M. Arthur Balfour
J’ai essayé ici, à plusieurs reprises, d’esquisser la physionomie des hommes d’État anglais qui ont, depuis vingt-cinq ans, occupé le devant de la scène politique. M. Balfour, qui commande, depuis 1891, les forces conservatrices dans la Chambre des Communes, qui a été trois ans premier ministre et qui semble appelé à le redevenir, M. Balfour que la mort de lord Salisbury et la retraite, peut-être définitive, de M. Chamberlain ont laissé seul en vue et en avant, loin en avant de ceux qui le suivent, M. Balfour était, dès longtemps, indiqué pour figurer au premier rang dans cette galerie. J’hésitais à l’aborder parce que je craignais de ne pas le comprendre. Vu à grande distance et d’après les mille impressions contradictoires que laissent dans l’esprit les propos de la conversation courante, M. Balfour m’apparaissait comme un problème vivant, une personnalité faite d’élémens inconciliables : un réactionnaire qui prêche la démocratie, un sceptique enragé de théologie, un politicien profondément dégoûté de la politique. Laquelle de ces deux manières d’être est la vraie ? S’il est sincère, quelle énigme, et, s’il ne l’est pas, quelle comédie ! Si l’attitude est voulue, le geste artificiel, où cesse la nature, et où commence le rôle appris par cœur ? La curiosité, finalement, l’ayant emporté sur le vague malaise qu’inspire une psychologie obscure et ambiguë, je me suis mis à étudier de plus près les actes, les paroles et les écrits de M. Balfour. Tout 4’abord, il m’a paru qu’il était parfaitement sincère, plus sincère que la plupart des hommes d’État que j’ai eu la bonne ou la mauvaise fortune de rencontrer. J’ai connu sa sincérité aux inquiétudes intellectuelles qu’il a témoignées. Il a trop douté pour n’être pas convaincu quand il affirme. L’énigme s’est évanouie, avant d’avoir été résolue, devant l’examen des faits, et ce qu’il en subsiste donnera peut-être quelque intérêt aux pages qui suivent. On y verra un homme qui lutte contre sa destinée pour la subir enfin, mais en la dirigeant.
Ces fatalités qui nous entourent et nous oppriment dès avant notre naissance ou qui nous suivent, pas à pas, jusqu’au jour où une liberté tardive a l’air de nous en émanciper, influences de l’hérédité, influences du milieu, influences de l’éducation, ont pesé sur Arthur James Balfour, à son entrée dans la vie, plus, peut-être, que sur aucun de nous. Il naît d’un mariage d’amour qui réunit une famille ancienne à une famille illustre. Les Balfour ont dans les veines le sang de plusieurs vieilles maisons écossaises. Un de leurs ancêtres est ce Maitland, comte de Lethington, qui fut secrétaire d’État de Marie Stuart, un des esprits les plus déliés et les moins scrupuleux de son époque. La mère, lady Blanche Gascoyne Cecil, descend du fameux ministre d’Elizabeth, tige des modernes Salisburies. Or, Maitland et Cecil, qui ont comploté ensemble l’union des deux royaumes, sont les inventeurs de l’impérialisme et, par conséquent, les deux plus anciens impérialistes que l’histoire connaisse. N’est-ce pas là, déjà, une prédestination ?
Pourquoi lady Blanche donne-t-elle à son premier-né ce prénom d’Arthur ? C’est pour rappeler le duc de Wellington qui l’a aimée, jeune fille, d’une affection galamment grand-paternelle, pour placer l’enfant, en quelque sorte, sous l’invocation du vieux héros, si passionnément monarchiste que, le jour du couronnement de Victoria (c’est une lettre de la marquise de Salisbury, mère de lady Blanche, qui nous livre ce détail), il était choqué de voir se détourner sur lui quelque chose de l’enthousiasme populaire qui était dû, pensait-il, à la Reine, rien qu’à la Reine. Remarquez, d’ailleurs, le millésime : 1848. C’est l’année des tempêtes politiques ; un vent de révolution souffle sur l’Europe, les vieilles sociétés se réveillent, comptent leurs défenseurs, ramassent leurs forces pour la bataille suprême qui sauvera, à la fois, leur idéal et leur coffre fort. L’explosion républicaine ravive le sentiment monarchique, comme la Réforme avait ranimé le Catholicisme. Non seulement l’atmosphère où naît l’enfant est saturée de loyalisme, mais il est lui-même le centre et l’objet d’une sorte de culte monarchique au petit pied. Les vingt fermes du grand et riche domaine de Whittingehame sont en fête, et des feux de joie s’allument sur les collines pour célébrer la naissance de l’héritier des Balfour. La maison où il vient au monde est moderne ; moderne aussi cette grande fortune qui entoure son berceau : son arrière-grand-père est allé la ramasser au Bengale par les procédés ordinaires. Les roupies n’ont aucune peine à devenir aristocratiques dès qu’elles se sont transformées en guinées. Avec l’argent du Bengale, James Balfour, le « nabab » de 1780, a acheté l’ancienne terre seigneuriale des Douglas, avec tous ses souvenirs historiques, y compris le vieil arbre géant sous lequel une légende, — d’ailleurs mensongère, — veut que les assassins de Darnley aient tenu leur conciliabule homicide[1]. Je n’en finirais pas si je voulais rappeler ici tout ce qui s’est passé dans ce coin de terre où toutes les vieilles pierres ont quelque chose à raconter, et où la pensée, — je l’ai éprouvé moi-même lorsque je séjournais à Dunbar, — s’oriente irrésistiblement vers les choses de jadis.
On devine maintenant quel esprit présida à l’éducation de l’enfant. On lui apprit à révérer, en toutes choses, l’autorité et la tradition. Son père disparut de bonne heure sans avoir pu exercer aucune influence sur la formation de son esprit, mais lady Blanche consacra toutes ses forces à l’éducation de son fils et à la gestion de la fortune patrimoniale. Assurément, ce n’était pas une femme ordinaire. J’essaie de la deviner d’après la biographie que lui a consacrée le vénérable recteur de Whittingehame et, surtout, d’après ce que je sais de son frère, le feu marquis de Salisbury. Sa dévotion au passé ne l’empêchait pas de comprendre les besoins de son temps. Elle en donna une preuve dont l’étrangeté fera sourire. A un moment où l’industrie cotonnière était menacée et où la misère était grande parmi les travailleurs du Lancashire, elle imagina d’astreindre ses enfans aux plus humbles fonctions de la domesticité. Arthur Balfour cirait ses souliers sans aucun enthousiasme et mangeait, avec moins d’enthousiasme encore, la déplorable cuisine de sa sœur. On se demandera peut-être si cette « leçon de choses » contribuait à soulager, en quelque façon, la crise cotonnière, et il sera bien difficile de se répondre affirmativement. Mais tous les moyens sont bons pour apprendre aux enfans nés dans la richesse à travailler avec ceux qui travaillent et à souffrir avec ceux qui souffrent.
A douze ans, Arthur Balfour prononça son premier discours devant ses tenanciers du domaine de Whittingehame. Il ne faudrait pas conclure de là qu’il ait révélé, en cette circonstance, un précoce talent pour la parole. Rien ne serait moins conforme à la vérité. Le temps était encore bien loin où l’on devait consentir à saluer en lui un orateur. On nous dit qu’il s’acquitta convenablement de sa tâche. Comme il avait ciré ses souliers, il débita son discours, mieux, sans doute, car c’était, cette fois, une corvée de gentleman. Réaliser en lui cette image du gentleman qu’on proposait à ses efforts comme le but où il devait tendre, tel était son unique souci. Et, à ce sujet, je ne crois pas inutile de remarquer combien a été différente, chez les deux peuples qui se font face sur les deux rives de la Manche, la fortune d’un même mot. Un gentilhomme : cette expression exhale un parfum de mondanité, un peu écœurant comme tous les parfums et qui fait sourire notre jeune démocratie. En Angleterre, le mot s’est élargi démesurément dans la circulation quotidienne au point de signifier, tout simplement, un mâle, décemment habillé. Mais il conserve, pour les Anglais qui pensent, une partie de sa haute valeur historique : il évoque à leur esprit un mode d’existence sociale qui date des Plantagenets, qui atteignit sa perfection (perfection relative comme celle de toutes les institutions humaines) sous les Tudors, qui s’est lentement atrophié sous l’influence de l’évolution moderne, mais dont les vestiges, hier encore, couvraient toute l’Angleterre. La paroisse était alors l’unité élémentaire. Le gentleman, à la fois administrateur et justicier, gouvernait ce petit monde à part qui se suffisait à lui-même, au point de vue industriel et commercial. Il le gouvernait avec l’aide du clergyman. Chez nous, l’aristocratie, pendant les derniers siècles de la monarchie, n’a pas pu ou n’a pas su jouer ce rôle ; ou, si elle l’a joué quelque part et quelquefois, on nous le laisse ignorer. Toutes les histoires écrites depuis 89 s’évertuent à attirer notre sympathie vers l’œuvre de centralisation accomplie par les rois, de Louis XI à Louis XIV, en s’appuyant sur le peuple. On nous forçait à applaudir, au collège, toutes les fois que Richelieu faisait tomber la tête d’un grand. On nous disait, — sans le prouver, — que cette centralisation violente avait préparé la grandeur militaire de la France moderne, mais on oubliait d’ajouter qu’elle avait préparé, en même temps, le « règne des maltôtiers ; » la phrase est du duc de Saint-Simon, mais le lecteur n’aura aucune peine à y découvrir des équivalens modernes.
