Mœurs et devoirs de la critique

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MŒURS ET DEVOIRS
DE LA CRITIQUE


À quoi sert la critique ? Si l’on consulte les poètes, la réponse ne sera pas douteuse. Ils n’hésiteront pas un instant et diront d’une voix unanime : La critique ne sert à rien ; et pour peu qu’on les presse de révéler toute leur pensée, ils avoueront que dans leur conviction elle n’est pas seulement inutile, mais dangereuse. Ils acceptent la louange et ne veulent pas de la discussion ; ils ont inventé à l’adresse des écrivains qui dépensent leur intelligence dans ce coupable exercice une foule de railleries très ingénieuses qui n’ont pourtant découragé personne. La discussion se poursuit, et les poètes ne réussiront pas à la supprimer. Il faut absolument qu’ils en prennent leur parti. Qu’ils la tiennent pour inutile et dangereuse, je le conçois sans peine. Le public n’est pas de leur avis, et ce sera le public qui l’emportera. Cependant, je suis forcé de le reconnaître, pour un bon nombre de lecteurs indolens, la critique est à peu près dépourvue de profit ; ils adoptent sans délibérer l’opinion dont ils ont suivi les développemens, et ne se donnent pas la peine de la contrôler. La discussion la plus sérieuse n’aura jamais le privilège de transformer les esprits paresseux en esprits actifs. C’est une vérité depuis longtemps démontrée, et ce n’est pas à cette classe de lecteurs que la critique s’adresse. Elle veut que son opinion soit contrôlée, et pour que son vœu se réalise, il faut de toute nécessité que les lecteurs connaissent l’ouvrage sur lequel la discussion est instituée. Sans l’accomplissement de cette condition préliminaire, la critique la plus sincère, la plus savante deviendra parfaitement inutile. Dans ce cas, j’accepte sans réserve l’avis des poètes.

Pour les gens du monde, je ne l’ignore pas, la critique n’est qu’un jeu d’esprit, et lorsqu’elle vise plus haut, ils la dédaignent volontiers, car ils veulent avant tout qu’on les amuse. Pour leur plaire, il s’est formé toute une école d’écrivains ingénieux qui effleurent toutes les questions sans jamais en sonder aucune. Dans cette école, qui a su se concilie de nombreuses sympathies, il ne s’agit pas d’avoir raison, mais d’égayer tous les sujets, de quelque nature qu’ils soient. L’étude est un bagage dont on s’inquiète peu, ou, si l’on y songe, c’est pour l’éviter. L’étude ne peut guère dicter que des pages ennuyeuses, et les hommes d’esprit devinent tout sans rien apprendre.

N’en déplaise aux gens du monde et aux hommes d’esprit, l’amusement n’est pas le but de la critique. Ce but, quel est-il ? C’est ce que je veux essayer de marquer d’une manière précise. Pour moi, le problème se réduit à ces termes : se taire ou parler utilement. À quelle condition la parole devient-elle utile ? Répondre à cette question, c’est proclamer le droit de la critique. Pour parler utilement, il faut de toute nécessité énoncer une pensée vraie. Pour énoncer une pensée vraie, il est indispensable d’envisager sous tous ses aspects l’œuvre du poète, de l’historien, du philosophe. La critique résolue à donner un avis sincère est obligée d’accepter le point de départ de l’auteur, car si elle n’y consentait pas, elle arriverait à lui demander ce qu’il n’a pas voulu, à chercher dans son œuvre ce qu’il n’a pas essayé d’y mettre ; mais le point de départ une fois accepté, elle a le droit de discuter la route choisie, la route parcourue. On aura beau accumuler les objections, on ne réussira pas à détruire l’évidence de ce droit. C’est sur ce fondement qu’il faut asseoir la critique. Toute autre base est une base chancelante, et ne permet pas de construire un solide édifice. Assigner des limites au contrôle de la critique, c’est la condamner à ne jamais conquérir aucune autorité. Est-ce là le but qu’on veut atteindre ? Qu’on le dise franchement, et la discussion sera close, et le public, une fois édifié sur la pensée intime des parties intéressées, ne prendra plus la peine d’écouter leurs réclamations. Comment se placer sur le terrain du poète, de l’historien et du philosophe ? Faut-il réunir en soi toutes les facultés dont ils sont doués ? faut-il avoir étudié tout ce qu’ils ont étudié, avoir senti tout ce qu’ils ont senti ? Si cette condition était vraie, le bon sens le plus vulgaire conseillerait, prescrirait le silence ; mais je ne crois pas qu’un tel prodige soit nécessaire pour établir l’autorité de la critique. Elle a des prétentions plus modestes et plus faciles à justifier. Elle ne se donne pas pour l’égale de ceux qui inventent, qui racontent, qui enseignent. Elle affirme seulement qu’elle a vécu dans le commerce familier des poètes, des historiens, des philosophes, et à ses yeux c’en est assez pour établir sa compétence en poésie, en histoire, en philosophie. Elle ne s’attribue pas la faculté de refaire les œuvres qu’elle juge ; si elle poussait l’orgueil jusque-là, elle serait justement accusée de folie. Elle sait concilier la hardiesse avec la prudence. Elle connaît trop bien et depuis longtemps les dangers semés sur toutes les routés de la pensée pour ne pas compatir aux défaillances des pèlerins les plus courageux ; mais le but une fois marqué, elle veut qu’on y marche franchement, et ne comprend pas où du moins n’accepte pas une œuvre infidèle au dessein annoncé par l’auteur.

