Mœurs et coutumes des Mélanésiens/Le crime et la coutume dans les sociétés sauvages

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I

LE CRIME ET LA COUTUME
DANS LES SOCIÉTÉS SAUVAGES

INTRODUCTION

L’intérêt que la plupart des profanes et un grand nombre de spécialistes portent à l’anthropologie est exactement celui que peuvent susciter des choses sans aucun rapport avec la vie actuelle et réelle. La sauvagerie est toujours considérée comme synonyme d’absurde, de cruel, de coutumes excentriques, de superstitions fantasques, de pratiques révoltantes. Des récits où il est question de licence sexuelle, d’infanticide, de chasse aux têtes, de couvade, de cannibalisme et de tant d’autres choses encore ont rendu la lecture d’ouvrages d’anthropologie attrayante pour beaucoup de gens et ont suscité chez d’autres un sentiment de curiosité, plutôt que le désir de faire de l’anthropologie l’objet d’une étude sérieuse. Par certains de ses côtés l’anthropologie présente cependant un caractère scientifique incontestable, puisqu’elle s’en tient à des faits empiriques, sans s’aventurer dans le domaine de conjectures incontrôlables, qu’elle enrichit notre connaissance de la nature humaine et se prête sous certains rapports à des explications pratiques directes. C’est ainsi, par exemple, que l’étude de l’économie primitive tire son importance du fait qu’elle nous permet d’approfondir nos connaissances relatives à la nature économique de l’homme en général et peut être d’une grande valeur pour ceux qui se proposent de développer les ressources des contrées tropicales, d’employer le travail des indigènes et de commercer avec eux. Ou, encore, l’étude de la mentalité primitive et de ses processus, qui a déjà enrichi la psychologie de données fécondes, peut rendre de grands services à ceux qui se proposent d’éduquer les sauvages ou d’obtenir leur amélioration morale. Citons enfin (et si nous le faisons en dernier lieu, ce n’est pas à cause de son importance moindre) l’étude de la législation sauvage, des différentes forces qui contribuent à assurer l’ordre, l’uniformité et la cohésion d’une tribu primitive. La connaissance de ces forces peut servir de base à des théories anthropologiques sur l’organisation primitive et fournir les idées directrices pour la législation et l’administration de ces régions. Une connaissance plus approfondie des soi-disant sauvages nous révèle à chaque instant qu’ils obéissent à des lois fermes et à des traditions strictes, correspondant aux besoins biologiques, intellectuels et sociaux de la nature humaine, et non à des passions déchaînées et à des impulsions échappant à tout contrôle. Ce sont la loi et l’ordre qui président aux usages en vigueur chez les tribus des races primitives, à toutes les petites occupations de l’existence journalière, ainsi qu’aux grands actes de la vie publique, qu’ils soient fantasques et sensationnels ou importants et vénérables. Mais de toutes les branches de l’anthropologie, la jurisprudence primitive est celle qui, ces temps derniers, a été traitée de la façon la moins suivie et la moins satisfaisante.

Il importe cependant de dire que l’anthropologie ne s’est pas toujours montrée aussi indifférente que de nos jours à la justice primitive et à son mode d’administration. Il y a un demi-siècle environ, une véritable épidémie de recherches sur la législation primitive avait sévi, surtout sur le Continent, et plus particulièrement en Allemagne. Il suffit de citer les noms de Bachofen, de Post, de Bernhöft, de Kohler, et autres qui se groupaient autour de la revue Zeitschrift fur vergleichende Rechtswissenschaft, pour rappeler aux sociologues le but, l’ampleur et la qualité des travaux accomplis par cette école. Ces travaux étaient cependant frappés d’un grave vice rédhibitoire, car ils reposaient sur des données fournies par les premiers ethnographes, amateurs pour la plupart, car la méthode moderne des recherches de plein air exécutées par des spécialistes compétents sachant ce qu’ils veulent et ayant une profonde connaissance des problèmes auxquels ils s’intéressent était encore inconnue à l’époque. Or, dans un sujet aussi abstrait et complexe que la législation primitive, des observations d’amateurs sont dépourvues de valeur.

Les premiers savants allemands qui se sont adonnés à l’étude de la législation primitive étaient tous partisans de l’hypothèse de la « promiscuité primitive » et du « mariage de groupe », de même que leur contemporain anglais, Sir Henry Maine, était handicapé par son adhésion trop absolue à la théorie du patriarcat. La plupart des efforts faits par les savants continentaux dans le domaine de la jurisprudence primitive avaient pour but (but vain et efforts dépensés en pure perte) de démontrer l’exactitude des théories de Morgan. Le mythe du « mariage de groupe » projetait son ombre sur toute leur argumentation et toutes leurs descriptions, et frappait d’un vice incurable toutes les constructions juridiques qu’ils édifiaient à l’aide de concepts tels que « responsabilité de groupe », « justice de groupe », « propriété de groupe », « communisme », bref en admettant comme un dogme l’absence de droits et d’obligations individuels chez les sauvages.

À la base de toutes ces idées il y avait le postulat que dans les sociétés primitives l’individu est totalement dominé par le groupe, la horde, le clan ou la tribu, qu’il obéit aux commandements de sa communauté, à ses traditions, à son opinion publique, à ses décrets, avec une passivité servile, pour ainsi dire fascinée. Ce postulat joue encore un grand rôle dans les discussions modernes sur la mentalité et la vie sociale des sauvages et se retrouve notamment dans les travaux de l’école française de Durkheim, dans la plupart des travaux américains et allemands et dans quelques ouvrages anglais.

Ainsi handicapée par l’insuffisance de sa documentation et par l’inconsistance de ses assertions, la première école en matière de jurisprudence anthropologique se trouva acculée dans une impasse de constructions artificielles et stériles. Aussi se montra-t-elle incapable de se maintenir, et l’intérêt pour le sujet qui nous occupe subit, après un éveil brillant de brève durée, une grave éclipse, s’il ne disparut pas complètement. Un ou deux ouvrages importants parurent encore sur ce sujet, les enquêtes de Steinmetz sur les origines du droit pénal et l’analyse de la législation civile et criminelle primitive, par Durkheim ; mais, dans l’ensemble, le premier élan laissa si peu de traces que la plupart des anthropologistes modernes, les théoriciens comme les praticiens, en ignorèrent l’existence. Lorsqu’on ouvre le manuel ayant pour titre : Notes and Queries on Anthropology, on constate que le mot « loi » ne figure ni dans l’index ni dans la table des matières et que les quelques lignes qui lui sont consacrées sous la rubrique : « Government, Politics », pour excellentes qu’elles soient, ne correspondent nullement à l’importance du sujet. Dans le livre de feu le Dr Rivers : Social Organization, le problème de la législation primitive n’est traité qu’incidemment et, ainsi que nous le verrons plus loin, par cette brève référence l’auteur l’élimine plutôt de la sociologie, au lieu de l’y incorporer.

Cette lacune de l’anthropologie moderne est due, non à un dédain pour la légalité primitive, mais bien plutôt à l’idée exagérée qu’elle se fait de son importance. Tout paradoxal que cela puisse paraître, il est cependant vrai que l’anthropologie de nos jours néglige la législation primitive, parce qu’elle s’est fait une idée exagérée et, ajouterai-je tout de suite, erronée, de sa perfection.

PREMIÈRE PARTIE

LA LOI ET L’ORDRE
DANS LES SOCIÉTÉS PRIMITIVES

I

La soumission automatique à la coutume et le problème réel

Lorsqu’on en vient à se demander pourquoi le sauvage obéit à des règles de conduite souvent dures, fastidieuses et gênantes, quels sont les facteurs qui permettent aux événements de la vie privée et publique et à ceux qui se rattachent à la coopération économique de se dérouler facilement et sans heurts, bref quelles sont les forces qui assurent le règne de la loi et de l’ordre dans les sociétés sauvages, on est embarrassé pour trouver la réponse, et tout ce que l’anthropologie a cru pouvoir dire à ce sujet est loin d’être satisfaisant. Tant qu’on s’en tenait à l’affirmation que le « sauvage » est réellement sauvage, qu’il n’obéit aux rares lois qu’il possède que d’une façon irrégulière, très lâche, le problème ne se posait pas. Mais lorsqu’on crut s’apercevoir que c’était plutôt l’hypertrophie que l’absence de lois qui caractérisait la vie primitive, l’opinion scientifique adopta une attitude tout à fait opposée : non seulement le sauvage devint un modèle de citoyen, plein de déférence pour les lois de sa communauté et toujours prêt à leur obéir, mais on admit comme un axiome qu’en se soumettant à toutes les règles et entraves que lui impose la tribu, il ne fait qu’obéir à ses impulsions naturelles, qu’à suivre pour ainsi dire la ligne de moindre résistance.

Le sauvage — tel est le verdict d’anthropologistes compétents de nos jours — a une profonde vénération pour la tradition et la coutume et sa soumission à leurs commandements est purement automatique. Il leur obéit « servilement », « sans s’en rendre compte », « spontanément », par « inertie mentale », le tout associé à la crainte de l’opinion et de châtiments surnaturels ; ou encore, à la faveur d’un profond « sentiment de groupe, sinon d’instinct de groupe ». Voici par exemple ce qu’on peut lire dans un ouvrage récent : « Le sauvage est loin d’être la créature libre et exempte de toute entrave qui était sortie de l’imagination de Rousseau. Bien au contraire : il est entravé de toutes parts par les coutumes de son peuple ; il est lié par des traditions immémoriales, non seulement dans ses relations sociales, mais aussi dans sa religion, sa médecine, ses industries, ses arts ; bref, dans chacun des aspects de sa vie » (E. Sidney Hartland, Primitive Law, p. 138). Il ne nous répugne pas de souscrire à cette opinion, en faisant seulement remarquer qu’à notre avis les « chaînes de la tradition » n’exercent par leur action entravante d’une façon identique, ni même similaire dans les arts et les relations sociales, dans l’industrie et la religion. Lorsque cependant, quelques lignes plus loin, on nous dit que « ces entraves sont acceptées par lui (par le sauvage) comme une chose allant de soi », qu’il « ne cherche jamais à les briser », nous croyons devoir protester aussitôt. N’est-il pas contraire à la nature humaine d’accepter toute contrainte comme une chose allant de soi, et a-t-on jamais vu un homme, qu’il soit civilisé ou sauvage, se conformer à des réglementations et à des tabous désagréables, pénibles, voire cruels, sans y être forcé, et forcé par une force ou un mobile qui dépasse ses moyens de résistance ?

Cependant cette acquiescence automatique, cette soumission instinctive de chaque membre de la tribu aux lois de celle-ci constitue l’axiome fondamental qui préside aux recherches sur l’ordre primitif et la légalité primitive. C’est ainsi qu’une autorité éminente dans la matière, feu le Dr Rivers, parle, dans son livre que nous avons déjà mentionné, d’une « réglementation inconsciente et intuitive de la vie sociale », méthode qui, d’après lui, « se rattache étroitement au communisme primitif ». Et il continue : « Chez un peuple comme les Mélanésiens il existe un sentiment de groupe qui rend inutile l’adoption d’un appareil social destiné à faciliter l’exercice de l’autorité, de même qu’il rend possible le fonctionnement harmonieux de la propriété communale et le fonctionnement paisible du système communiste de relations sexuelles » (Social Organization, p. 169).

Ici encore on nous assure que des méthodes « intuitives », « inconscientes », une « soumission instinctive » et un mystérieux « sentiment de groupe » concourent à faire régner l’ordre, la loi, le communisme, la promiscuité sexuelle. On croirait lire la description d’un paradis bolchevik, mais cette description ne s’applique certainement pas aux sociétés mélanésiennes que je connais de première main.

Une idée analogue est exprimée par un troisième auteur, un sociologue, qui, plus peut-être qu’aucun autre anthropologiste vivant, nous a aidés à comprendre l’organisation des sauvages, en l’étudiant au point de vue de l’évolution mentale et sociale. En parlant des tribus situées à un niveau culturel très bas, le professeur Hobhouse affirme que « ces sociétés possèdent certes des coutumes qui sont ressenties comme obligatoires par tous les membres ; mais si l’on entend par législation un ensemble de règles imposées par une autorité à laquelle on n’est pas rattaché par les liens personnels de la parenté ou de l’amitié, nous sommes obligés de déclarer qu’une telle institution n’est pas compatible avec l’organisation sociale des sauvages » (Morals in Évolution, p. 73). Nous nous demandons si les mots « ressenties comme obligatoires », qui figurent dans ce passage, ne servent pas à masquer et à dissimuler le véritable problème, au lieu de le résoudre. N’existe-t-il pas, du moins en ce qui concerne certaines règles, un mécanisme de contrainte, celle-ci n’étant peut-être pas imposée par une autorité extérieure, mais s’appuyant sur des motifs et des intérêts réels et sur des sentiments complexes ? Des prohibitions sévères, des devoirs onéreux, des engagements pénibles et irritants peuvent-ils être rendus obligatoires à la faveur d’un simple « sentiment » ? Nous voudrions être un peu mieux renseignés sur cette inappréciable attitude mentale, mais l’auteur la postule comme un fait établi. En outre, la brève définition de la loi comme d’un « ensemble de règles imposées par une autorité à laquelle on n’est pas rattaché par les liens personnels de la parenté ou de l’amitié », me paraît trop étroite et ne pas tenir compte d’éléments importants. Parmi les normes de conduite, en vigueur dans les sociétés sauvages, il en est qui imposent à un individu ou à un groupe des obligations envers un autre individu ou groupe. Ceux qui s’acquittent de ces obligations sont généralement récompensés dans la mesure où ils l’ont fait, tandis que ceux qui font preuve de négligence ne peuvent compter sur aucune indulgence. En analysant, à la lumière de cette conception compréhensive de la loi, les forces qui confèrent à celle-ci un caractère obligatoire, nous en arriverons à des résultats beaucoup plus satisfaisants qu’en nous livrant à la discussion de questions comme celles d’autorité, de gouvernement et de châtiment.

Le Dr Lowie, qui est la plus grande autorité en matière d’anthropologie aux États-Unis, exprime une opinion très analogue : « D’une façon générale, on obéit avec plus d’empressement aux lois non écrites ayant un caractère coutumier, qu’à nos codes écrits ou, plus exactement, on leur obéit plus spontanément » (Primitive Society, chap. « Justice », p. 387, édit. anglaise). Comparer l’ « empressement » que met à obéir aux lois un primitif australien à celui d’un habitant de New York, ou celui d’un Mélanésien à celui d’un citoyen non conformiste de Glasgow, c’est user d’un procédé dangereux, et les résultats d’une telle comparaison ne peuvent en effet être que très « généraux », jusqu’à perdre toute signification. Ce qui est vrai, c’est que nulle société ne peut fonctionner efficacement, tant qu’elle compte sur « l’empressement » de ses membres à obéir aux lois, c’est-à-dire sur une obéissance « spontanée ». La menace de coercition et la peur du châtiment n’atteignent pas l’homme moyen, qu’il soit « primitif » ou « civilisé », mais sont indispensables pour certains éléments turbulents ou criminels de l’une ou l’autre société. En outre, il existe dans chaque civilisation humaine un certain nombre de lois, de tabous et d’obligations qui pèsent lourdement sur chaque citoyen, lui imposent de grands sacrifices et auxquels il obéit pour des raisons d’ordre moral, sentimental ou pratique, mais sans aucune « spontanéité ».

Il serait facile de multiplier les citations et de montrer que le dogme de la soumission automatique à la coutume domine toutes les recherches sur la législation primitive. Il est cependant juste de reconnaître que beaucoup d’erreurs théoriques et de vices d’observations tiennent à ce que ce sujet est hérissé de difficultés et de véritables pièges.

L’extrême difficulté du problème tient, à mon avis, au caractère très complexe et diffus des forces qui constituent la loi primitive. Accoutumés que nous sommes à nos mécanismes précis de législation, d’administration et d’exécution des lois, nous cherchons quelque chose d’analogue dans les sociétés primitives et, ne le trouvant pas, nous en concluons que si les lois y sont obéies c’est grâce à un penchant du primitif à obéir aux lois de son pays.

L’anthropologie semble se trouver ici en présence d’une difficulté analogue à celle qu’eut à surmonter Tylor dans sa « définition minimum de la religion ». En partant du principe que la loi tire sa force de la présence d’une autorité centrale, d’un code, de tribunaux, de juges, on en arrive forcément à la conclusion que, puisque les communautés primitives manquent de toutes ces institutions, c’est que la loi n’a pas besoin d’y être imposée, mais est obéie spontanément. Des cas, rares et occasionnels il est vrai, de violation de la loi par les sauvages ont bien été enregistrés par des observateurs et utilisés par des auteurs de théories anthropologiques qui ont toujours maintenu que les sauvages ne connaissaient que les lois pénales. Il est cependant un certain nombre de faits qui ont complètement échappé à l’anthropologie moderne, à savoir que, dans des conditions normales, l’obéissance aux lois est tout au plus partielle, conditionnelle et sujette à des défaillances et que ce qui impose cette obéissance, ce ne sont pas des motifs aussi grossiers que la perspective du châtiment ou le respect de la tradition en général, mais un ensemble fort complexe de facteurs psychologiques et sociaux. C’est ce que j’essaierai de montrer sur l’exemple d’une province ethnographique, le nord-ouest de la Mélanésie, en insistant sur les raisons pour lesquelles des observations analogues à celles que j’ai faites moi-même devraient être étendues à d’autres sociétés, de façon à nous donner une idée plus ou moins exacte de leur organisation juridique.

Nous aborderons les faits avec une conception très élastique et très large du problème qui nous intéresse. En nous occupant de la « loi » et des forces juridiques, nous nous attacherons tout simplement à rechercher les règles qui sont conçues comme étant des obligations liantes et auxquelles on se conforme en conséquence, à dégager la nature de ces obligations et à classer les règles d’après la manière dont on assure leur efficacité et leur validité. On verra qu’un examen inductif des faits, conduit sans idée préconçue et sans définition anticipée, permet d’arriver à une classification satisfaisante des normes et des règles d’une société primitive, à une claire distinction entre la loi primitive et d’autres formes de la coutume, à une conception nouvelle et dynamique de l’organisation sociale des sauvages. Et comme les faits cités dans cet ouvrage ont été recueillis en Mélanésie, pays classique du « communisme » et de la « promiscuité », du « sentiment de groupe », de la « solidarité de clan » et de l’ « obéissance spontanée », les conclusions auxquelles nous arriverons, sans faire usage d’aucun de ces clichés, présenteront un intérêt tout spécial.

II

L’économie mélanésienne et la théorie du communisme primitif

L’archipel Trobriand, habité par la communauté mélanésienne qui nous intéresse, est situé au nord-est de la Nouvelle-Guinée et se compose d’un groupe d’îles de corail plates, entourant une vaste lagune. Les plaines du pays ont un sol fertile et la lagune abonde en poissons, et les unes et l’autre offrent aux habitants des moyens de communication faciles. Grâce à cela, les îles supportent une population dense, dont l’agriculture et la pêche sont les principales occupations, mais qui est experte également dans différents arts et métiers et s’entend fort bien dans tout ce qui concerne le commerce et les échanges.

Comme tous les habitants d’îles de corail, ils passent une grande partie de leur temps sur la lagune centrale. Par une journée de temps calme, elle est sillonnée de canoés transportant gens ou marchandises ou servant à l’un de leurs nombreux systèmes de pêche. Un coup d’œil superficiel sur ces occupations serait fait pour laisser une impression de désordre arbitraire, d’anarchie, d’absence totale de méthode et de système. Mais, si on se donne la Peine d’observer longtemps et patiemment, on ne tarde pas à constater que non seulement les indigènes possèdent des systèmes techniques très précis pour la pêche du poisson et des organisations économiques complexes, mais aussi que leurs équipes d’ouvriers sont englobées dans une organisation assez stricte, avec une division nette des fonctions sociales.

C’est ainsi qu’on constate que chaque canoé a son propriétaire légal, tous les autres formant l’équipage. Tous ces hommes qui font généralement partie du même sous-clan sont liés les uns aux autres et à tous les autres habitants du village par des obligations réciproques : lorsque toute la communauté s’en va à la pêche, le propriétaire ne peut pas refuser son canoé. Il doit accompagner les gens lui-même ou envoyer quelqu’un d’autre à sa place. L’équipage est également lié envers lui par certaines obligations. Pour des raisons qu’on comprendra tout à l’heure, à chaque homme sont assignées sa place et sa tâche. Chaque homme reçoit, en récompense de ses services, sa part proportionnelle du produit de la pêche. C’est ainsi que le propriétaire et les usagers du canoé sont liés par des obligations et des devoirs réciproques qui les unissent en une véritable équipe de travailleurs.

Ce qui complique encore la situation, c’est que les propriétaires et les membres de l’équipage sont libres de déléguer leurs droits et obligations à des parents ou à des amis. Cela se fait souvent, mais toujours soit par considération, soit contre une rémunération. Un observateur qui n’est pas au courant de tous ces détails et qui ne suit pas les péripéties de chaque transaction croirait facilement se trouver en présence d’un système communiste : le canoé lui apparaîtrait comme étant la propriété d’un groupe et comme pouvant être utilisé indistinctement par tous les membres de la communauté.

Le Dr Rivers raconte en effet que « le canoé est un des objets de la culture mélanésienne qui constitue généralement, sinon toujours, une propriété commune », et plus loin, développant cette affirmation, il ajoute qu’ « en ce qui concerne la propriété, les sentiments communistes sont très développés chez les peuples de la Mélanésie » (Social Organization, pp. 105 et 107). Dans un autre ouvrage, le même auteur parle du « comportement socialiste, voire communiste, de sociétés telles que celles de la Mélanésie » (Psychology and Politics, pp. 86 et 87). Rien de plus erroné que les généralisations de ce genre. Il existe chez ces peuples une distinction et une définition nettes et précises des droits de chacun, ce qui a pour effet de donner à la propriété un caractère qui n’a rien de communiste. Il existe en Mélanésie un système de propriété composite et complexe, mais qui n’a rien à voir avec le « socialisme » ou le « communisme ». Le régime de la propriété en Mélanésie n’est pas plus communiste que celui d’une société par actions moderne. D’une façon générale, toute description des sociétés primitives dans des termes tels que « communisme », « capitalisme », « société par actions », empruntés aux conditions économiques de nos jours ou aux controverses politiques modernes, ne peut que créer des malentendus.

