M. Gladstone et la Chambre des Lords

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M. Gladstone et la chambre des lords
Auguste Filon

Revue des Deux Mondes tome 121, 1894


M. GLADSTONE
ET
LA CHAMBRE DES LORDS


I

C’est le 1er septembre, à une heure moins dix du matin, qu’a pris fin le long, le stérile, l’insipide et désastreux débat sur le home rule bill de M. Gladstone dans la Chambre des communes. Les statisticiens, qui ont quelquefois de l’esprit, ont calculé que, pendant les soixante et une séances qui ont précédé, dans le Sénat américain, le rappel de la loi Sherman, il s’est dit vingt millions de mots. D’après cela je suppose qu’au cours des quatre-vingt-deux soirées, consacrées par la Chambre des communes à la discussion du home rule, environ trente millions de paroles ont dû passer par le gosier des orateurs. Trente millions de paroles perdues ! Dans la quantité, il y en a eu d’amères et d’irritantes ; il y en a eu de stupides ; il y en a eu de spirituelles, d’honnêtes et de judicieuses, dans les deux sens : toutes ont été vaines. Il n’en reste plus que l’écho confus d’un long tumulte, qui s’affaiblit en s’éloignant. Il reste aussi le souvenir d’un triste pugilat qui tendrait à créer de nouvelles traditions et à faire de la vénérable enceinte du parlement quelque chose comme la « boîte aux gifles » dont les Genevois conservent la retentissante mémoire. Enfin il reste un vote par lequel une pauvre majorité de trente-quatre voix, facile à changer en minorité si l’on ne comptait que les voix anglaises, a pris l’initiative d’une mesure équivalente au résultat d’une guerre civile et d’une révolution.

Comme on proclamait les chiffres du scrutin, et pendant que les applaudissemens ironiques des vaincus saluaient cette victoire à la Pyrrhus, un clerc glissait sous sa robe une copie de la loi et le procès-verbal du vote. Il traversait précipitamment la galerie qui réunit les deux Chambres et jetait le document sur la table de la haute assemblée. Là, devant quelques pairs (il n’en faut que trois pour que la Chambre soit en nombre), en moins de cinq minutes, on dépêchait cette formalité qui s’appelle la première lecture de la loi. Puis on s’ajournait au mardi suivant.

C’est, en effet, le mardi 5 septembre que la discussion s’est ouverte. Etait-ce bien une discussion ? Il y a eu un temps où une belle harangue, un argument éloquemment présenté passionnaient et retournaient une assemblée, où les convictions s’improvisaient à la lecture des discours. Aujourd’hui ce sont les discours qui s’improvisent et les convictions qui sont faites d’avance. Les batailles parlementaires ont perdu ce genre d’intérêt qui s’attache aux jeux de hasard et aux jeux de la guerre, à toutes les grandes parties dont l’issue reste obscure. De quoi s’agit-il ? Il s’agit, pour les hommes en vue, de prendre position, de se composer une attitude, pour les chefs de groupes de préciser les raisons pour et contre au nom de cette légion de muets qui les suit. Tous les orateurs parlent à la cantonade, sans souci de ceux qui les écoutent, uniquement préoccupés de cet inconnu, ami ou ennemi, instruit ou illettré, qui, demain, après avoir avalé son thé ou en omnibus, déploiera le journal d’un geste brusque : c’est cet homme-là qui est leur dernier juge. Et, l’observateur, notant ce symptôme, non sans tristesse, constate que la vie commence à se retirer des parlemens : ces instrumens de progrès et de justice sembleraient avoir fait leur temps, si les révolutionnaires n’avaient des moyens de leur façon pour y ramener l’intérêt et l’émotion.

Il faut en faire son deuil, l’éloquence de Chatham et de Hurke st une arme aussi démodée que l’arc avec lequel les yeomen anglais ont combattu à Crécyet à Azincourt. Dans la discussion récente à la Chambre haute, aucun des nobles pairs n’a tenté d’être éloquent. Lord Spencer a « introduit » la loi en termes fort simples, où les journalistes du parti unioniste ont découvert des traces d’humilité et d’embarras. Je n’y ai vu qu’un peu de mélancolie. C’était le vieil argument en faveur du home rule, mais il prenait, dans la bouche de lord Spencer, l’autorité d’un témoignage personnel. Imaginez un homme de ce rang et de ce caractère qui vient dire à ses collègues : « J’ai été, pendant huit ans, le maître de l’Irlande au nom du parlement. J’ai essayé d’y appliquer la loi ; je l’ai fait, je crois, honnêtement et sans faiblesse. J’ai réussi à rétablir l’ordre matériel, mais je n’ai rien fondé, rien créé, rien laissé derrière moi ; je n’ai pas contenté le peuple irlandais. Puisque nous avons essayé de tout et n’avons jamais pu gouverner l’Irlande, pourquoi ne laisserions-nous pas l’Irlande se gouverner elle-même ? »

Le duc de Devonshire est venu ensuite demander à la Chambre des lords de repousser la loi par les raisons que voici. « La Chambre des pairs n’est pas issue du suffrage populaire ; elle ne représente pas le principe démocratique qui triomphe partout et devant lequel il convient de s’incliner. Son rôle n’est pas de défendre les intérêts d’une classe contre la volonté de tous, ni de soulever une question de privilège contre une question de justice, mais de faire respecter la constitution du pays. Or, en ce moment, l’unité nationale est menacée. La Chambre des lords, en défendant cette unité, se mettra-t-elle en lutte avec le vœu populaire ? Non, car les élections de 1892 ne se sont pas faites sur la question du home rule. Parmi les masses électorales qui ont envoyé à Westminster la faible majorité de M. Gladstone, combien ont cru voter pour le Désétablissement de l’Eglise galloise ? combien pour la loi de tempérance ? combien pour l’organisation du travail et le bill des huit heures ? combien pour l’unification administrative de la capitale ? combien, enfin, pour ce vaste et décevant programme de Newcastle qui promettait tant de choses, y compris la réforme de la Chambre des lords ? Et comment le pays se serait-il prononcé en faveur d’un projet inconnu, dont M. Gladstone gardait le secret sous ce prétexte que, suivant le mot de Robert Peel, les médecins ne rédigent pas leur ordonnance avant d’avoir été appelés au chevet des malades ? Si on interrogeait le pays sur cette grande question en mettant de côté les questions secondaires, les mouvemens locaux et les influences personnelles, si on lui demandait : « Voulez-vous, oui ou non, donner l’autonomie à l’Irlande ? » la très grande majorité ferait une réponse négative. C’est à la Chambre des lords qu’il appartient de préparer les moyens par lesquels cette majorité fera enfin connaître sa volonté. »

On croit voir poindre là-dessous quelque chose qui ressemble à une pensée plébiscitaire et, en effet, si, pour la première fois dans sa longue destinée historique, l’Angleterre a regretté de ne pas posséder quelque forme de referendum, quelque moyen d’appel direct aux désirs de la nation, c’est assurément à ce moment aigu de la crise irlandaise où nous arrivons. Mais une telle idée ne peut qu’effleurer l’esprit des Anglais, elle n’y pénètre pas, elle ne trouverait point de lieu pour s’y implanter. Cette consultation nationale dont parle le duc de Devonshire, c’est une élection générale, et le résultat du vote des lords, c’est, dans sa pensée, une belle et bonne dissolution.