Est-ce de sa part témérité, présomption ? Pour comparer l’œuvre à l’intention avouée, est-il nécessaire de s’attribuer des facultés supérieures ? Pour dire au poète, à l’historien, au philosophe : Je me souviens de vos promesses, qui m’ont paru excellentes, et je désapprouve la manière dont vous les avez tenues, est-on coupable d’outrecuidance ? Il n’y a pas un lecteur qui ne trouve en lui-même les élémens d’une réponse décisive. La question est aussi facile à résoudre qu’à poser. Tout homme qui vise à la renommée et qui veut agir par la seule puissance de la pensée, poète, historien ou philosophe, doit se résigner aux chances de son entreprise. Si la louange est douce, le blâme n’est pas nécessairement une injure ; je prends ici le mot dans l’acception latine. Le blâme sincère, le blâme fondé sur la connaissance des passions, sur l’étude du passé, sur l’analyse des facultés humaines, n’est pas une injustice. Il semble qu’une telle vérité n’ait pas besoin d’être affirmée. Cependant, malgré son évidence, elle a été souvent contestée. Aux droits revendiqués par la critique on oppose les privilèges divins du génie. J’admettrai volontiers ces privilèges toutes les fois qu’ils pourront se concilier avec le but de la poésie, de l’histoire, de la philosophie. Dès qu’ils foulent aux pieds cette condition, je ne les reconnais plus. Si l’on vient me dire, au nom des privilèges du génie, que le poète n’a pas à tenir compte des sentimens communs à toute la famille humaine, que l’historien n’est pas obligé de nous offrir une fidèle image du passé, que le philosophe peut, sans manquer à sa mission, sacrifier la liberté de la pensée au désir de pacifier les esprits ou de conquérir des avantages personnels, j’accueillerai ces paroles avec dédain. Est-ce là un orgueil sauvage ? N’est-ce pas plutôt, comme je le crois, une protestation justifiée par toutes les lois de la raison ? Le génie est sans doute un don précieux ; mais le génie, sous quelque forme qu’il se produise, est toujours d’accord avec le bon sens, avec le goût, avec la vérité. Dès qu’il s’en écarte, il dégénère et change de nom. Il ne commande plus, il étonne ; il ne s’appelle plus génie mais singularité. Homère, Thucydide et Platon qui représentent les trois formes de la pensée chez la nation la plus ingénieuse dont l’histoire ait gardé le souvenir, trouvent un écho dans toutes les intelligences. Malgré leur génie, dont ils ont conscience, ils ne s’attribuent pas le droit de changer ou de méconnaître les conditions de la poésie, de la narration historique, de la démonstration philosophique. Supérieurs à la foule qui les entoure, ils savent que pour être écoutés, ils doivent s’adresser aux sentimens, aux espérances aux regrets, dont se compose la vie intellectuelle et morale de l’humanité. Les privilèges du génie qu’on revendique aujourd’hui pour imposer silence à la critique, seraient, certainement répudiés par Homère, Thucydide et Platon ; l’Iliade, la Guerre du Péloponèse, le Phédon, admirables dans leur simplicité, dans leur grandeur, n’ont rien de singulier, rien qui étonne rien, qui viole les conditions élémentaires de la poésie, de l’histoire de la philosophie. Si la critique est accusée de témérité pour avoir consulté trop souvent ces éloquens modèles, elle se consolera facilement, et ne perdra pas son temps à réfuter un tel reproche. La société de tels interlocuteurs suffit à effacer le souvenir des plus » amères invectives ; En les écoutant, on oublie sans peine les plus terribles railleries.

Les moralistes ont dit avec raison que tout droit suppose un de voir, et réciproquement. Après avoir établi les droits de la critique il faut donc établir ses devoirs Sans le secours de cette seconde démonstration ; elle ne posséderait qu’une autorité incomplète. Cette dernière partie de ma tâche est plus facile que la première. Si les parties intéressées n’acceptent pas sans résistance les droits que la critique s’attribue, en revanche elles ne contestent pas la rigueur des devoirs qui lui sont imposés Sincérité, clairvoyance, désintéressement, voilà trois points admis par tout le monde. Tant qu’on demeure dans la région des idées générales, dans le domaine de la théorie pure, il n’y a pas de querelle à redouter. Une critique sincère, clairvoyante désintéressées, ne peut, ne doit blesser personne. La sincérité, qui n’est pas sans danger, car toute vérité n’est pas bonne à dire, sera tempérée par la clairvoyance. Et comme le plus grand nombre des écrivains s’attribue un mérite supérieur, pour eux la clairvoyance équivaut à l’éloge. Comprendre et louer » sans réserve sont une seule et même chose. Quant au désintéressement, personne ne voudrait, personne n’oserait le condamner.

Comment ces droits et ces devoirs, sont-ils compris aujourd’hui ? La discussion littéraire a perdu presque toutes ses franchises. Aussi ne faut-il pas s’étonner que son autorité s’affaiblisse. Pour éclairer le public sur les causes de cette déchéance, il nous semble utile de passer en revue les divers groupes, dont se compose la critique de nos jours. Quand le lecteur aura devant les yeux les principales figures, il comprendra sans peine pourquoi, malgré les pages innombrables qui se publient chaque matin sur toutes les questions de goût, d’histoire et de philosophie, la vérité s’obscurcit au lieu de devenir de plus en plus lumineuse. Ceux qui mènent la discussion, qui se donnent pour mission de former l’opinion, obéissent à des mobiles très divers. Pour expliquer leur conduite, il faut caractériser ces mobiles : tâche délicate assurément, mais qui n’a pas de quoi effrayer. Il s’agit de dire sans détour ce que chacun sait dans la famille littéraire, ce que le public a besoin de savoir. Il n’y a rien à deviner, rien de mystérieux. Dans l’accomplissement de cette tâche, la pénétration ne joue qu’un rôle très modeste. Ce que la plupart des lecteurs ignorent est connu depuis longtemps de tous ceux qui tiennent une plume ; c’est le secret de la comédie.

