idée du bon sens de M. Raymond. Les livres de Fourier étaient alors inconnus en Amérique, et M. Greeley lui-même n’en avait qu’une idée très incomplète. Dans la discussion qui s’éleva sur le principe d’association, M. Raymond découvrit ou plutôt devina avec beaucoup de finesse ce que M. Greeley ne voyait pas, à savoir que le principe économique de Fourier ne pouvait être séparé d’un certain principe moral, et que ce principe était forcément l’indulgence passionnelle. Il a abandonné depuis quelques années le Courier and Enquirer et a fondé le Daily-Times, dévoué au principe whig et au parti Seward.

Nous connaissons déjà le directeur du Courier and Enquirer, le général James Watson Webb, l’agresseur de M. Bennett. Le Courier and Enquirer, qui se gouverne selon les principes de l’ancien journalisme, et qui est d’un prix relativement élevé, s’est maintenu avec avantage, sous la direction de M. Webb, en présence de la presse à bon marché. On attribue au général l’honneur d’avoir le premier baptisé du nom de whig le parti fédéraliste, pendant son opposition au général Jackson. C’est à l’époque de la grande querelle sur la banque des États-Unis que ce sobriquet fut inventé par le général Webb, et c’est à cette époque aussi que le Courier and Enquirer, qui était un organe démocratique, devint un organe whig. D’une humeur peu endurante, comme nous l’avons vu, le général a eu le malheur d’associer son nom à une affaire lugubre, le duel Cilley et Graves, dont il fut la cause innocente, mais la cause première. Ses opinions sont celles d’un Américain de la vieille roche, et lorsque M. Kossuth (lequel par parenthèse est correspondant du Daily-Times) vint aux États-Unis, M. Webb ne craignit pas, au risque de blesser l’engouement de la foule, de déclarer que tout ce tapage était inutile et ne ferait aucun bien à l’Union. Ces attaques au caprice régnant du public peuvent être dangereuses ; M. Webb en fut quitte toutefois pour trois grognemens qui furent proférés ou plutôt hurlés avec enthousiasme, si j’ai bonne mémoire, au banquet qui fut offert à M. Kossuth par la municipalité de New-York. Au banquet de la presse, il fut publiquement insulté, sa voix fut étouffée sous les rumeurs, et, n’étant pas libre de se défendre, il sortit de la salle. Depuis cet incident, il a peu fait parler de lui.

Un des journalistes les plus étranges de l’Union était certainement (nous ne savons s’il vit encore) un certain major Noah, Juif d’origine et successivement rédacteur de plusieurs journaux maintenant disparus, entre autres le New-York national Advocate et l’Enquirer, un des deux journaux qui ont été fondus dans la feuille rédigée par le général Webb. C’était un homme d’une humeur particulièrement querelleuse et toujours engagé dans quelque démêlé avec ses voisins. En 1841, il rédigeait un journal favorable au gouvernement du président Tyler, et il avait pris l’habitude d’attaquer violemment la Tribune, qui venait d’être fondée. Un jour, à bout de ressources et ne sachant quoi reprocher au rédacteur de ce journal, il l’accusa d’avoir déjeuné dans un boarding house avec deux hommes de couleur. Il donnait la rue et le numéro de la maison. M. Greeley lui répondit qu’il préférait les nègres aux Juifs, et l’appela juge d’Israël. Cette injure était une allusion à une ancienne folie de M. M. Noah. En 1825, l’honorable journaliste s’était mis en tête que le moment fixé pour le l’établissement des Juifs comme nation était arrivé, et qu’il était le juge désigné par Dieu pour exécuter ce dessein. Il avait choisi pour théâtre de sa future grandeur Grand-Island, près de Buffalo, et convoqué tous ses coreligionnaires pour le 15 septembre. Au jour fixé, il s’était montré avec tous les insignes bibliques des rois d’Israël, et avait lancé une proclamation à tous les Juifs réunis sur la terre. Ordre était donné à tous les rabbins et à toutes les synagogues du monde de respecter et de faire respecter les ordres de Mardochée Manuel Noah, citoyen des États-Unis, ex-consul de la république au près du royaume de Tunis, high sheriff de New-York et par la grâce de Dieu gouverneur et juge d’Israël. Quelques-uns de ces ordres étaient assez bizarres. M. Noah recommandait aux Juifs d’être neutres dans la querelle entre les Turcs et les Grecs, défendait le mariage aux gens qui ne savaient pas lire et écrire, et décrétait un budget de 6 millions de dollars au moyen d’un impôt de capitation. Une particularité assez curieuse, c’est qu’il attribuait une descendance hébraïque aux Indiens d’Amérique. Ce mensonge est, comme on le sait, une des hâbleries historiques sur lesquelles est fondé le mormonisme.