Ainsi, de part et d’autre, s’est engagé le débat où, comme on voit, les deux thèses ne se répondent pas, où les adversaires sont hors de portée et ne se font même pas face. Les leaders de chaque parti n’avaient entre eux qu’une idée commune : se maintenir dans la région des principes ; c’était pour eux, d’ailleurs, une obligation constitutionnelle, la discussion, en seconde lecture, portant toujours sur l’objet général d’une loi et non sur les détails d’exécution. Cela n’a pas empêché certains esprits de médiocre calibre, qui sont intervenus dans le débat après lord Spencer et le duc de Devonshire, d’y jeter, comme on devait s’y attendre, des personnalités et des arguties. Les deux premières soirées se sont ainsi traînées un peu languissamment. Le troisième jour, lord Rosebery a paru sur la scène.

Heureux lord Rosebery ! Ce que le poète a si bien dit, on peut le lui appliquer :


Sa bienvenue au jour lui rit dans tous les yeux.


Il plaît beaucoup à la reine ; il n’est pas moins sympathique à M. John Burns. Les extrêmes du parti ouvrier ont toute confiance en lui pour aller jusqu’au bout des revendications populaires, car il s’est fait soupçonner de socialisme : ce qui était encore fort à la mode il y a six mois. Il est, — chose profondément comique ! — le candidat de lord Salisbury à la direction du parti libéral (quand M. Gladstone n’y sera plus), et, — chose encore plus plaisante ! — il est probable que les libéraux accepteront le candidat de lord Salisbury. À quel autre ministre aurait-on pardonné comme on l’a fait la reculade de Bangkok, en lui escomptant les avantages et les beautés de l’Etat-tampon ? L’autre jour, il n’a eu qu’à se présenter pour faire cesser la grève du charbon qu’on jugeait interminable, mais dont, en réalité, le gouvernement, la presse, le public, les patrons et les mineurs, tout le monde, enfin, étaient las. C’est un peu la chance de Pompée qui fut appelé grand pour avoir « fini » les victoires des autres. Au parlement, il a le droit de tout dire : on n’essaie pas de lui rendre ses coups, on les reçoit avec une sorte d’attendrissement, « Cher petit ! Comme il frappe juste ! Comme il frappe fort ! Qu’il a d’esprit ! » Le cher petit approche de la quarante-cinquième année. Il n’importe : lord Rosebery est un « jeune ministre. » Certains hommes savent garder jusqu’au premier cheveu gris tous les privilèges de l’enfant gâté.

J’ai parlé de chance. C’est un mot à moitié injuste. Lord Rosebery est un des hommes les plus intelligens, un des mieux doués parmi nos contemporains. Il a beaucoup lu et est allé partout. Sa rare culture, fortifiée par les « leçons de choses » qu’il s’est données à lui-même, l’étude sur pièces et sur place de toutes les questions vitales du temps, ce don d’expression qui ferait de lui l’un des premiers parmi les gens de lettres s’il avait à gagner sa vie avec son cerveau, ce dosage tout particulier de vivacité et de réserve, de verve et de subtilité, par-dessus tout cette jeunesse tenace, persistante, qui est le vrai critérium et, le signe de la force, voilà, il me semble, de quoi sortir un homme de pair, même sans la complicité des dieux. Mais la caractéristique de lord Rosebery, c’est le choix des objets auxquels il applique ; son effort et l’art avec lequel il évite les questions qui lui déplaisent. Réorganisation du travail sur un plan nouveau ; unification administrative de la métropole londonienne destinée à devenir la première entité municipale du monde ; ébauche d’une fédération intercoloniale qui rendra toutes les parties de l’Empire britannique indépendantes et solidaires tout à la fois et développera, en dépit des antagonismes de race et d’intérêt, le grand patriotisme, le patriotisme « impérial » : il fait marcher de front ces trois questions. Quant au home rule irlandais, il en parle le moins possible. À ce point de vue, sa situation de pair qui, pour tout autre, eût été une gêne et un obstacle, l’a merveilleusement servi. Elle lui a fourni une admirable occasion de se taire, et il l’a saisie avec son à-propos habituel.

Cependant, on a beau être habile et être lord, il y a des momens où il faut parler. Dans ces cas-là, lord Rosebery s’exécute galamment. Lorsque, négligemment appuyé sur une boîte à dépêches, il a commencé son discours ou plutôt sa causerie sur le home rule dans la Chambre haute, il y a eu, à droite et à gauche, un éveil d’attention et comme un petit frisson de joie qui a couru sur les banquettes rouges, ainsi qu’il arrive au théâtre quand l’acteur à recette fait son entrée. Les parlemens, qui s’ennuient beaucoup, sont reconnaissais à ceux qui les amusent, et décidément lord Rosebery est amusant. Son exorde est, comme son attitude, familier, gouailleur, nonchalant, moderne au possible et, comme on dit à Londres, up to date.

Les nobles pairs qui viennent, l’un après l’autre, dire leurs raisons contre le home rule bill lui rappellent le début du discours d’Antoine dans la fameuse scène de Shakspeare : « Je viens enterrer César et non le louer. » En effet, le bill est parfaitement mort. Il était vivant à une heure moins dix, le 1er septembre, et il a attrapé la mort dans le couloir, entre les deux Chambres. Il est même trop tard pour le disséquer : la Chambre des pairs n’est pas un amphithéâtre, c’est une Morgue pour le pauvre bill. Lord Rosebery assiste à l’ensevelissement comme un étranger, entré par hasard à une cérémonie funèbre, ou encore comme un « critique dans son fauteuil » : le mot y est. La discussion qui se poursuit lui semble purement académique, absolument dépourvue de toute réalité. Au fond, il s’agit non de parler, mais de voter. Est-ce une lutte entre deux partis ? Non, car il n’y a plus qu’un parti dans la Chambre. Les autres… ils apparaissent clairsemés, et, suivant l’expression d’un poète (Sidney Smith ! ) « comme des quartiers d’oignon dans la salade… »

Ainsi parle l’étrange ministre, entièrement dépourvu de respect. Non seulement il fuit la solennité, mais il fait passer un mauvais quart d’heure aux gens solennels. Et qui est plus solennel que ce pompeux, vaniteux, prétentieux, encombrant et agressif personnage, le duc d’Argyll ?