J’aperçois dans le premier groupe des écrivains savans et diserts, qui connaissent mieux que personne l’histoire littéraire de notre pays et des nations voisines. Rien ne leur manquerait pour réaliser l’idéal de la critique. Élégance de la parole, solidité des argumens, rapprochemens ingénieux, parfois inattendus, et qui pourtant n’étonnent jamais par leur singularité, ils réunissent toutes les conditions que peut souhaiter l’esprit le plus exigeant ; mais ils ont depuis longtemps ce qu’on appelle une position faite, et pour jouir sans trouble de cette position, ils imaginent chaque jour de nouveaux compromis. La clairvoyance qu’ils possèdent leur permet d’embrasser la question la plus délicate dans ses moindres détails. Par la connaissance intime du passé, ils sont préparés à l’étude de l’esprit nouveau. Ils savent à merveille ce qu’ils ont à dire ; il n’y a pas de sujet qui les prenne au dépourvu. Si leur plus grave souci n’était pas de conserver les avantages, très légitimes d’ailleurs, qu’ils ont acquis par leurs travaux, si, pour réaliser ce vœu, ils ne se croyaient pas obligés de sacrifier une part de la vérité, ils prononceraient en toute occasion des jugemens sans appel. Si leur sincérité égalait leur clairvoyance, tous les lecteurs accepteraient leur parole sans restriction et sans réserve. Pourquoi n’obtiennent-ils pas la confiance que leur savoir et leur talent sembleraient devoir leur assurer ? C’est qu’ils inventent sans cesse de nouveaux stratagèmes pour atténuer la portée de leur pensée. Ils ne veulent pas laisser croire qu’ils ignorent la vérité, qu’ils ne savent pas à quoi s’en tenir sur de mérite d’un livre publié le mois dernier ; mais ils enveloppent leur opinion de voiles si nombreux, que la plupart des lecteurs n’aperçoivent pas la malice cachée sous la louange. Ils ne sent pas franchement simplement ce qu’ils sentent ; ils le sous-entendent. Tant mieux pour ceux qui le devinent, tant pis pour ceux qui prennent leur jugement à la lettre et n’en pénètrent pas le sens mystérieux. Qu’un talent sérieux et indépendant ne compte pas sur leur appui. Ils savent encourager les esprits médiocres, flatter l’orgueil uni à l’opulence, aplanir la route devant ceux qu’ils ne craignent pas de voir arriver : ils n’ont que dédain pour celui qui peut devenir leur émule. J’ai peine, je l’avoue, à comprendre de pareilles espiègleries chez des écrivains arrivés à la maturité. Quelque respect que mérite leur talent, quelque déférence qui soit due à leur savoir, je trouve qu’ils se divertissent aux dépens du public, comme de jeunes écoliers aux dépens de leur maître. Ils devraient apporter dans leur conduite un peu plus de gravité, et ne pas emboucher la trompette en laissant deviner aux habiles, aux initiés, qu’ils siffleraient s’ils l’osaient. Comment des écrivains sérieux peuvent-ils s’abriter derrière un tel subterfuge ? comment espèrent-ils garder le gouvernement des intelligences en disant oui quand ils pensent non ?

La foule commence par accepter leurs arrêts sur la foi de leur nom. Une fois détrompée, quand elle sait qu’elle a été prise pour dupe, elle se laisse aller au dépit, et son dépit se traduit en défiance. Que les écrivains qui préfèrent les avantages de leur position aux intérêts de la vérité ne se plaignent donc pas. Ils recueillent le fruit de leurs espiègleries. En parlant avec plus de franchise, ils auraient maintenu leur autorité. La ruse dans l’emploi du langage n’est pas d’ailleurs la seule faute que l’on doive leur reprocher. Quand ils ne s’appliquent pas à déguiser leur pensée, quand ils n’essaient pas de jouer au public ce que leurs amis appellent de bons tours, ils forment entre le public et la vérité un cordon sanitaire. S’ils ne parlent pas en leur nom, ils choisissent des interprètes dociles ; ils mettent garnison dans les journaux et donnent une consigne sévère. Ce qu’ils ne disent pas, ils ne veulent pas qu’on le dise. S’agit-il d’un livre qu’ils n’osent défendre, et qu’ils craignent de voir attaquer, Ils profitent de leur position pour choisir, pour trier les juges. Ils veillent sur le cordon sanitaire. Si quelqu’un vient à le franchir, si la vérité fait brèche, ils s’en étonnent et bientôt s’en irritent. Ne pas accepter les juges choisis par eux, c’est plus qu’une irrévérence, c’est un scandale. Malgré l’estime que m’inspirent leur talent et leur savoir, je ne saurais compatir à leur chagrin. S’il était permis à l’auteur d’un livre de choisir, par lui-même ou par ses amis, les juges qui prononceront sur la valeur de son œuvre, s’il avait le droit de récuser ceux qui lui déplaisent, autant vaudrait décréter l’abolition absolue de la critique. Envisager la franchise comme un fléau contagieux peut sembler une idée fort ingénieuse aux écrivains qui ont une position faite ; mais toutes leurs précautions sont déjouées par les esprits indisciplinés, qui préfèrent aux remerciemens les plus empressés, à l’expression de la plus vive gratitude, le plaisir de dire ce qu’ils pensent. Ils auront beau faire, ils ne seront pas plus heureux que Bartholo avec Rosine : ils ont entrepris de garder une pupille qui se moque de toutes les remontrances.