En Angleterre, les classes manufacturières et commerçantes ont, par la Réforme de 1832, obligé la Propriété territoriale à partager avec elles le pouvoir politique ; mais elles ne se sont pas avisées de la calomnier, dans le passé, par une falsification systématique de l’histoire. Lorsque le jeune Balfour devint, à quatorze ans, un écolier de la vieille et fameuse maison d’Eton, il dut y trouver l’idéal du gentleman placé aussi haut qu’à Whiltingehame et, comme à Whittingehame, dominé par le dogme chrétien qu’on ne mettait pas en question et qu’aucune discussion n’effleurait. A Eton, il eut pour camarade le futur lord Rosebery, qu’on nommait alors lord Dalmeny. Il fut le fag de lord Lansdowne, qui devait siéger avec lui dans les conseils du gouvernement et qui dirige, à cette heure, l’opposition dans la Chambre des Lords, comme il la dirige lui-même dans la Chambre des Communes. Pendant son passage à Eton, il ne se signala point par des succès éclatans, ni dans les classes, ni sur le terrain des sports. Il était de ceux que les mères nomment « un enfant délicat » et qu’on arrête, avec inquiétude, dès qu’ils semblent travailler avec trop d’ardeur ou jouer avec trop de passion. En 1866, à dix-huit ans, si je m’en rapporte aux chiffres donnés par M. Alderson, et qui m’ont un peu surpris, il entre à l’Université de Cambridge où il restera quatre ans.
Le collège choisi pour lui n’est pas l’aristocratique collège de King’s où allaient, où vont encore les Etoniens et où ils retrouvaient l’esprit et les mœurs de leur première école. C’est à Trinity qu’il va s’établir, en plein milieu scientifique et dans une atmosphère où l’on respirait Darwin. C’était la brise du large au sortir d’une serre chaude. Le changement dut être d’autant plus vivement ressenti qu’à ce moment même, dans cette intelligence tardive, mais non paresseuse, s’éveillaient les facultés critiques. Elles étaient tellement intenses et subtiles que les exercer dut être une joie et que les étouffer eût été une souffrance, presque une mutilation. Ai-je tort d’imaginer que, durant ces quatre années, Arthur Balfour traversa cette crise mentale à laquelle nul de nous n’échappe et dont le dénouement, dans un sens ou dans l’autre, décide de toute notre vie intellectuelle ? Je suis réduit à mes propres conjectures, car M. Balfour n’a fait, sur ce sujet si grave, aucune confidence au public, et il ne faut, à cet égard, rien attendre des biographes anglais. Ils couvrent ces matières d’un pieux silence et se contentent de nous faire savoir à quelle date leur héros a obtenu le diplôme de bachelier et acheté celui de maître ès arts. Mais il dut, assurément, se passer quelque chose d’étrange dans l’âme de ce jeune homme imbu de principes absolus en religion, en politique, en morale sociale et individuelle, probablement en littérature et en art, puisque toutes ces choses forment un bloc, lorsqu’il s’aperçut qu’il était, en réalité, un sceptique impitoyable et irréductible dont l’esprit entrait en jeu d’une manière, en quelque sorte, automatique pour analyser, c’est-à-dire pour mettre en pièces toutes les idées qui s’offraient à lui. Il semble que cette situation ne pouvait avoir qu’une seule issue : l’émancipation totale de l’intelligence et la rupture, d’une façon plus ou moins amiable, avec le milieu éducateur et les traditions ancestrales. Mais je ne crois pas qu’Arthur Balfour se soit arrêté un seul instant à cette solution. Ce qui compliquait la crise, c’est qu’il n’était pas seulement un étudiant amoureux de vérité et rompu à la logique par quatre années d’études mathématiques ; il était un gentleman, un des maîtres du sol, il devait à ceux qui vivaient sur sa terre l’exemple de la foi en l’avenir de la race, en la destinée de la société anglaise et surtout dans les croyances religieuses qui, depuis les jours les plus lointains, ont inspiré l’une et soutenu l’autre. S’il avait conscience de son indépendance intellectuelle, il n’avait pas moins conscience de sa responsabilité sociale. Il en est plus d’un que ce dilemme eût conduit droit à l’hypocrisie. Si M. Balfour s’était résigné à n’être qu’un intelligent hypocrite, comme beaucoup de ses contemporains, je pourrais clore ici cette étude à peine commencée, car la psychologie d’un hypocrite est une tristesse, si elle n’est une duperie. Mais il était résolu à demeurer, jusqu’au bout, sincère envers les autres, sincère envers lui-même. Sur un des aspects de cette situation, nous sommes éclairés par ses paroles et par ses actes. Laissant inachevée la lecture d’un chapitre de Huxley ou de Herbert Spencer, il quittait ses amis de Cambridge pour retourner vers ses amis de Whittingehame. Le jour où il atteignit sa majorité légale, il fut intronisé, — le mot est de son oncle, le marquis, — comme un jeune souverain. Et, dès le lendemain, il s’appliquait à remplir ses nouveaux devoirs : il étudiait toutes les questions qui se rapportent à l’administration d’un grand domaine, décidait l’érection de divers groupes de cottages sur un plan moderne et projetait des améliorations de toute sorte dont les tenanciers devaient profiter encore plus que le propriétaire. Il faisait des conférences aux paysans, leur lisait, en les commentant à sa façon, les chefs-d’œuvre littéraires qu’il les jugeait capables de comprendre. Après quoi, il retournait à Cambridge et, enfermé dans son petit appartement de Trinity Collège, rouvrait ses livres et reprenait ses rêveries philosophiques au point où il les avait laissées.
J’ai appelé une « crise » cette existence ainsi partagée, mais elle fut bien différente, chez M. Balfour, de ce qu’elle a été souvent chez des esprits passionnés d’une autre race. On se rappelle peut-être en quels termes émus et solennels Jouffroy raconte l’orageuse nuit au cours de laquelle, dans son étroite chambre de l’Ecole normale, il dit un adieu éternel aux croyances de sa jeunesse. Ce morceau a fait dire à Taine que Jouffroy, c’était Manfred conseiller d’Etat et haut titulaire de l’Université. Rien de tel chez M. Balfour. Il est impossible d’assigner une date précise à cette crise qui couvre bien des années, qui croît et décroît lentement et n’a d’autre manifestation extérieure qu’une sorte de dégoût d’agir et de découragement ironique qui est, d’ailleurs, l’attitude favorite de beaucoup d’étudians des vieilles universités. Mais cette attitude était plus marquée chez lui que chez tout autre et elle persista longtemps après qu’il eut quitté Cambridge en 1870. Il était en chemin de mener l’existence d’un curieux, d’un dilettante, à côté et en marge de la vie, ne prenant rien au sérieux, sinon ses devoirs de landlord et ses aventures métaphysiques, sans parler d’un autre penchant qui aidera, peut-être, à comprendre cette nature raffinée et complexe : je veux dire son goût pour la musique et, particulièrement, pour la musique sacrée. L’article qu’il a publié sur Haendel, en 1887, dans la Revue d’Edimbourg, fait voir qu’il avait poussé assez loin ses études sur l’histoire de la musique et sur le rôle successif des grands maîtres. A Whittingehame, il a organisé sa résidence personnelle, de façon à pouvoir, quand la fantaisie lui en prend, se donner un concert à lui-même quand les hôtes du château se sont retirés dans leurs chambres et sans troubler le repos de personne. Un piano en fer est placé dans son cabinet de travail qui est contigu à sa chambre à coucher, et se prête à cette fantaisie. Ce trait, le choix du lieu et de l’heure, cette recherche de l’émotion solitaire achèvent la peinture d’une âme singulière qui, avec toutes les exigences d’un analyste minutieux et d’un dialecticien subtil, garde une ouverture par où sa pensée s’échappe vers l’infini de la rêverie.
Pour comprendre une existence humaine, fût-ce celle d’un ministre, il serait indispensable de savoir quel rôle y a joué la femme. Je ne ferai aucune question indiscrète. Je constate simplement que M. Balfour ne s’est pas marié. Parlant de la diffamation furieuse à laquelle il a été en butte lorsqu’il gouvernait l’Irlande, il a laissé tomber ce mot : « Si j’avais été assez heureux pour me marier, ils n’auraient pas manqué de dire que je battais ma femme. » Comme il y a beaucoup d’ironie dans la fin de la phrase, il doit bien y en avoir aussi un peu dans le commencement. J’incline à croire qu’il n’a tenu qu’à lui de se donner le bonheur dont il parlait. Je me rappelle avoir entendu des femmes parler de ses yeux et de ses mains. Au Parlement, derrière leur grille, elles l’avaient déjà remarqué, alors que les hommes ne faisaient encore aucune attention à lui. M. Balfour est-il resté célibataire par paresse, ou par système ? A-t-il oublié de se marier ? Je l’ignore. En tout cas, la femme n’est pas absente de sa vie. Au début, on a vu sa mère, lady Blanche, penchée avec anxiété sur son enfance. Elle disparaît en 1872 ; une autre femme prend sa place. C’est une sœur dévouée, miss Alice Balfour, qui partagera ses épreuves et ses triomphes, qui lui donnera quelques-unes des douceurs du mariage, c’est-à-dire l’intimité avec une âme féminine, les soins tendres et prévoyans, l’ingénieuse tendresse qui supprime les soucis matériels et partage ceux de l’intelligence.