« On est bien aise, dit Montesquieu, de voir humilier ce Lépide. » Je ne sais trop par où le duc d’Argyll peut ressembler à Lépide, mais je remarque que toute la Chambre, amis et ennemis, rit sous cape pendant que lord Rosebery pique son noble collègue au bon endroit. « Le duc a souvent été sur le point de faire un discours sur le home rule ; il va y arriver, il y touche…, tout à coup il est saisi d’un mal subit qui le paralyse. » Quel mal ? C’est la lues gladstoniana qui est supérieure en violence et en acuité au morbus spencerianus. Et au milieu des sourires, lord Rosebery décrit les symptômes de l’accès, au cours duquel le duc a décrit M. Gladstone comme « un ministre impérieux, atteint de folie partielle ». C’est avec une malice ambiguë que l’orateur rappelle ces expressions, sans qu’on sache au juste de qui il s’égaie. Récapitulez maintenant, et comptez de combien d’hommes et de choses il s’est moqué dans ce seul exorde. De la Chambre des lords, de son parti, du home rule bill, de la poésie, du duc d’Argyll, de M. Gladstone et de lui-même.

Le mot de « critique dans un fauteuil » qu’il s’applique à lui-même me suggère une comparaison que je voudrais en vain retenir. Si vous pouvez vous figurer M. Jules Le maître, Anglais, pair du Royaume-Uni, chef du Foreign-Office et, avec tout cela, resté Jules Lemaître, peut-être est-ce à peu près ainsi qu’il entamerait la défense du home rule. Réciproquement, si lord Rosebery était feuilletoniste aux Débats, sa façon de rendre compte des représentations du Théâtre-Libre offrirait parfois quelque analogie avec celle de notre brillant confrère… Et, pour continuer ma comparaison, qui me semble aussi suggestive qu’elle paraîtra inattendue, l’homme d’État anglais comme l’écrivain français, tout en bouffonnant, sait parfaitement de quoi il parle, et donne la note juste avec le mot vrai.

En effet, il continue à peu près ainsi. Puisque le bill ne doit pas vivre, à quoi bon en critiquer ou en défendre les détails ? Ce n’est pas sur la loi de M. Gladstone qu’on va voter, mais sur sa politique irlandaise. Vous préférez la vôtre, mais quelle est-elle ? Êtes-vous sûrs qu’elle soit la meilleure ? Êtes-vous sûrs seulement d’en avoir une ? Pour moi, je ne suis sûr de rien en ce qui touche l’Irlande. On applaudit : il feint de prendre cet applaudissement pour un aveu. Et, ramassant la balle avant qu’elle ait touché terre, il s’écrie : « Vous non plus ? Vous n’êtes sûrs de rien ? À la bonne heure ! Cela me laisse quelque espoir pour l’avenir. » Si vous repoussez le bill en seconde lecture, c’est-à-dire dans son principe, vous affirmez qu’il n’y a rien à faire en Irlande. Or, c’est la vérité contraire qui s’impose. Si nous voulons ne plus avoir l’Irlande « sur le dos », trois solutions sont possibles. Premièrement le maintien du statu quo avec la politique de répression poussée jusqu’à ses dernières limites, en prenant pour devise le Don’t hesitate to shoot. En second lieu, l’Irlande privée de ses droits politiques et réduite à l’état de colonie de la couronne. Enfin, quelque large et généreuse expérience d’indépendance administrative sur laquelle les hommes intelligens des deux partis se mettraient d’accord. C’est là qu’il faut en venir, c’est là qu’on en viendra.

Lord Rosebery s’est rassis, ayant fait mieux qu’amuser la Chambre et parler sans rien dire pendant une heure un quart. Il a dégagé la question enterrée sous les décombres d’une loi ratée, et s’est fait pressentir, cette fois encore, en qualité d’arbitre. Peut-être est-ce lui qui finira la grève des législateurs, de même qu’il a fini la grève des charbonniers.

Si j’ai insisté sur l’homme et sur ses méthodes, c’est parce que les Français auront affaire à lui et ont, par conséquent, intérêt à le connaître. Il faut se méfier de lui, surtout après l’échec apparent qu’on lui a fait subir sur le Meinam. Il ne frappera jamais sans toucher, car il sait mieux que personne que l’eau n’est pas faite pour y donner des coups d’épée, mais des coups de rame.


II

Lorsque lord Herschell mit la question aux voix, et qu’une maigre rumeur approbatrice, puis une formidable négation vinrent, l’une après l’autre, des deux côtés de la Chambre, ce fut une chose gaie d’entendre le chancelier déclarer que les oui l’emportaient. The ayes have it. Mais la forme le veut ainsi, et ce n’est pas à Westminster qu’on lui manquera de respect. La protestation d’usage se produit, le vote régulier a lieu et, en joignant aux suffrages exprimés les bulletins écrits (proxies), — les lords ont le privilège de voter même quand ils sont absens, — on arrive au total suivant : 41 voix sont favorables au bill, 419 le repoussent. Pas même 1 contre 10 ! On s’attendait à une majorité énorme, écrasante ; elle dépasse toutes les espérances des adversaires de M. Gladstone.

Quelques jours s’écoulent et voici qu’on commence à s’ébranler dans le camp libéral. D’abord paraît le manifeste de la Fédération Nationale Libérale. Il est hautain, provocant, ironique, comme il convient. Il contient la formule menaçante : End or Mend, qui est un équivalent anglais de « se soumettre ou se démettre ». (Les peuples, paraît-il, tiennent à la rime encore plus qu’à la raison.) Dans ce morceau de papier déclamatoire, où les phrases ont l’air de crier, il est dit que les lords céderont « suivant leur habitude », sinon les libéraux sont prêts à engager une lutte dont l’issue ne leur fait pas peur. Au bas de ce quos ego, on lit, entre autres, le nom, le terrible nom de Schnadhorst, l’organisateur de la victoire, et, au besoin, de la défaite. Ce nom vaut une armée.

M. Gladstone paraît à son tour sur la scène. C’est au cœur de son fief électoral, à Edimbourg, dans une salle dont l’acoustique répond exactement au volume de sa voix : quand on possède un grand old man, il faut savoir le soigner. Cette salle ne renferme que mille auditeurs, mais triés sur le volet : chacun en vaut dix. Demain, dans tous les journaux du monde, la mémorable harangue s’étalera et chacun pourra y puiser des argumens pour l’agitation qui commence.