Parfois ces écrivains, qui devraient diriger l’opinion et qui perdent la meilleure partie de leur force en déguisant la vivacité native de leur pensée, se permettent une espièglerie plus dangereuse encore que la première dont j’ai parlé. Ils se contredisent, comme s’ils avaient à cœur d’effacer les services qu’ils ont rendus à la vérité. Hardis et francs quand leur position n’était pas faite, quand ils n’étaient pas arrivés, comme on dit vulgairement, ils prennent volontiers le contre-pied de l’évidence depuis qu’ils n’ont plus rien à souhaiter. Rien ne leur coûte pour détruire le souvenir de ce qu’ils nomment imprudence de jeunesse. Ils prodiguent les ratures, les notes, les parenthèses ; ils n’arrivent pas à supprimer le bien qu’ils ont fait. Calcul de position ou mobilité d’esprit, peu importe au public. Il ne voit qu’une chose : c’est le démenti donné aujourd’hui aux pensées formulées, il y a vingt ans, en pleine connaissance de cause. Quand on prend la plume pour s’adresser au public, on doit accepter sans réserve la responsabilité de son opinion. Reculer devant cette responsabilité, retirer le tiers, la moitié de ce qu’on a dit pour désarmer toutes les colères qu’on a soulevées, pour fermer toutes les blessures que la franchise a faites à l’orgueil, c’est manquer à la dignité littéraire, et l’exemple est d’autant plus dangereux qu’il vient de plus haut. C’est le cas de rappeler la pensée développée par Massillon avec tant de bonheur et d’abondance. Ce qu’il disait de la conduite morale des grands, nous pouvons le dire de la conduite littéraire des écrivains qui ont acquis par leur talent une légitime autorité, et qui oublient l’origine de leur force. Parvenus au premier rang par leur travail, ils doivent donner l’exemple de la fermeté, de la franchise. Quand ils luttaient pour gravir jusqu’au sommet, tous les regards n’étaient pas attachés sur eux. S’ils avaient des momens de défaillance, leur faiblesse était sans danger pour autrui, et n’avait rien de contagieux. Aujourd’hui tout est changé : la renommée leur impose de nouveaux devoirs. Comme les grands dont parle Massillon, ils sont responsables des défaillances qu’ils autorisent par leur exemple. Leur inconséquence, leur mobilité, les démentis qu’ils se donnent, sont autant de fautes contagieuses. Si les écrivains qui occupent le premier rang, et que personne n’accuse de l’avoir usurpé, lacèrent eux-mêmes leurs titres de noblesse ; si pour se montrer polis, ils prodiguent à tout propos, comme dans un salon, les complimens et les saluts, comment espérer que les écrivains qui ne sont pas encore désignés à tous les regards par la renommée prennent souci de leur dignité ? Leur obscurité les dérobe à toute surveillance, leur faiblesse demeure enfouie dans leur mémoire. Qu’ils se démentent, qu’ils se contredisent, qui le saura ? qui s’en souviendra ? Que les écrivains parvenus au premier rang restant fidèles à leurs antécédens, qu’ils prennent le passé pour le guide du présent, qu’ils s’appliquent à confirmer ce qu’ils ont dit au lieu d’attaquer leurs premières affirmations par des argumens qu’ils ont eux-mêmes réfutés d’avance, et ceux qui sont encore dans la plaine, qui aspirent au sommet et n’ont pas commencé à le gravir, prendront leur conduite pour modèle. Si les maîtres manquent de fermeté, ceux qui débutent, qui sont entrés dans la carrière depuis quelques années seulement, ne s’interdiront pas la mobilité, n’hésiteront pas à démentir ce qu’ils auront affirmé. La question vaut la peine qu’on y songe. Que les maîtres n’oublient pas la responsabilité qui leur est imposée.

Après les maîtres viennent ceux qui convoitent l’autorité sans vouloir l’acquérir, par des moyens légitimes. Pour caractériser ce groupe, je choisis deux figures qui en résument les traits principaux. Les nommerai-je ? A quoi bon ? Pourvu que les types soient vrais, les noms importent peu. Je rassemble mes souvenirs, je n’invente rien, je groupe librement les traits gravés dans ma mémoire. Le droit que jet m’attribue appartient à tout écrivain. Je n’imiterai pas l’ancienne comédie d’Athènes, que nos mœurs répudient ; mais le lecteur n’aura pas de peine à reconnaître les types qui passeront sous ses yeux, car chacun de ces types est aujourd’hui représenté par plusieurs écrivains. Je suivrai le procédé des poètes comiques formés à l’école de Ménandre et de Térence ; on mettra sur mes portraits les noms que l’on voudra, je m’en inquiéterai peu. Nous ne sommes plus au temps des clés littéraires, et les beaux esprits ont mis ailleurs leurs visées. Pourvu que le lecteur, en consultant ses souvenirs, se trouve d’accord avec moi, je n’en demande pas davantage.

Polyanthe est rassasié de gloire. Toutes les années qu’il a passées sur les bancs du collège n’ont été qu’une suite de triomphes. Il a des vieux auteurs la parfaite intelligence. Aussi me faut-il pas s’étonner que parfois il en abuse. Il a vécu si longtemps dans l’intimité de Virgile, et d’Horace, que leur langue est devenue la sienne. Il pense en latin, il rit en latin ; je suis sûr qu’il rêve en latin. On lui attribue un mot délicieux que je regrette de n’avoir pas entendu : pour bien écrire en français, il faut avoir obtenu au grand concours le prix de discours latin. Admirable pensée qui a gouverné toute la vie de Polyanthe ! Il n’écrit pas une ligne sans se souvenir de sa qualité de lauréat. Les circonstances les plus vulgaires lui suggèrent des citations inattendues. Parle-t-il d’un bouquin trouvé sur les quais par un bibliophile enthousiaste, pour peindre la joie de cette découverte, il s’écrie avec le poète de Mantoue : Enfin Mézence est dans mes mains ! Les profanes demandent ce que Mézence a de commun avec un bouquin ; Polyanthe ne daigne pas leur répondre, et il a bien raison, car les profanes qui n’ont pas obtenu le prix de discours latin ne sauraient le comprendre Polyanthe n’écrit que pour les délicats, et ceux qui ne sont pas nourris comme lui de la fine fleur des lettres latines doivent renoncer à goûter la saveur exquise de sa pensée. Horace et Virgile ne sont pourtant pas les seuls dieux qu’adore Polyanthe : il adore, il encense l’Académie avec une égale dévotion. Pour conquérir le bienheureux, fauteuil qu’il a rêvé, il ne plaint ni soins ni veilles. Pour lui, tous les écrivains qui siègent dans le sénat littéraire sont les héritiers de Bossuet, de Corneille, de Voltaire. Il les flatte, il les caresse, et les glorifie avec une éloquence qui ne tarit pas. Il épuise pour chatouiller leur vanité tous les secrets du vocabulaire. Une telle persévérance dans la flatterie mérite une récompense exemplaire. Je crains pourtant que Polyanthe ne soit déçu dans ses espérances, et qu’il n’atteigne jamais le but de son ambition. Malgré Virgile et Horace, qu’il cite à tout propos et toujours avec bonheur, j’ai grand’peur qu’il ne prenne jamais place dans le sénat libraire. Son excès de zèle pourrait bien lui jouer un mauvais tour. L’ Académie, dont il convoite, dont il sollicite les suffrages, se dira peut-être : En nommant Polyanthe, nous commettrions une étrange maladresse. Tant qu’il sera dans la foule, tant que son haut savoir n’aura pas été récompensé, il louera sans relâche tous ceux qui siègent dans l’enceinte sacrée. Une fois élu, après un premier élan de reconnaissance, qui sait s’il ne s’endormira pas dans le silence de l’ingratitude ? — Malgré l’état que je fais de Polyanthe, je n’oserais donner tort à l’Académie. Si elle tient à respirer l’odeur de l’encens, si la flatterie assaisonnée de citations latines chatouilla agréablement ses oreilles, elle fera sagement de refuser à Polyanthe le fauteuil qu’il désire avec tant d’ardeur. En le nommant, elle risquerait de perdre ses louanges, et les louanges de Polyanthe sont sans prix.