Aux élections générales de 1874, lord Salisbury jeta son neveu dans le Parlement à peu près comme Mentor précipite son élève dans la mer pour l’obliger à nager et le séparer de la nymphe Eucharis. On lui trouva une circonscription où la majorité des électeurs étaient à la discrétion de la famille Cecil, et qui le nomma sans scrutin. A peine fut-il entré dans le Parlement que sa première pensée fut de s’enfuir bien loin de Westminster. Pendant un an, il voyagea autour du monde et, quand il revint, après avoir erré sur toutes les mers et traversé plusieurs continens, c’est à ses paysans de Whittingehame qu’il s’en vint conter ses impressions de touriste. Il ne prononce son maiden speech que deux ans après avoir mis le pied dans la Chambre des Communes et ce maiden speech ne lui vaut aucun de ces complimens et de ces pronostics flatteurs dont les leaders du parti adverse font volontiers l’aumône aux débutans. En 1878, il accompagne à Berlin, en qualité de secrétaire particulier, son oncle, lord Salisbury, qui du ministère de l’Inde a passé aux Affaires étrangères, lors de la retraite de lord Derby. C’est là que l’Angleterre reprend, sans coup férir, la place qu’elle avait tenue en 1815 dans les conseils de l’Europe. La splendide impertinence de Disraeli fait rentrer dans l’ombre l’insolence brutale de Bismarck et montre au jeune secrétaire un grand homme d’Etat qui a derrière lui un grand Empire. Disraeli n’est pas cet homme-là, mais il joue le rôle en comédien consommé, comme un chef d’emploi du Théâtre-Français. Ce spectacle fait rêver Arthur Balfour et, de son côté, Disraeli a comme une intuition de l’avenir réservé au jeune homme. De retour à Londres, on l’entend quelquefois dans la Chambre des Communes. Il parle successivement, — ceci est caractéristique, — pour et contre les femmes ; il soutient leur droit à l’égalité d’éducation avec les hommes, combat leurs prétentions à l’égalité devant le scrutin. Il propose une loi pour garantir aux non-conformistes ce qu’on pourrait appeler la liberté du cimetière : sujet funèbre qui, je ne sais pourquoi, a la propriété de mettre en verve les hommes d’esprit du Parlement. L’un d’eux est Beresford-Hope, un autre oncle de M. Balfour. Il contredit et taquine son neveu, pour l’obliger à parler, étant une des très rares personnes qui croient à l’avenir politique du député de Hartford. M. Balfour veut empêcher le ministre anglican d’imposer sa présence et ses rites à la dépouille d’un homme qui a professé le christianisme sous une forme un peu différente. « Que l’Eglise y prenne garde ! Si elle s’obstine dans cette politique égoïste et arrogante, ses jours sont comptés. »
L’avertissement est sévère, mais ce n’est qu’un avertissement non une déclaration de guerre. En 1879, M. Balfour a publié un volume intitulé A Defence of Philosophic Doubt. Ceux qui n’ont lu que le titre (c’est le cas de bien des gens, et il n’y a point de crime à cela, pourvu qu’on ne s’avise pas de juger le contenu du volume), ceux qui n’ont lu que le titre prennent M. Balfour pour un ennemi de la religion. Ceux qui ont lu le livre, ne sont pas bien sûrs de ce qu’il pense, mais inclinent à croire que, s’il ne prêche pas le christianisme, il le suggère. Cela suffit à l’Église anglicane qui est modeste sur la question des dogmes, afin d’être plus exigeante sur la question des recettes budgétaires. Philosophic Doubt marque, ce me semble, l’issue de la crise intérieure. Comment en est-il sorti ? Il a appliqué ses facultés dialectiques et analytiques à la critique des systèmes de philosophie qu’il a trouvés répandus dans l’atmosphère ambiante, au positivisme, au déterminisme, au matérialisme pur et, non seulement, il a découvert des trous dans leur tissu, non seulement il s’est convaincu que ces systèmes se détruisent entre eux ou se ruinent eux-mêmes par leurs contradictions intestines, mais qu’ils reposent tous sur des postulats qui exigent de nous un acte de foi. Pourquoi donc renoncerions-nous, en faveur de ces doctrines, à une religion qui s’harmonise avec nos institutions sociales, fournit une base à notre morale, à notre esthétique, un aliment à nos légitimes espérances de bonheur final ? Tout ce que la science apporte de positif aux doctrines du naturalisme peut être recueilli et encadré dans l’idée chrétienne. Telle est l’essence des opinions de M. Balfour qui s’esquissent déjà dans le Philosophic Doubt, et qui atteindront leur développement, prendront leur forme définitive dans les Foundations of Belief''.
Il est donc en possession d’une conception centrale, d’un principe directeur, d’une règle de vie et de pensée. Mais au Parlement, il continue à montrer peu d’appétit pour la politique. À cette époque, le Punch mettait volontiers en scène the languid young aristocrat, un jeune homme aux traits fins, aux ongles scrupuleusement limés, au pantalon impeccable, mais dont l’attitude est molle, le regard vague et comme endormi, l’articulation indistincte, comme si sa paresse reculait devant certaines syllabes trop rudes à prononcer. L’interjection « oh ! » qui a tant d’énergie sur certaines lèvres, devient chez lui un gloussement rauque qui ne dépasse pas son faux-col. M. Balfour réalisait assez bien ce type pour les observateurs superficiels et malveillans. Ce n’était là, — ai-je besoin de le dire ? — qu’une apparence. Ceux qui le connaissaient, ceux qui avaient lu son livre, ce livre qui fouillait avec une si impitoyable perspicacité le dedans et le dessous de tous les systèmes, où il avait mis à nu toutes les vanités philosophiques de l’époque, se faisaient de M. Balfour une idée tout opposée et attendaient de lui des choses toutes différentes. Il allait bientôt leur donner raison.
Lorsqu’il rentra au Parlement en 1880, toujours comme représentant de Hartford, mais, cette fois, après une bataille électorale assez ardente, il retrouvait les libéraux maîtres du banc de la Trésorerie, qui est, à St-Stephen, le banc des ministres. Les rangs de son parti étaient bien éclaircis. Disraeli était allé se reposer sur les banquettes rouges de la Chambre des Lords ; il réalisait son rêve, lui le juif vénitien mâtiné d’homme de lettres, de mourir au milieu de cette aristocratie qu’il avait servie, admirée, glorifiée et exploitée. A sa place, en face de Gladstone, siégeait un bonhomme qui était censé conduire le parti conservateur dans les Communes, mais qui, en réalité, laissait ce parti se désagréger dans l’inaction et l’ennui. C’est à ce moment que se révéla, avec un éclat qui tenait du scandale, la personnalité de lord Randolph Churchill. Jusque-là, M. Balfour avait servi son parti comme on sert une cause perdue, par point d’honneur, par fidélité aux ancêtres, aux principes, à tous les devoirs héréditaires. « Je suis, avait-il déclaré un jour dans le Parlement de 1874, un tory de la vieille école. » Or, il voyait les masses populaires entrer à flots dans le pays légal, inonder la politique comme un raz de marée. Le torysme avait vécu, l’avenir était aux radicaux, au-delà desquels on voyait déjà s’approcher des couches encore plus avancées, comme les Huns après les Caudales ou les Burgondes et les Goths après les Huns. M. Balfour était dans la situation d’un soldat qui n’aperçoit plus rien à faire, sinon de se faire tuer. Seulement, pour couvrir et honorer la retraite, il aurait voulu quelques beaux combats d’arrière-garde. Rien de tel à attendre, sous le commandement de Stafford Northcote qui, bien loin d’organiser la victoire, désorganisait la défaite.
Lord Randolph changea l’aspect des choses et réveilla le Parlement. Tapageur, agressif, excessif, lançant autour de lui des mots comme des obus, il ne se contentait pas de rendre la vie dure à M. Gladstone et même à son chef nominal, sir Stafford Northcote, il ouvrit un horizon à ceux qui, comme Arthur Balfour, s’étaient crus les derniers croyans d’un dogme qui finissait.
On donna, non sans une intention ironique, le nom de « quatrième parti » à la petite bande qui s’associa à lord Randolph pour créer un jeune torysme, en communication et en harmonie avec l’âme populaire et les besoins de la classe laborieuse. Mais cette appellation dérisoire devint un titre d’honneur lorsque leur œuvre eut réussi et que, grâce à eux, le parti Tory, qui n’était plus qu’un état-major sans soldats, eut, de nouveau, derrière lui une armée électorale, pleine de cohésion et d’enthousiasme. Comment ce résultat fut-il atteint ? Surtout, comme il arrive d’ordinaire, par les fautes de leurs adversaires. La profonde déconsidération du radicalisme bourgeois qui avait fait la réforme de 1832 et de ses diverses formules, libre-échange, paix à tout prix, etc., ne pouvait échapper plus longtemps à un observateur aussi pénétrant que l’était, sous sa mollesse apparente, Arthur Balfour. Le radicalisme des réformateurs de 1832 avait dépassé, en optimisme et en infatuation, tous les groupes sociaux qui, à diverses époques de l’histoire, ont cru tenir des principes immuables et apporter à la société une organisation définitive. Il avait promis au peuple l’extinction du paupérisme par le développement de l’industrie, et voici que le développement de l’industrie avait aggravé le paupérisme d’une manière effrayante. Il avait affirmé que l’Angleterre gagnerait à se séparer de ses grandes colonies d’outre-mer pourvu que, en cessant d’être ses sujettes, elles restassent ses clientes, et voici que le lien économique semblait prêt à se briser même avant que le lien politique fût rompu. De Jà une désillusion profonde et universelle dont le parti conservateur devait profiter en se montrant plus soucieux que ses rivaux et plus intelligent du bien-être des classes populaires, en leur faisant voir que le salut et Je progrès ne 1 viendront, pour elles, que de l’autorité, bien comprise et bien exercée, non de la liberté sans limites.