Le seul procédé correct consiste à décrire la situation juridique dans les termes de faits concrets. C’est ainsi que le droit de propriété sur un canoé de pêche aux îles Trobriand est défini par la manière dont l’objet est fabriqué, employé et considéré par le groupe d’hommes qui l’ont fabriqué et jouissent de sa possession. Le maître du canoé, qui est en même temps le chef de l’équipe et le magicien de pêche, a pour premier devoir de construire à ses frais une embarcation neuve, lorsque la vieille est devenue hors d’usage, et de la maintenir en bon état, ce en quoi il est aidé par son équipage. En vertu d’obligations qu’ils contractent les uns envers les autres, chacun doit se présenter à son poste, de même que chaque canoé doit venir se mettre à la disposition de la communauté, lorsqu’elle organise une pêche communale.

Dans l’usage de l’embarcation, chaque co-propriétaire a droit à une certaine place, à laquelle sont associés certains privilèges, bénéfices et devoirs. À chacun sont assignées sa place et sa tâche, et à chacun est attaché un titre correspondant à l’une et à l’autre : « maître », « timonier », « surveillant des filets », « guetteur des poissons ». Sa position et son titre sont déterminés à la fois par son rang, son âge, son habileté personnelle. À chaque canoé, d’autre part, est assignée sa place dans la flottille et chacun a son rôle à jouer dans les manœuvres que comporte la pêche en commun. C’est ainsi qu’en examinant les choses de plus près, on en arrive à découvrir un système précis de division du travail et un système rigide d’obligations réciproques, qui implique, en même temps que le sentiment du devoir et la reconnaissance de la nécessité de la coopération, la recherche de l’intérêt personnel, de privilèges et de bénéfices. La propriété doit donc être définie, non dans des termes tels que « communisme », « individualisme » ou par analogie avec le système des « sociétés par actions » ou celui de l’ « entreprise personnelle », mais uniquement à la lumière des faits et des conditions concrets. C’est l’ensemble des devoirs, des privilèges et des réciprocités qui lie les co-propriétaires les uns aux autres et à l’objet.

C’est ainsi qu’à propos du premier objet qui ait attiré notre attention, du canoé indigène, nous constatons déjà l’existence d’une loi, d’un ordre, de privilèges définis et d’un système d’obligations bien développé.

III

Le caractère impératif des obligations économiques

Pour pénétrer plus profondément la nature de ces obligations impératives, suivons les pêcheurs sur la plage. Voyons comment s’opère la distribution du produit de la pêche. Dans la plupart des cas, une petite partie seulement du produit revient aux habitants du village. On voit généralement un grand nombre de gens, venus des communautés de l’intérieur, attendre sur la plage. Ils reçoivent des pêcheurs des paquets de poissons qu’ils emportent chez eux, souvent à plusieurs milles de distance, courant vite, afin que le poisson soit encore frais lors qu’ils seront arrivés à destination. Ici encore on est en présence d’un système de services et d’obligations réciproques, fondé sur une convention permanente entre deux communautés de villages. Les villages de l’intérieur fournissent les pêcheurs en légumes ; les communautés côtières les paient en poisson. C’est là une convention avant tout économique, mais elle a aussi un côté cérémoniel, car les échanges doivent se faire selon un rituel très compliqué, et un côté juridique, en ce qu’elle implique un système d’obligations réciproques, les pêcheurs devant rémunérer tout don qu’ils reçoivent de leurs partenaires de l’intérieur, et vice versa. Aucun des partenaires n’a le droit de refuser, de marchander, de retarder la réciprocité.

Qu’est-ce qui rend ces obligations si impérieuses ? Les villages de l’intérieur et ceux de la côte dépendent les uns des autres pour l’approvisionnement en certaines denrées. Les villages de la côte n’ont jamais assez de légumes, ceux de l’intérieur ont toujours besoin de poisson. En outre, la coutume exige que toutes les grandes cérémonies qui se déroulent dans les villages de la côte soient accompagnées de distributions de nourriture, qui représentent un aspect fort important de la vie publique des sauvages ; or, la nourriture ainsi distribuée se compose toujours de certaines variétés de légumes qui poussent seulement dans les plaines fertiles de l’intérieur. Or, les habitants de la côte ne disposent que du produit de leur pêche. C’est ainsi qu’à toutes les autres causes qui rehaussent la valeur de la nourriture végétale, relativement plus rare, s’ajoute celle de la dépendance artificielle que la culture a établie entre les deux districts. Tout concourt donc à ce qu’ils ne puissent se passer l’un de l’autre. Si, cependant, il arrive à un partenaire de faire preuve de négligence, il est sûr à l’avance qu’il aura tôt ou tard à s’en repentir. Chaque communauté possède, en effet, pour faire respecter ses droits, une arme : la réciprocité.

Ce que nous venons de dire ne s’applique pas seulement aux échanges de poissons contre des légumes. D’une façon générale, deux communautés dépendent aussi l’une de l’autre pour l’échange d’autres marchandises et d’autres services. C’est ainsi que chaque chaîne de réciprocité est d’autant plus forte qu’elle fait partie de tout un système, très compliqué, de réciprocités.

IV

Réciprocité et organisation dualiste

Je ne connais qu’un auteur qui se soit rendu compte de l’importance de la réciprocité dans l’organisation des sociétés primitives. Le grand anthropologiste allemand, le professeur Thurnwald, de Berlin, parle expressément de la « symétrie de l’organisation sociale », à laquelle correspond une « symétrie des actes[1] ». Dans la monographie qu’il a consacrée à la communauté des Banaro (Die Gemeinde der Banaro, Stuttgart, 1921), qui constitue peut-être la meilleure description d’une communauté primitive existante, le professeur Thurnwald montre à quel point la symétrie domine la structure sociale et les actes des indigènes. L’auteur n’insiste cependant pas suffisamment sur l’importance que présente cette symétrie en tant que lien juridique : il s’intéresse davantage à en rechercher la base psychologique dans le « sentiment humain » qu’à l’analyser comme une fonction sociale destinée à sauvegarder la continuité et l’équivalence des services réciproques.

Les anciennes théories sur la dichotomie tribale, les discussions sur les « origines » de « phratries » ou « moitiés » et de la dualité qui préside aux subdivisions tribales n’ont jamais tenu compte de la base interne ou différentielle du phénomène extérieur de la dichotomie. Le Dr Rivers et son école se sont bien occupés de « l’organisation dualiste », mais leurs travaux présentent un grave défaut : au lieu d’analyser le phénomène en lui-même, ils cherchent à le ramener à des causes cachées et mystérieuses. Le principe dualiste ne résulte ni d’une « fusion » ni d’une « scission » ni d’aucun autre cataclysme sociologique. Il est l’effet direct de la symétrie interne de toutes les transactions sociales, de la réciprocité de services sans laquelle aucune communauté primitive ne saurait exister. Une organisation dualiste peut apparaître très nettement dans la division d’une tribu en deux « moitiés » ou être à peu près complètement oblitérée ; mais je ne crains pas de dire que toutes les fois qu’on se donne la peine d’examiner les choses attentivement, on ne manque pas de constater que la symétrie de structure constitue la base indispensable de toute société sauvage.

Le mode sociologique qui préside aux relations de réciprocité est fait pour les rendre plus strictes. Entre deux communautés les échanges ne se font pas au hasard et il ne s’agit pas de transactions commerciales occasionnelles entre deux individus quelconques. Au contraire, chaque homme a son partenaire attitré avec lequel il se livre à des échanges d’une façon régulière, à l’exclusion de tous les autres. Ces deux hommes sont souvent parents par alliance ou bien des amis jurés, ou encore ils font partie tous deux de l’important système d’échanges cérémoniels, appelé kula. D’autre part, au sein de chaque communauté les couples de partenaires sont divisés en sous-clans totémiques. C’est ainsi qu’à la faveur des échanges s’établit un système de liens sociologiques, de nature économique, souvent combiné avec d’autres liens qui rattachent les uns aux autres individus, groupes, villages, districts.

En jetant un coup d’œil d’ensemble sur les relations et les transactions que nous avons décrites, on constate sans peine que le principe de réciprocité se trouve à la base de chaque règle. Chaque acte comporte un dualisme sociologique : deux parties échangent des services et des fonctions, chacune veillant à ce que l’autre s’acquitte de ses obligations dans une mesure aussi complète que possible et avec la plus grande loyauté possible. Le maître du canoé, dont les intérêts et les ambitions se groupent autour de son embarcation, veille à ce que l’ordre règne dans les transactions internes entre les membres de l’équipage qu’il représente dans toutes les circonstances extérieures. Chaque membre de l’équipage est lié à lui pendant toute la durée de la construction, et même après, lorsqu’une coopération est nécessaire. Et, réciproquement, le maître doit verser à chaque homme la rémunération cérémonielle lors de la fête par laquelle se termine la construction ; à aucun de ces hommes il ne peut refuser sa place dans le canoé, et il doit veiller à ce que chacun reçoive sa part de la pêche. En ceci, comme dans toutes les autres activités d’ordre économique, le comportement social des indigènes repose sur un système bien établi de do ut des, toujours sous-entendu mentalement et dont la balance s’établit à la longue. Pour ces indigènes, il ne s’agit pas de s’acquitter d’une façon quelconque d’un devoir ou d’accepter sans scrupules un privilège, sans se sentir tenus à la réciprocité : ils ne connaissent pas le mépris « communiste » du crédit et savent que tout ce qui a été accepté de part ou d’autre doit être et sera rendu tôt ou tard. La liberté et l’aisance avec lesquelles se font les transactions, les bonnes manières qui y président sont faites pour atténuer les frictions et les maladresses et pour cacher à la vue de l’observateur superficiel les calculs vigilants et intéressés qui guident les parties en cause. Or, rien n’est plus évident que ces calculs pour quelqu’un qui connaît les indigènes intimement. Au contrôle exercé par le maître à l’intérieur de son canoé correspond celui exercé dans la communauté par le chef qui en est généralement le magicien héréditaire.


V

Loi, intérêt personnel et ambition sociale

Il est à peine nécessaire d’ajouter qu’il existe d’autres mobiles qui, en plus de la contrainte et des obligations réciproques, poussent les pêcheurs à s’acquitter de leur tâche. L’utilité de la profession, le désir d’avoir toujours une nourriture fraîche et excellente et, surtout, l’attraction qu’exerce sur les indigènes la pêche qu’ils considèrent comme un sport fascinant, constituent des mobiles plus évidents, plus conscients et plus efficaces que ceux que nous avons décrits comme formant l’obligation légale. Mais la contrainte sociale, le respect pour les droits et des revendications des autres ne perdent jamais leur emprise sur l’esprit et la conduite des indigènes, lorsqu’ils ont réussi à comprendre nettement ce qu’on exige d’eux. La contrainte et le respect des autres sont, en outre, indispensables pour assurer le fonctionnement normal des institutions, car, en dépit de tous les attraits que présente la vie sociale, il se trouve toujours des individus mal disposés, d’humeur chagrine, obsédés par d’autres intérêts, très souvent par une intrigue amoureuse, qui seraient heureux de se soustraire à leurs obligations s’ils le pouvaient. Ceux qui savent combien il est difficile, sinon impossible, d’organiser une équipe de Mélanésiens pour une entreprise même de brève durée et amusante, mais exigeant une action concertée, alors qu’ils s’acquittent avec empressement et plaisir de leurs entreprises coutumières, comprendront à quel point la contrainte est nécessaire, lorsque l’indigène est convaincu qu’on veut le faire travailler pour des fins qui ne sont pas les siennes.

Une autre force contribue encore à accentuer le caractère impérieux des obligations. J’ai déjà mentionné l’aspect cérémoniel des transactions. Les dons en nourriture, dans le système d’échanges que nous avons décrit plus haut, doivent être offerts, en observant certaines formalités très strictes, dans des mesures de bois spécialement fabriquées pour cette occasion, qu’on transporte et présente selon des règles prescrites, dans une procession cérémonielle et en soufflant dans des conques. Or, rien n’agit tant sur l’esprit d’un Mélanésien que l’ambition et la vanité que procure un étalage de nourriture et de richesse. Dans le fait d’offrir des cadeaux, de distribuer leur surplus, ils voient une manifestation de puissance, une exaltation de leur personnalité. Le Trobriandais conserve sa nourriture dans des maisons mieux construites et mieux décorées que les huttes d’habitation. À ses yeux la générosité est la plus grande des vertus et la richesse l’élément essentiel de l’influence et du rang. Le fait que des transactions mi-commerciales sont associées à certaines cérémonies publiques crée un autre impératif reposant sur un mécanisme psychologique spécial : le désir de se faire remarquer, l’ambition de se montrer munificent, l’extrême respect pour la richesse et pour l’abondance de nourriture.

Nous avons donc acquis un certain aperçu de la nature des forces psychologiques et sociales qui transforment certaines règles de conduite en lois obligatoires. Or, l’élément de contrainte est loin d’être superflu. Toutes les fois que l’indigène peut se soustraire à ses obligations, sans que son prestige en souffre et sans s’exposer à une perte, il le fait, tout comme n’importe quel homme d’affaires dans un pays civilisé. Lorsqu’on étudie de plus près l’ « automatisme moelleux » avec lequel les indigènes s’acquittent soi-disant de leurs obligations, en s’aperçoit que les transactions donnent toujours lieu à des frictions et à des récriminations et que les partenaires sont rarement contents l’un de l’autre. Mais, dans l’ensemble, on tient toujours à son partenaire et on cherche à s’acquitter de ses obligations, soit par intérêt bien compris, soit par ambition ou par sentiment social. Comparez le sauvage en chair et en os, toujours prêt à se soustraire à ses devoirs, vantard et plein de jactance lorsqu’il s’en est acquitté, au mannequin que décrivent les anthropologistes, qui suit servilement la coutume et obéit automatiquement à n’importe quelle règle. Il n’existe pas la moindre ressemblance entre l’un et l’autre. Nous commençons à nous rendre compte que le dogme de l’obéissance mécanique est fait pour cacher à l’anthropologiste de plein air un grand nombre de faits réellement importants de l’organisation juridique des peuples sauvages. Nous commençons à comprendre que les prescriptions de la loi, prescriptions qui ont un caractère obligatoire défini, sont nées de simples règles coutumières. Nous voyons également que la législation civile, qui se compose d’ordonnances positives, est beaucoup plus développée que le code des simples prohibitions et que ceux qui n’étudient que la législation criminelle des sauvages ne tiennent pas compte des phénomènes les plus importants de leur vie juridique.

Il est également évident que les règles que nous venons d’étudier, malgré leur caractère indiscutablement obligatoire, ne ressemblent en rien à des commandements religieux, lesquels sont imposés d’une façon absolue et auxquels on doit une obéissance rigide et intégrale. Les règles dont nous nous occupons sont essentiellement élastiques et adaptables aux circonstances, laissent une marge considérable qui leur enlève tout caractère absolu. Les faisceaux de poissons, les mesures de yams ou les paquets de taro ne peuvent être répartis qu’approximativement, et les quantités échangées varient naturellement avec les conditions plus ou moins favorables de la saison de pêche, avec l’abondance plus ou moins grande de la récolte. Toutes ces circonstances sont prises en considération, seules la rapacité, la négligence et la paresse sont considérées comme des causes justifiant la rupture d’un contrat. Et puisque la largesse est considérée comme donnant droit à des honneurs et à des éloges, l’indigène moyen fera tout ce qui sera en son pouvoir pour se montrer prodigue, d’autant plus qu’il sait que tout excès de zèle et de générosité mérite une récompense qu’il recevra tôt ou tard.

Nous voyons maintenant qu’une conception étroite et rigide du problème, d’après laquelle la législation serait une simple machine à punir la violation de certaines règles, laisse de côté tous les phénomènes dont nous venons de parler. Dans tous les faits que nous avons décrits, l’élément ou l’aspect « loi », c’est-à-dire la contrainte sociale effective, se présente comme un réseau complexe de dispositions destinées à contraindre les gens à s’acquitter de leurs obligations. De ces dispositions la plus importante est celle qui rattache les unes aux autres un grand nombre de transactions, de façon à en faire une chaîne de services réciproques, c’est-à-dire de services dont chacun doit être rémunéré à un moment donné. Et ce qui contribue encore à rehausser la force de la loi, ce sont, d’une part, les cérémonies plus ou moins publiques qui accompagnent ces transactions et, d’autre part, la grande ambition et la non moins grande vanité du Mélanésien.

VI

Les dispositions législatives dans les actes religieux

Dans les chapitres qui précèdent nous nous sommes occupés principalement des relations économiques, car, chez les sauvages comme chez nous, les lois civiles ont pour principal objet la propriété et la richesse. Mais il serait facile de montrer qu’il n’est pas un domaine de la vie tribale qui ne présente un aspect légal. Prenons, par exemple, les actes les plus caractéristiques de la vie cérémonielle : les rites du deuil et de l’affliction à l’occasion d’une mort. Ce qui, naturellement, nous frappe tout d’abord dans ces rites, c’est leur caractère religieux : ce sont des actes de piété envers le défunt, dictés par la peur, par l’amour ou par la sollicitude pour son esprit. En tant qu’épanchement rituel et public d’un sentiment, ils font également partie de la vie cérémonielle de la communauté.

Qui pourrait donc soupçonner que ces transactions religieuses ont un aspect légal ? Cependant il n’est pas, aux îles Trobriand, un seul acte funéraire, une seule cérémonie, qui ne soit considéré comme une obligation incombant à celui qui l’accomplit envers tel ou tel survivant. La veuve pleure et se lamente, fait étalage d’affliction cérémonielle, de piété religieuse et de crainte, mais la violence de ces manifestations a également pour but de procurer une satisfaction directe aux frères et aux parents maternels de son mari décédé. Ce sont en effet les parents en ligne maternelle qui, selon la théorie que les indigènes professent au sujet de la parenté et du deuil, sont réellement affectés par cette mort. La femme, bien qu’ayant cohabité avec son mari, est considérée, toujours d’après cette théorie, comme une étrangère, et cela malgré la violence souvent sincère avec laquelle elle manifeste son chagrin. Son devoir envers les membres survivants du clan de son mari consiste précisément à étaler son chagrin, à s’imposer une longue période de deuil et à porter, à titre d’ornement, pendant quelques années l’os maxillaire du mari. Hâtons-nous de dire que cette obligation n’est pas sans réciprocité. À la première grande distribution cérémonielle, qui a lieu trois jours après la mort du mari, elle reçoit des parents de celui-ci une rétribution substantielle pour ses larmes. Et aux fêtes cérémonielles suivantes elle reçoit d’autres rétributions pour la prolongation de son deuil. Il ne faut pas oublier en outre que le deuil des indigènes n’est qu’un anneau dans la longue chaîne de réciprocités existant entre le mari et la femme et entre leurs familles respectives.

VII

Lois relatives au mariage

Dans un précédent chapitre nous avons abordé implicitement la question du mariage qu’il importe de bien approfondir si l’on veut se faire une idée exacte de ce que la loi signifie aux yeux de l’indigène. Le mariage n’établit pas seulement un lien entre mari et femme, mais il crée un rapport de réciprocité permanente entre le mari et la famille, et plus particulièrement le frère de la femme. Entre une femme et son frère existe un lien de parenté très caractéristique et d’une très grande importance. Dans une famille trobriandaise la femme reste toujours sous la garde spéciale d’un seul homme qui est un de ses frères ou, à défaut de frères, son parent maternel le plus proche. Elle doit lui obéir et s’acquitter envers lui d’un certain nombre de devoirs, tandis que lui doit veiller à son bien-être et assurer sa vie économique, même après son mariage.

Le frère devient le tuteur naturel des enfants de sa sœur, et c’est lui, et non leur père, qui représente à leurs yeux le chef légal de la famille. Lui, de son côté, doit veiller sur eux et fournir au ménage une proportion considérable de sa nourriture. C’est la charge la plus pénible, puisque, le mariage étant patrilocal, la jeune femme s’en va habiter la communauté de son mari, ce qui provoque, au moment de chaque moisson, un chassé-croisé économique à travers tout le district.

La récolte faite, on classe les yams, et le produit de la récolte de chaque jardin est disposé en tas coniques. Le principal tas de chaque lot de jardin est toujours destiné au ménage de la sœur. L’habileté et le travail dont on fait preuve dans cet étalage de nourriture ont pour seul but de satisfaire l’ambition du jardinier. Toute la communauté, voire tout le district, vient inspecter les produits du jardin, les commenter, les critiquer ou les louer. Un beau tas signifie, aux dires de mon informateur : « Voyez ce que j’ai fait pour ma sœur et sa famille ; je suis un bon jardinier, et ma sœur et ses enfants ne souffriront jamais de manque de nourriture. » Au bout de quelques jours, le tas est défait, les yams sont mis dans des paniers et transportés dans le village habité par la sœur où on les dispose de nouveau en tas coniques devant la maison à yams du mari de celle-ci. Les membres de cette communauté viennent à leur tour regarder et admirer les yams. Tout ce côté cérémoniel de la transaction a une force liante que nous connaissons déjà. L’étalage, les comparaisons, la répartition faite en public constituent pour le donateur une contrainte psychologique : il se sent satisfait et récompensé, lorsqu’il se trouve à même d’offrir un don généreux, tandis que l’insuffisance, l’avarice, la mauvaise chance sont pour lui une cause de mortification et d’humiliation.

Cette transaction n’est pas seulement à base d’ambition et de vanité : la réciprocité y joue un rôle aussi important que dans toutes les autres. Par moments même, elle intervient à chacun des menus actes dont se compose la transaction, en la suivant pour ainsi dire pas à pas. Tout d’abord, le mari doit rémunérer par des dons périodiques définis chaque contribution annuelle qu’il reçoit de la famille de sa femme. Plus tard, les enfants, devenus grands, tomberont directement sous l’autorité de leur oncle maternel ; les garçons auront à l’aider, à l’assister dans tout ce qu’il fera, à contribuer pour une certaine part à tous les paiements dont il aura à s’acquitter. Les filles ne font que peu de choses pour leur oncle maternel, directement du moins, mais, dans une société de lignée maternelle, elles lui fournissent deux générations d’héritiers et de descendants.

En situant les offres de produits de la récolte dans leur contexte sociologique, et en examinant de près les rapports auxquels elles correspondent, on constate que chacune des transactions dont se composent ces rapports forme un anneau dans la chaîne des réciprocités. Mais si on la considère isolément, si on la retire de son cadre, chaque transaction apparaît dépourvue de sens, intolérablement pénible, sans aucune signification sociologique, donc (pas de doute !) de nature « communiste ». Quoi de plus absurde au point de vue économique que cette distribution croisée de produits de jardins qui fait que chaque homme travaille pour sa sœur et compte à son tour sur le travail du frère de sa femme, et qu’on dépense plus de temps et d’énergie à étaler, à montrer, à déplacer les marchandises qu’à faire œuvre vraiment efficace ? Mais une analyse plus serrée montre que quelques-unes de ces actions apparemment inutiles constituent des stimulants économiques puissants, que d’autres impliquent une force de cohésion légale et que d’autres encore sont le résultat direct des idées que les indigènes se font sur la parenté. Il est également évident que, pour bien comprendre l’aspect légal de ces rapports, il faut les envisager en bloc, sans attribuer, dans la chaîne des devoirs réciproques, plus de valeur et d’importance à tels ou tels de ses anneaux qu’à d’autres.