D’ailleurs, on le sait trop, l’Académie est amoureuse du loisir. Les esprits les plus actifs s’endorment facilement dès qu’ils ont pénétré dans cette enceinte privilégiée. Que deviendrait le goût public, si Polyanthe entrait à l’Académie ? La saine littérature s’affaiblirait, car c’est peut-être le seul écrivain parmi nous, j’entende le seul parmi les juges habituels des œuvres contemporaines, qui possède à fond les Institutions Oratoires de Quintilien et puisse en parler pertinemment. L’Académie voudra-t elle priver le goût public d’un tel docteur ? On rencontre bien par-ci, par-là quelques hommes de bon sens qui donnent leur avis sur la comédie ou le roman de la semaine passée, mais ces hommes de bon sens ne parlent qu’en leur nom, et ne savent pas citer Virgile. Polyanthe, grâce à Dieu, comprend autrement les belles-lettres. Si le siècle était plus érudit, si l’ignorance ne courait pas les rues, Polyanthe ne demanderait qu’à l’Enéide, aux Géorgiques, l’expression de ses moindres pensées ; il parlerait en vers latins de tous les détails de la vie familière. L’Académie sera-t-elle sans pitié pour nous ? Voudra-t-elle nous exposer au silence d’un tel conseiller ? J’augure mieux de sa générosité. Plaise à Dieu que mon espoir ne soit pas trompé !

Théodule vit tout en Dieu. Qu’il parle d’un poème ou d’une comédie, d’un roman ou d’une chanson (car, malgré sa piété profonde, il s’occupe volontiers de littérature profane), il ne prononce pas un jugement sans consulter les pères de l’église. Il regarde en pitié ceux qui se permettent d’estimer les œuvres poétiques d’après les seules lois du goût. Si le siècle n’était pas sourd aux conseils de Théodule, tout irait bien mieux ; les décisions du concile de Trente serviraient à régler toutes les contestations littéraires. Comment récuser la compétence de Théodule ? N’est-ce pas à la prière qu’il demande ses inspirations ? Il est trop dévot pour se tromper. Cependant, comme les âmes les plus pures ne peuvent échapper aux faiblesses humaines, Théodule est dévoré de la même ambition que Polyanthe : il rêve un fauteuil académique. Le sourire des douairières ne lui suffit pas, il veut à tout prix entrer à l’Académie. Pendant longtemps il n’a pas eu d’autre souci que de faire son salut ; il vouait son talent à la défense de la sainte cause, et se trouvait assez récompensé par le témoignage de sa conscience. Aujourd’hui les honneurs mondains excitent sa convoitise. Cependant il ne faut pas se méprendre sur les intentions de Théodule : s’il désire si vivement les palmes académiques, c’est sans doute pour travailler au salut de ses futurs confrères. Une résolution si chrétienne doit obtenir l’approbation de tous les honnêtes gens. Ce n’est pas vanité, c’est dévouement. Jusqu’à présent, il n’a trouvé qu’une seule voix pour soutenir sa candidature, mais une voix éloquente, la voix de Polyanthe. Ils ont passé ensemble un traité de louanges mutuelles qui fait merveille : ils se vantent réciproquement avec une délicatesse, une élégance qui rappellent les beaux temps de l’hôtel Rambouillet. Polyanthe consent à n’être qu’un roturier, pourvu qu’on exalte son savoir, il ne demande rien de plus. Théodule ne se contente pas si facilement, et son allié le sait bien. Dire que Théodule a retrouvé la période nombreuse de Massillon pour parler des choses du salut, ce n’est pas assez ; il faut encore louer sa bonne mine, la fierté de sa démarche, le nœud de sa cravate, la fraîcheur de ses gants, et surtout sa manière d’entrer dans un salon. Chez lui, en effet, l’écrivain ne vient qu’après l’homme bien élevé. Si la sainte cause trouvait des avocats dans la roture, peut-être Théodule consentirait-il à ne plus écrire. La causerie est son triomphe, et sa pensée, confiée au papier, perd la moitié de sa grâce ; mais il n’est pas homme à déserter le drapeau qu’il a choisi. Tant que l’impiété ne sera pas terrassée, Théodule poursuivra sa tâche, et s’il n’entre pas à l’Académie, il ne sera pas oublié du moins dans les prières des âmes pieuses.