Beaconsfield avait indiqué comment on peut s’y prendre en s’appropriant les mesures les plus hardies, proposées par le parti adverse : la réforme électorale de 1867 avait servi d’exemple. Mais la démocratie conservatrice, avec Beaconsfield, n’avait guère été qu’une phrase : lord Randolph était décidé à en faire une réalité et une force. Une personne admirablement placée pour connaître les faits a assuré récemment au public que M. Balfour n’avait jamais été membre du quatrième parti. Cette personne jouit de l’heureux privilège que possède une moitié du genre humain et qui lui permet de voir ce qu’elle désire voir. Il lui convient et il lui plaît de nier aujourd’hui l’intime collaboration politique de lord Randolph avec M. Balfour ; mais cette collaboration est prouvée par une autorité indiscutable et qui ne reçoit pas de démentis, par les procès-verbaux des séances du Parlement. Certes, M. Balfour ne devait pas goûter certaines façons de dire et d’agir qui, chez lord Randolph, rappelaient un peu trop ses sympathies américaines, ses cris, ses métaphores énormes, ses hyperboles monstrueuses et toute cette rhétorique hydrophobe qui désignait, un jour, M. Gladstone comme « le Moloch de Midlothian » et montrait l’honnête et vénérable homme d’Etat marchant dans une mare de sang jusqu’à la ceinture. Ces traits devaient singulièrement déplaire à M. Balfour, mais ne pouvaient l’empêcher d’apercevoir et d’apprécier la valeur morale, la parfaite sincérité et la haute intelligence de lord Randolph. Il s’associa donc très franchement à cette campagne qui lui rendit à lui-même la foi dans les destinées de son parti et dans les siennes.
Cette campagne ressemble assez à celle des Cinq dans notre Parlement français de 1857 à 1863. Mais, tandis qu’il y avait, parmi les Cinq, un médiocre et une non-valeur absolue, les quatre membres qui composaient le quatrième parti, lord Randolph Churchill, Gorst, Drummond Wolff et Arthur Balfour étaient tous des hommes distingués. Leur politique était double : elle était négative et positive. Elle se composait d’une tactique et d’une doctrine. La première, empruntée à l’obstructionnisme irlandais, consistait à harasser le gouvernement, à user sa force dans des discussions sans but comme sans fin. La seconde était l’interventionnisme qui remet aux mains de l’Etat toutes les questions relatives à l’organisation du travail, au lieu de laisser ces questions se régler toutes seules par la liberté, par la concurrence et en vertu des bienheureuses lois de l’offre et de la demande. La doctrine de l’interventionnisme a pris des aspects différens dans les différens pays qui en ont fait l’essai. Ici, elle a été monopolisée par le radicalisme, et là, elle a scellé l’alliance des gentlemen et du peuple contre le libéralisme bourgeois. Ce fut le cas en Angleterre. En tous pays elle est la préface du socialisme ou, plutôt, elle est déjà un demi-socialisme.
C’est là ce qui devait perdre lord Randolph Churchill, et M. Balfour s’en aperçut à temps. Mais il ne se sépara de cette politique que quand elle eut donné tous ses fruits. De 1881 à 1885, le quatrième parti fit des merveilles et, au lieu de les comparer aux Cinq, j’aurais peut-être mieux fait de les comparer aux trois mousquetaires de Dumas et à leur ami d’Artagnan. Sans cesse sur la brèche, ils se multipliaient, toujours prêts, semblait-il, sur toutes les questions de politique étrangère ou de politique intérieure, et même sur les questions religieuses, comme dans la fameuse affaire Bradlaugh, où il se dépensa plus de théologie que le Parlement n’en avait entendu depuis les jours lointains du Rump.
M. Balfour prit souvent la parole, mais il était loin de produire le même effet que son brillant leader, lord Randolph, le noble démagogue. Un jour, il eut son succès d’hyperbole. Il s’agissait de ce qu’on a appelé le traité de Kilmainham. Parnell était en prison à Dublin, et le gouvernement lui avait fait quelques ouvertures, en vue d’obtenir par certaines concessions son concours pour pacifier l’Irlande à l’heure de sa libération prochaine.
Aux applaudissemens frénétiques de ses amis, M. Balfour déclara ce traité « unique dans son infamie. » Pourquoi unique et pourquoi infâme ? C’est ce que je n’ai jamais pu comprendre, mais il paraît que c’était un crime, pour un ministre de la Reine, de s’entretenir avec Parnell, car M. Gladstone s’en défendit, la main sur le cœur et sur la conscience, comme si on l’avait accusé d’avoir dérobé les diamans de la Couronne pour les donner à une fille du promenoir de l’Empire. « Unique dans son infamie ! » J’ai tenu à citer ce mot parce qu’il constitue, à mon sens, le seul péché oratoire de M. Balfour. Il déteste l’hyperbole et donnait, récemment, une verte leçon à ceux qui en usent et en abusent. Il a raison : les mots exagérés conduisent aux actes excessifs, à moins qu’ils n’aboutissent à une ignominieuse retraite. Ils font quelquefois la fortune d’un orateur ; ils ruinent la réputation du debater. Or c’était, visiblement, le genre de talent auquel aspirait M. Balfour. Dans son Journal du Parlement, qui sera précieux pour l’histoire, M. Lucy écrivait à propos de lui, vers la fin de cette période : « Arthur Balfour n’est pas orateur, mais la Chambre s’attend à le voir devenir un bon debater, et c’est pourquoi elle lui accorde toute latitude pour s’entraîner et s’exercer. »
Lord Randolph Churchill alla faire un voyage dans l’Inde en 1885, et c’est pendant son absence que se relâcha le lien qui unissait M. Balfour au quatrième parti. Il était rentré dans le giron de l’orthodoxie lorsque, certain soir de l’été de 1886, Gladstone fut mis en minorité sur une question sans importance à propos du budget et passa la main à ses adversaires. Une dissolution immédiate était impossible, mais lord Salisbury crut pouvoir former un ministère dans ces conditions anormales et gouverna, en effet, pendant quelques mois, sous le bon plaisir de la majorité libérale. Aux élections générales, M. Gladstone rentra triomphalement à Westminster, investi par le pays d’un nouveau mandat. Mais ce triomphe devait être de courte durée. Lorsqu’il s’agit de voter le bill qui constituait l’autonomie irlandaise, une trentaine de whigs, conduits par lord Hartington, et une quarantaine de radicaux ayant à leur tête Joseph Chamberlain abandonnèrent M. Gladstone sur le champ de bataille. Ce fut son Leipzig, sinon son Waterloo. Nouvelle dissolution, nouvelles élections. Les Unionistes étaient, cette fois, solidement établis au pouvoir ; ils allaient, sauf une interruption de 1892 à 1895, le garder vingt ans.
Dans le gouvernement de 1886, M. Balfour fut d’abord secrétaire d’Etat pour l’Ecosse. Il faut faire ici une distinction que nos habitudes parlementaires rendent malaisée à comprendre : M. Balfour faisait partie du ministère sans faire partie du Cabinet. Le ministère comporte plus de quarante postes fort inégaux en importance et subordonnés les uns aux autres ; une douzaine, seulement, parmi les titulaires de ces postes, siègent dans le Cabinet, et ce sont ceux-là qui partagent avec le Premier la direction des affaires. En cette circonstance, M. Balfour avait décliné, dit-on, une place dans le Cabinet, dans la crainte qu’on n’accusât la famille Cecil de monopoliser, à son profit, les grandes charges de l’Etat. Cependant cette place, que repoussait sa modestie, lui fut attribuée un peu plus tard, sur la plainte de l’Ecosse qui était humiliée, paraît-il, de voir son ministre dans un rang inférieur. M. Balfour s’était mis, résolument, à étudier la question des crofters, lorsqu’il fut soudainement appelé à une tâche bien autrement difficile. Quand on sut qu’Arthur Balfour avait accepté la secrétairerie d’Etat pour l’Irlande, il y eut une sorte de stupeur parmi les Unionistes. « Quoi ! l’élégant, l’indolent Balfour dans ce poste de combat qui avait usé l’énergie et le courage de trois ou quatre hommes, pris parmi les plus intelligens et les plus intrépides ! Le dernier en date, Hicks-Beach, venait de s’avouer vaincu et se retirait, à bout de forces. Balfour n’y tiendrait pas six mois ! » Ses amis personnels tremblaient pour sa santé et pour sa vie. Dans la ménagerie irlandaise, Parnell le dompteur souriait et se préparait à lâcher ses fauves sur l’imprudent. C’étaient des risées féroces. Ils se vantaient d’avoir fait pleurer Hicks-Beach sur le banc ministériel : qu’allaient-ils faire de Balfour ? Combien de temps mettraient-ils à le tuer, et à le dépecer ? A quelle sauce le mangeraient-ils ? Les surnoms injurieux pleuvaient : lys fané, araignée malade, Daddy les longues jambes, Monsieur J’embaume, sont les plus aimables et les plus inoffensifs. Lorsqu’il se leva, la première fois, pour répondre à une question insolente, un frisson de bonheur courut dans les rangs du home rule, et beaucoup d’Unionistes eurent une sueur froide. Le martyr entrait dans le cirque. Mais ils furent vite rassurés. M. Balfour était debout, très calme, parfaitement à son aise, avec une légère nuance de raillerie dans le regard et dans la voix. Pour un Français, il eût réalisé le vers de Sainte-Beuve :
- Beau, frais, souriant d’aise à cette vie amère.