VIII

Le principe du do ut des joue un rôle dominant dans la vie tribale

Nous avons donné, dans ce qui précède, une série de tableaux de la vie indigène, destinés à illustrer l’aspect juridique des relations matrimoniales, de la coopération au sein d’une équipe de pêcheurs, des échanges entre villages de l’intérieur et villages de la côte, de certaines obligations cérémonielles en rapport avec le deuil. Nous avons cité ces exemples avec quelques détails, de façon à bien faire ressortir le fonctionnement concret de ce que nous considérons comme le mécanisme réel de la loi, de la contrainte sociale et psychologique, des forces, mobiles et raisons réels qui poussent l’homme à s’acquitter de ses obligations. Si nous disposions d’assez de place, il nous serait facile de réunir tous ces exemples isolés en une vaste fresque et de montrer que le même mécanisme juridique se retrouve dans toutes les relations sociales, dans tous les domaines de la vie tribale, et que du fait de ce mécanisme les obligations impérieuses forment une catégorie à part et se distinguent de toutes les règles coutumières.

Prenons d’abord les transactions économiques : l’échange de biens et de services a lieu le plus souvent entre des partenaires qui sont pour ainsi dire attitrés l’un à l’égard de l’autre, ou bien il est conditionné par certains liens sociaux ou encore il constitue le corollaire d’une réciprocité dans des transactions non économiques. On constate que la plupart des actes économiques, sinon tous, font partie de quelque chaîne de présents et de contre-présents qui, à la longue, finissent par se compenser au point de vue de l’équivalence, de façon à satisfaire également les deux parties.

Dans un article intitulé : The primitive Economics of the Trobriand Islanders (« Economic Journal », 1921) et dans mon ouvrage Argonauts of the Pacific (1923), j’ai déjà décrit les conditions économiques existant dans la Mélanésie du nord-ouest. Le chapitre VI de ce dernier ouvrage est consacré à la discussion des questions dont nous nous occupons ici, c’est-à-dire celles qui se rattachent aux formes des échanges économiques. Comme mes idées sur la législation primitive n’étaient pas encore suffisamment mûres à l’époque où j’écrivais cet ouvrage, je me suis borné à y citer des faits sans les rapporter à la thèse que je défends ici, ce qui les rend d’autant plus éloquents. En décrivant cependant une catégorie de présents sous le titre de « Dons purs » et en rangeant dans cette catégorie les dons faits par le mari à la femme et par le père aux enfants, j’avais commis une erreur, celle dont j’ai parlé plus haut et qui consiste à détacher tel ou tel acte de son contexte, à ne pas tenir suffisamment compte de toute la chaîne des transactions. Le même paragraphe contient d’ailleurs une rectification implicite de mon erreur puisque j’ajoute : « un don fait par le père à son fils est considéré (par les indigènes) comme une rémunération des rapports qu’en sa qualité de mari il a avec la mère » (p. 179). J’ai également montré que les « dons libres » faits à la femme reposent sur la même idée. Mais pour présenter les conditions d’une manière vraiment correcte, tant au point de vue juridique qu’économique, il faut tenir compte de tout l’ensemble de dons, de devoirs et de bénéfices réciproques qui s’échangent entre le mari, d’une part, la femme, les enfants et le frère de la femme, de l’autre. On constate alors que, dans l’esprit des indigènes, le système repose sur un très complexe do ut des, et qu’à la longue les services réciproques finissent par s’équilibrer[2].

La vraie raison pour laquelle toutes ces obligations sont généralement remplies, et même très scrupuleusement, est que le fait de ne pas s’en acquitter place l’homme dans une situation intolérable, et la moindre négligence lui attire l’opprobre. L’homme qui s’obstinerait à désobéir aux prescriptions de la loi dans les affaires économiques ne tarderait pas à se faire mettre au ban de la vie sociale et économique, et il le sait parfaitement. On connaît aujourd’hui des cas d’indigènes qui, par paresse, excentricité ou faute d’esprit d’entreprise conformiste, ont pris le parti d’ignorer les obligations que comporte leur statut et sont devenus, de ce fait, automatiquement des proscrits, obligés de vivre aux crochets des blancs.

Un citoyen honorable est tenu de s’acquitter de ses devoirs, et sa soumission, loin de lui être dictée par un instinct ou une impulsion intuitive ou un « sentiment de groupe » mystérieux, résulte du fonctionnement d’un système élaboré dans tous ses détails et dans lequel chaque acte a sa place et doit être accompli sans rémission. Bien que nul indigène, quelqu’intelligent qu’il soit, ne soit à même de formuler la situation dont nous parlons dans des termes abstraits ou de la ramener à une théorie sociologique, tout le monde ne se rend pas moins compte de son existence et est capable de prévoir les conséquences que peut entraîner le non-accomplissement des obligations.

Dans les cérémonies religieuses et magiques, chaque acte, ou à peu près, n’est pas seulement accompli en vue de ses fins et effets primaires, mais est aussi considéré comme une obligation entre individus ou groupes, comme comportant tôt ou tard une rémunération ou un contre-service, stipulé par la coutume. La magie, dans ses formes les plus importantes, est une institution publique, en vertu de laquelle le magicien qui a généralement hérité de ses fonctions doit officier pour le compte du groupe tout entier. Tel est le cas de la magie des jardins, de celle de la pêche, de la guerre, du beau et du mauvais temps, de la construction de canoés. Toutes les fois que se présente la nécessité, à la saison voulue ou dans certaines autres circonstances, il est tenu d’accomplir sa magie, de veiller au respect des tabous, et parfois de contrôler toute l’entreprise. Pour ces services il est payé par de petits dons, offerts immédiatement et incorporés dans les pratiques rituelles. Mais sa véritable récompense est dans le prestige, la puissance et les privilèges que lui confère sa position sociale[3]. Dans les cas de petite magie ou de magie occasionnelle, de celle qui est en rapport avec les charmes d’amour, les rites curatifs, la sorcellerie, dans la magie du mal des dents et dans celle qui est censée assurer la bonne santé des porcs, bref dans toutes les magies pratiquées pour le compte de particuliers, le magicien reçoit une rétribution substantielle et les rapports entre le client et le professionnel reposent sur un contrat établi par la coutume. En ce qui concerne le sujet qui nous intéresse ici, nous devons enregistrer le fait que c’est pour le magicien une obligation que d’accomplir tous les actes de magie communale, cette obligation faisant partie du statut du magicien communal, dont la charge est héréditaire le plus souvent et comporte toujours puissance et privilèges. Un homme peut renoncer à sa position et la transmettre à son plus proche successeur, mais dès l’instant où il a accepté la charge et aussi longtemps qu’il la détient, il est tenu de s’acquitter des devoirs qui y sont liés, de même que la communauté est tenue de s’acquitter envers lui de ce qu’elle lui doit.

Quant aux actes qu’on considère généralement comme religieux, plutôt que magiques, cérémonies accompagnant les naissances et les mariages, rites funéraires et de deuil, cultes des démons, des esprits, de personnages mythiques, ils ont également leur côté légal qui apparaît clairement dans les pratiques mortuaires que nous avons décrites plus haut. Tout acte important de nature religieuse est conçu comme une obligation morale à l’endroit de l’objet du culte : démon, esprit, puissance ; il satisfait également le besoin émotionnel de celui qui l’accomplit. Mais, en plus de tout cela, il a sa place marquée dans un schéma social, est considéré par une tierce personne ou des tierces personnes comme leur étant dû, et ce dû elles le réclament et le rémunèrent ensuite, en nature ou autrement. Lorsque, par exemple, à l’époque du retour annuel des esprits des défunts dans leurs villages, vous faites une offrande à l’esprit d’un de vos parents, vous procurez une satisfaction à ses sentiments et aussi, sans doute, à son appétit spirituel qui se nourrit de la substance spirituelle du plat que vous offrez ; et ce faisant vous exprimez probablement vos propres sentiments à l’égard du cher défunt. Mais cet acte implique aussi une obligation sociale : après que les plats ont été exposés pendant quelque temps et que l’esprit a eu sa part spirituelle, les restes que la soustraction spirituelle n’a pas rendus moins propres à la consommation ordinaire sont donnés à un ami ou à un parent par alliance encore en vie qui, plus tard, s’acquitte, à titre de réciprocité, d’un don analogue[4]. Je ne connais pas un seul acte religieux qui ne présente ce côté sociologique, plus ou moins directement associé à sa fonction principale, et ajoutant à son caractère de devoir religieux celui d’obligation sociale.

Je pourrais passer en revue d’autres phases de la vie tribale et discuter plus en détail l’aspect légal des rapports domestiques dont j’ai cité quelques exemples plus haut ; ou bien je pourrais faire ressortir les réciprocités inhérentes aux grandes entreprises. Mais je crois en avoir assez dit pour convaincre le lecteur que les exemples cités précédemment, loin de constituer des cas isolés, expriment un état de choses sur lequel repose tout l’ensemble de la vie indigène.

IX

La réciprocité, base de la structure sociale

Changeons maintenant de perspective et envisageons les choses au point de vue sociologique, c’est-à-dire examinons les uns après les autres les différents traits de la constitution tribale, et non, comme nous l’avons fait jusqu’à présent, les différentes variétés de l’activité tribale : cette fois encore, il nous sera possible de montrer que toute la structure de la société trobriandaise repose sur le principe du statut légal. Je veux dire par là que les droits du chef sur les gens du commun, ceux du mari sur la femme ou des parents sur les enfants sont exercés, non arbitrairement et d’une façon unilatérale, mais conformément à des prescriptions définies et sont constitués en chaînes de services rigoureusement réciproques.

Même le chef, dont les fonctions héréditaires se rattachent à des traditions mythologiques hautement vénérables, sont entourées d’un respect quasi religieux, se trouvent rehaussées par un cérémonial princier destiné à maintenir les gens du commun à distance, dans un état d’humiliation, le tout sanctionné par les tabous les plus rigoureux, même ce chef, disons-nous, malgré la puissance, la richesse et les moyens exécutifs dont il dispose, doit se conformer à des normes strictes et est lié par des restrictions légales. Lorsqu’il désire organiser une expédition, ou déclarer la guerre, ou célébrer une fête, il doit lancer un appel formel, annoncer publiquement sa volonté, délibérer avec les notables, recevoir le tribut, les services et l’assistance de ses sujets dans des formes cérémonielles et finalement les rétribuer selon une établie[5]. Il suffit de rappeler ici ce que nous avons dit plus haut du statut sociologique du mariage, des relations entre mari et femme et du statut réglant les relations entre parents par alliance[6]. Toute la division en clans, en sous-clans totémiques, d’un caractère local, et en communautés villageoises est caractérisée par un système de services et de devoirs réciproques dans lesquels les groupes jouent le jeu de « donnant-donnant ».

Ce qu’il y a de plus remarquable dans la nature légale des relations sociales, c’est que la réciprocité, le principe du « donnant-donnant », règne d’une façon souveraine également à l’intérieur du clan, voire à l’intérieur d’un groupe de parents les plus proches. Ainsi que nous l’avons déjà montré, les rapports entre l’oncle maternel et les neveux, ceux entre frères, et même les rapports les plus désintéressés, ceux qui existent entre un homme et sa sœur, reposent tous sur la réciprocité et sur la rémunération des services. C’est en ayant en vue ces groupes de parents très proches qu’on a cru pouvoir affirmer l’existence d’un « communisme primitif ». Le clan est souvent décrit comme étant, dans la jurisprudence primitive, la seule personne légale, le seul organisme et la seule entité reconnue. « Ce n’est pas l’individu qui est l’unité, mais le groupe de parents ; l’individu n’est qu’un élément de ce groupe », dit M. Sidney Hartland.

Ceci est certainement exact, pour autant qu’il s’agit du domaine de la vie sociale dans lequel le groupe de parenté, clan totémique, phratrie, moitié ou classe, joue le jeu de réciprocité avec des groupes correspondants. Mais qu’en est-il de la parfaite unité à l’intérieur du clan ? À ce propos, on nous offre l’universelle solution qui consiste à affirmer l’existence d’un « sentiment de groupe », sinon d’un « instinct de groupe », particulièrement vigoureux dans la région du monde dont nous nous occupons et « habitée par un peuple dominé par un sentiment de groupe dans le genre de celui qui anime le Mélanésien » (Rivers). Ceci, nous le savons, est une manière de voir erronée. À l’intérieur du groupe formé par les parents les plus proches, des rivalités, des dissensions, l’égoïsme le plus farouche se donnent libre cours et dominent en fait les relations entre les membres de ce groupe. Je reviendrai d’ailleurs sur ce point, car il faut mettre en avant plus de faits, et de plus éloquents, pour mettre fin au mythe du communisme de parenté, de la parfaite solidarité soi-disant régnant à l’intérieur du groupe dont les membres sont liés les uns aux autres par le fait de la descendance directe ; mythe repris récemment par Rivers et qui est malheureusement sur le point de gagner l’adhésion générale.

Après avoir ainsi cité les faits auxquels s’applique notre démonstration, après avoir montré que la loi pénètre toute la culture et toute la constitution tribale de ces indigènes, essayons de formuler nos conclusions d’une façon plus cohérente.

X

Définition et classification des règles de la coutume

Nous avons cité plus haut quelques opinions courantes qui attribuent à l’homme primitif une obéissance automatique aux lois. À cette opinion générale sont associées quelques propositions d’un ordre plus spécial, généralement admises en anthropologie, au grand dommage de l’étude de la jurisprudence primitive.

Et, tout d’abord, si le primitif obéit aux règles de la coutume, uniquement parce qu’il est incapable de les violer, il est impossible de donner une définition de la loi, toute distinction entre les prescriptions de la loi, celles de la morale, les habitudes et autres usages se trouvant effacée. La seule manière, en effet, de classer les règles de conduite consiste à les rapporter aux mobiles et aux sanctions qui les imposent, si bien qu’en postulant une obéissance automatique à toute coutume l’anthropologie renonce à toute tentative d’introduire de l’ordre dans les faits et à les classer, autrement dit elle renonce à ce qui constitue la principale tâche de la science.

Nous avons déjà vu que, d’après M. Sidney Hartland, les règles de l’art, de la médecine, de l’organisation sociale, de l’industrie,  etc., se trouveraient, dans les sociétés primitives, dans un état de mélange inextricable, formeraient un bloc indivisible, et cela non seulement dans la réalité extérieure de la vie sociale, mais aussi dans l’esprit des indigènes. Il insiste sur cette manière de voir en de nombreuses occasions : « … Chez le sauvage, la perception des ressemblances diffère considérablement de la nôtre. Il voit des ressemblances entre des objets qui, à nos yeux, n’ont absolument rien de commun » (l. c., p. 139). « Pour le sauvage… la politique d’une tribu est une et indivisible… Ils (les sauvages) ne voient rien de grotesque ou d’incongru dans le fait de la promulgation, au nom de Dieu, d’un code où des prescriptions d’ordre rituel, moral, agricole et médical figurent à côté de ce que nous considérons comme des prescriptions purement juridiques… Nous faisons une séparation entre la religion et la magie, entre la magie et la médecine : les membres de la communauté, eux, ignorent ces distinctions » (pp. 213, 214).

Dans les passages que nous venons de citer, M. Sidney Hartland ne fait qu’exprimer d’une façon claire et modérée les opinions courantes sur la « mentalité prélogique primitive », sur les « catégories confuses des sauvages » et sur le caractère amorphe de la culture primitive en général. Ces opinions, cependant, ne correspondent qu’à la moitié de la vérité et sont tout à fait inexactes en ce qui concerne la loi. Les sauvages possèdent un ensemble de règles obligatoires, dépourvues de tout caractère mystique, qui ne sont ni promulguées au nom de Dieu ni pourvues d’une sanction surnaturelle, mais constituent de simples obligations sociales.

Si l’on considère la somme totale des règles, des conventions, des modèles de conduite comme formant un corps de coutumes, il est incontestable que les indigènes éprouvent un profond respect pour chacune d’elles, qu’ils ont tendance à faire ce que font les autres, ce qui est approuvé par chacun et, lorsqu’ils ne sont pas attirés dans une autre direction par leurs appétits ou leurs intérêts, ils suivront les commandements de la coutume plus facilement et plus volontiers que toute autre impulsion. La force de l’habitude, le respect des commandements traditionnels, le désir de satisfaire l’opinion publique et l’attachement sentimental à la tradition, tout concourt à stimuler l’obéissance à la coutume comme telle et pour elle-même. En cela, les « sauvages » ne diffèrent pas des membres de n’importe quelle communauté fermée, à l’horizon limité, que ce soit un ghetto de l’Europe Orientale, ou un collège d’Oxford ou une communauté « fondamentaliste » du Middle West américain. Mais l’amour de la tradition, le conformisme, le pouvoir de la coutume n’expliquent qu’en partie l’obéissance aux règles dont font preuve les « dons » (seigneurs), les paysans, les sauvages ou les Junkers.

Pour nous en tenir une fois de plus strictement aux sauvages, nous dirons que chez les Trobriandais il existe un grand nombre de règles traditionnelles, destinées à apprendre à l’artisan l’exercice de son métier. La manière inerte et dépourvue de critique dont on obéit à ces règles est due à ce qu’on peut appeler le « conformisme général des sauvages ». Mais, pour l’essentiel, ces règles sont suivies, parce que leur utilité pratique a été reconnue par la raison et démontrée par l’expérience. De même, si l’on obéit aux injonctions relatives à la manière dont on doit se comporter dans l’association avec des amis, des parents, des supérieurs, des égaux, etc., c’est parce que toute dérogation à ces règles fait apparaître celui qui s’en rend coupable comme un homme ridicule, grossier, socialement singulier aux yeux des autres. C’est ainsi que les préceptes relatifs aux bonnes manières sont très développés en Mélanésie et très strictement suivis. À cela il faut ajouter les règles indiquant la manière dont on doit procéder dans les jeux, les sports, les amusements et les fêtes, règles qui sont l’âme même et la substance des jeux et amusements ou autres occupations du même genre, et qu’on suit, parce qu’on se rend compte et reconnaît que le moindre manquement dépouille le jeu de son caractère de jeu, à moins qu’on ne le prenne pas au sérieux. On notera que dans tout ceci il ne peut guère être question d’inclination ou d’intérêt personnel ou de force d’inertie susceptibles de s’opposer à une règle et de faire considérer son exécution comme une désagréable corvée. Il est tout aussi facile de suivre la règle que de ne pas la suivre, et une fois engagé dans une partie de sport ou de plaisir, vous n’en retirerez de l’agrément que dans la mesure où vous obéirez à toutes les règles qui la régissent. Et cela est aussi vrai des règles qui régissent un art ou un métier que de celles qui prescrivent certaines manières ou une certaine conduite dans un jeu.

Il y a également les normes relatives aux choses sacrées et importantes, les règles des rites magiques, des cérémonies funéraires, etc. Ces règles et normes s’appuient primitivement sur des sanctions surnaturelles et sur la conviction assez forte que les choses sacrées ne souffrent aucune omission. Des forces morales tout aussi fortes prêtent leur appui à certaines règles qui doivent présider à la conduite personnelle envers des parents, des membres du ménage et tous ceux auxquels on est lié par un fort sentiment d’amitié, de loyauté, de dévouement, prescrit par le code social.

Ce bref catalogue n’est pas un essai de classification, mais est destiné tout simplement à montrer qu’à côté des prescriptions de la loi il existe plusieurs autres variétés de normes et de commandements traditionnels se rattachant à des mobiles et à des forces de nature psychologique, en tout cas différents de ceux sur lesquels s’appuient les lois proprement dites de la communauté. C’est ainsi que, tout en concentrant dans cet exposé mon principal intérêt sur la machinerie législative, je n’avais nullement l’intention de persuader les lecteurs que toutes les règles sociales sont d’ordre juridique : mon but a consisté seulement à montrer que les prescriptions légales ne forment qu’une catégorie bien définie dans l’ensemble des coutumes.

XI

Définition anthropologique de la loi

Les prescriptions de la loi diffèrent de toutes les autres en ce qu’elles sont ressenties et considérées comme des obligations pour les uns et des revendications justifiées pour les autres. Elles tirent leur sanction, non de simples mobiles psychologiques, mais d’un mécanisme social défini, possédant un pouvoir de contrainte, reposant, ainsi que nous le savons déjà, sur le principe de la dépendance réciproque, stipulant l’équivalence des services réciproques et établissant entre les différentes réciprocités des rapports aux combinaisons multiples.

Nous pouvons donc écarter définitivement la conception d’après laquelle le « sentiment de groupe » ou la « responsabilité collective » serait la seule ou même la principale force qui assure l’adhésion à la coutume et la rend obligatoire ou sanctionnée par des lois. L’esprit de corps, la solidarité, l’orgueil de faire partie de sa communauté et de son clan, tout cela existe certainement chez les Mélanésiens, car aucun ordre social ne saurait se maintenir, à n’importe quel niveau culturel, sans ces stimulants. Je tiens seulement à mettre en garde contre des opinions aussi exagérées que celles de Rivers, de Hartland, de Durkheim et autres qui font de cette loyauté de groupe, désintéressée, impersonnelle et illimitée, la pierre angulaire de tout l’ordre social dans les civilisations primitives. Le sauvage n’est ni un extrême « collectiviste » ni un intransigeant « individualiste », mais, comme tous les hommes, il représente un mélange de l’un et l’autre.