Le traité passé entre Théodule et Polyanthe était une heureuse idée ; mais pour qu’il portât ses fruits, il aurait fallu laisser le protocole ouvert et recruter d’autres signatures. Un savant et un gentilhomme qui s’accablent d’éloges mutuels ne font pas assez de bruit pour persuader au public qu’ils sont doués d’un génie souverain. Il serait indispensable de trouver des échos. Ces deux voix mélodieuses se perdent au milieu des clameurs de la ville. Si Polyanthe et Théodule veulent résolument forcer les portes de l’Académie, ils suivront le conseil que je leur donne, et propageront leur renommée par des moyens plus puissans. Théodule n’a pas besoin d’être averti deux fois : il comprend à demi-mot, il en sait plus que Polyanthe sur l’art de faire son chemin. Louer sans réserve, sans restriction, tous les écrivains qui siègent à l’Académie, c’est la sans doute une preuve d’adresse : Théodule va plus loin. S’il avise un débutant fils ou neveu d’académicien, il le vante hardiment comme l’espoir de la jeune littérature. Les paroles se pressent sur ses lèvres, et le nombre de ses cliens s’accroît de jour en jour. On dit que Théodule n’aurait jamais songé à l’Académie sans les instances dont il a été l’objet. Pour moi, j’ai peine à le croire ; un esprit si fin, et qui sait ce qu’il vaut, n’a pas besoin d’un tel aiguillon pour poser sa candidature. Parmi ceux qui tiennent une plume aujourd’hui et n’appartiennent pas à l’église, il possède seul les saines traditions. S’il entrait à l’Académie, ce n’est pas lui qui devrait remercier ; son élection serait une précieuse conquête.

Voilà ce que pensent de Théodule les honnêtes gens, et prenez ici le mot dans l’acception que lui donnaient Balzac et Voiture ; mais tous les esprits n’ont pas assez de délicatesse pour comprendre un mérite si élevé : aussi Théodule a-t-il essuyé plus d’une mésaventure. Quand il a maudit les gloires populaires au nom des saines doctrines dont il possède le secret, il a rencontré plus d’un contradicteur. Passe encore pour la contradiction, Théodule a réponse à tout, il n’y a pas d’argument qui le déconcerte ; mais hélas ! ces diatribes furieuses ont excité encore plus d’hilarité que de colère. Il aspirait à la célébrité, il a obtenu le ridicule et le bruit. Le plus difficile est fait cependant, il ne lui reste plus qu’à échanger le ridicule contre l’autorité. Théodule y pourvoira : l’ironie voltairienne de Paris ne fait pas loi pour la France entière ; la province n’est pas encore entichée d’incrédulité. Quand Théodule va se délasser dans le domaine de ses aïeux, il trouve son nom dans toutes les bouches, tout le monde s’empresse autour de lui. — Voilà, dit6on, l’écrivain hardi qui n’a pas craint de jeter le gant à l’opinion populaire, et qui écrit en jouant de si charmantes nouvelles ! Les impies le maudissent, les croyans le vengeront. ..— Et Théodule savoure avec délices les complimens du vicaire et de l’adjoint. Le dimanche, il s’assied au banc d’œuvre entre deux flambeaux ; tous les regards se portent sur lui, mais il ne baisse pas les yeux. Il subit sa gloire sans trouble et sans rougeur.

Il ne faut pas oublier dans ce groupe un critique d’espèce assez nouvelle, qui, d’ailleurs n’est pas sans parenté avec Théodule. Poète, romancier, touriste, il loue avec ardeur tous ceux qui veulent bien louer ses livres ; quant aux autres, il les traite sans pitié. Malheur à qui ne s’incline pas devant lui ! Fût-il cent fois digne d’éloge, il n’obtiendra pas une parole de bienveillance. On n’a jamais accusé d’ingratitude le critique romancier, mais il est terrible dans son ressentiment. Généreux, prodigue envers ses panégyristes, il accable de sa colère, il poursuit de ses railleries ceux qui ne lui promettent pas les plus hautes destinées. Sa tactique est du reste bien connue ; parler de lui plus longtemps serait lui accorder trop d’importance.

J’arrive au dernier groupe, mais comment le nommer ? Il est certains traits de mœurs littéraires qu’on voudrait pouvoir caractériser à mots couverts. Ici la louange est mise à l’encan, et ceux qui l’achètent à beaux deniers comptans la savourent avec autant de bonheur que s’ils ne l’avaient pas payée. Quant au public, il ne prend pas grand souci de la moralité des écrivains. Les habiles, — et j’entends par là ceux qui mettent le gain au-dessus de la vérité, — savent tirer parti de cette insouciance. La critique ainsi comprise possède un mérite singulier : elle amuse, et ne commet jamais l’imprudence de montrer le côté sérieux d’une question. Musique, peinture, poésie, tout est pour elle un sujet de plaisanterie. Arrière les écrivains qui veulent savoir ce qu’ils diront avant de parler ! La critique habile n’invoque jamais qu’une muse, la Fantaisie. Sous le patronage de cette muse nouvelle, tout est permis, et l’on peut impunément dire oui et non sur tout homme et sur toute chose. Les plus étranges contradictions, les démentis les plus effrontés donnés à la parole d’hier par la parole d’aujourd’hui, sont mis sur le compte de la Fantaisie, et la Fantaisie est si bonne fille, qu’elle ne réclame jamais. Tantôt la critique habile flatte les appétits sensuels. Dans un tableau, dans un poème, dans une statue, elle ne cherche jamais la beauté pure. Elle abandonne aux pédans toutes les questions qui ne relèvent pas des sens, et se moque de l’idéal avec une gaieté charmante. Tantôt elle prend des airs, de prude, et chante les louanges de la vertu. Chacun sait que les femmes honnêtes sont toujours modestes. Il ne faut donc pas s’étonner que la critique habile parle avec ostentation, non pas de la probité, de l’indépendance, mais de sa probité, de son indépendance. On n’est jamais mieux loué que par soi-même. La critique habile le sait bien : elle allume de ses mains l’encens et la myrrhe, et en aspire le parfum avec majesté. Ses jours de prude sont ses mauvais jours. En parlant de vertu, elle fait une ridicule grimace. Elle agirait plus sagement en ne prononçant pas ce mot, qui pour elle, comme pour la courtisane, n’a jamais eu qu’un sens très confus. Qu’elle caresse la vanité, qu’elle serve les rancunes trop lâches pour s’avouer, qu’elle vende l’éloge, qu’elle vende la raillerie ; mais pour Dieu, qu’elle ne se donne pas des airs collets montés ! Qu’elle ne prenne pas en main la défense de la société, qu’elle ne déclame pas au nom de la morale, qu’elle ne demande pas vengeance pour la pudeur outragée ! Si, malgré le vilain métier qu’elle a choisi, elle compte encore des amis, qu’elle prenne leur conseil, et je suis sûr qu’ils lui interdiront la pruderie. Elle amuse, les badauds rient et l’écoutent. Si quelques paroles sévères veulent se faire entendre, elles sont étouffées sous le bruit des grelots et des éclats de rire. On se presse autour d’elle comme autour des bateleurs… Sans les désoeuvrés qui veulent à tout prix tromper leur ennui, le trafic de la parole verrait bientôt ses profits se réduire ; il ne pourrait plus compter que sur la vanité, et la vanité même, si avide de louanges, sincères ou menteuses, vendues ou données librement, deviendrait moins prodigue. Elle ne consentirait pas à payer si largement la parole mise à l’encan, si cette parole ne s’adressait pas à des milliers de lecteurs.