Sans relever une seule des insultes qui avaient accompagné la question, sans paraître les avoir entendues, il démontra froidement que les faits allégués étaient faux et s’assit. Quelques jours auparavant, pour faire plaisir à ses amis, il avait consulté sir William Jenner afin de savoir si son organisme physique pourrait résister à l’épreuve qui se préparait : « Bah ! avait dit le grand médecin, cela vous fera du bien. » En effet, M. Balfour ne s’est jamais mieux porté que durant ces quatre années où il occupa la secrétairerie de l’Irlande, de 1887 à 1891. Lorsque les députés irlandais s’aperçurent que ce petit sport quotidien paraissait réussir admirablement à M. Balfour, leur joyeux mépris se tourna en rage, et les épithètes changèrent de couleur. On s’était moqué, d’avance, de sa faiblesse ; maintenant on dénonçait avec indignation sa fermeté. Dans un discours prononcé à Haddington à la fin de 1887, M. Balfour s’amusait à énumérer tous les adjectifs infamans qu’on lui avait jetés à la tête, toutes les comparaisons dont on l’avait flétri : meurtrier, assassin, monstre altéré de sang, Néron, Caligula ; le dictionnaire avait fourni ce qu’il contient de plus injurieux, l’histoire ce qu’elle garde de plus noir. Quand il eut assez montré son indifférence à ses insulteurs, il rompit toute communication personnelle avec eux et chargea son sous-secrétaire d’Etat, le colonel King Harman, de leur lire ses réponses. Quant à lui, il réserva son temps à la besogne sérieuse du département dont il était chargé et à l’accomplissement de sa politique irlandaise.
Quelle était cette politique ? Il l’a définie lui-même lorsqu’î1 disait au début de son ministère : « En ce qui touche la répression, je serai aussi impitoyable que Cromwell ; en matière de réformes, je dépasserai Parnell. » Cette phrase dut sonner étrangement aux oreilles d’un Parlement qui, depuis dix ans, n’avait su, à l’égard de l’Irlande, qu’osciller de la faiblesse extrême à l’extrême sévérité. Pour la première fois, on lui proposait d’allier l’énergie dans la répression à l’action bienfaisante et réparatrice, c’est-à-dire, tout simplement d’être juste pour l’Irlande.
Voici comment s’y prit M. Balfour pour réaliser sa menace et sa promesse. Il fit voter par la majorité unioniste une loi d’exception, dont l’application fut confiée à des tribunaux locaux, institués pour la circonstance. On pouvait en appeler de leurs arrêts par-devant les cours de comté. Mais ces procès, jugés sur place, n’offraient plus cette publicité bruyante qui les rend, même alors qu’ils aboutissent à une condamnation, plus profitables au condamné qu’à la justice. Ces tribunaux appliquèrent le crimes act, sans distinction de classes, aux fauteurs aussi bien qu’aux auteurs de tous les attentats contre l’ordre public et contre la propriété, au paysan barbouillé de suie qui avait enlevé ou mutilé des bestiaux comme au député qui avait prêché la révolte. En toute circonstance, M. Balfour couvrait la police irlandaise qu’on faisait responsable de tous les excès et qui remplit sa difficile mission avec d’autant plus de zèle et de sang-froid qu’elle se sentit protégée.
Plus M. Balfour étudiait le problème irlandais, plus il se persuadait qu’en Irlande, la question à résoudre est une question agraire. L’Irlande meurt de faim. Soulagez sa misère en créant des industries qui la nourrissent, en lui rendant la propriété de cette terre d’où elle doit tirer sa subsistance, et l’agitation politique, qui est purement artificielle, tombera d’elle-même. M. Balfour parcourut l’Irlande et visita particulièrement les districts de la côte Ouest qui sont les plus pauvres et qui vivaient encore dans un état de demi-barbarie. On lui avait promis le plus mauvais accueil, et l’on disait que sa vie même serait en danger[2]. Il n’avait pas attaché la moindre importance à ces sinistres prophéties, mais sa sœur avait tenu à honneur de l’accompagner dans une tournée qu’on disait dangereuse. Le voyage s’accomplit sans accident et donna à M. Balfour des impressions très diverses qu’il a racontées dans un discours, prononcé à Liverpool, peu après son retour d’Irlande : « Nous n’étions pas, dit-il, à la recherche du pittoresque, mais nous l’avons bien souvent rencontré sans l’avoir cherché. Je voudrais que vous vous fussiez trouvés avec nous dans certain village de la côte Sud du comté de Donegal. On nous avait prévenus que nous aurions là une belle vue. Nous suivîmes donc l’unique et étroite rue aux deux côtés de laquelle se serraient les huttes sordides. Nous vîmes les maigres moutons, tondus deux fois l’an, cherchant leur nourriture, sans la trouver, sur un sol aride ; nous vîmes les paysans extraire de leur champ des pommes de terre pourries et toutes noires. Nous n’avions pas fait mille pas qu’un spectacle admirable s’offrait à nous, un spectacle tel qu’aucun autre coin du Royaume-Uni n’en présente, peut-être, un semblable. Nous étions au bord de la falaise ; à nos pieds venaient mourir les grandes vagues de l’Atlantique ; devant nous l’espace sans bornes, le rayonnement infini de la lumière. Quel contraste entre l’effroyable misère humaine et la splendeur de l’œuvre divine qui l’entoure !… » Et, à cette pensée religieuse, une autre succède qui n’est pas moins noble. C’est le ministre qui reprend la parole après le philosophe et l’artiste : « Il est impossible, quand on voit ces choses, de ne pas se dire que l’Angleterre a ici un grand rôle à jouer, un grand devoir à remplir[3]. »
M. Balfour avait apporté en Irlande un ou deux préjugés dont il se défit. On lui avait présenté les prêtres catholiques comme des êtres haineux et ignorans qui fanatisent le paysan et le maintiennent dans la superstition pour le gouverner plus facilement. Il trouva en eux des hommes de bonne volonté, intelligens des besoins et des ressources de la vie moderne et tout prêts à coopérer avec lui au relèvement et à la pacification du pays. C’est une leçon qu’il n’a jamais oubliée et, pour ma part, j’y vois la cause de cette sympathie envers les ministres de la religion romaine qu’on lui a reprochée plus tard.
En même temps, le ministre constatait qu’il avait bien jugé la situation, mis, comme on le dit, le doigt sur la plaie. Pour sauver l’Irlande, il aurait fallu, d’abord, la séparer de cette bande de politiciens qui parlent en son nom et qui la représentent si mal. Des avocats sans causes, des médecins sans malades, des agens d’affaires sans affaires, des écrivains qu’on ne lit pas, peuvent rêver un parlement autonome à Collège Green ; mais, si l’Irlande était jamais un Etat séparé, ce serait le plus pauvre des Etats de l’Europe. Il n’y a que l’argent anglais qui puisse se dévouer au salut de l’Irlande. De l’argent qui se dévoue ! L’expression peut sembler étrange ; cependant, je ne l’emploie pas à la légère et je crois qu’elle paraîtra, tout à l’heure, pleinement justifiée.
M. Balfour voulait, ai-je dit, arriver jusqu’à l’âme irlandaise, abstraction faite de ses mandataires. On peut dire qu’il y réussit dans une certaine mesure. Car ce voyage, qui devait être une sorte de pilori ambulant, se changea presque en triomphe. Reçu partout avec respect, avec confiance, avec un commencement de gratitude, souvent avec enthousiasme, il rentra en Angleterre après cette étude sur le vif, bien déterminé à continuer son œuvre.
Je ne puis énumérer ici tous les détails de son administration et toutes les mesures législatives qui furent votées sous son inspiration. A une sèche nomenclature, le lecteur préférera, je crois, un aperçu des actes les plus importans qui mettra en relief les tendances générales et l’esprit de ce ministère de quatre années. Ces actes, auxquels les implacables adversaires de M. Balfour eux-mêmes ont été obligés de rendre justice, auxquels, dans une certaine mesure, ils ont collaboré, sont : 1° la création des Congested district board, et 2° la série des lois financières qui a abouti au Land Purchase bill, c’est-à-dire au rachat de la terre irlandaise et à la mise en possession des propriétaires primitifs du sol. Le Congested district board est une institution dont le nom exprime mal la fonction. Ceux qui le composent reçoivent et accomplissent une mission civilisatrice ; ils font, en quelque sorte, l’éducation industrielle et commerciale de ces pauvres gens, illettrés et à demi sauvages ; ils leur apprennent à tirer parti des ressources naturelles placées sous leur main ; ils fournissent aux pêcheurs et aux agriculteurs des méthodes et des débouchés, des moyens d’exploitation et de transport ; ils vont partout, prêchant l’hygiène et la propreté, distribuant, avec des leçons de choses, des prêts d’argent qui permettent de remplacer les hideuses cabines de boue durcie, couvertes de chaume, par des habitations plus saines et plus commodes. Ont-ils réussi, ces missionnaires de M. Balfour ? La statistique répond que, là où l’Irlandais gagnait un shilling, avant leur passage, il gagne aujourd’hui une livre et au-delà.
Pour la question agraire, qu’il faisait passer avant toutes les autres, M. Balfour a procédé par trois ou quatre étapes législatives, tâtant le terrain devant lui et faisant des expériences dans un champ restreint et sur une humble échelle. La grande mesure est venue longtemps après qu’il avait quitté la secrétairerie de l’Irlande. Et pourtant, il m’est impossible de ne pas la rattacher à cette pensée de générosité et de justice qui gouverna son administration. La terre irlandaise aux Irlandais : tel est le principe. Il est absolument identique à celui de la Land League. Seulement, M. Balfour procède par voie légale, là où la Ligue employait les moyens révolutionnaires du fameux « Plan de campagne. » Les landlords fixent leur prix, une expertise officielle a lieu. Le fermier, en un certain nombre d’années, deviendra définitivement propriétaire au moyen d’un paiement annuel qui n’excède pas de beaucoup la quotité de ses fermages d’autrefois. Il a maintenant la certitude que toutes les améliorations introduites par lui dans le domaine lui demeureront acquises. Deux cent mille fermiers, sur un total de 350 000, sont aujourd’hui chez eux au lieu d’être les locataires d’un maître lointain. L’opération a demandé comme appoint, on le devine, une somme qui s’élèvera à plusieurs milliards et qui a dû sortir de la poche du contribuable anglais. Cette opération n’aura-t-elle que de bons résultats ? Il est encore trop tôt pour l’affirmer. Le paysan irlandais a-t-il les moyens matériels et l’intelligence, la persévérance laborieuse et cet amour de la terre qui lui seraient indispensables pour profiter de ce coup de fortune inespérée ? Ne sera-t-il pas amené, avant peu, à devenir la proie de la sangsue locale, de l’usurier ou du spéculateur venu de Londres, qui exploitera sa misère et avalera, d’un coup, vingt fermes ? Dans ce cas, l’Irlande serait livrée à des maîtres bien pires que les anciens et, suivant le mot de l’Écriture, le second état de cet homme serait pire que le premier.