Il résulte de tout ce que nous venons de dire que la législation primitive ne se compose pas uniquement ou principalement d’injonctions d’ordre négatif et que toutes les lois des sauvages ne sont pas des lois pénales. Et, cependant, on estime généralement qu’ayant décrit les prescriptions concernant le crime et le châtiment on a dit tout ce qu’il y avait à dire au sujet de la jurisprudence des peuples sauvages. Il est de fait que le dogme de l’obéissance automatique, c’est-à-dire de la rigidité absolue des règles de la coutume, implique une exagération du rôle que les lois criminelles jouent dans les communautés primitives et une négation du rôle des lois civiles. Des règles absolument rigides ne peuvent être élargies ou adaptées à la vie ; on n’a pas besoin de les imposer, mais elles peuvent être enfreintes. C’est là une vérité que même les partisans d’une super-légalité primitive ne peuvent se refuser à admettre. Le crime, nous dit-on, est le seul problème d’ordre juridique à étudier dans les sociétés primitives ; les sauvages ignorent les lois civiles, et l’anthropologie chercherait en vain à dégager les éléments d’une jurisprudence civile propre aux sauvages. Cette manière de voir a dominé toutes les études comparées en matière de législation, de Sumner Maine aux spécialistes plus récents, comme le professeur Hobhouse, le Dr Lowie et M. Sidney Hartland. C’est ainsi que nous lisons dans un ouvrage de ce dernier que, dans les sociétés primitives, « le noyau de la législation est constitué par une série de tabous » et que « presque tous les codes sauvages se composent de prohibitions » (Primitive Law, p. 214). Et encore : « La croyance générale aux châtiments surnaturels inévitables et la perte de la sympathie des prochains créent une atmosphère de terreur qui suffit presque à prévenir toute infraction aux coutumes tribales » (p. 8 ; les italiques sont de nous). Il n’existe rien de semblable à cette « atmosphère de terreur », sauf dans les quelques cas exceptionnels de règles sacrées, en rapport avec le rituel ou la religion, et, d’autre part, ce qui empêche les infractions aux coutumes tribales, c’est une organisation spéciale dont l’étude se confond avec celle de la jurisprudence Primitive.

M. Hartland n’est pas le seul à professer cette manière de voir. Dans sa savante et compétente analyse du châtiment primitif, Steinmetz insiste lui aussi sur la nature pénale de la jurisprudence primitive, sur le caractère mécanique, rigide, échappant à toute direction et à toute intention, des pénalités infligées et sur leur base religieuse. Ses idées sont pleinement partagées par les sociologues français, Durkheim et Mauss, qui y ajoutent encore cette clause : la responsabilité, la vengeance, en fait toutes les réactions légales, reposent sur la psychologie du groupe, et non sur celle de l’individu[7]. Même des sociologues aussi perspicaces et bien informés que le professeur Hobhouse et le Dr Lowie, ce dernier possédant sur les sauvages des informations de première main, semblent suivre cette tendance générale dans leurs chapitres, par ailleurs excellents, sur la justice dans les sociétés primitives.

Dans le domaine dont nous nous occupons, nous n’avons jusqu’ici trouvé que des commandements positifs, dont la transgression est pénalisée, mais non punie et auxquels aucune méthode de Procuste ne ferait dépasser la ligne qui sépare la loi civile de la loi criminelle. S’il nous fallait désigner les règles décrites dans ce dernier chapitre par un nom moderne, par conséquent peu approprié, nous dirions qu’elles forment le corps des « lois civiles » des insulaires trobriandais.

Les lois « civiles », les lois positives, qui gouvernent toutes les phases de la vie tribale, se composent donc d’un ensemble d’obligations impérieuses, considérées comme des droits par une partie, comme des devoirs par l’autre, maintenues en vigueur par un mécanisme spécifique de réciprocité et de publicité, inhérent à la structure même de la société. Ces prescriptions de la loi civile possèdent une certaine élasticité et leur application comporte une certaine latitude. Elles ne punissent pas seulement les manquements aux devoirs, mais accordent aussi des récompenses à ceux qui s’en acquittent au-delà des limites prescrites. Leur efficacité a sa source dans l’appréciation rationnelle des causes et effets par les indigènes, ainsi que dans un certain nombre de sentiments personnels et sociaux, tels qu’ambition, vanité, orgueil, désir de se faire valoir en étalant ses mérites, et aussi attachement, amitié, dévouement et loyauté envers les parents.

Je ne crois pas avoir besoin d’ajouter que les « lois » et les « phénomènes juridiques », que nous avons découverts en Mélanésie et décrits et définis dans les chapitres qui précèdent, ne sont pas représentés par des institutions spéciales et indépendantes. La légalité représente plutôt un aspect de la vie tribale, un des côtés de sa structure, et non un ensemble de dispositions indépendantes, un mécanisme social existant pour lui-même. La législation ne repose pas sur un système spécial de décrets, prévoyant et punissant toutes les formes possibles de transgression et leur opposant des barrières et des remèdes appropriés. La législation est le résultat spécifique des combinaisons qu’affectent les obligations, cette combinaison mettant l’indigène dans l’impossibilité d’esquiver sa responsabilité, sans avoir à en souffrir dans la suite.

XII

Dispositions légales spécifiques

Les rares querelles qui se produisent prennent la forme d’un échange public de reproches (yakala), dans lequel les deux parties, assistées de leurs amis et parents, se haranguent et s’accablent mutuellement de récriminations. Ces litiges permettent aux gens de donner libre cours à leurs sentiments et de faire ressortir les dispositions de l’opinion publique, ce qui est parfois de nature à apaiser les disputes. Mais dans beaucoup de cas cette manière de vider les querelles ne fait que les aggraver. Mais il n’y a jamais de sentence précise, prononcée par des tiers, et la conciliation n’est que rarement réalisée çà et là. Le yakala est donc une disposition légale spéciale, de peu d’importance et sans rapport avec ce qui forme le noyau même de la contrainte légale.

Plusieurs autres mécanismes légaux spécifiques méritent d’être mentionnés ici. L’un d’eux s’appelle kaytapaku : protection magique de la propriété à l’aide d’imprécations. Lorsqu’un homme possède des cocotiers ou des palmiers areca dans des endroits éloignés où il lui est impossible de les surveiller, il attache une feuille de palmier au tronc de l’arbre, ce qui indique qu’une formule a été prononcée qui attirerait automatiquement une maladie sur le voleur. Une autre institution ayant un aspect légal est représentée par le kaytubutabu, magie exécutée sur tous les cocotiers d’une communauté, généralement à l’approche d’une fête, afin de les rendre fertiles. Cette magie comporte une stricte prohibition de cueillir des noix ou de faire un partage de noix, même importées. Le gwara est une institution similaire[8]. On plante un bâton sur le rocher et, par là même, on frappe de tabou toute exportation de certains objets d’utilité courante, sur lesquels portent les échanges cérémoniels dans le kula, alors que leur importation est, au contraire, encouragée. C’est là une sorte de moratoire qui suspend tous les paiements, sans atteindre les recettes, et qui vise à encourager l’accumulation d’objets de première utilité à la veille d’une grande distribution cérémonielle. Une autre institution légale importante est le kayasa, sorte de contrat cérémoniel : le chef d’une expédition, le maître d’une fête, l’entrepreneur d’une affaire industrielle organise une grande distribution cérémonielle ; ceux qui y prennent part et bénéficient de sa générosité s’engagent à assister le chef pendant toute la durée de l’entreprise.

Toutes ces institutions, kayasa, kaytapaku, kaytubutabu, comportent des obligations spéciales. Elles ne sont cependant pas d’ordre exclusivement légal. Ce serait commettre une grave erreur que de traiter la question de la législation en se contentant d’énumérer ces quelques dispositions, dont chacune sert à une fin spéciale et ne remplit qu’une fonction très partielle. Le principal domaine de la loi doit être cherché dans le mécanisme social qui se trouve à la base de toutes les obligations et dans la composition duquel entrent un grand nombre de coutumes, mais, ainsi que nous le savons déjà, pas toutes les coutumes.

XIII

Conclusions et anticipations

Nos investigations n’ayant porté que sur une partie de la Mélanésie, nos conclusions n’ont naturellement qu’une portée limitée. Ces conclusions reposent cependant sur des faits qui ont été observés à l’aide d’une méthode nouvelle et envisagés à un point de vue nouveau, si bien qu’elles seront peut-être de nature à stimuler d’autres observateurs à se livrer à des études similaires dans d’autres parties du monde.

Résumons l’opposition qui existe entre les opinions courantes sur la question et les faits que nous avons présentés ici. Il est universellement admis, dans l’anthropologie moderne, que toute coutume est pour le sauvage une loi et que le sauvage n’a pas d’autre loi que la coutume. Toujours d’après l’opinion courante, on obéit à la coutume automatiquement et rigidement, par simple inertie. Les seuls faits méritant d’être relevés seraient ceux des violations occasionnelles de la coutume, violations ayant la forme de défis et constituant ce qu’on appelle des crimes. Les sociétés primitives ne disposeraient pas d’autre mécanisme, pour imposer le respect des règles de conduite, que le châtiment des crimes flagrants. L’anthropologie moderne ignore donc et parfois nie explicitement l’existence de dispositifs spéciaux et de mobiles psychologiques, susceptibles d’inciter l’homme à obéir à une certaine catégorie de coutumes, pour des raisons purement sociales. D’après M. Hartland et les autres autorités en la matière, les sanctions religieuses, les châtiments surnaturels, la responsabilité de groupe et la solidarité, les tabous et la magie seraient les principaux éléments de la jurisprudence des peuples sauvages.

Toutes ces affirmations sont, je l’ai montré plus haut, ou tout simplement erronées ou partiellement vraies ; le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles situent la réalité de la vie indigène dans une fausse perspective. Il nous paraît inutile d’insister une fois de plus sur le fait que l’homme, même « sauvage » ou « primitif », est incapable d’agir instinctivement à l’encontre de ses instincts ou d’obéir à son insu à une règle à laquelle il se sentirait pourtant heureux de pouvoir se soustraire ou qu’il est toujours prêt à défier ; inutile également de montrer que l’homme est incapable d’agir spontanément d’une manière qui serait en opposition avec tous ses appétits et toutes ses inclinations. La fonction fondamentale de la loi consiste à imposer un frein à certains penchants naturels, à enfermer les instincts humains dans certaines limites, afin de pouvoir les contrôler, et à obliger les hommes à suivre une conduite n’ayant rien de spontané, une conduite contrainte ; en d’autres termes, sa fonction consiste à assurer une coopération reposant sur des concessions et des sacrifices mutuels, en vue d’un but commun. Pour que cette tâche se trouve remplie, une nouvelle force, distincte des dispositions innées et spontanées, doit intervenir.

Afin de rendre plus probantes nos objections, qui forment la partie négative de notre exposé, nous avons cité un cas concret faisant apparaître la loi primitive telle qu’elle est dans la réalité, et nous avons montré quelle est la nature de la contrainte exercée par les prescriptions légales primitives.

Le Mélanésien de la région que nous avons étudiée a certainement le plus profond respect pour les coutumes et les traditions de sa tribu comme telles. C’est une concession que nous croyons devoir faire tout de suite à l’ancienne manière de voir. Il accepte avec révérence et considère comme obligatoires toutes les prescriptions en vigueur dans sa tribu, qu’elles soient banales ou importantes, agréables ou pénibles, morales ou utilitaires. Mais la force de la coutume, le prestige de la tradition ne suffiraient pas, à eux seuls, à contre-carrer les tentations de l’appétit ou de la convoitise, les impulsions de l’égoïsme. La simple sanction de la tradition (le conformisme et le conservatisme du « sauvage ») réussit souvent, et réussit seule, à imposer certaines manières, l’observance d’usages coutumiers, une certaine conduite publique et privée, dans les cas où il s’agit seulement d’établir le mécanisme de la vie commune et de la coopération et d’introduire de l’ordre dans les actes et les démarches, mais non dans les cas plus compliqués où il devient nécessaire de heurter des intérêts personnels, de vaincre l’inertie, d’obtenir des actes dont l’accomplissement est accompagné de sensations pénibles ou de contre-carrer des penchants innés.

Il y des règles, des préceptes et des impératifs qui exigent des sanctions spéciales, autres que le simple prestige de la tradition. Les indigènes de la région mélanésienne que nous connaissons ont à se conformer, par exemple, à un rituel religieux fort exigeant pour tout ce qui concerne les funérailles et le deuil. Nous citerons encore les impératifs réglant les rapports entre parents. Et il existe enfin la sanction du châtiment tribal, expression de la colère et de l’indignation de la communauté tout entière. Grâce à cette sanction, la vie humaine, la propriété et, last not least, l’honneur personnel se trouvent sauvegardés dans une communauté mélanésienne, aussi bien que la dignité du chef, l’exogamie, les rangs et le mariage, toutes institutions qui jouent un rôle de première importance dans une constitution tribale.

Chaque catégorie de règles se distingue des autres par ses sanctions et par ses rapports avec l’organisation sociale de la tribu et avec sa culture. Il ne s’agit nullement de cette masse amorphe d’usages tribaux, de ce « cake de coutumes » dont on nous a tant parlé. La dernière catégorie, celle des prescriptions fondamentales, destinées à sauvegarder la vie, la propriété, la personnalité, peut être considérée comme une « législation criminelle » proprement dite ; il convient cependant de rappeler que l’importance de cette législation a été considérablement exagérée par les anthropologistes, qui ont commis l’erreur de la rattacher au problème de « gouvernement » et d’ « autorité centrale », en la détachant de son contexte formé par d’autres prescriptions légales. C’est que — et ici nous touchons au point le plus important — c’est qu’il existe une catégorie de règles obligatoires s’appliquant à la plupart des aspects de la vie tribale, régissant les rapports entre parents, entre membres de la même tribu, du même clan, définissant les rapports économiques, l’exercice du pouvoir et de la magie, le statut du mari, de la femme et de leurs familles respectives. Cette catégorie de prescriptions en vigueur dans une communauté mélanésienne correspond à notre législation civile.

Ces prescriptions sont dépourvues de toute sanction religieuse, elles ne sont pas imposées par la peur, superstitieuse ou raisonnée, leurs violations ne valent à leurs auteurs aucun châtiment de la part de la tribu, pas même la flétrissure de l’opinion publique ou son blâme moral. Nous essaierons de dégager les forces qui rendent ces règles obligatoires, et l’on verra qu’elles sont simples, bien que ne se prêtant pas à une définition précise, que si elles ne se laissent pas décrire par un mot ou enfermer dans un concept, elles n’en sont pas moins réelles. La législation civile des Mélanésiens tire son caractère obligatoire de l’enchaînement même des obligations, qui forment un réseau de services mutuels, un système fondé sur le principe du « donnant-donnant », l’échange de services s’étendant sur une longue période de temps et portant sur tous les genres d’intérêts et d’activités. À cela il faut ajouter la manière impressionnante et cérémonielle dont on s’acquitte des obligations légales. Les gens trouvent un mobile puissant dans leur vanité, dans le contentement d’eux-mêmes, dans leur amour de tout ce qui est susceptible de les rehausser à leurs propres yeux et aux yeux des autres. C’est ainsi que le caractère obligatoire de ces prescriptions est un effet de penchants naturels tels que l’égoïsme, la vanité et l’ambition, mis en œuvre par un mécanisme social spécial qui comporte, entre autres éléments, certaines actions obligatoires.

En se servant d’une « définition minimum » plus large et plus élastique de la loi, on découvrira ailleurs des phénomènes juridiques analogues à ceux que nous avons observés dans la Mélanésie du Nord-Ouest. Il est certain que la coutume ne repose pas uniquement sur une force universelle, indifférenciée et omniprésente, telle que l’inertie mentale. L’existence de cette force ne fait pas de doute, mais elle ne fait qu’ajouter son action à celle d’autres facteurs de contrainte. Il doit exister dans toutes les sociétés une catégorie de prescriptions trop pratiques pour être appuyées sur des sanctions religieuses, trop pénibles et désagréables pour que leur accomplissement soit abandonné au bon vouloir des gens, d’un intérêt vital trop personnel pour qu’on songe à les imposer par un recours à un facteur abstrait. Cette catégorie est celle des prescriptions purement légales, et j’ose prédire que tous ceux qui voudront s’en donner la peine découvriront comme moi que la réciprocité, l’incidence systématique, la publicité et l’ambition, sont les principaux facteurs qui, dans la législation primitive, imposent l’obéissance à ses règles et prescriptions.

DEUXIÈME PARTIE

LE CRIME ET LE CHÂTIMENT
DANS LES SOCIÉTÉS PRIMITIVES

I

La violation de la loi et le rétablissement de l’ordre

L’intérêt scientifique, qui n’est que de la curiosité affinée, est ainsi fait qu’il se porte plus volontiers sur ce qui est extraordinaire et sensationnel que sur ce qui est normal et quotidien. Ce qui, dans un nouveau domaine de recherches ou dans une jeune branche d’études, attire tout d’abord l’attention et conduit à la découverte de nouvelles régularités universelles, ce sont les violations apparentes des lois naturelles ; car, et c’est en cela que gît le paradoxe de la passion scientifique, l’étude systématique ne s’empare du miraculeux que pour le transformer en naturel. La science, à la longue, réussit à édifier un Univers bien réglé, reposant sur des lois valables, animé de forces précises qui le pénètrent d’un bout à l’autre, conforme à quelques principes fondamentaux.

Cela ne veut pas dire que la science doive bannir de la réalité le merveilleux, le mystérieux. Ce qui encourage l’esprit philosophique à poursuivre ses investigations, c’est le désir de découvrir de nouveaux mondes et de faire de nouvelles expériences, et la métaphysique nous retient par la promesse d’une vision dépassant la limite de l’horizon le plus éloigné. Mais la discipline qu’impose la science a changé le caractère de notre curiosité, la manière dont nous apprécions ce qui est réellement merveilleux. La contemplation des grandes lignes du monde, le mystère des données immédiates et des fins ultimes ; l’élan, dépourvu de signification, de l’ « évolution créatrice » rendent, aux yeux du naturaliste ou de celui qui étudie les civilisations, la réalité suffisamment tragique, mystérieuse et pleine de questions, toutes les fois qu’on réfléchit à la somme totale des connaissances et qu’on se rend compte de leurs limites. Mais lorsqu’il a atteint un certain degré de maturité l’esprit ne s’attarde pas à la recherche d’accidents imprévus, de sensations isolées, de paysages inconnus dans le domaine de la réalité. Toute nouvelle découverte n’est pour lui qu’un pas de plus sur la route qu’il poursuit, tout principe nouveau ne sert qu’à élargir ou à déplacer notre vieil horizon.

L’anthropologie, science encore jeune, est aujourd’hui en voie de se libérer de l’obsession des intérêts pré-scientifiques, bien que certaines tentatives d’offrir des solutions à la fois extrêmement simples et sensationnelles de toutes les énigmes de la civilisation soient toujours entachées de grossière curiosité. En ce qui concerne l’étude de la législation primitive, la tendance saine se manifeste dans le fait qu’on en arrive peu à peu à reconnaître expressément que les civilisations primitives sont sous la dépendance, non de l’arbitraire, des passions ou d’accidents, mais de la tradition et du besoin d’ordre. Mais même alors on retrouve encore des traces de l’ancien amour du sensationnel, et cela notamment dans l’importance exagérée qu’on attribue à la justice criminelle, dans l’attention qu’on accorde aux violations de la loi et aux châtiments qu’elles entraînent. L’anthropologie moderne en est encore à n’étudier la législation que dans ces interventions singulières et sensationnelles, lorsqu’il s’agit, par exemple, de crimes sanglants, suivis de vendettas, de sorcellerie criminelle provoquant des représailles, d’inceste, d’adultère, de violation de tabous, etc. Dans tous ces actes et incidents l’anthropologie ne recherche pas seulement l’élément piquant et dramatique, mais espère encore découvrir certains traits inattendus, exotiques, étonnants de la législation primitive : solidarité transcendantale du groupe de parents, exclusive de tout sentiment égoïste, communisme juridique et économique, soumission à des lois tribales rigides et indifférenciées[9].

Par réaction à la méthode et aux principes que je viens d’exposer, j’ai essayé d’aborder les faits de la législation primitive des Trobriandais par un autre côté. J’ai commencé par la description de ce qui est ordinaire, et non singulier : de la loi obéie, et non de la loi violée, des courants permanents et journaliers de la vie sociale, et non de ses orages et tempêtes accidentels. De cette description il ressort, à mon avis, que, contrairement aux opinions les plus répandues, la législation civile (ou son équivalent primitif) est fort développée et régit tous les côtés de la vie sociale. J’ai montré également qu’elle est facile à distinguer et que les sauvages la distinguent effectivement d’autres normes, imposées par la morale ou les convenances, des règles que comportent les arts et métiers et des commandements de la religion. Leurs lois, loin d’être rigides, absolues ou imposées au nom d’une divinité, sont maintenues par des forces purement sociales, envisagées comme rationnelles et nécessaires, comme élastiques et susceptibles d’adaptation. Loin donc de s’adresser uniquement au groupe, les droits que la législation reconnaît et les devoirs qu’elle impose concernent avant tout l’individu qui sait parfaitement bien sauvegarder ses intérêts et se rendre compte de la nécessité qu’il y a pour lui de s’acquitter de ses obligations. Nous avons vu, en effet, que l’attitude de l’indigène à l’égard du devoir et du privilège ne diffère guère de celle qui existe dans les communautés civilisées, le sauvage sachant aussi bien que le civilisé, non seulement tourner la loi, mais aussi la violer de temps à autre. C’est cette question, dont on s’est encore peu occupé, qui va retenir notre attention dans ces chapitres. Ce serait donner un tableau plus qu’incomplet de la législation trobriandaise que de ne la présenter que sous l’aspect d’un système fonctionnant toujours d’une façon normale, sans le moindre trouble d’équilibre. J’ai déjà eu l’occasion d’attirer l’attention sur le fonctionnement souvent imparfait de la loi, sur les nombreuses entorses et violations qu’elle subit, mais une description complète des incidents criminels et dramatiques me paraît nécessaire, bien que, je l’ai dit, il n’entre pas dans mes intentions d’attacher à ces incidents une importance exagérée.

Il y a encore une autre raison d’étudier de près la vie indigène à l’état de déséquilibre. Nous avons vu que les relations sociales des Trobriandais sont régies par un certain nombre de principes juridiques. Le plus important de ces principes est représenté par le droit maternel, qui stipule que la constitution physique et morale de l’enfant est déterminée par les liens de parenté qui le rattachent à sa mère, et à elle seule. Ce principe régit la succession dans le rang, le pouvoir et les dignités, les droits d’héritage économique, ceux qui règlent la possession du sol, la citoyenneté locale, l’appartenance à un clan totémique. Les rapports entre frères et sœurs, les relations entre les sexes et la plupart des relations sociales, d’ordre privé et public, sont régis par des dispositions faisant partie de la législation matriarcale. Une disposition bizarre et importante de cette législation est celle qui définit les devoirs économiques d’un homme à l’égard de sa sœur mariée et de son ménage. Tout le système repose sur une base mythologique, sur les conceptions des indigènes concernant la procréation, sur certaines de leurs croyances magiques et religieuses, et il détermine toutes les institutions et coutumes de la tribu.