Cette esquisse de mœurs serait incomplète, si je ne disais rien de la critique indépendante : ce serait calomnier mon temps. Elle n’abandonne pas sa tâche, mais elle rencontre sur la route plus d’un danger. Parler d’un livre écrit par un homme qui a pris part au gouvernement du pays comme s’il s’agissait d’un écrivain vivant de sa plume, quelle témérité, quelle inconvenance ! Louer ou blâmer librement, sans tirer parti du blâme ou de la louange, sans servir les rancunes des puissans, sans flatter la vanité de ceux qui dispensent les honneurs et les titres, quelle étourderie, quelle imprévoyance ! Discuter les questions de goût sans caresser aucun parti, pas même le parti dévot, quelle maladresse ! Ecrire sans arrière-pensée, et ne pas demander conseil aux mandemens qui prodiguent anathème quelle bévue grossière ! Préférer l’étude à la richesse, quelle sottise ! On excuse la vénalité, l’hypocrisie ; on pardonne la flatterie placée à gros intérêts, on pardonne la palinodie, on ne pardonne pas la franchise : la critique indépendante le sait depuis longtemps. Le personnage de Philinte trouve chaque jour de nombreux imitateurs ; ceux qui veulent se régler sur l’exemple d’Alceste et refusent de déguiser leur pensée sont montrés au doigt et signalés comme des fléaux ; Oronte aujourd’hui est moins tolérant ou moins généreux qu’au temps de Molière. Quand il est blessé dans sa vanité, il n’accuse pas son censeur de manquer de goût, il lui jette à la face le reproche de méchanceté. Roman, drame ou sonnet, tout doit être vanté avec le même empressement, si l’on veut échapper à ce terrible reproche.

La critique indépendante parle des vivans, comme elle parlerait des morts, et tandis qu’on l’accuse de manquer à toutes les lois du savoir-vivre, de violer toutes les convenances, elle persiste à croire que les vivans ont tort de se plaindre. « On doit des égards aux vivans, on ne doit aux morts que la vérité ; » c’est avec cette maxime mal interprétée qu’on veut imposer silence à la critique et réduire la discussion à un échange de complimens. Les poètes daigneront approuver l’avis de la critique, pourvu qu’ils soient loués sans restriction : c’est ainsi que l’on comprend les égards dus aux vivans. Quant à la seconde partie de la maxime, on la commente encore plus librement ; cela veut dire sans aucun doute : On ne doit la vérité qu’aux morts. Ainsi les vivans se mettent au-dessus de la vérité, ou plutôt se déclarent trop faibles pour la supporter ; c’est trop d’orgueil ou trop de modestie. En parlant d’eux aussi librement que des morts, la critique leur donne une preuve éclatante de l’estime qu’ils lui inspirent. Elle ne demande pas qu’ils acceptent son opinion comme un arrêt sans appel ; sa prétention n’ira jamais jusque-là. Pourvu qu’ils ne mettent pas en doute sa sincérité, elle se tient pour satisfaite : elle appelle à son aide la réflexion. Quand elle croit tenir la vérité, son langage ne porte pas la trace de ses doutes ; mais si elle affirme, ce n’est pas l’orgueil qui dicte ses paroles. Qu’on la blâme ou qu’on l’approuve, on ne peut sans injustice l’accuser de présomption. Quant aux méchantes intentions qu’on lui prête, j’espère avoir montré clairement ce qu’elles signifient. Franchise et méchanceté ne sont pas une seule et même chose. Quand la critique indépendante se trompe, elle se trompe de bonne foi. Ceux qu’elle loue n’ont pas à la remercier, elle n’a pas voulu les flatter ; ceux qu’elle blâme n’ont pas à se plaindre, elle n’a pas voulu les blesser.