Un M. Parton, de New-York, qui ne manque ni d’esprit ni d’un certain talent, vient de nous raconter en quatre cent quarante-deux pages la vie d’Horace Greeley ; c’est à peu près le tiers des biographies de Plutarque. Les amis de M. Bennett ont été jaloux de cette longue apologie ; ils ont sans doute fait le pari de dépasser cet enthousiasme à longue haleine. S’ils l’ont fait, ils l’ont gagné. La vie de M. Bennett contient quatre cent quatre-vingt-huit pages. Aucun détail sur ces deux personnages ne nous est épargné ; nous saurons à l’avenir que lorsque M. Greeley est venu au monde, il était noir comme la cheminée ; nous saurons quel était le nombre de ses chemises quand il est arrivé à New-York. Un jour qu’il était échauffé par une discussion politique, il a mangé sans s’en apercevoir toute une assiettée de gâteaux et tout un énorme fromage. Il paraît que sa mise est négligée et qu’il n’a jamais eu le goût du dandysme ; on ne peut avoir toutes les qualités. Le volume est orné de trois portraits de M. Greeley : M. Greeley jeune, arrivant à New-York, M. Greeley dans l’âge mûr et avec sa physionomie actuelle, et enfin M. Greeley vu de dos et rédigeant un article pour la Tribune. En outre nous avons un fac-similé de son écriture, la maison où il a vu le jour, et l’école où il a appris à lire. Sachez aussi que lorsqu’il était jeune, ses cheveux étaient d’un blond très clair, tirant sur le blanc, et qu’aujourd’hui il est à peu près chauve. Sa tête offre les caractères phrénologiques suivans : organe de la philogéniture et de l’amativité très prononcé, amour de la louange proéminent, fatuité nulle, goût faiblement accusé, idéalité développée dans de convenables proportions, etc. Quant à M. Bennett, il ne nous a offert de lui qu’une image incomplète ; nous ne l’avons qu’une seule fois et encore en buste. Il faudra réparer cela dans une édition plus complète. Son biographe nous apprend qu’il louche, infirmité qui lui a donné l’occasion de dire un mot digne des héros de Corneille : « Je louche des yeux, mais non pas du cœur. Phrénologiquement, les organes les plus développés chez lui sont la bienveillance, l’esprit, la gaieté, le courage, la fermeté, la conscience, l’ordre, la mémoire, le sentiment des couleurs, des formes, de l’étendue, de la pesanteur et du temps. On se demande ce qui peut manquer à un tel homme pour être parfait. Il est mieux doué que Jules César et que Napoléon ; il a les mêmes développemens phrénologiques qu’on remarque sur les crânes de Cuvier et de Goethe. Hélas ! M. Bennett a, lui aussi, quelques imperfections. L’organe de l’idéalité lui manque, il n’est pas platonique. Le sentiment de la musique est faible chez lui, la faculté des langues tout à fait incomplète. Ces imperfections sont regrettables. Quoi qu’il en soit, et tout en nous en affligeant, nous reconnaîtrons bien volontiers que M. Bennett s’est approché de très près du type de l’humaine perfection. La moins ridicule des deux biographies est celle de M. Greeley, et des deux héros, M. Greeley est celui que nous préférons.