Mais, à côté du système du droit maternel, à son ombre pour ainsi dire, il existe un autre système, moins important, de prescriptions légales. La législation relative au mariage, qui définit le statut du mari et de la femme, qui impose à celle-ci le régime patrilocal et confère au père une autorité partielle, mais certaine, et un droit de tutelle sur la femme et les enfants dans certaines occasions bien spécifiées, repose sur des principes juridiques indépendants du droit maternel sur certains points, le mitigeant sur certains autres, et en tout cas adaptés au droit maternel, de façon à pouvoir coexister avec lui. La constitution d’une communauté de village, la position d’un chef dans son village ou dans son district, les privilèges et les devoirs du magicien public, tout cela est régi par des dispositions qui forment autant de systèmes juridiques indépendants.

Sachant que la loi primitive n’est pas parfaite, nous sommes en droit de nous demander : comment cet ensemble composite de systèmes fonctionne-t-il sous la pression des circonstances ? Chaque système possède-t-il une cohésion, une harmonie intérieure suffisantes ? Se maintient-il toujours dans ses limites ou a-t-il tendance à empiéter sur d’autres systèmes ? Si une tendance pareille existe, aboutit-elle à des conflits entre les systèmes et quelle est la nature de ces conflits ? Pour trouver des éléments de réponses à ces questions, nous devons une fois de plus prendre en considération les manifestations de criminalité, de désordre et de déloyauté qui se déroulent au sein de la communauté.

Dans l’exposé qui va suivre et que nous ferons d’une façon concrète, en entrant dans certains détails, nous aurons constamment présent à l’esprit le principal problème qui n’a toujours pas reçu une solution : celui de la nature des actes et de la procédure criminels et de leurs relations avec la législation civile ; celui des principaux facteurs qui interviennent dans le rétablissement de l’équilibre troublé ; celui des rapports et des conflits possibles entre les divers systèmes de législation indigène.

Pendant toute la durée de mes recherches sur le terrain, j’avais vécu au milieu même des indigènes ; ma tente était dressée en plein village, ce qui me permettait de suivre de près tous les événements, banals ou solennels, quotidiens ou dramatiques, qui s’y passaient. L’événement que je vais raconter s’est passé durant mon premier séjour aux îles Trobriand, quelques mois après le début de mes investigations de plein air dans l’archipel.

Un jour, un formidable bruit de lamentations et un violent branle-bas m’apprirent que quelqu’un venait de mourir dans le voisinage. Renseignements pris, il s’agissait d’un jeune homme que je connaissais, âgé d’environ 16 ans, qui était tombé du faîte d’un cocotier et s’était tué.

Je me rendis en toute hâte dans le village où l’événement s’était produit, et lorsque j’y arrivai je trouvai tout le monde occupé aux préparatifs funéraires. C’était la première fois que j’assistais à un décès, à un deuil et à des funérailles, si bien que mon intérêt pour les aspects ethnographiques du cérémonial me fit oublier les circonstances de la tragédie, et cela malgré deux ou trois cas singuliers qui s’étaient produits dans le même village et qui auraient dû éveiller mes soupçons. J’avais appris que, par une coïncidence mystérieuse, un autre jeune homme avait été blessé grièvement dans le même village, et pendant les funérailles je pus constater un sentiment général d’hostilité entre les habitants du village où le jeune homme s’était tué et ceux du village où son corps fut transporté pour les obsèques.

Ce ne fut que beaucoup plus tard que je pus démêler la véritable signification de ces événements : le jeune homme s’était suicidé. Il avait en effet violé les règles de l’exogamie avec sa cousine maternelle, fille de la sœur de sa mère. Ce fait avait été connu et généralement désapprouvé, mais rien ne s’était produit jusqu’au moment où l’amoureux de la jeune fille, se sentant personnellement outragé du fait d’avoir été éconduit, alors qu’il espérait l’épouser, avait conçu l’idée de se venger. Il commença par menacer son rival d’user contre lui de magie noire, mais cette menace étant restée sans effet, il insulta un soir le coupable publiquement, en l’accusant devant toute la communauté d’inceste et en lui lançant certaines expressions que nul indigène ne peut tolérer.

À cela, il n’y avait qu’un remède, il ne restait au malheureux jeune homme qu’un moyen d’échapper à la situation dans laquelle il s’était mis. Le lendemain matin, ayant revêtu son costume et ses ornements de fête, il grimpa sur un cocotier et, s’adressant à la communauté, il lui fit, à travers le feuillage, ses adieux. Il expliqua les raisons de sa décision désespérée et formula une accusation voilée contre celui qui le poussait à la mort, en ajoutant qu’il était du devoir des hommes de son clan de le venger. Puis il poussa, selon la coutume, un cri perçant et, se jetant du palmier qui avait soixante pieds de haut, il se tua sur le coup. Il s’ensuivit une querelle dans le village, au cours de laquelle le rival fut blessé, querelle qui se poursuivit pendant les funérailles.

Ce cas souleva pour moi quelques problèmes importants. Je me trouvais en présence d’un crime qualifié : une violation de la loi exogamique du clan totémique. La prohibition exogamique est une des pierres angulaires du droit maternel, du totémisme et du système de parenté classificatoire. Pour un homme toutes les femmes de son clan sont des sœurs avec lesquelles les relations sexuelles sont interdites. C’est un axiome connu en anthropologie que rien n’inspire une plus grande horreur que la violation de cette prohibition, cette violation valant à ceux qui s’en rendent coupables non seulement de violentes réactions de l’opinion publique, mais aussi des châtiments surnaturels. En fait, cet axiome n’est pas tout à fait dépourvu de justification. Quand on interroge à ce sujet des Trobriandais, on constate que tous leurs renseignements confirment l’axiome que les indigènes éprouvent un sentiment d’horreur rien qu’à l’idée de la violation possible des règles de l’exogamie et qu’ils sont persuadés que celui qui se rend coupable d’inceste avec une femme appartenant au même clan que lui est frappé de plaies, de maladies ou même de mort. Tel est du moins l’idéal de la loi indigène, et dans les questions de morale il est facile et agréable de donner son adhésion à l’idéal, surtout lorsqu’il s’agit de juger la conduite des autres ou d’exprimer une opinion sur la conduite en général.

Mais la situation change, dès qu’il s’agit de l’application des normes morales et des idéaux à la vie réelle. Dans le cas que nous venons de relater les faits ne s’accordent pas du tout avec l’idéal de la conduite. L’opinion publique, quand elle eut connaissance du crime, ne se sentit nullement outragée et ne fit preuve d’aucune réaction directe : elle ne se mit en mouvement qu’à l’annonce publique du crime et à la suite des insultes que la partie intéressée lança contre le coupable. Mais, même alors, on laissa le coupable se punir lui-même. La « réaction de groupe » et la « sanction surnaturelle » se sont révélées comme des principes peu actifs. Ayant approfondi l’affaire et réuni des informations concrètes, j’ai pu m’assurer que la violation de l’exogamie, pour autant qu’il s’agit de simples rapports sexuels, et non de mariage, est loin d’être rare, et lorsque le fait se produit, l’opinion publique reste inerte, sans toutefois se départir de son hypocrisie. Lorsque l’affaire se passe sub rosa, avec l’observation d’un certain décorum, sans bruit et sans trouble, l’ « opinion publique » se contente de jaser, sans exiger un châtiment sévère. Lorsque au contraire les choses aboutissent à un scandale, tout le monde se dresse contre le couple coupable et peut pousser l’un ou l’autre, par l’ostracisme ou des insultes, au suicide.

En ce qui concerne la sanction surnaturelle, ce cas me permit de faire une découverte intéressante. J’ai appris notamment qu’il existe contre les conséquences pathologiques de cette transgression un remède fort connu et considéré comme pratiquement infaillible s’il est appliqué convenablement. Autrement dit, les indigènes possèdent un système de magie, se composant d’incantations et de rites exécutés au-dessus de l’eau, d’herbes ou de pierres et qui, s’il est correctement appliqué, efface complètement les mauvais effets de l’inceste de clan.

Ce fut pour la première fois au cours de mon enquête de plein air que je me trouvai ainsi en présence d’un système d’évasion bien établi, et cela dans un cas de violation de l’une des lois les plus fondamentales de la tribu. J’ai découvert plus tard l’existence de telles excroissances parasites dans d’autres branches de l’ordre tribal. L’importance de ce fait saute aux yeux. Il montre clairement qu’une sanction surnaturelle ne sauvegarde pas une règle de conduite avec un effet automatique. Pour combattre l’influence magique, on dispose de la contre-magie. Il vaut sans doute mieux ne pas courir le risque, la contre-magie ayant pu être apprise d’une façon imparfaite ou pouvant être mal appliquée, mais le risque n’est pas bien grand. La sanction surnaturelle se révèle ainsi comme douée d’une grande élasticité et comportant un antidote approprié.

Cet antidote, d’une application méthodique, nous ouvre les yeux sur un autre fait. Dans une communauté où les lois sont non seulement violées occasionnellement, mais systématiquement tournées à la faveur de méthodes bien établies, il ne peut être question ni d’obéissance « spontanée » à la loi, ni d’adhésion servile à la tradition. La tradition enseigne en effet à l’homme des procédés superstitieux qui doivent lui permettre de se soustraire à ses commandements les plus rigoureux, c’est-à-dire l’empêcher d’y adhérer spontanément.

Neutraliser par la magie les conséquences de l’inceste de clan constitue peut-être l’exemple le plus frappant de soustraction méthodique à la loi. Mais il en existe beaucoup d’autres. Nous citerons le système de magie qui permet d’éteindre l’affection qu’une femme éprouve pour son mari et de pousser celle-ci à commettre un adultère : c’est le seul moyen traditionnel de braver l’institution du mariage et la prohibition de l’adultère. Une autre catégorie, un peu différente, comprend les diverses formes de magie pernicieuse ou malfaisante : ce sont celles qui permettent d’obtenir la destruction de récoltes, d’entraver le travail des pêcheurs, d’attirer les porcs dans la jungle, de faire flétrir les bananiers, les cocotiers et les palmiers aréca, de faire échouer une fête ou une expédition kula. Ces magies, qui s’attaquent à des institutions établies et à des affaires importantes, constituent vraiment des instruments de crime transmis par la tradition. Mais il s’agit d’une tradition qui travaille contre la loi et est en conflit avec elle, puisque la loi, dans ses diverses manifestations, a pour mission de sauvegarder les institutions et d’encourager les affaires. Nous parlerons plus loin de la sorcellerie, qui est une variété particulière et très importante de la magie noire, ainsi que de quelques autres procédés non magiques de soustraction à la loi.

La loi de l’exogamie, la prohibition du mariage et des rapports sexuels à l’intérieur du clan sont souvent citées comme les commandements les plus rigides de la législation primitive, puisque l’interdiction ne tient pas compte du degré de parenté existant entre l’homme et la femme : il a un caractère général et absolu. C’est, dit-on, dans le tabou de l’inceste de clan que s’expriment le mieux et l’unité du clan et la réalité du « système de parenté classificatoire ». Ce tabou considère tous les hommes et toutes les femmes du clan comme « frères » et « sœurs » et leur interdit d’une façon absolue toute intimité sexuelle. Une analyse attentive des faits importants de la vie des Trobriandais révèle l’inconsistance de cette manière de voir. Une fois de plus, on se trouve en présence d’une de ces exagérations de la tradition indigène que l’anthropologie a prises au pied de la lettre et incorporées dans sa théorie[10]. Aux îles Trobriand, le jugement porté sur la rupture de l’exogamie varie, selon que les deux coupables sont très proches parents ou seulement unis par des liens de clan. L’inceste avec une sœur est, aux yeux des indigènes, un crime auquel on n’ose même pas penser, ce qui ne veut pas dire d’ailleurs qu’il ne soit jamais commis. La violation de l’exogamie par des cousins germains de lignée maternelle est une faute extrêmement grave et qui, nous l’avons vu, peut avoir des conséquences tragiques. À mesure que la parenté s’éloigne, la rigueur devient moins grande, et lorsque la violation de l’exogamie est commise avec une personne à laquelle on n’est rattaché que par les liens de clan, elle est considérée comme un péché véniel et facilement pardonnée.

C’est ainsi qu’en ce qui concerne cette prohibition, les femmes d’un clan ne s’opposent pas à l’homme comme un groupe compact, comme un « clan » homogène, mais comme un ensemble d’individus bien différenciés ; la nature des rapports qu’un homme peut avoir avec ces femmes varie de l’une à l’autre, selon la place qu’elle occupe dans la généalogie.

Au point de vue du libertin indigène, suvasova (violation de l’exogamie) est une expérience érotique particulièrement intéressante et tentante comme un fruit défendu. La plupart de mes informateurs n’admettaient pas seulement la possibilité de cette violation et celle de l’adultère (kaylasi), mais se vantaient d’avoir commis plus d’une fois l’une et l’autre ; et je pourrais citer à ce sujet quelques cas concrets, bien certifiés.

Je n’ai parlé, dans ce qui précède, que des rapports sexuels purs et simples. Le mariage à l’intérieur du clan est une affaire beaucoup plus sérieuse. Même aujourd’hui, alors que la rigueur de la loi traditionnelle se trouve considérablement relâchée, on ne connaît que deux ou trois mariages entre gens appartenant au même clan. Le plus fameux de ces cas est celui de Modulabu, chef du grand village d’Obweria, marié à Ipwaygana, célèbre sorcière, suspecte d’entretenir des rapports avec les tauva’u, méchants esprits surnaturels apportant les maladies. L’un et l’autre font partie du clan Malasi qui, chose remarquable, est connu pour la fréquence des incestes. Il existe un mythe sur l’inceste entre un frère et une sœur, et l’événement faisant l’objet de ce mythe et dont était née la magie d’amour se serait produit dans le clan Malasi. C’est également dans ce clan qu’aurait eu lieu, à une époque plus récente, le cas d’inceste le plus connu entre frère et sœur[11]. C’est ainsi que les rapports entre la vie réelle et la situation idéale, telle qu’elle se reflète dans la morale et la législation traditionnelles, sont fort instructifs.

II

La sorcellerie et le suicide dans leurs rapports avec la légalité

J’ai décrit, dans le chapitre précédent, un cas de violation de la loi tribale et discuté la nature des tendances criminelles et des forces qui contribuent au redressement de l’ordre et de l’équilibre de la tribu, dès que l’un et l’autre ont été troublés.

Au cours de notre description, nous nous sommes trouvés en présence de deux faits : emploi de la sorcellerie comme moyen de coercition et recours au suicide comme moyen d’expiation et de défi. Ces deux faits méritent un examen plus approfondi. La sorcellerie est pratiquée aux îles Trobriand par un nombre limité de spécialistes, qui sont généralement des hommes d’une intelligence et d’une personnalité hors pair et s’initient à leur art en apprenant un grand nombre d’incantations et en se soumettant à certaines conditions. Ils exercent leur art pour leur propre compte, mais aussi en professionnels, contre rémunération. Comme la croyance en la sorcellerie est profondément enracinée et que toute maladie sérieuse et toute mort sont attribuées à l’action de la magie noire, le sorcier est très respecté et redouté, de sorte qu’à première vue, il semble qu’il doive avoir des exigences abusives ou exagérées. On a, en effet, souvent prétendu que la sorcellerie constitue la principale source de la criminalité, en Mélanésie et ailleurs. En ce qui concerne la région que je connais personnellement, celle du nord-ouest de la Mélanésie, je puis certifier que cette opinion n’exprime qu’un des aspects de la situation. La sorcellerie procure à celui qui l’exerce puissance, richesse et influence, dont il se sert sans doute dans son intérêt personnel ; mais comme il a beaucoup à perdre et peu à gagner en se livrant à des abus trop flagrants, il fait généralement preuve d’une certaine modération. Il est surveillé de près par le chef, les notables et les autres sorciers, et il arrive souvent à un sorcier d’être supplanté par un autre, dans l’intérêt du chef ou sur son ordre.

Les hommes au pouvoir, chefs, hommes de haut rang ou riches, sont ceux qui ont le plus recours à ses services professionnels et rétribués. Lorsqu’il est appelé par des gens du menu peuple, le sorcier se garde bien de formuler des exigences injustes ou fantastiques. Trop riche et occupant une situation trop importante pour faire des choses illégales, il peut se permettre d’être honnête et juste. Lorsqu’une injustice réelle a été commise ou lorsqu’il s’agit de punir un acte illégal, le sorcier, sous la pression de l’opinion publique, est toujours prêt à combattre pour la bonne cause et à recevoir, en échange, sa pleine récompense. En apprenant qu’un sorcier travaille contre lui, l’homme visé recule souvent ou fait amende honorable ou se montre disposé à accepter un arrangement équitable. C’est ainsi que, généralement, la magie noire agit comme une force légale authentique, en contribuant au triomphe des prescriptions de la loi tribale, en empêchant le recours à la violence et en rétablissant l’équilibre.

La coutume qui consiste à rechercher les raisons pour lesquelles quelqu’un a été tué par la sorcellerie, illustre bien l’aspect légal de celle-ci. Il s’agit de trouver une interprétation aussi exacte que possible de certaines marques ou de certains symptômes que peut présenter le cadavre exhumé. Douze ou vingt-quatre heures après les funérailles préliminaires, au premier coucher du soleil qui les suit, on exhume le cadavre, on le lave, on l’enduit d’huile et on l’examine. Cette coutume a été interdite par les autorités, car l’homme blanc, qui n’a d’ailleurs nulle raison et nul besoin de s’en mêler, la trouve « dégoûtante », mais elle est toujours superstitieusement pratiquée dans les villages un peu reculés. J’ai assisté à plusieurs exhumations de ce genre et j’ai pu photographier l’une d’elles, parce qu’elle fut pratiquée avant le coucher du soleil. C’est une opération très dramatique. Une foule se presse autour de la tombe ; quelques-uns de l’assistance enlèvent rapidement la terre en poussant des cris plaintifs, d’autres entonnent des incantations contre les mulukwausi (sorcières volantes, qui dévorent des cadavres et tuent des hommes) et mâchent du gingembre qu’ils crachent sur les personnes présentes. À mesure qu’on se rapproche des nattes entourant le cadavre, les plaintes et les chants deviennent plus forts, et le cadavre est enfin mis au jour au milieu d’une explosion de cris. La foule se précipite vers la tombe pour le voir de près, ceux qui sont tout en avant reçoivent des plats en bois contenant de la crème de noix de coco avec laquelle ils doivent laver le cadavre ; celui-ci est dépouillé de ses ornements, lavé rapidement, enveloppé de nouveau et enterré. Pendant que dure ce processus, on s’attache à enregistrer les marques. Ces marques n’ont rien d’absolument convaincant et des différences d’opinion se font souvent jour quant à leur nature ; dans certains cas, leur existence peut être mise en doute.

Mais il est des marques au sujet desquelles aucun doute n’est possible et qui révèlent d’une façon non équivoque une habitude, un penchant ou une caractéristique du défunt, cause de l’hostilité qu’il s’était attirée de la part de quelqu’un qui avait chargé un sorcier de le tuer. Si le cadavre porte des égratignures, surtout sur les épaules, semblables aux kimali ou griffures érotiques, infligées en guise de caresses sexuelles, cela signifie que le défunt s’était rendu coupable d’adultère ou a eu trop de succès auprès des femmes, au grand ennui d’un chef ou d’un homme autrement puissant, ou, enfin, d’un sorcier. Cette cause fréquente de la mort laisse encore d’autres symptômes : le cadavre exhumé se présente les jambes écartées ou la bouche plissée comme pour émettre le son perçant par lequel on appelle une personne désirée à un rendez-vous secret. Ou encore on trouve le cadavre envahi de poux, et l’on sait que l’épouillage réciproque constitue une des manifestations de tendresse favorites de deux amoureux. Parfois, certains symptômes apparaissent avant la mort : tel jour, on a vu l’homme mourant remuer le bras comme s’il avait fait des signes d’appel, et voici qu’à l’exhumation on trouve justement sur les épaules des marques kimali. Dans un autre cas encore on a entendu le mourant émettre un son perçant, et à l’exhumation on l’a trouvé envahi de poux. Il était de notoriété publique que, de son vivant, cet homme se faisait épouiller par plusieurs des femmes de Numakala, un des anciens principaux chefs de Kiriwina : il est donc évident qu’il a été puni d’ordre supérieur.

Lorsqu’on découvre des signes qui ressemblent à des bijoux, à des ornements de danse ou qui permettent de supposer que le défunt avait l’habitude de se farder le visage, ou lorsque les mains du cadavre tremblent comme celles du maître-danseur maniant le kaydebu (bouclier de danse) ou le bisila (paquet de feuilles de pandanus), on en conclut que ce fut à cause de sa beauté personnelle ou des exploits qui valent à un homme les faveurs des femmes que ce don Juan tomba victime de la sorcellerie. La présence sur le cadavre de taches rouges, noires ou blanches, de dessins rappelant le plan d’une maison ou d’un dépôt de provisions d’un homme noble, de boursouflures suggérant la ressemblance avec les poutres d’une maison à ignames, signifient que le défunt avait mis trop d’ambition à décorer sa hutte ou sa maison à ignames, ce qui lui avait valu le ressentiment du chef. Des tumeurs en forme de tare ou le fait que le défunt avait été, de son vivant, trop friand de ce légume indiquent qu’il avait des jardins de taro trop beaux ou qu’il ne versait pas au chef une part assez importante de ses produits. Les bananes, les noix de coco, le sucre de canne produisent sur le cadavre, mutatis mutandis, les mêmes effets, alors que les noix de bétel colorent en rouge la bouche du défunt. Trouve-t-on de l’écume sur les lèvres du cadavre ? Cela signifie que le défunt aimait trop la bonne chère, était trop gourmand. Une peau lâche, s’écaillant aux plis, est signe que le défunt avait trop abusé de la viande de porc ou s’était occupé indûment de l’élevage de porcs, qui est un monopole du chef pouvant seulement être délégué par celui-ci à des hommes de moindre importance. Le chef éprouve également du ressentiment contre un homme qui ne s’est pas conformé au cérémonial et ne s’est pas incliné devant lui ; aussi n’est-il pas rare de trouver le cadavre d’un tel homme plié en deux dans sa tombe. Des filets de liquide purulent coulant des narines du cadavre correspondent toujours, d’après le code post-mortem, à des colliers en coquillages précieux et signifient que le défunt avait eu trop de succès dans le commerce kula. Il en est de même lorsque le cadavre porte des tuméfactions aux bras, à la différence près que ces tuméfactions correspondent, non à des colliers, mais à des bracelets en coquillages (mwali). Enfin, un homme tué parce qu’il était sorcier lui-même, produit, en plus de l’esprit normal (baloma), un esprit matériel (kousi) qui rôde autour de la tombe et se livre à toutes sortes de frasques[12]. Souvent aussi on trouve le corps d’un sorcier disloqué, mutilé dans la tombe.