Je sais que ce désintéressement absolu est considéré par bien des gens comme une pure chimère, et pourtant il n’est pas aussi difficile à pratiquer qu’on le pense. S’il est doux de mériter, d’obtenir la reconnaissance, il y a quelque plaisir à se dire qu’on n’a pas parlé inutilement, que les pensées mises plusieurs fois sous les yeux du public ont fini par porter leurs fruits, qu’une opinion exprimée à plusieurs reprises, combattue d’abord comme singulière, est acceptée comme l’image fidèle de la vérité. La critique ainsi envisagée porte en elle-même sa récompense, et c’est ainsi que je l’ai toujours conçue. Si cette théorie, qui n’a rien d’hypothétique, était largement appliquée, les déchéances littéraires qui nous affligent seraient moins nombreuses. Nous ne verrions pas les talens les plus élevés oublier leurs antécédens, et descendre aux combinaisons les plus vulgaires pour exploiter leur renommée. S’ils étaient surveillés avec plus d’attention, avertis avec plus de franchise, ils ne se permettraient pas ce qu’ils se permettent. Des poètes applaudis pendant vingt ans pour l’expression harmonieuse de sentimens vrais n’iraient pas se fourvoyer dans l’histoire et la philosophie, qu’ils n’ont jamais étudiées. Ils ne donneraient pas des flots de paroles pour des pensées ; ils n’entretiendraient pas le public de leurs succès de collège avec une prolixité puérile. Les romanciers qui ont su nous émouvoir, à qui nous devons des heures délicieuses, n’oseraient pas nous offrir des ébauches écrites au courant de la plume, où nous avons peine à retrouver quelques vestiges de leur première puissance ; mais ils ont rencontré dans la complaisance de la critique de tels encouragemens, qu’ils se croient tout permis, et parlent au hasard, assurés d’avance que chacune de leurs paroles sera recueillie avec avidité. Voilà où nous a conduits l’indulgence de la critique. Il n’y a plus maintenant pour le plus grand nombre des lecteurs ni bons ni mauvais livres, à n’y a plus que des noms célèbres ou obscurs. La page la plus frivole, la plus vide, la plus insignifiante, signée d’un nom consacré par la louange, est acceptée sans contrôle, et ceux qui osent dire ce qu’ils en pensent, eussent-ils cent fois raison, sont traités d’envieux. Que le public renonce donc à se plaindre. L’indolence des écrivains est la conséquence légitime, la conséquence nécessaire de son engouement pour les noms célèbres. S’il pesait les œuvres au lieu de s’attacher à la signature, tout changerait bientôt de face. Les noms nouveaux se feraient jour, et la louange irait aux plus dignes au lieu d’aller aux plus célèbres. L’émulation renaîtrait, et nous verrions se produire des conceptions pleines de jeunesse et de puissance, car la sève du génie national n’est pas tarie, quoi que puissent dire les adorateurs du passé. L’imagination n’est pas frappée sans retour de langueur et d’atonie ; elle se relèvera, elle retrouvera sa vigueur, dès qu’elle verra les encouragemens distribués avec plus d’équité. On a beau dire qu’elle se développe spontanément, il est certain qu’elle a besoin d’aiguillon pour s’aventurer dans les entreprises laborieuses. Tant que la louange sera prodiguée sans mesure et sans discernement, il ne faut pas espérer que l’imagination s’épanouisse comme aux jours d’une discussion ardente et passionnée. La renommée, pour le poète, pour le romancier, pour l’historien, est le salaire légitime du travail et de l’étude. Si la célébrité une fois conquise dispense de tout effort, si le nom protège l’œuvre et interdit toute discussion, il ne faut pas s’étonner que les talens nouveaux se découragent, et que le découragement les conduise à l’indolence. Que la critique se réveille, prenne sa tâche au sérieux, et l’imagination se réveillera.

C’est pourquoi il ne faut pas discuter les œuvres contemporaines avec une sévérité qui déplaira sans doute aux esprits frivoles, mais qui portera profit à notre littérature. Les principes éternels du goût, la comparaison du présent avec le passé, de la France avec les nations voisines, sont pour la pensée un champ fécond qui ne menace pas de s’épuiser prochainement. Que l’antiquité garde son, autorité légitime, mais qu’elle ne ferme pas nos yeux aux mérites de l’esprit nouveau ; que le passé nous serve à contrôler le présent, et ne soit pas pour nous un type immuable et souverain. Quant aux nations voisines, tous les hommes de bon sens comprendront sans peine l’enseignement qu’elles peuvent nous offrir. Il ne s’agit pas de modeler la pensée française à l’effigie de l’Espagne ou de l’Italie, de l’Allemagne ou de l’Angleterre : chaque nation est douée d’un génie particulier qu’elle ne doit jamais oublier. L’imitation servile de l’esprit français n’a pas porté bonheur aux peuples qui nous entourent. Profitons de la leçon, et n’essayons pas de nous faire Anglais ou Allemands.

Mais pour que ces vérités deviennent populaires, pour que le goût cosmopolite, dont je viens d’esquisser les traits, devienne le guide de la foule, la première condition est, je n’ai pas besoin de le lire, une discussion libre et sévère. Que les ébauches soient estimées comme des ébauches ; que le dédain et l’indifférence en fassent promptement justice. Que les éloges et les encouragemens soient réservés pour les œuvres sincères, conçues lentement, exécutées avec un soin scrupuleux, et les puissantes intelligences qui nous ont émerveillés d’abord, qui maintenant ressemblent à des ombres, n’émietteront plus leurs précieuses facultés en conceptions incohérentes. Il n’est pas donné à la critique de susciter des talens nouveaux, mais elle peut doubler les fortes des talens qui se produisent. Quant aux talens qui depuis longtemps ont fait leurs preuves, si elle n’a pas le privilège de les rajeunir, elle peut du moins les avertir utilement et leur conseiller la sobriété dans l’invention. Les plus heureux génies amoindrissent leur autorité en produisant sans relâche. S’ils viennent à l’oublier, il faut que des voix sincères leur rappellent cette éternelle vérité. La critique ainsi comprise n’a pas à s’inquiéter des anathèmes ; elle poursuit son œuvre sans trouble, sans défaillance et tôt ou tard elle obtient la sympathie des esprits élevés.


GUSTAVE PLANCHE.