Mais peut-être que ces sinistres prédictions ne se réaliseront pas et que l’œuvre de M. Balfour restera une œuvre entièrement bienfaisante et durable. Quoiqu’il arrive, il a fait plus que Gladstone pour l’Irlande et il nous laissera un grand exemple. Les vieux crimes se paient, cela est certain, mais le châtiment est, d’ordinaire, accompagné de violences qui en appellent et en enfantent de nouvelles. Une nation qui rachète spontanément une injustice de trois ou quatre siècles est un spectacle assez peu commun dans l’histoire, et la morale historique, si malade de nos jours, en reçoit, semble-t-il, quelque soulagement.
Par sa façon de traiter le problème irlandais, par la colère même de ses adversaires, M. Balfour était devenu le personnage le plus important de son parti. Personne ne fut donc surpris lorsque, à la mort de W. H. Smith, lord Salisbury donna à son neveu le commandement des forces unionistes dans la Chambre des Communes. Les deux autres candidats au leadership, M. Goschen et sir Michaël Hicks-Beach, s’effacèrent d’eux-mêmes et, cette fois, l’acclamation unanime du parti unioniste confirma le choix du premier ministre. Le Cabinet Salisbury tombait quelques mois plus tard, ayant été vaincu, aux élections générales de 1892, par ceux qu’on appelait alors les Gladstoniens, et on avait raison de leur donner ce nom, car Gladstone était, à lui seul, la force et l’unité de son parti formé d’élémens contradictoires. Ceux qui n’ont pas vu ces temps-là auront peine à comprendre et à croire que la personnalité magnétique du grand vieillard ait hypnotisé l’Angleterre au point d’obtenir d’elle une majorité prête à voter, — en dépit de ses propres répugnances, — ce bill absurde et antipatriotique qui accordait à l’Irlande un Parlement séparé, tout en lui laissant sa place à Westminster avec la faculté d’y continuer le rôle déplorable qu’elle y jouait depuis quinze ans. Lorsque Gladstone usa les restes de son admirable talent oratoire à rendre vraisemblable et plausible ce projet de constitution, une des chinoiseries les plus compliquées qui aient jamais été soumises aux délibérations d’un parlement, c’est M. Balfour qui assuma la tâche difficile de lui répondre et lutta, pied à pied, contre la mesure fatale. Autant le vieil homme d’État était copieux et surabondant dans ses explications, autant il était enclin à mesurer le temps à ses critiques. Un soir, dans la discussion des articles, il appliqua à M. Chamberlain la clause draconienne du règlement qui coupait la parole aux orateurs, quand c’était le bon plaisir de la majorité de ne pas les entendre, et que, pour cette raison, on appelait la guillotine. Irrité, M. Chamberlain demanda la parole contre la clôture et prononça quelques paroles qui affolèrent les-deux côtés de la Chambre. Il s’ensuivit une bataille à coups de poing à laquelle un grand nombre de membres prirent part et que les efforts réunis de Gladstone et de M. Balfour n’arrêtèrent qu’au bout d’un assez longtemps.
On voit que la direction de l’opposition n’était pas une sinécure, et que, pour avoir quitté le banc de la Trésorerie, M. Balfour ne pouvait se considérer comme en vacances. Il trouva pourtant, pendant cette période de repos relatif, où il était, du moins, déchargé des soucis de la responsabilité, le loisir de publier deux volumes.
L’un était un recueil d’articles publiés dans des revues et de discours non politiques, prononcés en diverses circonstances. J’ai déjà fait allusion à l’article sur Haendel, écrit à propos du bicentenaire de l’illustre musicien. Un autre article a pour sujet l’examen de la vie de Cobden que lord Morley (alors M. John Morley) venait de publier. Il est très important de noter cet article et d’en remarquer la date. Il remonte à 1882 et nous montre quels étaient alors les sentimens de M. Balfour pour le célèbre agitateur dont il est, peut-être, destiné à détruire l’œuvre. Il condamne sans restriction la campagne en faveur de la paix à tout prix. En ce qui touche le Libre-Echange, sa froideur est significative. Pas un blâme, mais pas un éloge. Quant à Cobden, pour M. Balfour, il n’a jamais été un homme d’Etat : il n’a été que le missionnaire (peut-être M. Balfour n’a-t-il pas été loin d’écrire : le commis voyageur) de l’idée libre-échangiste.
Parmi les discours que contient le volume, deux ont été prononcés lors de son installation comme recteur de l’Université de Saint-André et de l’Université de Glasgow. Le premier, critique courtoise, mais acérée, d’un livre paradoxal et quelque peu bourru de M. Frédéric Harrison sur le choix des livres, semble sourire. L’autre discours, au contraire, est dans une note grave et légèrement pessimiste. L’orateur y discute la notion de Progrès et laisse, en concluant, dans l’esprit de ses jeunes auditeurs, un doute décourageant sur l’efficacité de l’effort humain.
En 1895, M. Balfour publiait le livre intitulé Foundations of Belief, qui produisit une émotion dans le monde philosophique et qui assure une place à l’auteur parmi les penseurs et parmi les écrivains. Évidemment, son premier essai dans ce genre, A Defence of Philosophic Doubt, ne l’avait pas pleinement satisfait. Il apercevait les défauts de cet ouvrage où les matières sont rangées en assez mauvais ordre et où l’expression n’est pas toujours claire. Plus d’une des théories scientifiques auxquelles il avait fait allusion et qui, en 1879, semblaient universellement acceptées, — par exemple, la théorie de l’éther et des atomes, — se trouvait, en 1895, absolument discréditée ou vivement contestée. Mais ce que M. Balfour reprochait, je pense, à son livre de début, c’est qu’après avoir beaucoup détruit, il n’avait rien rebâti. L’auteur avait cru y introduire une partie affirmative et, à son grand désappointement, cette partie affirmative, personne ne l’avait aperçue. Par le fait, ceux qui liront ce volume, aujourd’hui assez rare et qui n’a jamais été réimprimé, pourront constater que l’écrivain, après avoir formellement annoncé qu’il va ramasser les résultats positifs de sa longue investigation critique et proposer à son lecteur quelques vérités définitives, retombe aussitôt dans la critique des systèmes et n’en sort plus.
Le second ouvrage est bien supérieur au premier pour la méthode, l’ampleur des vues, le talent d’exposition. L’attaque contre les doctrines matérialistes y est mieux circonscrite et plus habilement dirigée. Je ne puis entrer ici dans la discussion ou même dans l’analyse détaillée de cet important ouvrage, mais je crois pouvoir dire, sans être accusé d’exagération, même par les adversaires philosophiques de M. Balfour, que son livre est le plus grand service qui ait jamais été rendu à tous ceux, — et ils sont nombreux ! — qui acceptent la science du XIXe siècle comme une acquisition sérieuse et permanente de l’esprit humain, mais refusent de l’identifier avec les systèmes philosophiques qui se réclament d’elle et qui s’offrent à nous comme ses conséquences logiques, directes, inévitables. Il suffit à bien des gens, et non des plus obtus, d’être convaincus qu’un postulat scientifique est un acte de foi, et que toute doctrine rationaliste débute par nous demander une abdication, au moins momentanée, de la faculté rationnelle, pour que ces doctrines perdent toute leur autorité et pour qu’ils retournent immédiatement vers des dogmes qui, comme je le disais plus haut, ont le mérite de répondre à nos besoins de bonheur individuel et de justice sociale, en même temps qu’ils fournissent aux vérités scientifiques le cadre qui leur convient. De sorte qu’au lieu de l’éternelle et insoluble antinomie, nous verrions devant nous cet axiome qui éclaire notre route : « Pas de science véritable sans religion ! »
On voit maintenant comment M. Balfour, né avec des facultés critiques très développées et destiné par sa naissance à être le champion de la tradition, en religion comme en politique, a mis d’accord sa nature et sa destinée et, comme tant d’autres, a trouvé, ou retrouvé la foi par l’opération de son scepticisme. Par l’emploi de ces facultés critiques, il est devenu un défenseur indirect, mais vraiment redoutable, du christianisme.