J’ai obtenu cette liste en discutant avec des indigènes sur des cas concrets et en notant les symptômes réellement enregistrés. Il importe cependant de signaler que dans beaucoup de cas aucun symptôme n’a été constaté ou que l’accord n’a pu se faire au sujet de la signification de ceux que l’on a cru découvrir. Inutile de dire qu’un homme malade se doute toujours, croit même savoir à quel sorcier il est redevable de sa maladie, pour le compte de qui ce sorcier a agi et pour quelles raisons ; si bien que la « découverte » d’une marque a tous les caractères d’une vérification a posteriori de ce qu’on sait déjà. La liste que nous avons donnée plus haut et qui comprend les « causes de la mort », qu’on discute librement et qu’on trouve facilement, reçoit ainsi une signification spéciale : elle nous montre quelles sont les fautes qui ne sont pas considérées comme déshonorantes et répréhensibles et quelles sont celles qui n’imposent pas de charges trop onéreuses aux survivants. En fait, les succès sexuels, la beauté, l’adresse dans l’art de la danse, l’amour de la richesse, le manque de scrupules dans l’étalage des richesses et la jouissance inconsidérée des biens de ce monde sont autant de fautes ou de péchés enviables, quoique dangereux, puisqu’ils excitent la jalousie des puissants, tout en entourant ceux qui s’en rendent coupables d’une auréole de gloire. D’autre part, comme la plupart de ces fautes ont pour effet de provoquer l’exaspération du chef du district et de recevoir un châtiment légal, les survivants se trouvent déchargés du pénible devoir de la vendetta.

Mais le point vraiment important consiste en ce que le soin que les indigènes apportent à rechercher ces symptômes et à les interpréter témoigne de leur attitude négative à l’égard de tout homme dont la fortune, les qualités, les exploits personnels ou les vertus ne sont pas en rapport avec sa position sociale, ne trouvent pas leur justification dans le rang qu’il occupe, dans le pouvoir dont il dispose. Ce sont là des excès punissables, et c’est au chef qu’incombe le devoir de maintenir chacun dans sa médiocrité, d’empêcher les autres de dépasser le juste milieu qui leur est assigné par la tradition. Mais le chef ne peut pas user, dans ces matières, de violence physique directe, surtout lorsqu’il n’existe contre le délinquant que de simples soupçons, lorsqu’il ne se trahit que par une tendance au sujet de laquelle le doute est encore permis. Le moyen légal proprement dit dont le chef dispose dans des cas pareils consiste à recourir à la sorcellerie, dont il doit d’ailleurs payer les services de sa propre bourse. Avant l’intervention des « ordres » des blancs, il avait le droit d’user de violence et de châtier toutes les fois que se produisait une violation directe de l’étiquette ou du cérémonial ou dans les cas de délits flagrants tels qu’adultère avec une de ses femmes, atteinte à ses biens privés ou insulte personnelle. Un homme qui aurait osé se placer de façon à dépasser la tête du chef, ou toucher les parties taboues de son cou ou de ses épaules ou de se servir en sa présence d’expressions obscènes ou de commettre une grave violation de l’étiquette dans le genre de celle qui consiste à faire des allusions sexuelles au sujet de sa sœur, risquait de se faire transpercer immédiatement par un des gardes armés du chef. C’était tout particulièrement vrai du grand chef de Kiriwina. On connaît des cas d’hommes qui, ayant par hasard offensé un chef, ont été obligés de s’enfuir pour la vie. Un cas récent concerne un homme qui, au cours d’une guerre, avait lancé des injures à l’adresse du chef du camp opposé. Il a été tué après la conclusion de la paix, et sa mort, dans laquelle tout le monde a vu une juste rétribution de l’insulte, n’a provoqué aucune vendetta.

On le voit : dans beaucoup de cas, sinon dans la plupart d’entre eux, la magie noire est considérée comme le principal instrument dont dispose le chef pour faire prévaloir ses privilèges et prérogatives exclusifs. Il va sans dire que la magie noire se rend souvent coupable d’abus, allant jusqu’à exercer une odieuse oppression et à commettre des injustices révoltantes, ce dont je pourrais citer plus d’un exemple concret. Mais, même alors, étant donné qu’elle se range toujours du côté de ceux qui disposent de la richesse, de la puissance et de l’influence, la sorcellerie reste le support des intérêts acquis, c’est-à-dire, à la longue et en dernière analyse, de la loi et de l’ordre. Elle représente toujours une force de conservation et constitue réellement la principale source de la crainte salutaire du châtiment et le principal moyen de rétribution indispensable dans une société bien ordonnée. Aussi rien de plus pernicieux, parmi tous les moyens d’intervention des Européens dans la vie des peuples sauvages, que l’animosité acharnée avec laquelle missionnaires, planteurs et fonctionnaires poursuivent les sorciers[13]. L’application brutale, occasionnelle, antiscientifique de notre morale, de nos lois et de nos coutumes à des sociétés indigènes, la destruction de la législation indigène, du mécanisme quasi-légal et des instruments de pouvoir qui existent dans ces sociétés conduisent à l’anarchie et à l’atrophie morale et, à la longue, à l’extinction de la culture et de la race.

La sorcellerie, enfin, n’est exclusivement ni une méthode d’administration de la justice ni une forme de procédure criminelle. Elle est à la fois l’un et l’autre, et on ne s’en sert jamais en opposition directe à la loi, bien qu’assez souvent on s’en serve pour faire du tort à un homme faible, au profit de quelqu’un de plus puissant. Mais de quelque manière qu’elle fonctionne, elle est un moyen de maintenir le statu quo, de perpétuer les inégalités traditionnelles, et d’empêcher la formation de nouvelles inégalités. Puisque le conservatisme constitue l’élément le plus important dans une société primitive, la sorcellerie, à tout prendre, peut être considérée comme un facteur bienfaisant, d’une grande valeur pour la civilisation primitive.

Ces considérations montrent clairement combien il est difficile de tracer une ligne de démarcation entre les applications quasi légales et les applications quasi-criminelles de la sorcellerie. L’aspect « criminel » de la loi dans les sociétés sauvages est beaucoup plus vague que son aspect « civil », l’idée de « justice », telle que nous la concevons, ne leur est guère applicable, et les moyens de rétablissement de l’équilibre tribal troublé sont lents et d’un maniement difficile.

Après nous être fait une idée de la criminologie trobriandaise d’après l’étude de la sorcellerie, passons au suicide. Bien que n’étant d’aucune façon une institution purement juridique, le suicide présente par incidence un aspect légal très net. Il existe deux sérieuses méthodes de suicide : la première consiste à se jeter du haut d’un palmier (lo’u), la seconde à absorber un poison mortel extrait de la vésicule à fiel de l’orbe (soka). Une méthode moins radicale consiste à absorber une dose de tuva, poison végétal dont on se sert pour abasourdir les poissons. Un bonne dose d’émétique suffit à rappeler à la vie celui qui avait absorbé du tuva ; aussi ce poison joue-t-il un grand rôle dans les querelles entre amoureux, dans les discordes conjugales et autres cas analogues, dont plusieurs sont survenus durant mon séjour aux îles Trobriand, sans issue fatale.

Les deux formes fatales de suicide sont employées comme moyens d’échapper à des situations sans issue ; elles reposent sur une attitude psychologique complexe, dans laquelle entrent à la fois le désir de s’infliger soi-même un châtiment, celui de se venger et de se réhabiliter, de se soustraire à une douleur morale. Quelques cas concrets, brièvement résumés, donneront une idée suffisante de la psychologie du suicide.

Un cas quelque peu analogue à celui de Kima’i, décrit plus haut, fut celui d’une jeune fille, nommée Bomawaku, qui entretenait une intrigue amoureuse avec un jeune homme du même clan qu’elle, sans prêter aucune attention à son adorateur officiel et acceptable. Elle habitait sa bukumatula (maison pour gens non mariés), que son père avait construite pour son usage, et y recevait son amoureux illégitime. L’adorateur officiel, l’ayant appris, l’insulta en public, à la suite de quoi elle revêtit ses habits et ornements de fête, grimpa sur un palmier et, après avoir poussé un cri perçant, se précipita en bas. C’est là une vieille histoire ; elle m’a été racontée par des témoins oculaires, qui s’en sont souvenu à la suite de l’événement de Kima’i. Cette jeune fille avait cherché à sortir d’une impasse intolérable dans laquelle l’avaient acculée sa passion et les prohibitions traditionnelles. Mais ce fut l’insulte qui fut la cause immédiate et réelle du suicide. Sans elle, le conflit plus profond, mais moins poignant, entre l’amour et le tabou, ne l’aurait jamais poussée à cet acte désespéré.

Mwakenuva, de Liluta, homme de rang élevé, possédant un grand pouvoir magique, personnalité hors pair, dont la renommée s’est perpétuée jusqu’à nos jours, à travers deux générations, était très attaché à une de ses femmes, Isowa’i. Il avait cependant avec elle de fréquentes discussions, et un jour, au cours d’une discussion plus violente que les autres, il lui lança une de ces insultes (kwoy lumuta) qui, de mari à femme, sont considérées comme intolérables[14]. Isowa’i réagit conformément à l’idée traditionnelle de l’honneur et se suicida immédiatement en se précipitant d’un palmier (lo’u). Le lendemain, alors que les lamentations provoquées par la mort d’Isowa’i se faisaient de plus en plus fortes, Mwakenuwa se suicida à son tour et son corps fut placé à côté de celui de sa femme, pour qu’ils soient pleurés ensemble. Dans ce cas nous sommes en présence d’une affaire passionnelle, plutôt que légale. Mais il montre fort bien à quel point le sentiment de l’honneur traditionnel est sensible à tout excès, à tout écart de la modération et du calme. Il montre également à quel point un survivant peut être frappé par le sort d’une personne qui s’est infligée elle-même la mort.

Un cas analogue s’est produit il y a peu de temps : un mari ayant reproché à sa femme d’avoir commis un adultère, celle-ci se tua en se jetant d’un palmier, après quoi le mari suivit son exemple. Un autre événement, encore plus récent, est celui du suicide d’Isakapu, de Sinaketa, qui absorba du poison, à la suite du reproche d’adultère que lui avait adressé son mari. Bogonela, une des femmes du chef Kouta’uya, de Sinaketa, ayant été accusée par une autre femme de ce chef de s’être mal conduite pendant l’absence de celui-ci, se suicida immédiatement. Il y a quelques années, un homme de Sinaketa, harcelé par sa femme qui l’accusait d’adultère et d’autres fautes, se suicida en absorbant du poison.

Bolubese, femme d’un des anciens principaux chefs de Kiriwina, quitta son mari et se réfugia dans son propre village ; ses parents (oncle maternel et frères) l’ayant menacée de la renvoyer de force, elle se suicida par le lo’u. J’ai eu connaissance de plusieurs cas semblables, attestant les tensions qui peuvent exister entre mari et femme, entre amants ou entre parents.

Il importe de dégager deux mobiles dans la psychologie du suicide : d’une part, il s’agit toujours d’expier un péché, un crime ou l’explosion d’une passion, que ce soit une violation de la loi exogamique, ou un adultère, ou une injure injustement infligée, ou une tentative d’échapper à des obligations ; d’autre part, il s’agit d’une protestation contre ceux qui ont dévoilé cette transgression, insulté le coupable en public et l’ont acculé à une situation intolérable. Dans certains cas, l’un de ces mobiles peut agir avec plus de force que l’autre, mais d’une façon générale, ils sont associés dans des proportions égales. La personne publiquement accusée accepte la responsabilité de sa faute, avec toutes ses conséquences, s’inflige elle-même le châtiment qu’elle comporte, tout en déclarant qu’elle a été maltraitée et en faisant appel à ceux qui l’ont poussée à la décision suprême, lorsque ce sont ses parents ou amis ; lorsque au contraire ce sont des ennemis, elle fait appel au sentiment de solidarité des parents, leur demandant d’exercer la vendetta (lugwa).

Certes, le suicide n’est pas un moyen d’administration de la justice, mais il offre à celui qui est accusé et persécuté, qu’il soit coupable ou innocent, une issue et un moyen de réhabilitation. L’idée du suicide joue un grand rôle dans la psychologie des indigènes, les incite à s’abstenir de violences de langage et de conduite, de toute déviation de la coutume et de la tradition qui serait susceptible de heurter ou de blesser les sentiments d’autrui. Le suicide, comme la sorcellerie, contribue à maintenir les indigènes dans la stricte observance de la loi, à les détourner de modes de conduite extrêmes et inusités. L’un et l’autre agissent dans le sens de la conservation et fournissent un fort appui à la loi et à l’ordre.

Quelles conclusions tirerons-nous des faits relatifs au crime et au châtiment que nous avons cités dans ce chapitre et dans le précédent ? Nous avons vu que les principes d’après lesquels les crimes sont punis sont très vagues, que les méthodes rétributives sont inconstantes, gouvernées par le hasard et par la passion personnelle, plutôt que par un système d’institutions fixes et stables. En fait, les méthodes les plus importantes sont un produit secondaire d’institutions, de coutumes, de dispositions n’ayant aucun caractère légal : sorcellerie et suicide, pouvoir du chef, magie, conséquences surnaturelles des tabous et actes de vengeance personnelle. Ces institutions et usages, loin d’avoir un caractère légal quant à leur fonction principale, ne contribuent que d’une façon très imparfaite à maintenir et à imposer les commandements de la tradition. Nous n’avons trouvé aucune disposition, aucun usage qu’on puisse considérer comme une méthode d’ « administration de la justice », conformément à un code et d’après des procédés fixes. Ce que nous avons plutôt constaté, c’est que toutes les institutions légalement effectives étaient des moyens pour couper court à un état de choses intolérable, pour rétablir l’équilibre de la vie sociale et permettre aux individus de donner libre cours à leurs protestations contre l’oppression et les injustices. Le crime dans la société trobriandaise ne se laisse définir que très vaguement : il consiste tantôt dans l’explosion d’une passion, tantôt dans la violation d’un tabou défini, tantôt dans un attentat contre les personnes ou la propriété (meurtre, vol, attaque), tantôt dans une ambition trop démesurée ou dans une accumulation de richesses que la tradition ne justifie pas et qui engendrent des conflits avec les prérogatives du chef ou de certains notables. Nous avons vu que les prohibitions, même les plus catégoriques, sont élastiques, puisqu’il existe des systèmes méthodiques qui permettent de les tourner ou d’échapper aux conséquences de leur violation.

Je m’occuperai maintenant des cas où la loi, au lieu d’être violée par un acte de nature nettement illégale, se heurte à des usages légalisés presque aussi impérieux que la loi elle-même.

III

Conflits entre divers systèmes de lois

La législation primitive ne représente pas un corps de règles homogène, parfaitement unifié, reposant sur un principe développé en un système cohérent. C’est ce que nous savons déjà d’après l’examen que nous avons fait précédemment des manifestations de la vie légale aux îles Trobriand. La législation des Trobriandais se compose d’un certain nombre de systèmes plus ou moins indépendants les uns des autres, plus ou moins adaptés les uns aux autres. Chacun de ces systèmes, droit maternel, droit paternel, législation matrimoniale, prérogatives et devoirs d’un chef, etc., s’applique à un domaine bien circonscrit, mais dont il peut parfois dépasser les limites légitimes. Il en résulte une certaine rupture d’équilibre qui, dans les cas graves, peut aboutir à une véritable explosion. L’étude du mécanisme des conflits, ouverts ou masqués, entre divers principes juridiques est très instructive et propre à nous révéler la véritable nature de l’édifice social d’une tribu. Je commencerai par la description de quelques éventualités pouvant se produire, pour procéder ensuite à leur analyse.

Je décrirai d’abord un événement faisant ressortir le conflit entre le droit maternel, qui est le principe fondamental de la législation, et l’un des sentiments les plus forts, l’amour paternel, autour duquel gravitent beaucoup d’usages, tolérés par la coutume, mais allant en réalité à l’encontre de la loi.

Le droit maternel et l’amour paternel trouvent leur expression la plus nette dans les rapports existant entre un homme et le fils de sa sœur, ainsi que dans ses rapports avec son propre fils. Son neveu de lignée maternelle est son parent le plus proche et l’héritier légal de toutes ses dignités et charges. Son propre fils, au contraire, n’est pas considéré comme son parent ; il n’existe pas de rapports légaux entre le père et le fils, et le seul lien qui les rattache l’un à l’autre est un lien sociologique résultant du mariage avec la mère du fils[15].

Cependant dans la réalité de la vie quotidienne le père se montre beaucoup plus attaché à son propre fils qu’à son neveu. De père à fils on constate toujours des rapports d’amitié et d’affection personnelle ; d’oncle à neveu, au contraire, l’idéal de la parfaite solidarité se trouve obscurci par les rivalités et l’attitude soupçonneuse, toujours inhérentes à des rapports dominés par des questions de succession.

C’est ainsi que dans le puissant système du droit maternel le sentiment n’intervient que pour une très faible part, tandis que l’amour paternel, dont le rôle est très insignifiant, s’appuie sur un fort sentiment personnel. Lorsqu’il s’agit d’un chef qui dispose d’un pouvoir considérable, l’influence personnelle réussit à contre-balancer les stipulations de la loi, ce qui a pour effet de rendre la position du fils aussi forte que celle du neveu.

Tel fut le cas qui se produisit dans le village d’Omarakana, résidence du principal chef, dont le pouvoir s’étend sur tout le district, dont l’influence se fait sentir dans plusieurs archipels et dont la renommée est connue sur toute la côte Est de la Nouvelle-Guinée. Je n’ai pas tardé à m’assurer de l’existence d’un conflit permanent entre ses fils et ses neveux, conflits qui revêtaient une forme vraiment aiguë dans les querelles incessantes mettant aux prises son fils Namwana Guya’u et son neveu Mitakata, second par ordre d’âge.

L’explosion finale eut lieu, lorsque le fils du chef infligea une sérieuse injure au neveu, au cours d’un procès devant le fonctionnaire résidant du gouvernement du district, procès qui valut au neveu Mitakata une condamnation à un mois de prison.

Lorsque la nouvelle de cette condamnation parvint au village, les partisans de Namwana Guya’u exultèrent, mais leur joie fit bientôt place à un sentiment de panique, tout le monde s’étant rendu compte que les choses touchaient au point critique. Le chef s’enferma dans sa hutte personnelle, plein de sinistres pressentiments au sujet du sort qui attendait son favori auquel on reprochait d’avoir agi brutalement, d’avoir violé la loi tribale et outragé le sentiment tribal. Les parents du jeune prisonnier, qui était le successeur éventuel du chef, bouillaient de colère et d’indignation refoulées. La nuit venue, les gens du village accablés se retirèrent pour le souper, chaque famille dans sa hutte. Il n’y avait personne sur la place centrale. Namwana Guya’u n’était pas visible, le chef To’uluwa était enfermé dans sa hutte, la plupart de ses femmes et leurs familles évitaient également de se montrer. Tout à coup une voix formidable troubla le silence du village. Ce fut celle de Bagido’u, l’héritier présomptif, qui, se tenant devant sa hutte, lança aux offenseurs de sa famille les paroles suivantes :

« Namwana Guya’u, c’est toi la cause des troubles. Nous, les Tabalou d’Omarakana, nous t’avons autorisé à rester ici, à vivre parmi nous. Tu avais abondamment de nourriture à Omarakana, tu mangeais de notre nourriture, tu avais ta part des porcs, qui nous sont apportés en tribut, et des poissons. Tu naviguais dans nos canoés. Tu as bâti une hutte sur notre sol. Et maintenant tu nous fais du mal. Tu as raconté des mensonges. Nous ne voulons plus que tu restes ici. Ceci est notre village ! Tu es un étranger ici. Va-t’en ! Nous te chassons ! Nous te chassons d’Omarakana ! »

Ces paroles furent prononcées d’une voix forte et perçante, tremblante d’une violente émotion, chaque phrase lancée, après une pause, comme une flèche à travers l’espace dans la direction de la hutte où Namwana Guya’u était assis, plongé dans de sombres méditations. Après Bagido’u, ce fut la plus jeune sœur de Mitakata qui se leva et parla à son tour, et après elle ce fut un jeune homme, un des neveux maternels, qui lança à peu près les mêmes paroles de colère, en insistant sur la formule du yoba, dont on se sert pour chasser quelqu’un. Rien ne bougeait dans le village. Mais, sans attendre le jour, Namwana Guya’u quitta Omarakana pour toujours. Il se rendit dans son propre village, Osapola, celui d’où sa mère était originaire et qui était distant de quelques milles d’Omarakana. Pendant des semaines sa mère et sa sœur firent entendre des plaintes déchirantes, comme si elles avaient pleuré un mort. Le chef garda la hutte pendant trois jours, et lorsqu’il en sortit, il paraissait vieilli et brisé par la douleur. Certes, tout son intérêt et toute son affection étaient pour son fils favori. Mais il ne pouvait rien en sa faveur. Les parents agirent d’une façon tout à fait conforme à leurs droits et, d’après la loi tribale, il ne pouvait les désavouer. Il n’y avait pas de pouvoir capable de changer quoi que ce fût au décret d’exil. Une fois que le bukula et le kayabaim ont été prononcés, celui qui en est l’objet doit s’en aller. Ces paroles, qu’on prononce rarement dans une intention sérieuse, ont une force obligatoire et un pouvoir presque rituel, lorsqu’elles sont prononcées par un citoyen du pays contre un étranger résidant. Celui qui braverait la terrible insulte impliquée dans ces paroles et resterait malgré tout, se déshonorerait pour toujours. En fait, un Trobriandais n’admet pas qu’une exigence rituelle ne reçoive pas une satisfaction immédiate.

Le ressentiment du chef contre ses parents fut profond et durable. Au début, il ne voulait même pas leur adresser la parole. Pendant un an ou plus, aucun d’eux n’osa lui demander de l’emmener dans une expédition maritime, malgré qu’ils eussent tous les droits à ce privilège. Deux ans plus tard, en 1917, lorsque je retournai aux îles Trobriand, Namwana Guya’u résidait toujours dans l’autre village, à l’écart des parents de son père, bien que venant souvent en visite à Omarakana, pour assister son père, surtout lorsque To’uluwa devait s’absenter. La mère mourut un an après l’expulsion : « Elle pleurait, pleurait, refusait de manger et mourut », racontèrent les indigènes. Les relations entre les deux principaux ennemis étaient complètement rompues, et Mitakata, le jeune chef qui avait été emprisonné, renvoya sa femme qui faisait partie du même sous-clan que Namwana Guya’u. Ce fut une profonde brisure dans la vie sociale de Kiriwina.