M. Gladstone débute en constatant que l’Angleterre soutire d’une disette de lois (a legislative famine''). Elle attend de ses représentans d’urgentes mesures, réclamées ou acceptées de tous. Qui donc « empêche la voie sans raison » ? Vous seriez tentés de répondre : « C’est M. Gladstone par son obstination à imposer le home rule. » Mais M. Gladstone assure que c’est la Chambre des lords par son obstination à le repousser. Cette Chambre, dit-il, est fidèle à son rôle traditionnel. « Depuis un siècle, a affirmé quelqu’un, elle n’a rien fait pour la liberté populaire ni pour le progrès social. Durant ce temps elle a couvé tous les abus, protégé tous les privilèges. Elle a dénié la justice, retardé les réformes. L’irresponsabilité sans l’indépendance, l’entêtement sans le courage, l’arbitraire sans le jugement et la fatuité sans l’intelligence : voilà ce qu’elle a été ! » On applaudit la phrase. De qui est-elle ? De M. Chamberlain. C’est là un de ces bons tours qu’on se joue entre politiciens. M. Gladstone déclare avec bonhomie que l’arrêt est un peu dur, et se met en devoir de le justifier, point par point, en récapitulant ce que j’appellerai le « record » législatif de la Chambre des pairs depuis 1832. Pourquoi cette date ? Parce que l’année 1832 a assisté à une véritable révolution. Jusqu’à ce moment l’aristocratie gouverne non par la Chambre des lords, qui ne peut ni toucher au budget ni faire ou renverser un cabinet, mais par la Chambre des communes, dont les élections, grâce aux bourgs pourris, sont à sa merci. Après le bill de réforme, la Chambre des communes représente la nation, et la Chambre des pairs devient le dernier refuge de l’aristocratie vaincue. Dès lors, le conflit est en quelque sorte permanent. On croit revoir la bataille du Ciel et de l’Enfer dans le Paradis perdu. Comme le Satan de Milton, la Chambre haute semble avoir dit : « Mal, sois mon Bien ! » En effet les lords ont toujours tort, les communes ont toujours raison. Dans plus d’une circonstance, après avoir montré quelques velléités belliqueuses, la Chambre des pairs a écouté à temps l’avis d’un leader expérimenté comme le duc de Wellington ou lord Aberdeen, d’un ami prudent et éclairé comme Disraeli. Elle s’est soumise et s’en est bien trouvée. Dans d’autres cas elle s’est entêtée. Six ans de suite (1835-1841) la Chambre des communes lui a envoyé une loi qui accordait à l’Irlande les libertés municipales ; six ans de suite elle l’a rejetée, et elle ne l’a enfin acceptée qu’après l’avoir cruellement et odieusement mutilée, de façon à prévenir ses bienfaisans effets. Elle n’a pas permis qu’on touchât aux privilèges de l’Eglise protestante d’Irlande ni à la législation oppressive qui régissait, en ce pays, les rapports du propriétaire et du fermier. Qu’est-il arrivé ? Un jour est venu où l’abaissement du cens électoral a ouvert les assemblées municipales de l’Irlande aux véritables élus du peuple ; un autre jour où la Chambre des lords a dû assister, sans mot dire, à une modification radicale de cette loi sur les fermages dont elle avait défendu si âprement les moindres parcelles, où elle a dû contresigner la suppression de cette église officielle dont la plus légère prérogative lui semblait sacrée. Non seulement elle a été punie de sa résistance par la défaite finale des principes qu’elle soute nait, mais chacune de ces défaites a emporté un morceau de l’autorité qui lui restait. En 1832, pour venir à bout de son opposition au bill de réforme, ou l’a inondée de pairs libéraux, et cette brusque augmentation de nombre a diminué la valeur du titre. En 1860 elle a voulu barrer le passage à une réforme financière ; on la lui a renvoyée l’année suivante, encadrée dans le budget qu’elle n’avait ni le pouvoir de modifier ni l’audace de rejeter en bloc. De ce jour-là date une nouvelle tradition qui lui a fait perdre le dernier vestige de son pouvoir financier. Ainsi c’est la règle invariable : toutes les fois que la Chambre héréditaire a osé avoir une volonté, elle a été vaincue ; elle a été sévèrement, honteusement châtiée.

On dit que les professeurs se risquent trop souvent à politiquer. Les politiques, de leur côté, professent volontiers, et le « grand vieillard » ne fait pas exception à la règle. Dans le discours d’Edimbourg, la leçon d’histoire contemporaine est suivie d’une leçon de droit constitutionnel, qui prend la forme d’une réfutation par l’absurde. Cette assemblée sans mandat, dont on vient de raconter les témérités et les reculades, les méfaits et les punitions, vient de repousser une grande loi populaire, une loi de justice et d’amour, offerte par l’Angleterre à l’Irlande en expiation de ses erreurs séculaires. et parce qu’il a plu à ce club aristocratique de tenir une conduite aussi inconsidérée, on somme le ministère de faire appel au pays ! Ce n’est donc plus le chef du cabinet qui a le droit de dissolution ? C’est donc la Chambre des lords ? M. Gladstone déclare qu’une telle idée serait le comble de l’inconstitutionnalité, qu’elle serait tout simplement « de la haute trahison ». Cela paraît si évident, si logique que l’auditoire éclate en rires encore plus qu’en applaudissemens. L’orateur triomphe et n’a plus qu’à conclure. Les pairs ont beau « porter des noms retentissans » et « siéger dans une Chambre dorée », le peuple anglais saura, « avec l’aide du Tout-puissant, » leur tenir tête et faire respecter ses droits. Par les mots entre guillemets, on voit que M. Gladstone fait appel, quand il croit en avoir besoin, à la démocratie et à la religion, quelques esprits mal disposés diront peut-être à l’envie et à l’hypocrisie. C’est une question de mots ; que ceux qui ont des oreilles entendent !

Ce beau discours, bien divisé et bien conduit, devait mettre le feu aux poudres, mais les poudres ont refusé de s’enflammer ; il devait inaugurer une série de meetings d’indignation, mais l’indignation a manqué aux meetings. C’est M. Gladstone qui se trouve dans une situation fausse, précaire, menacée, et cette situation, je regrette de le dire, ne tend pas à s’améliorer. La grève du charbon, — une des plus épouvantables dont l’histoire industrielle se souvienne, — semble finie, mais tout le monde sait que c’est une trêve, non une paix. Attendez le 1er février et vous verrez la lamentable impuissance des comités de conciliation. A peine le cauchemar de la grève était-il momentanément écarté que retentissait le cri périodique : « l’Angleterre en danger ! » Lord Charles Beresford découvrait, que la marine anglaise, dans la Méditerranée, est hors d’état de tenir tête aux forces combinées de la France et de la Russie. Est-ce vrai ? Est-ce faux ? Il n’importe ! Une panique artificielle est née de cette révélation. Pour remédier au mal, que demande-t-on ? La bagatelle de vingt-trois millions de livres sterling, venant après les vingt millions du Naval Defence act, voté en 1889. Toujours payer et toujours trembler ! De là une mauvaise humeur qui se tourne contre le gouvernement. Volontiers on le ferait responsable du fatal coup d’éperon que le Camperdown a donné au Victoria. Je ne parle pas des tracas de l’Angleterre dans l’Afrique du Sud où le danger ne vient pas du petit roi Lobengula, mais de M. Cecil Rhodes qui prétend le vaincre tout seul, sans l’aide ni l’avis de personne. Je ne parle pas des complaisances compromettantes de M. Asquith qui a vraiment mal choisi son heure pour sourire aux anarchistes. Mais enfin, il y a plus que des points noirs : ce sont des grains qui viennent de tous les coins de l’horizon.