M. Horace Greeley est réellement un homme de talent et de mérite, et s’il a un défaut dominant, c’est d’avoir un goût beaucoup trop prononcé pour tout ce qui ressemble au talent et au mérite. Ses ennemis l’ont traité de fanatique et de lunatique. M. Greeley n’a pas été peut-être toujours exempt de fanatisme et de tendance aux chimères ; mais après tout il a toute sa vie soutenu la bonne cause. Il a combattu vigoureusement l’esclavage, et sans fléchir un instant de puis quinze ans. Universaliste en religion, il n’a jamais eu aucun de ces accès d’intolérance qui sont communs chez ses compatriotes. Quoique sa croyance l’entraîne logiquement à penser que l’homme peut opérer son salut dans toutes les communions, il n’a jamais cependant été indifférent ; il n’a jamais abandonné la défense du protestantisme, fondement de la liberté américaine. En même temps il n’a jamais hésité à reconnaître les droits des catholiques et à réclamer pour eux les bénéfices de la constitution. Il a toujours prêché contre la politique d’annexion et a combattu de toutes ses forces la dernière guerre contre le Mexique. En politique pure, il n’a jamais dévié des principes d’Henri Clay, qui était son idéal d’homme d’état. N’est-ce donc rien que d’avoir soutenu toutes ces causes, et en existe-t-il de meilleures aux États-Unis ? Mais il a encore un autre mérite, et qui le rend particulièrement intéressant à nos yeux : il a été jusqu’à un certain point l’appui, le défenseur, le vulgarisateur des idées de la petite école du Massachusetts et des modernes écrivains anglais. Carlyle et Emerson, Théodore Parker et le docteur Arnold sont devenus, grâce à lui, des noms familiers aux lecteurs de la Tribune. Il a défendu Charles Dickens contre ses compatriotes ; l’infortunée Marguerite Fuller trouva un asile auprès de lui. Son socialisme lui-même ne doit pas être jugé avec des yeux européens. Certes M Greeley s’est montré souvent bien crédule : nous l’avons vu fouriériste ; mais depuis sa polémique avec M. Raymond, son journal a été l’asile de bien d’autres rêveries. C’est par le New-York Tribune que les esprits frappeurs ont fait leur entrée dans le monde. Les prodiges des tables animées n’ont pas trouvé d’organe plus crédule. Cependant, malgré toutes ces fautes, qui ont nui à la réputation de la Tribune, nous ne saurions nous montrer sévère pour le socialisme de M. Greeley. Ce socialisme n’a pas, comme chez nous, un principe subversif, il ne se propose pas un but d’anarchie. Non, il a plutôt une tendance conservatrice bizarre, mais réelle, et il est précisément une réaction contre l’anarchie américaine actuelle. Dans un pays où les instincts populaires penchent vers la conquête et l’annexion à tout prix, vers la spoliation sans scrupules de voisins plus faibles, mieux vaut, plutôt que de flatter ces instincts, pencher dans le sens opposé, et se rejeter du côté des doctrines qui exagèrent l’horreur de la guerre et la fraternité des peuples. Dans un pays où l’esclavage est maintenu par la violence et défendu à main armée, il est bon d’exagérer même les doctrines les plus avancées du XVIIIe siècle, de renchérir sur Thomas Payne et Priestley. Dans un pays où l’ambition individuelle ne connaît qu’un but, faire de l’argent, il est utile peut-être d’introduire de nouveaux principes, même au risque de se tromper, et de montrer que le travail a une autre fin que la richesse. Enfin ce socialisme est une réaction en faveur de l’esprit idéaliste et métaphysique contre l’esprit grossièrement réaliste et pratique de l’Amérique du Nord. Telle est la tâche qu’a remplie M. Greeley, et nous en reconnaissons volontiers le mérite. Le New-York Tribune est à notre avis, pour toutes ces raisons, le journal le plus intéressant de l’Union. D’autres, comme le New-York Herald, peuvent être plus répandus ; d’autres, comme le Daily-Times ou le Courier and Enquirer, peuvent être plus raisonnables et plus pratiques : aucun n’est aussi curieux, aussi amusant, aussi varié. Les correspondances européennes ont dans la Tribune une importance qu’elles n’ont pas dans les autres journaux. La critique des livres nouveaux est faite avec régularité, et souvent avec un sentiment vrai et piquant des sujets traités. Ses rédacteurs portent des noms bien connus. Ce sont M. Bayard Taylor le voyageur, M. Charles Dana, M. George Ripley, le vieil ami de Marguerite Fuller, et, si je ne me trompe, l’ancien directeur de l’établissement fouriériste de Brook-Farm, dont M. Hawthorne, dans son Blithedale Romance, nous a raconté l’histoire.