Cet incident fut l’un des événements les plus dramatiques auxquels il m’ait été donné d’assister aux îles Trobriand. Je l’ai décrit longuement, parce qu’il constitue une excellente illustration du droit maternel, de la force de la loi tribale et des passions qui se manifestent en opposition avec elle.

Bien qu’exceptionnellement dramatique et éloquent, ce cas ne constitue cependant pas une anomalie. Dans chaque village où il y un chef de haut rang, un notable influent ou un sorcier puissant, les fils sont favorisés et dotés de privilèges qui, en stricte justice, ne leur appartiennent pas. Très souvent les choses se passent sans provoquer des antagonismes dans la communauté, surtout lorsque le fils et le neveu sont gens modérés et bien élevés. Kayla’i, fils de M’tabalu, le chef du rang le plus élevé de Kasanai, récemment décédé, vit dans le village de son père, s’acquitte de la plus grande partie de la magie communale et entretient les meilleures relations avec le successeur de son père. Dans l’agglomération de villages de Sinaketa, où résident plusieurs chefs de haut rang, quelques-uns des fils favoris sont en relations d’amitié avec les successeurs légaux, d’autres observent à leur égard une attitude d’hostilité non dissimulée.

À Katavaria, village proche du siège de la Mission et du poste gouvernemental, le fils du dernier chef, un certain Dayboya, a complètement éliminé les maîtres légitimes, avec la complicité, il est vrai, des autorités européennes qui appuient toujours les revendications des descendants en ligne paternelle… Mais les conflits dont nous nous occupons, plus aigus de nos jours que jadis, et dans lesquels le principe paternel, encouragé par les blancs, s’affirme avec plus de force, sont aussi vieux que la tradition mythologique. On en trouve l’écho dans les histoires amusantes, les kukwanebu, où l’on voit toujours figurer un latula guya’u, fils de chef, personnage arrogant, présomptueux, prétentieux, objet d’un grand nombre de plaisanteries réalistes. Dans les mythes sérieux, il est parfois le scélérat, parfois le héros combattant, mais l’opposition entre les deux principes est toujours clairement marquée. Mais ce qui prouve le mieux l’ancienneté et l’importance culturelle des conflits, c’est qu’ils sont pour ainsi dire incorporés dans un grand nombre d’institutions dont nous aurons à nous occuper. L’opposition entre le droit maternel et l’amour paternel existe également dans les basses classes et se manifeste par la tendance du père à faire tout ce qu’il peut pour ses fils, aux dépens de ses neveux. Et dans ces classes, comme dans les autres, le fils doit, après la mort du père, restituer aux héritiers légaux tout ce qu’il a reçu du vivant du père. Ceci ne va pas sans provoquer des mécontentements, des frictions, le recours à des procédés détournés pour aboutir à un arrangement satisfaisant.

Nous voilà une fois de plus en présence d’une opposition entre la loi idéale et la loi dans ses manifestations réelles, entre la version orthodoxe et la pratique de tous les jours. Nous avons déjà constaté cette opposition à propos de l’exogamie, du système de contre-magie, des rapports entre la sorcellerie et la loi, et nous avons pu nous rendre compte de l’élasticité de toutes les prescriptions de la loi civile. Mais cette fois, ce sont les éléments qui forment la base même de la vie tribale qui se trouvent contrariés, voire bafoués par une tendance absolument incompatible avec eux. Nous savons que le droit maternel est le principe le plus important et le plus compréhensif de la loi, celui sur lequel reposent toutes les coutumes et institutions. En vertu de ce principe, la parenté ne compte qu’en ligne maternelle et tous les privilèges sociaux sont de transmission maternelle. Il dénie donc toute valeur légale aux liens purement physiques existant entre le père et l’enfant et ne reconnaît pas de filiation résultant de ce lien[16]. Rares sont les pères qui n’aiment pas leurs enfants, mais la loi ne reconnaît ce sentiment que dans des limites très restreintes : le mari a le droit et le devoir d’assurer la tutelle des enfants de sa femme jusqu’à leur puberté. C’est tout ce que peut une loi dans une civilisation où existe le mariage patrilocal. Comme des petits enfants ne peuvent pas être séparés de leur mère, que celle-ci doit vivre avec son mari, souvent loin de sa propre parenté, et puisqu’elle et ses enfants ont besoin d’un gardien et d’un protecteur mâle sur place, c’est au mari qu’incombe tout naturellement ce rôle, dont il s’acquitte en vertu d’une loi stricte et orthodoxe. Mais la même loi ordonne au garçon (et non à la fille qui reste avec ses parents jusqu’au mariage) de quitter, dès la puberté, la maison paternelle, pour aller vivre dans la communauté de sa mère et se mettre sous la tutelle de son oncle maternel. Ceci, à vrai dire, va à l’encontre des désirs aussi bien du père que du fils et de l’oncle de celui-ci, c’est-à-dire des trois hommes intéressés dans l’affaire. Aussi cette situation a-t-elle donné naissance à un certain nombre d’usages ayant pour but de prolonger la durée de l’autorité paternelle et de créer un lien de plus entre le père et le fils. La loi stricte déclare que le fils est citoyen du village maternel et étranger (tomakawa) dans celui de son père, mais l’usage l’autorise à rester dans ce dernier village et lui accorde le droit de citoyenneté. Lorsqu’il s’agira de cérémonies, de pratiques funéraires ou de deuil, de fêtes et de batailles, il se tiendra toujours aux côtés de son oncle maternel. Mais dans l’exécution journalière des neuf dixièmes des travaux et des fonctions, il sera associé à son père.

L’usage de garder le fils après la puberté, souvent après son mariage, est une institution régulière, à la condition de se conformer à certaines règles strictes et à des procédés précis. Il faut d’abord avancer le prétexte que le fils reste, afin de pouvoir remplir la maison aux ignames paternelle, charge dont il s’acquitte au nom de l’oncle maternel et en qualité de son successeur. Lorsqu’il s’agit d’un chef, on estime généralement que certaines charges ne peuvent être convenablement remplies que par son propre fils, et lorsque celui-ci se marie, il se bâtit une maison à côté de la demeure du père, et sur le terrain de ce dernier.

Comme il faut vivre et manger, le fils est obligé de faire des jardins et de se livrer à d’autres occupations. Le père lui cède quelques baleko (lots de jardins) de ses propres terres, lui donne place dans son canoé, lui obtient un droit de pêche (la chasse n’est pas une occupation bien importante aux îles Trobriand), lui fournit des outils, des filets, bref tous les instruments de pêche. Le plus souvent, le père ne se contente pas de cela : il accorde encore à son fils certains privilèges et lui fait cadeau d’objets qu’en strict droit il devrait garder jusqu’au moment de leur transmission à ses héritiers légaux. Il est vrai qu’il accorde aussi de tels privilèges et fait de ces cadeaux à ses héritiers légaux, lorsqu’ils le sollicitent les uns et les autres, en payant ce qu’on appelle un pokala. C’est une transaction à laquelle il ne peut se refuser. Mais alors l’autre partie, en l’espèce le plus jeune frère ou le neveu, doit payer tout ce qu’elle reçoit : terrains, magie, droits de kula, bijoux de famille, « maîtrise » dans les danses et les cérémonies, et cela malgré que tout ce qu’elle achète ainsi lui appartienne de droit, et doive devenir un jour, de toute façon, sa propriété héréditaire. Or, l’usage établi autorise le père à faire à son fils toutes sortes de libéralités, sans aucune contre-partie. On le voit : cet usage admis, mais non légal, ne se contente pas de prendre des libertés avec la loi : ajoutant l’affront au préjudice, il accorde à l’usurpateur des avantages considérables sur le propriétaire légitime.

La plus importante des dispositions à la faveur desquelles une lignée paternelle temporaire s’introduit pour ainsi dire en contrebande dans le droit maternel, est représentée par le mariage entre cousins germains. Un Trobriandais ayant un fils a le droit d’exiger de sa sœur qui a une fille en bas âge de fiancer celle-ci à celui-là. De cette façon ses petits-enfants seront de sa propre parenté, et son fils deviendra le beau-frère de l’héritier de la dignité de chef. Ce dernier sera donc obligé de ravitailler en nourriture la maison de son beau-frère, d’assister celui-ci en toutes choses et d’assumer la protection de la famille de sa sœur. C’est ainsi que celui-là même dont les intérêts sont destinés à être lésés par le fils, loin de récriminer contre la situation qui lui est faite, considère sa charge comme un privilège. Le mariage entre cousins est une institution qui assure à un homme le droit de résider, à la faveur d’un mariage matrilocal exceptionnel, dans la communauté de son père sa vie durant et d’y jouir d’à peu près tous les droits de citoyen.

C’est ainsi qu’un certain nombre d’usages établis, sanctionnés par la tradition et considérés par la communauté comme tout à fait naturels, cristallisent autour du sentiment de l’amour paternel. Mais ces usages sont en opposition avec la loi stricte et impliquent le recours à des procédés exceptionnels et anormaux, tels que des mariages matrilocaux. Lorsqu’ils soulèvent des protestations et une opposition explicites au nom de la loi, on doit y renoncer. On connaît des cas où le fils, bien que marié à la nièce de son père, a été obligé de quitter la communauté. Et il arrive souvent que les héritiers légitimes se mettent en travers de la générosité illégale de leur oncle, en achetant moyennant le pokala ce qu’il était disposé à donner à son fils. Mais toute opposition de ce genre est ressentie comme un outrage par l’homme au pouvoir, provoque des hostilités et des frictions, si bien qu’on n’y a recours que dans les cas extrêmes.

IV

Les facteurs de cohésion sociale dans une tribu primitive

En examinant le manque de continuité qui existe entre le droit maternel et l’amour paternel, nous avons concentré toute notre attention sur les rapports entre un homme, d’une part, son fils et son neveu, de l’autre. Mais le problème est également celui de l’unité du clan, car le groupe formé par l’homme au pouvoir (chef, notable, chef de village, sorcier) et son héritier constitue le noyau véritable du clan de lignée maternelle. L’unité, l’homogénéité et la solidarité du clan sont en fonction de celles du noyau, et dès l’instant où celui-ci se trouve dissocié, où il existe, même à l’état normal, des tensions et des antagonismes entre les deux hommes, le clan cesse, lui aussi, d’être une unité parfaitement cohérente. Mais le « dogme du clan » ou, pour nous servir du terme plus approprié du Dr Lowie, le « dogme de la parenté », n’est pas tout à fait dénué de fondement et, bien que nous ayons pu découvrir des fissures dans ce qui constitue le noyau du clan et montrer qu’il n’est pas homogène en ce qui concerne l’exogamie, il ne sera peut-être pas inutile d’examiner de plus près ce qu’il peut y avoir de vrai dans l’affirmation de l’unité du clan.

Disons tout de suite que, sur ce point encore, l’anthropologie a pris à la lettre la doctrine orthodoxe des indigènes ou, plutôt, leur fiction légale et a commis l’erreur de prendre ce qui n’est qu’un idéal légal pour l’expression des réalités sociologiques de la vie tribale. L’attitude de la loi indigène en cette matière est logique et claire. Ayant admis que le droit maternel est le seul et unique principe de parenté et l’ayant poussé à ses dernières conséquences, l’indigène a divisé tous les êtres humains en deux catégories : ceux auxquels il se rattache par des liens de lignée maternelle et qu’il appelle parents (veyola) et ceux auxquels ne le rattache aucun lien de ce genre et qu’il appelle étrangers (tomakawa). Cette doctrine est associée au « principe de parenté classificatoire », qui joue bien un grand rôle dans le vocabulaire, mais n’exerce qu’une influence très restreinte sur les rapports légaux. De plus, le droit maternel et le principe classificatoire sont complétés par le système totémique, en vertu duquel tous les êtres humains sont divisés en quatre clans, subdivisés à leur tour en un certain nombre, peu fixe, de sous-clans. Un homme ou une femme est un ou une Malasi, Lubuka, Lukwasisiga, ou Lukulabuta, appartient à tel ou tel sous-clan, et cette identité totémique est aussi fixe et définie que le sexe, la couleur de la peau ou le volume du corps. Elle ne disparaît pas avec la mort, l’esprit demeurant ce qu’avait été l’homme ; il avait même existé avant la naissance de l’homme, comme « esprit-enfant », et faisait déjà partie d’un clan et d’un sous-clan. Faire partie d’un clan signifie avoir un ancêtre commun avec les autres membres de ce clan ; donc : unité au point de vue de la parenté, de la citoyenneté dans une communauté locale, des droits à la possession du sol et à la coopération dans un grand nombre d’activités économiques et dans toutes les cérémonies. Légalement, cela implique une communauté de nom, lequel est celui du clan et du sous-clan, des responsabilités communes dans les vendettas (lugwa), l’obligation de l’exogamie et, enfin, la fiction d’un grand intérêt pour le bien-être d’autrui, au point qu’à la mort d’un individu son sous-clan et, dans une certaine mesure, son clan, sont considérés comme frappés de deuil, et tout le rituel funèbre est organisé conformément à cette conception traditionnelle. Mais l’unité du clan et, dans une mesure plus grande encore, celle du sous-clan s’expriment de la façon la plus tangible dans les grandes distributions (sagali) qui accompagnent les fêtes et dans lesquelles les groupes totémiques se livrent au jeu du donnant-donnant cérémoniel et économique. Il existe donc un grand nombre d’intérêts et d’activités réels et, nécessairement aussi, de sentiments à la faveur desquels se trouve réalisée l’unité d’un sous-clan et l’association de plusieurs sous-clans en clan, fait qui ressort avec une grande évidence de nombreuses institutions, et trouve son expression aussi bien dans la mythologie et dans le vocabulaire que dans les locutions courantes et les maximes traditionnelles.

Mais il y a aussi le revers de la médaille, dont nous avons déjà eu certains témoignages assez clairs et auquel il convient de consacrer quelques mots de plus. En premier lieu, bien que toutes les idées relatives à la parenté, à la division totémique, à l’unité de substance, aux devoirs sociaux, etc., tendent à faire valoir le « dogme du clan », tous les sentiments sont loin d’être en conformité avec ce dogme. Alors que dans toute contestation d’ordre social, politique et cérémoniel l’homme, poussé par l’ambition, l’orgueil et le patriotisme, est toujours porté à se ranger du côté de ses parents maternels, il arrive couramment que des sentiments plus tendres, une amitié amoureuse, un attachement affectif lui fassent préférer au clan sa femme, ses enfants, ses amis, du moins dans les situations normales de la vie. Au point de vue linguistique, le terme veyogu (mon parent) a un ton affectif froid, et implique la reconnaissance d’un devoir ou l’expression d’un orgueil, tandis que le ton affectif du terme lubaygu (mon ami et ma bien-aimée) est beaucoup plus chaud, implique une intimité plus grande. D’après leurs croyances (plus personnelles qu’orthodoxes) relatives à la vie d’outre-tombe, les liens d’amour, l’affection conjugale et l’amitié subsistent dans le monde des esprits, au même titre que l’identité totémique.

En ce qui concerne les devoirs définis envers le clan, nous avons déjà montré, sur l’exemple de l’exogamie, leur élasticité et toutes les possibilités et facilités d’évasion et de violation. Nous savons déjà qu’au point de vue économique la coopération due au clan se trouve fortement handicapée par la tendance du père à se montrer généreux envers le fils et à l’introduire dans les entreprises du clan. La vendetta (lugwa) n’est que rarement pratiquée : le paiement de la lula (prix de la paix) constitue une forme traditionnelle de compensation ou, plutôt, un moyen traditionnel de se soustraire à un devoir un peu sévère. Au point de vue sentimental, le père ou la veuve mettent beaucoup plus d’empressement que les parents légaux à venger la mort d’un fils ou d’un mari. Dans toutes les occasions où le clan agit comme une unité économique, dans les distributions cérémonielles, par exemple, il ne se montre homogène que par rapport aux autres clans. Mais, à l’intérieur du clan, on tient rigoureusement compte de l’individualité des sous-clans dont il se compose, et à l’intérieur de chaque sous-clan, des différences individuelles de ses membres. C’est ainsi que l’unité n’est pas exclusive d’une profonde différenciation qui tient compte des intérêts personnels et, last but not least, elle se montre parfaitement compatible avec le sens des affaires, avec l’esprit de suspicion, les jalousies et les procédés mesquins qui souvent l’accompagnent.

Lorsqu’on examine de près les relations personnelles qui prévalent dans le sous-clan, on ne manque pas de constater dans beaucoup de cas, ainsi que nous l’avons vu à Omarakana, l’existence de rapports fort tendus et même franchement inamicaux entre oncles et neveux. Entre frères existe souvent une amitié réelle : témoins Mitakata et ses frères, Namwana Guya’u et ses frères. Mais, d’autre part, les légendes ont enregistré et on observe dans la vie réelle des cas de haine implacable et des actes de violence et d’hostilité. Je vais citer un exemple concret de discorde fatale à l’intérieur de ce qui constitue le noyau du clan : d’un groupe de frères.

Dans un village proche de celui où je campais à cette époque-là, vivaient trois frères, dont le plus âgé était aveugle. Abusant de cette infirmité, le plus jeune avait pris l’habitude de cueillir les noix de bétel des palmiers, avant même qu’elles fussent mûres, frustrant ainsi l’aveugle de sa part. Celui-ci s’étant aperçu un jour qu’il était frustré entra dans une colère furieuse, saisit une hache et, faisant irruption dans la maison de son frère, réussit, malgré sa cécité, à le blesser. Le blessé s’enfuit et alla se réfugier dans la maison de l’autre frère. Ce dernier, indigné par l’outrage infligé au plus jeune, s’empara d’une lance et tua l’aveugle. La tragédie eut une fin assez prosaïque, le magistrat ayant condamné le meurtrier à une année de cachot. Jadis — et là-dessus tous mes informateurs sont unanimes — il aurait été obligé de se suicider.

Dans le cas que je viens de relater, nous avons affaire à l’association de deux actes criminels différents : vol et meurtre, et il ne serait pas inutile de faire à ce propos une brève digression. Aucun de ces deux délits ne joue un rôle considérable dans la vie des indigènes trobriandais. Le vol est rangé sous deux concepts : kwapatu (littéralement : enlever), mot servant à désigner une appropriation illégitime d’objets d’usage personnel, outils et objets précieux ; et vayla’u, mot spécial s’appliquant au vol de légumes commis soit dans les jardins, soit dans un dépôt d’ignames, ainsi qu’à l’enlèvement de porcs ou de volailles. Le vol d’objets personnels est considéré comme plus préjudiciable, mais le vol d’objets comestibles est un acte foncièrement méprisable. Il n’y a pas de plus grand malheur pour un Trobriandais que de manquer de nourriture, ou de se voir dans la nécessité d’en mendier ; et le fait que quelqu’un a pu se trouver dans une situation tellement gênée qu’il a été poussé au vol est considéré comme le comble de l’humiliation. D’autre part, comme le vol d’objets précieux est hors de question, puisqu’ils portent tous une marque personnelle[17], celui d’autres objets d’usage personnel ne porte pas une grave atteinte aux droits de leur propriétaire. Dans les deux cas, le voleur ne réussit qu’à se couvrir de honte et de ridicule et, en fait, tous les cas de vol parvenus à ma connaissance ont eu pour auteurs des faibles d’esprit, des gens vivant au ban de la société ou des mineurs. Priver un blanc de ses objets superflus, tels que marchandises destinées au commerce, conserves ou tabac, qu’il tient enfermés comme un avare, sans s’en servir, est un acte à part, nullement considéré comme une violation de la loi, de la morale ou des bonnes convenances.

Le meurtre est un fait extrêmement rare. En fait, en dehors du cas que j’ai relaté plus haut, un seul s’était produit au cours de mon séjour : un sorcier a été transpercé d’une lance, une nuit, alors qu’il s’approchait furtivement du village. Cet acte fut commis pour la défense d’un homme malade, victime de ce sorcier, par l’un des gardes armés qui veillent pendant la nuit en de telles occasions.

On m’a cité des cas de meurtre commis sur des gens surpris en flagrant délit d’adultère ou pour des insultes à des personnes de rang élevé ou au cours de querelles et de bagarres, sans parler de meurtres au cours de guerres régulières. Toutes les fois que quelqu’un est tué par un homme faisant partie d’un autre sous-clan, le talion est obligatoire. Théoriquement, cette obligation est absolue, mais, dans la pratique, elle n’est valable que dans le cas de meurtre d’un adulte d’importance ou de rang élevé. Et, même alors, la vengeance est considérée comme superflue, si la victime a mérité son sort par la faute qu’elle avait commise. Dans d’autres cas, lorsque c’est l’honneur du sous-clan qui est engagé, on trouve le moyen d’échapper à la vendetta, en la remplaçant par la « monnaie de sang » (lula). C’était là une institution régulière qui fonctionnait lors de la conclusion de la paix après une guerre : les belligérants s’accordaient des compensations pour chaque homme tué ou blessé. Mais même en cas de meurtre ou d’homicide, la lula dispense les survivants du devoir du talion.

Et ceci nous ramène au problème de l’unité du clan. Tous les faits que nous avons cités plus haut montrent que l’unité du clan n’est ni un conte inventé par les anthropologistes ni le seul et unique principe réel de la législation primitive ou la clef permettant de résoudre toutes les énigmes et toutes les difficultés qu’elle soulève. La véritable situation, lorsqu’on l’examine de près et qu’on s’applique à en pénétrer le sens, se présente comme un tissu de contradictions aussi bien réelles qu’apparentes et de conflits résultant des écarts entre l’idéal et ses objectivations dans la vie réelle, de l’adaptation imparfaite qui existe entre les tendances humaines spontanées et la loi rigide. L’unité du clan est une fiction légale, en ce qu’elle exige (et cette exigence trouve son expression aussi bien dans la doctrine des indigènes que dans toutes leurs professions, dans leurs propositions et locutions, dans leurs règles explicites et dans leurs modèles de conduite) une subordination absolue de tous les autres intérêts et liens à la solidarité de clan, alors qu’en fait cette solidarité est presque toujours violée et pratiquement absente de la vie de tous les jours. En revanche, à certaines époques, et surtout pendant les périodes cérémonielles de la vie indigène, l’unité du clan domine tout ; dans les cas de violation ouverte ou de provocation flagrante elle se montre plus forte que toutes les considérations et défaillances individuelles qui, dans les conditions ordinaires, seraient presque les seules à déterminer la conduite de chaque membre. La question présente donc deux aspects, et il est impossible de comprendre à fond la plupart des événements les plus importants de la vie indigène, ainsi que la plupart de leurs institutions, coutumes et tendances, si l’on ne tient pas compte de l’action réciproque de ces deux aspects.