Pour obvier à la « famine de lois » que M. Gladstone dénonçait lui-même, le gouvernement a jeté en pâture au parlement et à l’opinion, pour la session d’automne, deux mesures d’une certaine importance. Mais étaient-ce, vraiment, les plus urgentes ? L’Angleterre avait attendu huit siècles ses conseils paroissiaux ; elle aurait pu encore s’en passer huit mois de plus. Quant au bill sur la responsabilité des patrons, il met en péril, prétend-on, le principe de la liberté des contrats, attise la haine entre les classes. Pendant ce temps, les Gallois se morfondent, attendant toujours qu’on les débarrasse de leur église officielle qui ne répond pas à leurs croyances ; en Écosse, le mécontentement des petits fermiers s’accentue et un frisson d’inquiétude parcourt une certaine fraction du monde religieux, parce que, là aussi, il y a une église à réorganiser et que l’arrangement projeté, ou prévu, ne donnera pas, ne peut donner satisfaction à tout le monde. Ces germes de mécontentement sont habilement exploités. M. Goschen, comme toujours, a paru sur les talons de M. Gladstone pour le réfuter. Lord Salisbury s’est montré à Cardiff : c’est la base d’opération des Unionistes pour reconquérir la principauté. Si M. Asquith s’est multiplié, lord Randolph Churchill a été encore plus ubiquiste. Les partisans de la tempérance réclament leur loi contre les ca barets. La démocratie londonienne, de son côté, grince des dents ; elle a voulu manifester sa colère publiquement. Il a fallu toute l’habileté de sir Charles Russell pour transformer l’ordre du jour de « blâme » en un ordre du jour de « regret ». Quelqu’un avait été plus loin que le blâme et parlé d’un coup de pied qui aurait envoyé le ministère rouler par terre.

Que dire enfin de l’Irlande, sinon qu’elle semble s’étudier à perdre toutes les sympathies qu’elle avait gagnées ? Chaque jour, chaque heure rend plus apparente la faute commise par M. Gladstone lorsqu’il a sacrifié Parnell aux pudeurs des non-conformistes, aux méfiances de l’épiscopat catholique, et surtout aux jalousies des collègues du grand leader, aussi las d’obéir qu’ils étaient incapables de commander. Justin Mac Carthy est le soliveau qui succède à la grue. Dillon et O’Brien ne sont que des émeutiers. Healy s’est compromis par la bassesse de ses procédés. Blake, qu’on est allé chercher au Canada pour le replanter en terre anglaise, n’a pas pris : les hommes d’Etat ne se dépotent pas comme des géraniums. Sexton, le seul du groupe qui ait une réelle valeur, est en suspicion, parce qu’il n’obéit pas assez docilement à la consigne reçue de l’archevêché de Dublin. Le sentiment de l’Angleterre, en ce qui touche le home rule, c’est une profonde, incurable, mortelle lassitude. Le seul nom de home rule donne la nausée. Qu’on le sache ou non, qu’on l’avoue ou non, il y avait déjà un commencement de fatigue et de dégoût dans l’idée même d’où est sorti le mouvement actuel. La présence des Irlandais à Westminster détruisait le dualisme sans lequel le parlementarisme n’est qu’un ignoble marchandage ; elle faussait le jeu des institutions. « Puisqu’ils ne sont bons à rien, puisqu’ils troublent nos délibérations et nous diffament devant l’Europe, qu’ils aillent au diable et qu’on n’entende plus parler d’eux ! » Mais on a réfléchi. Un parlement à College-Green, plus d’Irlandais à Westminster : alors c’est la séparation complète, l’Irlande étrangère, peut-être ennemie ! Et que deviendrait le parti libéral, privé de ces quatre-vingts voix ? Le bill de 1880 renvoyait les Irlandais légiférer au-delà du canal Saint-Georges ; celui de 1893 les garde à Westminster : maîtres chez eux, arbitres de la politique anglaise. La victime d’hier sera demain une privilégiée. Cela est énorme, monstrueux, cela n’a pas le sens commun, tout le monde le sent. On admet, avec lord Rosebery, qu’il faut « faire quelque chose », mais personne ne sait dire quoi.

Le curieux c’est que l’Irlande se rendort apathique, indifférente, apaisée par un commencement de bien-être matériel et par les hommages qu’on lui rend, dégoûtée peut-être par l’inintelligence et la mésintelligence de ses chefs. En Angleterre, neuf hommes sur dix, je devrais dire quatre-vingt-dix-neuf sur cent, publiquement ou en secret, savent un gré infini aux pairs d’avoir déchiré le home rule bill. Voilà pourquoi l’éloquente parole de M. Gladstone n’a pas eu d’écho. Quant à la Chambre des lords, comme tous les pouvoirs menacés en vain, elle a grandi ; on serait tenté de croire qu’elle commence une phase nouvelle de sa longue existence.


III

Donc ce discours qui sonnait la charge aux bourgeois d’Edimbourg et qui devait retentir aux oreilles de la Chambre héréditaire comme la trompette de Jéricho, ce terrible discours est tombé à plat. Ramassons-le, relisons-le, cherchons ce que valent et la leçon d’histoire et la leçon de droit.

D’abord il y a une omission vraiment extraordinaire que personne, à ma connaissance, n’a relevée, une défaillance de mémoire que je vous prie de ne pas attribuer aux quatre-vingt-quatre ans de l’orateur. Il n’a pas dit un mot d’un conflit entre les deux Chambres qui a eu lieu il y a vingt et un ans, alorsqu’il était, pour la première fois, à la tête du ministère : conflit mémorable par sa durée, par son acuité, par l’effet qu’il a produit sur l’opinion publique, et par le dénouement sans analogue que M. Gladstone osa lui donner. Il s’agissait d’abolir cette chose d’ancien régime, la vénalité des grades militaires. Nous sommes, depuis cent ans, débarrassés de cette anomalie, et c’est une conquête effective de la démocratie française. Cette mesure ne devait et ne pouvait avoir, en Angleterre, qu’un effet moral et purement platonique. Après comme avant le Purchase bill, l’année n’appartient qu’à une seule classe ; elle demeure l’abrégé, l’image d’une société aristocratique. C’était à prévoir, et pourtant le public s’était engoué de la réforme proposée comme il s’engouera de tout acte de justice, même lorsqu’il doit rester stérile. La loi étant votée par les communes, les lords se portèrent à la défense du privilège menacé, mais d’une façon quelque peu hypocrite et sournoise. Ils ne vinrent pas soutenir qu’il est beau d’acheter ou de vendre une compagnie, de coter un régiment à la bourse, comme une mine ou un chemin de fer ; mais ils prétendirent que le gouvernement n’avait pas accordé des compensations suffisantes aux propriétaires dépossédés ; et, comme ils ne pouvaient prendre l’initiative d’une mesure financière, ni introduire un amendement de cette nature, ils se voyaient forcés, à leur grand regret, de rejeter la loi tout entière.

La colère fut générale. Il y eut une succession de meetings, une grêle d’articles, une marée de brochures. Toute l’Angleterre était debout. M. Gladstone, alors au comble de sa popularité, — on l’appelait people’s William, — crut pouvoir se permettre ce que nul autre ministre, en ce siècle, ne se fût permis ; il fit une sorte de coup d’Etat, il passa outre à la résistance des lords en « décrétant » l’abolition de l’achat des grades au nom de la prérogative royale, et sous la forme d’un warrant émanant de la couronne. C’était à peine constitutionnel, tout juste légal, mais cela fut jugé délicieux. Tout est bon contre l’ennemi, et la Chambre des lords, c’était l’ennemi. Pourquoi M. Gladstone n’ose-t-il plus faire en 1893 ce qu’il osait en 1872 ? Pourquoi n’ose-t-il même pas s’en souvenir ni en parler ? Si vous le lui demandez, il ne vous ré pondra pas. Mais je réponds pour lui : parce qu’en 1872 il avait le peuple anglais derrière lui, et qu’en 1893 il l’a, sinon contre lui, du moins devant lui et sur son chemin.