Il doit à ces mêmes facultés d’être devenu orateur et écrivain. L’effort constant, obstiné, méthodique pour formuler sa propre pensée ou pour pénétrer celle de l’adversaire dans ses nuances les plus subtiles ou dans ses parties les plus menues, ou dans ses conséquences les plus lointaines, a été la seule école littéraire et oratoire de M. Balfour, et c’est la meilleure de toutes. Pour convaincre, il fallait être compris et, pour être compris il fallait être clair, précis, complet. Il est arrivé à l’éloquence et au style par la logique, sans passer par la rhétorique. On peut noter ce progrès, d’année en année, dans tout ce qu’il a dit et dans tout ce qu’il a écrit. Quand il a été absolument maître de l’instrument, il a pu jouer tous les airs qu’il a voulus et il a brillé dans tous les genres oratoires, même dans le genre académique, où ses qualités de dialecticien et sa distinction native ont introduit plus de substance et de sincérité que ce genre n’en comporte d’ordinaire. Je citerai comme exemple le discours que lui inspira la disparition de Gladstone en 1898. Cette oraison funèbre présentait de grandes difficultés. Comment rendre justice à cette longue carrière, à cette belle vie, à ce grand caractère, comment apprécier une œuvre que sa fonction, depuis vingt ans, était d’entraver et de décrier ? Il s’acquitta de sa tâche en des termes où l’habileté disparaissait sous l’émotion :
« Depuis soixante ans, dit-il, il n’y avait pas eu un seul grand mouvement dans l’ordre religieux, politique, social, économique, dans le monde de la littérature ou de la science, auquel M. Gladstone n’eût pris sa part et, quelquefois, une part dirigeante. » Il n’appartenait pas à M. Balfour, il n’appartenait encore à personne de juger définitivement son œuvre et de lui assigner sa place dans l’histoire. Mais ce dont il pouvait témoigner, ce dont tous ses collègues pouvaient témoigner avec lui, c’est que, durant deux générations, M. Gladstone avait été le membre par excellence, l’âme, le type, la personnification de ce Parlement, ancêtre et modèle de toutes les assemblées délibérantes du monde. D’autres avaient possédé, peut-être, une éloquence plus entraînante, une dialectique plus subtile, ou une plus pénétrante ironie ; mais nul n’avait réuni, au même degré, ces dons si divers. « Etait-il plus grand lorsqu’il parlait à l’improviste, sous l’inspiration des circonstances, ou lorsqu’il prononçait une harangue longuement méditée ? Etait-il plus admirable lorsqu’il maniait les chiffres du budget ou lorsqu’il développait les considérans d’un projet de loi ? Il avait aussi ses minutes d’humour et son discours s’éclairait d’un sourire, car il avait à sa disposition, à toute heure et sous toutes les formes, les menus artifices comme les grands effets de l’orateur, les mots qui amusent, les mots qui illuminent, les mots qui transportent. Mais la force de ce grand maître de la parole consistait dans ce fait qu’il croyait et voulait toujours avoir raison, parler pour la vérité et la justice. C’est par-là qu’il a élevé le niveau moral, rehaussé la dignité de cette assemblée. Le Parlement assistera encore à l’éclosion et à l’épanouissement de bien des talens politiques et oratoires, mais verra-t-il jamais un second Gladstone ? »
La péroraison fut accueillie par un murmure approbatif qui disait, mieux que de bruyans applaudissemens, la profonde et religieuse sympathie de la Chambre. Rien ne manqua à l’émotion de ce solennel adieu adressé à l’homme illustre qui avait rempli pendant un demi-siècle cette même assemblée de sa parole et de son influence, — pas même l’absence de ces Irlandais pour lesquels il avait compromis sa gloire et sacrifié le repos de ses derniers jours. Ils avaient refusé de s’associer à cette touchante unanimité d’une heure qui réunissait les partis dans un dernier hommage à Gladstone.
Deux grosses difficultés attendaient, en 1895, les chefs du parti unioniste à leur rentrée au pouvoir. Le sentiment populaire qui leur avait valu une très large majorité était le désir d’être débarrassés pour longtemps, sinon pour toujours, du cauchemar de l’autonomie irlandaise. Ce programme était purement défensif, autant vaut dire négatif. Or, un gouvernement ne peut pas vivre six ans sur une négation ; il est condamné à agir, et c’est là qu’il risque de se brouiller avec ses électeurs qui lui ont prescrit unanimement ce qu’il ne doit pas faire, mais ne s’entendraient pas sur ce qu’ils voudraient le voir faire.
L’autre question délicate consistait dans la nécessité et dans la difficulté de maintenir, — à présent que le danger du home rule était écarté, — l’accord intime entre les coalisés de 1886. Les vieux whigs étaient déjà à moitié absorbés. Au point de vue doctrinal, ils n’étaient plus séparés des purs tories que par des différences infinitésimales, et il semblait que les envies de dormir de leur chef, le duc de Devonshire, qui étaient proverbiales à Westminster, eussent engourdi tous ses adhérens. Mais il n’en était pas de même des radicaux unionistes auxquels M. Chamberlain communiquait son ardente vitalité.
Résoudre ces deux difficultés l’une par l’autre fut, sinon un trait de génie, du moins un acte de rare intelligence politique. Il s’agissait d’emprunter aux radicaux les idées qui pouvaient se concilier avec les vieux dogmes conservateurs. Je ne sais si M. Balfour fut l’inventeur de cette politique : en tout cas, il en fut le très habile et très constant exécuteur. Personne, du reste, ne l’y aida mieux que M. Chamberlain. Depuis son schisme, c’est-à-dire depuis dix ans environ, ce souple et vigoureux esprit avait évolué. J’ai raconté ici, il y a vingt ans, comment, dans la première période de sa vie parlementaire, il avait cherché à résoudre la crise industrielle (il y en avait une alors comme aujourd’hui ! ) en ramenant le peuple vers les campagnes par la constitution d’une classe de petits propriétaires ruraux, comme dans la France actuelle ou dans l’Angleterre d’autrefois. C’est alors qu’il avait lancé la formule restée fameuse : « Trois acres et une vache. » Mais le peuple n’avait pas répondu à son appel ; l’agriculture, depuis le triomphe de la politique libre-échangiste, n’avait plus rien qui pût tenter les travailleurs. M. Chamberlain laissant la direction du mouvement à son fidèle lieutenant, M. Jesse Collings, jeta son activité dans une autre sphère. Il s’avisa que, pour faire vivre et prospérer l’industrie britannique, il fallait lui ouvrir de nouveaux débouchés et, surtout, lui assurer, dans les Colonies anglaises, des marchés privilégiés. Doué de ce qu’on pourrait appeler l’imagination politique, il voyait déjà ces grandes possessions lointaines telles qu’elles seront dans trente ou quarante ans, c’est-à-dire devenues des nations puissantes et, suivant un raisonnement inverse de celui auquel s’étaient tenus Cobden, John Bright et Gladstone, il se disait que l’intime alliance économique entre la métropole et ses colonies ne pourrait subsister qu’en s’appuyant sur une intime union politique. Mais quelle serait la formule, quelles seraient les conditions de ce nouvel organisme inconnu jusqu’alors, de cette fédération d’États séparés par les mers et les Océans et dont les intérêts se différenciaient tous les jours davantage, à mesure qu’ils croissaient en population et développaient leur énergie productive ? Ainsi M. Chamberlain était amené à envisager ce problème de l’Impérialisme britannique, qui domine tous les autres, et si important, que nous sommes, avec les autres races du globe, intéressés à la solution qu’il recevra. C’est pour l’étudier que M. Chamberlain accepta le ministère des Colonies et, en cette qualité, il devint le ministre en évidence, comme M. Balfour l’avait été lorsqu’il était secrétaire d’Etat pour l’Irlande.
Une première tentative pour établir l’Union douanière, pour fonder, si je puis parler ainsi, l’Empire sur l’unité de tarifs, avait échoué lorsque éclata la guerre du Transvaal à la fin de 1899. Qu’on en fasse remonter la responsabilité à lord Salisbury et à M. Chamberlain, ou au président Kruger et au petit groupe de politiciens à courte vue qui recevaient son inspiration, M. Balfour est, en quelque sorte, hors de cause dans cette affaire.
Il n’était pas, comme M. Chamberlain, le grand moteur du sentiment national ; il n’avait point, comme lord Salisbury, la décision suprême ; il n’avait de responsabilité ni dans la direction des opérations militaires, ni dans l’attitude observée par l’Angleterre envers les autres puissances. Son rôle, modeste par comparaison, quoique ingrat et difficile, consistait à diriger les discussions du Parlement, et qu’était la guerre des paroles à côté de la guerre véritable qui coûtait tant d’hommes et d’argent !
La paix, — une paix honorable pour les deux partis, — fut enfin signée à Vereinigen au printemps de 1902 et, l’année suivante, lord Salisbury quittait définitivement le pouvoir. Devenu chef officiel du Cabinet, M. Balfour ne fit d’abord aucun changement dans le personnel, ni dans le programme gouvernemental. C’est à ce moment que M. Chamberlain ouvrit sa campagne protectionniste. Il y avait été conduit par la logique de ses idées. Les deux politiques qu’il avait successivement soutenues, la repopulation des districts ruraux par la reconstitution de la petite propriété agricole, le resserrement du lien économique qui unissait la métropole et ses Colonies, s’y rencontraient et s’y confondaient dans une politique plus large qui les réalisait toutes deux. En relevant les tarifs et en accordant aux Colonies des droits préférentiels, avec réciprocité, on devait, suivant M. Chamberlain, raviver l’agriculture, en même temps qu’on assurait un marché permanent à l’industrie britannique et qu’on faisait sentir aux Anglais d’outre-mer la nécessité vitale de se rallier autour de la mère patrie. Pas d’Empire possible avec la liberté commerciale ! Avec sa franchise habituelle, le grand orateur de Birmingham démasqua dès le premier jour et présenta à l’opinion ce système dans toute son étendue et avec toutes ses conséquences.