Nous sommes plus embarrassé pour parler de M. Bennett, car M. Bennett a défendu toutes les causes que, nous n’aimons pas. Son journal, le New York Herald, est l’organe le plus répandu du parti démocratique et de l’institution particulière de l’esclavage, comme on dit en Amérique. Jamais il ne s’est élevé contre les instincts d’annexion et de conquête. Il n’est pas suspect de socialisme, mais en revanche il est encore moins suspect de littérature et de philosophie. C’est un journal exclusivement politique, et là même est son originalité. Une de ses parties les plus soignées, c’est l’article de la bourse et du marché d’argent, money market. Rarement il a pris parti dans les questions religieuses, et plus rarement encore il lui est arrivé de s’occuper de la critique littéraire, malgré le goût bien connu de son directeur pour le théâtre. Les ennemis de M. Bennett l’ont accablé d’injures, et son historiographe nous en a conservé quelques-unes dans une page mémorable ; mais M. Bennett a poursuivi sa carrière sans s’inquiéter des criailleries de ces esclaves qui insultaient à son triomphe. Nous ferons comme lui et nous laisserons de côté des accusations et des insultes qui n’ont d’ailleurs rien de bien intéressant pour nous. La grande haine du New-York Herald, c’est la Tribune et la clique Seward, c’est-à-dire le parti abolitioniste, son chef et son journal. Son grand amour en apparence, c’est le compromis Clay et la cause de l’Union ; mais il tient mal la balance en équilibre, il penche vers le sud, quoiqu’il fasse, et laisse apercevoir les marques non équivoques d’une tendresse secrète pour l’intérêt de l’esclavage. M. Bennett a toujours appartenu au parti démocratique ; ce parti est riche, M. Bennett l’est aussi. Il a soutenu le gouvernement du général Tierce et la politique de M. Marcy jusqu’à une époque assez récente, et les mauvaises langues américaines et même anglaises ont attribué sa volte-face à un désappointement diplomatique. Nous n’en croyons rien, les fautes du gouvernement actuel ont été assez nombreuses pour motiver l’opposition d’un homme aussi clairvoyant que M. Bennett.

Arrêtons ici cette étude sur la presse américaine. En la prolongeant, nous tomberions dans des détails sans relations entre eux et sans importance générale. Nous avons indiqué les traits caractéristiques de la presse aux États-Unis. Cette publicité, qui est la plus énorme qu’il y ait dans le monde, n’a pas une importance et une action politique sensibles ; elle n’est un moyen d’action et de succès que pour le journaliste lui-même, dont la situation exceptionnelle a attiré notre attention. Toutefois la presse regagne en importance sociale ce qu’elle perd en importance politique : elle est le seul lien par lequel tout un peuplé déjà nombreux, disséminé sur un territoire immense, se rattache pour ainsi dire à lui-même ; elle est le miroir gigantesque dans lequel ce peuple apprend à, se connaître, elle est la chaîne électrique qui fait battre au même instant tous les cœurs américains, des frontières du Canada aux rivages du Pacifique. Le même jour, aux mêmes heures, la même nouvelle est lue et commentée à New-York, à Boston, à Philadelphie, à la Nouvelle-Orléans, et les citoyens de ces différentes villes, en ressentant les mêmes émotions, se sentent liés par les mêmes intérêts. Si la presse n’existait pas ou si seulement la publicité était moins grande, les États-Unis ne seraient à la lettre qu’une fédération de tribus, de provinces, une réunion de colonies ; ils ne seraient pas une nation, C’est par la presse seule qu’ils se reconnaissent comme nation, et qu’ils se saluent chaque matin comme peuple.


EMILE MONTEGUT.

  1. Les francs-maçons sont encore très nombreux et très puissans aux États-Unis. Il est assez difficile de déterminer quelle est au juste leur influence, très redoutée de certains partis, surtout des protestons purs. Il y a vingt ans, ils divisèrent la nation en deux camps, qui s’intitulèrent masonic et anti-masonic party.
  2. L’Annuaire des Deux Mondes pour 1850.
  3. Nous ferons cependant une exception en faveur des correspondances parisiennes du New-York Tribune, qui sont très exactes, très animées et fort amusantes ; mais certaines correspondances mériteraient d’être autrement qualifiées !
  4. Le journaliste à deux sous la ligne.