Il n’est pas difficile d’ailleurs de comprendre pourquoi l’anthropologie n’a tenu compte que d’un des aspects de la question, pourquoi elle a considéré la doctrine rigide, mais fictive, de la législation indigène comme la seule expression de l’état de choses réel. C’est que cette doctrine représente l’aspect intellectuel, patent, foncièrement conventionnel de l’attitude des indigènes, le seul qui soit exprimé dans des propositions claires, dans des formules légales précises. Si vous demandez à un indigène ce qu’il fait dans tel ou tel cas, il se borne à vous dire ce qu’il devrait faire ; il vous expose la règle de la meilleure conduite possible. Lorsqu’il remplit auprès d’un anthropologiste sur le terrain le rôle d’informateur, il ne lui coûte rien d’exposer en détail l’idéal de la loi. Quant à ses sentiments, ses penchants, ses travers, ses indulgences envers lui-même et sa tolérance pour les défaillances des autres, il réserve tout cela pour sa conduite dans la vie réelle. Et, même alors, il ne consentira jamais à avouer ouvertement, aussi bien aux autres qu’à lui-même, qu’il n’agit pas conformément à la loi, qu’il reste au-dessous de ses exigences.

L’autre aspect, l’aspect naturel, les évasions, les compromis, les usages non légaux ne se révèlent qu’à l’anthropologiste de plein air qui observe directement la vie indigène, en enregistre soigneusement les faits, vit avec ses « matériaux » dans une intimité suffisante pour comprendre non seulement le langage des indigènes et leurs affirmations explicites, mais aussi les mobiles cachés de leur conduite, leurs impulsions spontanées, jamais ou presque jamais formulées. L’anthropologie qui se contente d’enregistrer uniquement ce qu’elle entend raconter se condamne à ignorer l’envers de la législation sauvage. Il n’est pas exagéré de dire que cet envers existe et est toléré aussi longtemps qu’il n’est pas franchement étalé, verbalement exprimé, ouvertement formulé, auquel cas il déclenche une opposition. Nous avons peut-être là l’explication de la vieille théorie du « sauvage déchaîné », ignorant toute coutume et d’un comportement bestial. C’est que les auteurs qui nous ont donné cette version de toutes les complications et irrégularités de la conduite des sauvages, savaient que cette conduite était loin d’être conforme à la loi stricte, mais ignoraient la structure de la doctrine légale des indigènes. Le travaille de plein air de nos jours, reconstitue cette doctrine d’après les renseignements qui lui sont fournis par ses informateurs indigènes, mais il reste dans l’ignorance des accrocs que la nature humaine inflige à ce programme théorique. Aussi a-t-il fait du sauvage un modèle de légalité, d’obéissance spontanée à la loi. La vérité ne peut être obtenue que d’une combinaison de ces deux versions, et une fois obtenue elle nous montre que l’une et l’autre, prises isolément, ne sont que des fictions, des simplifications futiles d’un état de choses extrêmement compliqué.

Comme toute autre manifestation de la culture humaine, celle dont nous nous occupons ici apparaît non comme un schéma d’une consistance et d’une cohésion logiques, mais comme un mélange de plusieurs principes opposés. L’opposition la plus importante est celle qui existe entre la filiation maternelle et l’intérêt paternel. Puis vient celle qu’on constate entre la solidarité du clan totémique d’une part, les liens de famille et les impulsions égoïstes, de l’autre. Les conflits entre le caractère héréditaire du rang et les prétentions dictées par la conscience de la vaillance personnelle ou ayant leur justification dans les succès économiques ou dans les résultats obtenus par l’exercice de la magie, sont également d’une certaine importance. La sorcellerie comme instrument de puissance personnelle mérite une mention spéciale, car le sorcier est souvent pour le chef un compétiteur redouté. Si je disposais d’assez de place, je pourrais citer d’autres exemples de conflits, d’un caractère plus concret et accidentel. Je pourrais exposer en détail l’histoire authentique de l’expansion graduelle du pouvoir politique du sous-clan Tabalu (du clan Malasi) et montrer comment dans ce cas le principe du rang, dépassant les limites légitimes, a empiété sur la loi de la citoyenneté locale, reposant sur des témoignages mythologiques et sur la succession en ligne maternelle. Je pourrais également décrire les luttes séculaires qui se sont déroulées entre ces mêmes Tabalu et les Toliwaga (du clan Lukwasisiga), les premiers ayant eu pour eux le rang, le prestige et le fait d’un pouvoir établi, les derniers une organisation militaire plus forte, des qualités guerrières et plus de bonheur dans les combats.

La conclusion la plus importante qui, pour nous, se dégage de ces luttes entre des principes sociaux différents, souvent opposés, c’est qu’elles nous forcent à modifier complètement la conception traditionnelle de la loi et de l’ordre dans les communautés sauvages. Nous devons renoncer une fois pour toutes à la représentation d’une « croûte » de coutumes exerçant du dehors une pression rigide sur toute la surface de la vie tribale.

La loi et l’ordre naissent des processus mêmes qu’ils sont censés régir. Mais ils ne sont ni rigides, ni l’effet d’une inertie, ni coulés dans un moule permanent et invariable. Ils sont plutôt le produit de luttes constantes qui se déroulent non seulement entre les passions humaines et la loi, mais aussi entre les divers principes légaux. Ces luttes sont soumises à certaines conditions, ne peuvent se dérouler que dans certaines limites et doivent éviter la lumière de la publicité. Mais lorsqu’on se trouve en présence d’une provocation ouverte, la loi stricte affirme aussitôt sa suprématie sur les usages légalisés ou sur les principes qui tendent à la restreindre, et c’est la hiérarchie orthodoxe des systèmes légaux qui décide du résultat.

Nous avons vu en effet que la lutte avait lieu entre la loi stricte et l’usage légalisé, la première ayant pour elle la force d’une tradition définie, la dernière tirant la sienne des inclinations personnelles et du pouvoir réel. C’est ainsi que non seulement l’ensemble de la législation comprend différents types de lois, tels que les lois quasi-civiles et quasi-criminelles, ou les lois régissant les transactions économiques, les relations politiques, etc., mais il existe différents degrés d’orthodoxie, de contrainte et de validité, si bien que les prescriptions forment une hiérarchie qui s’étend du droit maternel, du totémisme et des lois du rang aux échappatoires clandestines et aux moyens traditionnels de défier la loi et d’encourager le crime.

Ici s’arrête notre analyse de la législation et des institutions légales aux îles Trobriand. Les conclusions auxquelles nous sommes arrivés peuvent être résumées ainsi : il existe dans la société trobriandaise des obligations souples et positives, mais assez strictes, correspondant aux obligations que la législation civile impose dans les pays de civilisation plus avancée ; ces obligations comportent une réciprocité, une réglementation publique et des incidences systématiques qui tiennent lieu de la contrainte extérieure ; il existe également des prescriptions législatives négatives, des prohibitions et des tabous, aussi élastiques et adaptables aux circonstances que les prescriptions positives, mais remplissant des fonctions différentes. Notre analyse nous a permis, en outre, de suggérer une nouvelle classification des prescriptions de la loi et de la coutume, de définir la législation comme une catégorie spéciale de prescriptions coutumières et d’opérer des subdivisions au sein même de la législation. Sous ce rapport, nous avons vu qu’en plus de la principale division en lois quasi-civiles et quasi-criminelles, il fallait faire une distinction entre différents degrés de lois, ce qui permet d’établir une hiérarchie qui s’étend des lois principales et les plus consacrées aux évasions et aux moyens traditionnels de tourner la loi, en passant par les usages légalement tolérés. Nous avons pu nous assurer également qu’il existait un certain nombre de systèmes distincts, dont l’ensemble forme le corps de la législation tribale, ces systèmes entrant de temps à autre en conflit, subsistant le reste du temps côte à côte à l’état de compromis ou d’adaptation réciproque. Nous ne jugeons pas utile d’entrer dans plus de détails sur ces points, car nos conclusions s’appuient sur un ensemble de faits suffisant et n’ont été élaborées qu’à la suite d’une longue discussion théorique.

Disons cependant que notre discussion nous a révélé un fait important, à savoir que le problème réel consiste, non dans une énumération pure et simple des prescriptions, mais dans la recherche des voies et moyens par lesquels les prescriptions sont exécutées. Particulièrement instructive nous a paru l’étude de situations qui comportent une réglementation définie, de la manière dont s’y conforment les personnes intéressées, de la réaction de la communauté en général, des conséquences du conformisme ou de la négligence. Tout cela, qui constitue ce qu’on pourrait appeler le contexte culturel d’un système primitif de prescriptions, est aussi, sinon plus, important que la simple récitation d’un soi-disant corpus juris indigène, que l’ethnologue a codifié dans son carnet de notes, comme conclusion d’une enquête par réponses et questions, conformément à ce que j’appelle la « méthode de l’ouï-dire » dans le travail de plein air.

Nous ouvrons ainsi une nouvelle voie aux recherches anthropologiques de plein air : l’étude par l’observation directe des règles de la coutume, telles qu’elles fonctionnent dans la vie réelle. Cette étude révèle que les commandements de la loi et de la coutume constituent un tout organique, au lieu d’être isolés les uns des autres ; qu’ils sont caractérisés précisément par les nombreux tentacules qu’ils projettent dans la vie sociale ; qu’ils n’existent qu’en tant que maillon de la chaîne formée par les transactions sociales. Je prétends que la manière fragmentaire dont sont conçus la plupart des exposés de la vie tribale est un effet de l’information imparfaite et qu’elle est en fait incompatible avec le caractère général de la vie humaine et les exigences de l’organisation sociale. Une tribu indigène, régie par un code se composant de coutumes inorganiques, sans lien les unes avec les autres, se désagrégerait sous nos yeux.

Nous ne pouvons donc que souhaiter la disparition rapide et complète, dans les comptes-rendus de recherches de plein air, de ces informations fragmentaires, de descriptions de coutumes, de croyances et de règles de conduite suspendues pour ainsi dire en l’air ou, plutôt, menant une existence plate sur le papier et manquant totalement de la troisième dimension, qui est celle de la vie. C’est en contribuant à ce résultat, que l’anthropologie réussira à mettre fin à ces innombrables plaisanteries plates et stéréotypées qui visent à nous créer, à nous autres anthropologistes, une réputation de gens niais et à ridiculiser les sauvages. Je fais allusion à des propositions aussi absurdes que celles-ci, par exemple : « Chez les Brobdignaciens, lorsqu’un homme rencontre sa belle-mère, les deux en viennent aussitôt aux mains et chacun s’en va avec un œil poché » ; « lorsqu’un Brodiag rencontre un ours polaire, il s’enfuit et, parfois, l’ours le suit » ; « dans la vieille Calédonie, lorsqu’un indigène trouve par hasard une bouteille de whisky sur le bord d’une route, il la vide d’une seule traite, après quoi il se met à en chercher une autre » ; et ainsi de suite (je cite de mémoire, c’est-à-dire d’une façon approximative ; mais ces propositions sont tout à fait plausibles).

Il est facile de se moquer de ces propositions, mais c’est l’anthropologiste de plein air qui en est réellement responsable. Il n’existe guère de monographie qui expose les faits tels qu’ils se produisent dans la réalité, et non tels qu’ils se devraient produire ou tels qu’ils se produisent d’après ce qu’on a entendu raconter. La plupart des descriptions anciennes ont eu pour but d’étonner, d’amuser, de fournir des occasions de plaisanter aux dépens des sauvages, jusqu’à ce qu’on ait trouvé plus commode et facile de plaisanter aux dépens des anthropologistes. Ce qui intéressait le chroniqueur de jadis, c’était l’étrangeté d’une coutume, et nullement sa réalité. L’anthropologiste moderne, qui travaille avec l’aide d’un interprète, par la méthode des questions et réponses, ne peut à son tour recueillir que des opinions, des généralisations, des constatations banales. Il ne nous apporte aucune réalité, pour la simple raison que lui-même n’en a jamais vu aucune. Le ridicule qui s’attache à la plupart des travaux d’anthropologie vient du caractère artificiel de leurs constatations qui ne tiennent pas compte du contexte fourni par la vie. Le vrai problème consiste non à rechercher comment la vie se soumet à des règles — cette soumission n’existe pas, — mais comment les règles s’adaptent à la vie.

En ce qui concerne nos gains théoriques, l’analyse des lois trobriandaises nous a donné une idée claire des forces de cohésion qui existent dans une société primitive, fondée à la fois sur la solidarité à l’intérieur du groupe et sur l’appréciation des intérêts personnels. L’opposition qu’on voudrait établir entre le « sentiment de groupe », la « personnalité collective » et l’ « absorption par le clan », d’une part, et, d’autre part, l’individualisme et la poursuite de fins égoïstes, soi-disant caractéristiques de l’homme civilisé, nous apparaît tout à fait artificielle et futile. Aucune société, qu’elle soit primitive ou civilisée, ne saurait reposer sur une fiction ou sur une excroissance pathologique de la nature humaine.

Parmi les résultats auxquels nous sommes arrivés dans ce mémoire, il convient d’en signaler un, qui est d’un caractère plutôt moral. Bien que nous nous soyons principalement bornés à la description et à la constatation des faits, il s’est cependant trouvé, parmi ceux-ci, certains qui nous ont entraînés à une analyse théorique plus générale, comportant certaines explications des faits discutés. Mais ce faisant, nous ne nous sommes pas trouvés une seule fois dans la nécessité de recourir à des hypothèses, à des reconstitutions évolutionnistes ou historiques. Les explications que nous avons données se réduisaient à la décomposition de certains faits en leurs éléments plus simples et à la recherche des rapports existant entre ces éléments. Ou encore nous avons pu rattacher un aspect donné de la culture à un autre et à faire ressortir la fonction que chacun d’eux remplissait dans le schéma de la culture. Nous avons vu que les rapports entre le droit maternel et le principe paternel, ainsi que les conflits partiels qui se produisent entre l’un et l’autre, rendent compte d’un ensemble de formations qu’on peut appeler « formations de compromis », telles que mariages entre cousins germains, certaines modalités d’héritage et certains types de transactions commerciales, la constellation typique formée par le père, le fils et l’oncle maternel et certaines particularités du système fondé sur la division en clans[18]. Nous avons pu montrer également que diverses caractéristiques de la vie sociale, la chaîne des devoirs réciproques, l’accomplissement cérémoniel des obligations, la réunion d’un certain nombre de transactions disparates en un ensemble cohérent s’expliquent par la fonction que remplit chacun de ces éléments et qui consiste à suppléer à la force coercitive de la loi. Les rapports entre le prestige héréditaire, le pouvoir de la sorcellerie et l’influence ayant sa source dans les exploits personnels s’expliquent, tels qu’ils existent aux îles Trobriand, par le rôle culturel de chacun de ces principes. Tout en restant sur un terrain rigoureusement empirique, nous avons pu expliquer tous ces faits et particularités en faisant ressortir aussi bien leurs conditions que les fins auxquelles ils servent, autrement dit en fournir une explication scientifique. Ce genre d’explication est loin de rendre inutiles des recherches ultérieures sur le niveau que telles ou telles coutumes occupent dans l’échelle de l’évolution ou sur leurs antécédents historiques. Il y a place aussi bien pour le point de vue historique que pour la méthode théorique ; mais ce point de vue ne doit pas prétendre se mettre au-dessus de l’anthropologie, et, encore moins, à l’éliminer. Il est grand temps que les savants qui étudient l’homme puissent enfin dire à leur tour : « hypotheses non fingo ».


  1. « Nous donnons à la symétrie des actes le nom de principe de réciprocité. Ce principe a de profondes racines dans la vie affective de l’homme. Réaction adéquate, il a toujours joué un rôle important dans la vie sociale. » (Die Gemeinde der Banaro, p. 10).
  2. Voir dans L’Année sociologique (Nouv. Série, vol. I, pp. 171 et suiv.) les critiques que M. Marcel Mauss adresse à mon expression « don pur ». J’ai écrit ce paragraphe avant de connaître les objections de M. Mauss que je ne puis qu’approuver. Il est agréable pour un praticien de voir que ses observations sont assez bien présentées pour permettre à d’autres de réfuter ses conclusions à l’aide de ses propres matériaux. Il m’est encore plus agréable de constater qu’un jugement plus réfléchi m’a conduit, indépendamment de M. Mauss, aux mêmes résultats que ceux auxquels il est arrivé de son côté.
  3. On trouvera d’autres détails relatifs au statut social et légal du magicien héréditaire dans Magic, chap. XVII de notre ouvrage : Argonauts of the Western Pacific. On y trouvera également la description des magies des canoés, de la navigation et du kaloma, ainsi que de multiples références à ces sujets. Voir également le bref exposé de la magie des jardins, dans Primitive Economics (« Economic Journal », 1921), de la magie de la guerre dans Man, 1920 (article no 5) et de la magie de la pêche dans Man, 1918 (article no 53).
  4. Voir notre description du Milamala, ou fête annuelle du retour des esprits, dans Baloma ; the Spirits of the Dead in the Trobriand Islands (« Journal of the R. Anthrop. Inst. », 1916). Les offres de nourriture sont décrites p. 378.
  5. Voir, pour plus de détails, ce que j’ai dit au sujet des différente aspects des fonctions de chef dans mon article Primitive Economics, ainsi que dans mon ouvrage Argonauts of the Western Pacific et dans les articles War et Spirits, également cités plus haut.
  6. Ici encore je suis obligé de citer quelques-unes de mes autres publications, où ces questions sont traitées en détail, bien qu’à un point de vue différent de celui adopté ici. Je renvoie aux trois articles que j’ai publiés dans « Psyche » : The Psychology of Sex in Primitive Societies (Octobre 1923) ; Psycho-analysis and Anthropology (Avril 1924) ; Complex and Myth in Mother-right (Janvier 1925). J’ai essayé de décrire dans ces articles quelques aspects de la psychologie sexuelle, les principales idées et coutumes relatives à la parenté de sang et à celle par alliance. Les deux derniers articles font partie de mon ouvrage : La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives.
  7. Steinmetz, Ethnologische Studien zur ersten Entwickelung der Strafe, 1894 ; Durkheim, dans « Année Sociologique », I, pp. 353 et suiv. ; Mauss, dans « Revue d’Histoire des Religions », 1897.
  8. Voir la description de cette institution dans Argonauts of the Western Pacific (références dans l’Index, sous le vocable « Gwara »). Voir également l’ouvrage du professeur Seligman, Melanesians, et notre article The Natives of Mailu, dans « Transact. R. Soc. of S. Australia », vol. 39 (description de la gola ou gora chez les Papous-Mélanésiens de l’Ouest).
  9. À propos de la Mélanésie, M. Rivers parle d’un « sentiment de groupe, inhérent au système du clan, avec les pratiques communistes qui l’accompagnent », et il ajoute que, pour ces indigènes, le « principe : chacun pour soi, est absolument inintelligible » (Social Organization, p. 170). M. Sidney Hartland prétend que dans les sociétés sauvages « le même code, promulgué au nom de la divinité, règle aussi bien la conduite à tenir dans les transactions commerciales que les rapports conjugaux les plus intimes et le cérémonial complexe et solennel du culte divin » (Primitive Law, p. 214). Les deux affirmations sont également erronées. Voir aussi les passages que nous avons cités dans la première partie de cet Essai, chapitres I et X.
  10. Voici un exemple où les rôles du sauvage et du civilisé, de l’ethnologue et de l’informateur se trouvent intervertis : beaucoup de mes amis mélanésiens, prenant à la lettre la doctrine de l’amour « du prochain », prêchée par les missionnaires chrétiens, et les tabous contre la guerre et le meurtre, prêchés et promulgués par les fonctionnaires du gouvernement, se montrent incapables de concilier avec cette doctrine et ces tabous les récits sur la guerre mondiale qui, par l’intermédiaire de planteurs, de commerçants, de navigateurs, de la main-d’œuvre employée aux plantations, ont pénétré jusque dans les villages mélanésiens ou papous les plus reculés. Ils étaient littéralement stupéfaits d’apprendre que les hommes blancs détruisaient en une journée un nombre tellement grand de leurs semblables qu’il dépassait le total des membres de plusieurs tribus mélanésiennes, parmi les plus grandes. Ils en ont conclu tout naturellement que les hommes blancs étaient d’infâmes menteurs, mais ils se demandent si leur mensonge porte sur leurs prétentions morales ou s’ils se vantent seulement en exagérant leurs exploits guerriers.
  11. On trouvera un exposé plus complet de cette question dans mon ouvrage La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives.
  12. Cf. notre article : Baloma, dans « Journ. of the Royal Anthropol. Inst. », 1916. On y trouvera une description détaillée de la croyance en ces deux genres d’esprits. Je ne savais pas encore, à l’époque où j’écrivais cet article, que le kousi était particulier aux sorciers. Je l’ai appris plus tard, au cours de ma troisième expédition en Nouvelle-Guinée.
  13. Le sorcier est toujours un conservateur, un défenseur du vieil ordre tribal, des vieilles croyances et des pouvoirs établis. Aussi ne supporte-t-il pas les innovateurs et les destructeurs de sa Weltanschauung. En règle générale, il est l’ennemi naturel des blancs qui, pour cette raison, le haïssent.
  14. On trouvera une description et une analyse des insultes et des expressions obscènes dans La Sexualité et sa répression.
  15. Cf. The Father in Primitive Psychology (1926), paru d’abord dans « Psyche », vol. IV, no 2.
  16. Les indigènes ignorent le fait de la paternité physiologique et, ainsi que je l’ai montré dans mon ouvrage The Father in Primitive Psychology (1926), ils expliquent la naissance par des causes surnaturelles. D’après eux, il n’existe pas de continuité physique entre l’homme et les enfants de sa femme. Cependant le père aime son enfant, à partir du jour où il naît, et cela au moins autant qu’un père européen. Comme cet amour ne peut avoir sa source dans une conviction que les enfants sont bien de lui, il doit découler d’une tendance innée à l’espèce humaine. Il est impossible d’expliquer autrement l’attachement d’un homme pour les enfants d’une femme avec laquelle il a eu des rapports sexuels, avec laquelle il vit d’une façon permanente et dont il a pris soin pendant sa grossesse. C’est à mon avis la seule explication de la « voix du sang » qui se fait entendre dans des sociétés ignorant la paternité, aussi bien que dans les sociétés éminemment patriarcales où un père aime aussi bien l’enfant qui lui appartient physiologiquement que l’enfant adultérin (tant qu’il ne sait pas qu’il est adultérin). Cette tendance est de la plus grande utilité pour l’espèce.
  17. Voir notre ouvrage : Argonauts of the Western Pacific.
  18. On trouvera une discussion plus détaillée des rapports entre le droit maternel et l’amour paternel dans notre ouvrage : La sexualité et sa répression.