Il y eut une sorte de stupeur dans tous les partis et un désarroi visible dans les rangs des conservateurs. Pourtant, et bien que le libre-échange fût devenu une sorte de dogme national, placé en dehors et au-dessus de toutes les discussions, un groupe protectionniste, dont le chef était M. Chaplin, s’était perpétué dans le Parlement et possédait les sympathies, plus ou moins avouées, de lord Salisbury. Quel était, à cet égard, l’état d’âme de M. Balfour ? Son article sur Cobden, dont il a été question plus haut, permettait de le pressentir. Évidemment, la politique nouvelle de son collègue ne fut pas pour lui, comme pour tant d’autres, une surprise, et j’incline à croire qu’il était converti, d’avance, au nouvel Evangile. Mais son tempérament diffère de celui de M. Chamberlain et sa position officielle lui imposait certains ménagemens. Il n’était pas homme à dire, comme le Rabagas de Sardou : « Je suis leur chef, il faut bien que je les suive ! » Mais il pensait, probablement : « Je suis leur chef, je ne dois pas marcher d’un tel pas qu’ils ne puissent me suivre. » Il prit donc l’attitude d’un homme impartial qui ouvre son esprit, pèse les argumens et réfléchit. Pour le laisser réfléchir plus tranquillement, M. Chamberlain quitta son poste dans le Cabinet et se fit, suivant ses propres expressions, « le missionnaire de l’Empire, » se prodiguant sans réserve et usant des forces qui déclinaient dans des tournées oratoires où il se heurta, plus d’une fois, à une brutale opposition.
Pendant ce temps, la période de l’open mind avait pris fin, car M. Balfour sentait l’impossibilité de se présenter devant les électeurs en interrogeant au lieu d’affirmer. Il s’établit donc dans une position à mi-côte, à égale distance entre le libre-échange et le protectionnisme à outrance. « Nous sommes entourés, disait-il, par des nations qui élèvent autour de leurs frontières un formidable rempart de tarifs douaniers. par-là elles ferment leurs marchés à nos produits pendant qu’elles nous inondent des leurs. Quel moyen avons-nous de nous défendre ? Aucun. Si nous voulons négocier pour obtenir un adoucissement à ces tarifs, quelle concession avons-nous à offrir ? Aucune, si ce n’est la clause dérisoire de la nation la plus favorisée. Montrons à ces nations, nos rivales et nos clientes, que nous pouvons user de représailles, répondre à leurs tarifs douaniers par d’autres tarifs douaniers. Elles seront alors plus traitables et, si nous abaissons de nouveau nos tarifs, ce sera pour obtenir du moins quelque sérieux avantage en échange. » C’est ce qu’on appelait la retaliation policy. Toute raisonnable et modérée qu’elle fût, elle se perdait un peu dans la politique, bien autrement nette et hardie, du « missionnaire de l’Empire, » comme la personnalité de M. Balfour dans celle de M. Chamberlain.
Le programme de celui-ci fut donc la plate-forme sur laquelle se livra la grande bataille électorale de janvier 1906 dont j’ai relaté ici, jour par jour, les incidens et les résultats. Elle aboutit à l’éclatante victoire des libéraux et, dans le cas de M. Balfour, la défaite totale du parti qu’il dirigeait se compliqua d’un échec personnel. Les électeurs de Manchester qui l’avaient appelé à eux vingt ans auparavant et lui étaient restés fidèles depuis lors, l’avaient trahi cette fois et quand la session s’ouvrit, son absence, cruellement sentie par les siens, causa une impression pénible à ses adversaires eux-mêmes. Ce fut seulement au bout de quelques semaines que le leader, repêché par une circonscription de la Cité, reprit sa place sur le premier banc de l’opposition. Mais le parti unioniste n’était pas au bout de ses épreuves. Peu après, la retraite de M. Chamberlain le privait du plus puissant et du plus redouté de ses orateurs. Pendant plusieurs mois, la marée radicale battit son plein ; puis elle demeura étale, puis elle commença à descendre. D’où vient ce prompt retour de l’opinion qui venait de se prononcer, d’une façon si peu équivoque, en faveur des adversaires de M. Balfour ? De la même cause qui, en 1895, aurait pu compromettre le succès des unionistes et qui avait été alors conjurée par l’habileté de leurs chefs. Ce bloc amorphe et inorganique, cette majorité de janvier 1906, nommée sur un programme purement négatif, avait voulu donner satisfaction à tous les élémens dont elle se composait Les mesures qu’elle a proposées à cette fin n’ont pas toujours satisfait les intéressés, mais elles déplaisaient visiblement aux groupes voisins et produisaient de l’irritation dans le pays. Tandis que M. Redmond et ses amis rejetaient, sans même la discuter, la loi de Dévolution, la Chambre des Lords mettait à néant la loi scolaire, la loi qui désorganisait la propriété en Ecosse et la loi sur les cabarets. Et quand la majorité radicale faisait mine d’entamer une campagne contre la Chambre héréditaire, elle s’apercevait que le bon sens public était avec les Lords et que nul n’était disposé à la suivre. L’échec retentissant des candidats socialistes aux élections provinciales et municipales avait été un premier avertissement ; les échecs répétés des radicaux aux élections partielles en ont constitué un plus sérieux encore. Même sur la question vitale du libre-échange, des symptômes d’hésitation et de désagrégation se sont produits récemment dans la majorité. Il n’est donc point impossible que les élections de 1911 ou de 1912 présentent un aspect entièrement opposé à celles de 1906 et que le piano de M. Balfour rentre triomphalement à Downing-Street.
Il n’y rapportera pas seulement son piano, mais un double programme de défense et d’action dont les articles sont connus d’avance, à ce point qu’on peut, sans avoir aucune prétention au don prophétique, imaginer, d’un bout à l’autre, le discours du trône que M. Balfour, premier ministre, mettra sur les lèvres du roi Edouard. Maintien de la triple entente et de la politique de paix et d’équilibre en Europe ; la flotte mise et tenue sur un pied qui lui permette de lutter sans désavantage contre deux des meilleures flottes étrangères combinées ; le service militaire universel établi en prenant pour base le système suisse et en profitant de l’expérience faite sous M. Haldane, le créateur de l’armée territoriale. Réforme de la Chambre des Lords, mais par cette Chambre elle-même. Loi contre l’intempérance, mais sans toucher au privilège des débitans que le parti unioniste considère comme une propriété. Loi scolaire pour la protection des écoles libres, c’est-à-dire des écoles placées sous le patronage immédiat de l’Eglise anglicane. En Irlande, reprise de la politique inaugurée, en 1887, par M. Balfour lui-même : d’une part, répression énergique des attentats contre les personnes ou contre les propriétés ; de l’autre, règlement de la question agraire dans le sens le plus favorable aux petits fermiers. Reprise, également, des mesures législatives en vue d’améliorer le sort des prolétaires (compensation pour les accidens, logemens insalubres, travail des enfans, retraites ouvrières, révision de la loi des pauvres, etc., etc.).
Au premier plan figurerait, cela va sans dire, la réforme douanière, définitivement adoptée par le parti conservateur, malgré la résistance d’une douzaine de députés, conduits par Lord Robert Cecil. M. Balfour, esprit modéré et réfléchi, mais nullement timide, a, comme on dit ici, cloué son pavillon au grand mât et, sur ce pavillon, on lit : « Relèvement des tarifs, droits préférentiels. »
Telles seraient, dans ses lignes générales, la politique unioniste si elle triomphait aux élections prochaines. M. Balfour, après l’avoir exposée et défendue devant le pays, aurait à la mettre en pratique. C’est alors que ses qualités d’homme d’Etat seraient véritablement mises à l’épreuve. Les quatre années durant lesquelles il a gouverné l’Irlande ont montré qu’il possédait à un haut degré quelques-unes de ces qualités, et non des moins précieuses : clairvoyance, décision, autorité. Mais il faut bien convenir que, comme chef du Cabinet, il a un peu manqué d’originalité. Il s’est laissé inspirer tantôt par ses amis, tantôt, mais plus souvent, par ses adversaires. Excellent leader d’opposition, son talent est fait surtout de critique et de contradiction. La critique, voilà la faculté maîtresse de M. Balfour, qu’il l’exerce dans le domaine de la philosophie pure ou dans celui de la politique au jour le jour. Mais ce qui le caractérise, c’est que cette méthode négative l’a toujours mené à un résultat positif. Il commence toujours par raisonner a contrario. « Si tel principe est faux, le principe inverse est, très probablement, vrai. » Il tourne toute question en un dilemme et l’on conçoit que trente-cinq années, passées à la Chambre des Communes où il n’y a jamais que deux solutions à un problème, où, sur toute chose, il faut en venir à voter radical ou tory, n’ont pu qu’ajouter à cette disposition native toute la force de l’habitude. Comme nous l’avons vu, les lacunes et les défauts du positivisme ont été, à ses yeux, autant de preuves indirectes et provisoires du christianisme. Or, quand on se trouve dans cet état mental, les preuves directes et définitives ne tardent jamais à venir. Tout de même, les vices et les inconvéniens de la liberté commerciale lui ont apparu d’abord et ont fait de lui un protectionniste, comme les inconvéniens du système opposé auraient pu faire de lui un free trader.
De sa nonchalance juvénile, M. Balfour a conservé une sorte de dédain poli qui ne messied pas à un chef. Il est devenu un très bon orateur et ne sera jamais un grand, vraiment grand orateur, mais il a encore le temps de devenir un grand ministre, si les circonstances l’y aident ou, plutôt, si elles l’y obligent. En tout cas, on peut lui appliquer le bel éloge qu’il a donné à Gladstone, et qu’il a si bien justifié : il est aujourd’hui le premier des parlementaires dans le premier des Parlemens du monde.
AUGUSTIN FILON.
- ↑ C’est dans une salle du château de Craigmillar qu’a été signé le pacte en question, appelé, pour cette raison, Craigmillar Bond.
- ↑ On sait que l’un des prédécesseurs de M. Balfour, lord Frederick Cavendish, avait été assassiné par les « Invincibles. » Toutes les nuits, lorsque M. Balfour sortait du Parlement pour rentrer chez lui, sa route était éclairée, sans qu’il en sût rien, par des détectives discrets, dissimulés dans les angles obscurs. C’est à eux, peut-être, que l’Angleterre doit de posséder encore M. Balfour.
- ↑ En traduisant, j’abrège, quoique à regret.