Quant à la liste des méfaits commis par la Chambre des lords depuis le bill de réforme, on peut la grossir indéfiniment. Tous les dix ans environ un homme de bonne volonté la révise et la remet au point. En 1872, c’était M. F. Bowen Graves dans une série d’articles de la Fortnightly Review intitulés : Quarante années de la Chambre des lords. En 1881, un anonyme, dont j’ai le travail sous les yeux, reprend l’œuvre et le titre en mettant cinquante ans au lieu de quarante. Je ne serais nullement surpris d’apprendre qu’un piocheur d’avenir du parti libéral, qui a envie de devenir junior lord of the treasury, prépare un travail analogue, pour l’amour de M. Gladstone. Ces pamphlets montrent la Chambre des lords jouant le rôle du traître dans ce drame de la politique qui est si souvent une farce. Elle défend imperturbablement tous les monopoles, tous les privilèges ; elle est hostile à tous les progrès. On n’y oublie pas la légende de lord Darlington, revenant en poste pour voter contre le bill qui autorisait le premier chemin de fer, « parce que ce chemin de fer passait près des réserves où gîtaient ses renards et mettait en péril ses plaisirs de chasseur ». D’où le lecteur ignorant infère, sans même y réfléchir, que s’il n’avait tenu qu’aux pairs, il n’y aurait pas encore de chemins de fer en Angleterre.

En soixante ans, les pairs, qui possèdent l’initiative, n’ont-ils laissé aucun monument de leurs travaux nocturnes ? N’ont-ils pas mis au monde une seule loi ? Pardon, répond avec une douce mais pénétrante ironie l’auteur de Fifty years of the House of lords : ils ont créé quelque chose, ils ont doté l’Angleterre de… l’alderman. Comme on encastre un débris gothique en une bâtisse neuve, ils ont inséré l’alderman anglo-saxon, cette vieillerie sans usage défini et sans raison d’exister, au beau milieu du conseil municipal, cette institution logique, moderne, populaire, vivace comme tous les organes nés du besoin. Ce trait achève, n’est-ce pas ? la Chambre héréditaire, et il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. La conclusion est laissée à ce qu’on appelle « l’intelligence » du lecteur. Elle est très simple. La Chambre des lords ne sert à rien, si ce n’est à faire du mal : supprimons-la.

M. Gladstone, dans le discours d’Edimbourg, lui reconnaît le « droit abstrait » de rejeter les bills qui viennent de la Chambre des communes. Qu’est-ce qu’un droit abstrait ? Est-ce un droit dont on ne peut pas faire usage ? Est-ce un droit pareil à celui que la reine possède de refuser sa sanction aux lois votées par les deux Chambres ? Non évidemment, car la couronne n’a pas usé de son veto depuis cent-quatre-vingt-six ans, et, si elle en usait de main, il y aurait une révolution ; tandis que la Chambre des pairs a usé de son pouvoir législatif plus de cent fois dans ce siècle, et personne n’a bougé. Ce n’est donc pas un droit « abstrait », comme il plaît au premier ministre de le baptiser, mais un droit « effectif ». La question est de savoir si elle s’en sert pour faire du mal, et s’il faut le lui arracher des mains.

Ceux qui y regarderont de près verront que, si la Chambre des lords n’a imprimé son estampille à aucune grande et large mesure de liberté et de justice, elle a quelquefois pris en considération des résolutions utiles, soulevé des problèmes intéressans, institué des enquêtes sérieuses, introduit de judicieux amendemens dans les lois qui lui étaient soumises. Ne pouvant tout discuter, je choisis un exemple, et, pour qu’il soit significatif, je l’emprunte à l’un des plus mauvais cas qui lui soient reprochés par ses ennemis. Il s’agit de l’abrogation des fameuses lois pénales contre les catholiques irlandais. Lois abominables, pires que les actes de proscription enfantés par le cerveau scélérat de Henry VIII, plus cruelles que la pique des soldats d’Ormond, de Mountjoy et de Cromwell qui pendaient les femmes enceintes et égorgeaient les enfans à la mamelle. Ces lois pénales, c’était la démoralisation lente, l’empoisonnement de l’âme d’une nation. Elles ne faisaient pas seulement un crime d’avoir dit, servi ou entendu la messe ; elles récompensaient la délation et la trahison, installaient l’illégitimité et la bâtardise au foyer des honnêtes gens, rompaient les liens du mariage au bénéfice de l’époux ou de l’épouse adultère qui reniait sa foi religieuse, faisaient hériter d’un père vivant le misérable fils qui l’avait dénoncé. Ces lois, il est vrai, n’avaient guère été exécutées et, depuis longtemps, elles étaient lettre morte ; cependant elles déshonoraient le Statute-book et, quand on vient à apprendre qu’en 1844 la Chambre des lords faisait des difficultés pour les supprimer, ce n’est pas de l’étonnement qu’on éprouve, c’est de la colère et du mépris. Allez à la vérification du fait. Parmi ces lois pénales, celle que la Chambre des lords prétendait conserver, était une loi qui défendait d’ouvrir une école sans diplôme et sans autorisation. Il est vrai que la seule autorité, alors en possession de délivrer la licence d’enseigner, était l’autorité diocésaine protestante : ce qui plaçait le maître d’école catholique dans un douloureux état d’infériorité et de sujétion. Mais, quoi ! C’était un autre ordre de lois à amender, un système entier à refaire et qui, en effet, disparut plus tard. Il n’en est pas moins vrai que la Chambre des lords avait raison de limiter la liberté absolue de l’enseignement et de protéger le principe que, dans sa généreuse étourderie, la Chambre des communes avait balayé avec le reste.

Que ce soit par sagesse ou par mauvaise volonté, la Chambre des lords a souvent agi ainsi. Elle a donné au pays le temps de réfléchir. Elle n’a point fait de bien, elle n’a point fait de mal : son rôle n’est pas de « faire » ni d’inventer. Elle n’a empêché aucun progrès, elle en a retardé quelques-uns. Le bien lui-même ne doit pas s’accomplir trop vite, la vérité ne doit pas éclater trop brusquement, la pratique ne doit pas suivre la découverte de l’idée comme le bruit du tonnerre suit l’éclair. Il faut imiter la vie, si lente en ses transformations qu’elle semble immobile : c’est la seule règle dont nous soyons sûrs. La Chambre des lords est le frein de la machine politique dont la Chambre populaire est le moteur. Elle ne sert point à monter les côtes, mais à ne pas les descendre trop impétueusement. Créer une résistance est quelquefois plus difficile que de créer un mouvement et tout aussi nécessaire, car la résistance est le régulateur et la sauvegarde du mouvement. La Chambre des lords fait donc son devoir lorsqu’elle résiste. En termes familiers : elle est là pour cela. Mais d’où lui vient cette force de résistance ? Précisément du fait qu’on lui reproche de n’être point sortie de l’élection, d’être « sans mandat ».

Les électeurs du Midlothian ont ri de bon cœur, comme savent rire les Écossais quand ils ont compris une plaisanterie, lorsque M. Gladstone a parlé du droit de dissolution attribué à la Chambre des lords. En théorie, ce droit appartient à la reine, mais M. Gladstone a dédaigné de s’embusquer derrière cette vénérable fiction constitutionnelle. C’est le premier ministre, a-t-il dit, qui possède, en fait, le droit de faire appel au pays. Cette doctrine serait immédiatement endossée par le duc de Devonshire et probablement par le marquis de Salisbury. Considérez cependant ce qu’elle implique. Le premier ministre est la personnification du cabinet qui est lui-même la condensation de la Chambre des communes qui, à son tour, représente et incarne l’opinion du pays. Lorsqu’une de ces expressions cesse de correspondre à la réalité, il faut que la dissolution ait lieu pour rétablir la constitution dans sa sincérité. Soit que le ministère ait perdu son unité, soit que l’harmonie ait cessé de régner entre le cabinet et la majorité dont il est l’organe, soit que la Chambre elle-même ait cessé de répondre au sentiment des électeurs, il faut en revenir au dernier juge, au seul maître, à la nation. Mais qui choisit l’heure ? Qui décide de l’opportunité de cette consultation nationale ? Qui met le ministère sur la sellette ? Qui l’envoie devant ses mandataires naturels ? C’est le ministère lui-même. En d’autres termes, c’est M. Gladstone qui ouvre la question de savoir si M. Gladstone garde, ou non, la confiance du pays. On se demande s’il n’y a pas un peu de ridicule et quelque danger dans cette situation, et si les États, où le droit de dissolution, placé entre les mains d’un roi ou d’un président de république (avec toutes les garanties constitutionnelles que l’on sait), n’est pas une simple forme, mais une puissance effective, ne sont pas plus près du parlementarisme juste et vrai que l’Angleterre d’aujourd’hui. Certes, j’admire le noble effacement de la reine, mais n’a-t-il pas contribué à développer jusqu’aux dernières limites cette omnipotence de la Chambre des communes qui touche aujourd’hui à l’absurde. Peu importe d’ailleurs quelle main signe l’ordonnance de dissolution. Il ne s’agit pas, on le comprend, d’un droit formel, mais d’une simple initiative. Il doit exister dans la machine politique, un rouage qui entre en jeu de lui-même, en certains cas, comme un « trop-plein » ou une soupape de sûreté. Il faut une sorte d’arbitre qui, sans se prononcer sur le fond des choses, rende nécessaire l’appel aux électeurs. Il faut que cet arbitre soit doué d’intelligence et d’indépendance ; je serais même presque tenté de dire que l’indépendance est ici encore plus indispensable que l’intelligence. Qui peut conférer à un homme ou à une assemblée ce caractère privilégié ? Le suffrage populaire ? Non. L’investiture gouverne mentale ? Encore, moins. L’inamovibilité ? Ce n’est pas assez. L’hérédité ? Oui, certainement.

L’hérédité est, à la fois, la force et la faiblesse de la Chambre des pairs. On peut se moquer d’un homme qui trouve un mandat législatif dans son berceau, mais on est contraint de reconnaître que cet homme-là ne sera jamais l’esclave de ses commettans ni de ses patrons.

M. Gladstone a eu la précaution d’affirmer son respect et sa sympathie envers les membres de la haute Chambre, considérés isolément ; c’est le principe seul qu’il condamne. Je me permets de risquer la proposition inverse. J’ai peur qu’il y ait, dans la Chambre des lords, bon nombre de ganaches et quelques polissons, mais je ne sais si le principe sur lequel elle repose a vraiment dit son dernier mot.


IV

À cette question : « Que représente la Chambre des lords ? » Charles Kingsley répondait : « Elle représente toutes les cuillères d’argent du royaume. » J’ai déjà cité ici ce mot spirituel et significatif ; j’y reviens encore. Il vaut un gros volume qui serait intitulé (à la mode ancienne) : Du principe d’hérédité, de ses origines, de son développement ; des causes qui ont amené son discrédit ; des services qu’il a rendus et qu’il peut rendre encore. Garderons-nous longtemps encore le droit de posséder des cuillères d’argent et de les transmettre à nos enfans ? La question sociale peut en effet être résolue de deux façons : ou bien nous mangerons tous dans des cuillères de bois et d’étain ; ou bien les cuillères d’argent passeront à ceux d’en bas qui, dès qu’ils seront en haut, rétabliront la propriété individuelle. Cette seconde solution est la plus probable. En attendant, chez nous, les cuillères d’argent ne sont pas représentées.

Dans l’Angleterre d’autrefois, il n’y avait qu’elles qui eussent la parole. Royauté, pairs spirituels, pairs temporels, communes, tous ces pouvoirs à des degrés divers représentaient l’hérédité. En effet, si les Knights of the shires et les burgesses étaient issus de l’élection, le corps électoral était formé de censitaires, et, si les évêques étaient nommés par le roi, ils n’étaient que les gérans d’une propriété anonyme, jamais transmise et toujours accrue. Aujourd’hui tout est changé. Les pairs spirituels ne comptent plus : de majorité qu’ils étaient, en 1525, dans la Chambre des lords, ils sont tombés à n’être plus que le trentième de l’assemblée actuelle. La propriété qu’ils détiennent, au nom de l’Eglise, est si menacée qu’on peut prédire sans trop d’impertinence qu’ils en seront les derniers administrateurs. La royauté va s’atténuant, s’amincissant comme la peau de chagrin du roman. Elle se confine dans des fonctions d’apparat et dans l’accomplissement de certains gestes périodiques qu’une poupée d’Edison pourrait exécuter à sa place. Chesterfield proposait une armée de figures de cire ; peut-être viendra-t-il quelqu’un, au XXe siècle, qui proposera d’asseoir sur le trône un mannequin articulé. Quant à la Chambre des communes, depuis 1832 elle ne représente plus la propriété foncière, mais les opinions, et chaque réforme électorale qui se succède accentue ce caractère. Il n’y a donc plus que la Chambre des lords qui représente les intérêts héréditaires, et, au cas où vous admettriez le droit de ces intérêts à vivre et à se défendre, vous devez admettre aussi que, si la Chambre des lords n’existait pas, le moment serait venu de l’inventer. Je l’ai entendu soutenir et je ne suis pas loin de le croire.

Tout d’abord, il importe de ne pas attribuer à la Chambre des lords un caractère archaïque qu’elle n’a point. Il ne faut point se la figurer comme un aréopage de vieillards à tête branlante, endormis sur leurs sièges d’un sommeil magique depuis plusieurs siècles. La Chambre des lords est moderne par deux raisons. D’abord elle contient un certain nombre de jeunes gens puisqu’on peut y prendre séance à vingt et un ans. Puis, la plupart des pairies actuellement existantes ne remontent pas au-delà du commencement de ce siècle. Ce qui caractérise la Chambre haute, c’est qu’elle est une assemblée de propriétaires. On y introduit de temps à autre quelques supériorités intellectuelles, mais elles ne s’y acclimatent point. Tennyson n’y a paru que deux fois en dix ans. On y fait entrer aussi de vieux légistes, nécessaires à l’accomplissement des fonctions juridiques de la haute assemblée, et bon nombre d’anciens hommes d’Etat fatigués qui ont « cessé de plaire » et dont la voix ne domine plus les orages de la Chambre des communes. Tous gens capables et diserts dont la présence, la parole habile et discrète donnent aux débats le caractère d’une conversation académique où les coups de boutoir sont remplacés par des coups de patte. Ces intrus, sauf quelques exceptions, sont très vite assimilés et prennent les idées ambiantes, mais ils les prennent trop. Il leur reste toujours un je ne sais quoi du parvenu. Ils demeurent jusqu’au bout ce qu’ils ont été : hommes d’Etat, hommes d’affaires ou hommes de loi. Le pair n’existe, dans sa perfection, dans sa plénitude, qu’à la seconde génération. Alors il sera pair en tout et avant tout, à travers toutes les fonctions dont il pourra être revêtu. Son trait distinctif est une sorte d’in dolence aisée et confiante, particulière à ceux qui sont nés dans la pourpre et qui sied assez bien au représentant de l’idée de perpétuité.

Les pairs sont choisis surtout parmi les membres de la noblesse de second ordre ou dans ces familles qui possèdent le sol, sinon depuis la conquête, au moins depuis la Réforme et depuis la spoliation des couvens. Et, en effet, une iniquité commise il y a trois cents ans commande le respect, surtout s’il s’y mêle un peu de cette sanglante violence qui, à distance, poétise et grandit tout. Les fortunes modernes deviennent aussi un titre à la pairie dès que les actions de chemins de fer font mine de se changer en prairies et en forêts. L’essentiel est d’être riche. Un lord pauvre estime monstruosité, un scandale. Ceux à qui ce malheur arrive se jettent dans des aventures pitoyables et dans de baroques industries, tombent plus bas que les autres. L’un s’est fait entrepreneur de spectacles et directeur d’une troupe ambulante ; un autre pose des sonnettes électriques ; un troisième est mort dans le dénûment, après avoir partagé l’existence des cow-boys. Mais que l’un de ces déclassés vienne à disparaître, tout aussitôt le titre, galvaudé, prostitué, traîné dans la boue, reprend son éclat et remonte à son niveau. Riche ou pauvre, le pair représente et défend la propriété héréditaire, il est le champion né de l’hérédité.

C’est l’hérédité qui fait le pair ; elle ferait un pair du premier venu. Le bizarre lord Sherbrooke disait un jour : « Qu’arriverait-il si la reine élevait à la pairie tous les savetiers du royaume ? Je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir. » Il avait tort de s’épouvanter. Ce qui arriverait ? Mais il n’arriverait rien du tout ! M. Frédéric Harrison, le chef de l’école positiviste en Angleterre, a repris pour son compte la plaisanterie de lord Sherbrooke. Il a conseillé, — sur ce ton demi-sérieux qui caractérise l’humour anglais, — d’en finir avec les résistances de la haute Chambre en y introduisant d’un seul coup cinq cents ramoneurs pris dans les rues de Londres. Cette fumisterie, — je crois que c’est le cas ou jamais d’user de cette expression, — me revenait en mémoire certain dimanche de ce dernier été, tandis que j’assistais à un très intéressant meeting de ramoneurs dans Hyde-Park. Je les ai entendus se concerter au sujet d’une loi dont ils étaient menacés par la philanthropie tatillonne de quelque protecteur maladroit, ils le faisaient en bons termes, avec sagacité, avec calme, avec esprit et avec une tendance traditionnelle et conservatrice très marquée. Beaucoup avaient les mains lavées et quelques-uns possédaient des faux-cols en caoutchouc. Le principal orateur, M. Knight, fit allusion, dans sa péroraison « à Dieu tout-puissant », comme M. Gladstone à Edimbourg. Des mains propres, des faux-cols. une péroraison et de la religion, voilà tous les élémens de la respectabilité !

Aussi me suis-je dit que si ces braves gens avaient été bombardés pairs d’Angleterre, M. Frédéric Harrison aurait bien pu être frustré dans ses espérances. Tout d’abord, en ouvrant les registres de la Chambre, ses nouveaux lords auraient vu qu’il y a plus de soixante ans, cette assemblée, tant calomniée, s’était élevée la première, avec indignation, contre la coutume barbare, qui obligeait les petits ramoneurs à grimper dans l’intérieur des cheminées, et ce détail n’aurait pas manqué de les attendrir. Il se serait trouvé aussitôt des marchands de savon pour leur ouvrir un crédit illimité et des héritières pour les épouser. Dans les premiers temps, lorsque le calorifère de la Chambre se serait dérangé, leur premier mouvement eût été de retrousser leurs manches et de courir aux tuyaux. Mais cela aurait passé vite. Leurs fils seraient par faits. Au bout de trente ans, la Chambre des lords serait un peu plus conservatrice.

On fera peut-être remarquer qu’un certain nombre de personnes siègent dans la haute Chambre qui ne sont point investies de ce caractère d’hérédité. Les évêques d’abord, puis les pairs irlandais, dont la dignité est viagère, et les pairs écossais nommés seulement pour la durée d’une session. Mais ces exceptions confirment la règle. Pairs écossais et pairs irlandais ne sont que les délégués d’un corps de noblesse où les titres sont transmissibles de père en fils. Donc, eux aussi, ils représentent le principe de l’hérédité absolue. Quant aux prélats, on doute qu’ils soient véritablement pairs d’Angleterre, pleno et optimo jure. On comprendra que je ne puisse entrer ici dans les détails de l’argumentation, mais je me couvrirai du nom de lord Farnborough (si longtemps secrétaire des communes sous le nom d’Erskine May) ; c’est la première autorité en matière de coutume parlementaire.

Toutes les fois que des ennemis perfides ou des sauveurs mal inspirés ont essayé de réformer la Chambre des lords en substituant l’inamovibilité à l’hérédité, cette tentative s’est heurtée à une opposition ouverte ou à une sourde et invincible mauvaise volonté ; elle a invariablement échoué. En 1856, le gouvernement conféra à un célèbre jurisconsulte des lettres patentes qui le nommaient pair, sa vie durant. Lord Lyndhurst provoqua, à ce sujet, une discussion qui a été recueillie en un gros volume. L’idée fondamentale, génératrice, qui aurait dû dominer tous ces discours s’y trouve noyée sous d’innombrables minuties. Il arrive souvent aux assemblées, comme aux hommes, défaire leur devoir sans bien savoir pourquoi, par je ne sais quel obscur instinct de la vie, analogue à celui qui pousse la plante à s’orienter vers le soleil. Cette discussion aboutit au vote d’une résolution, et les termes en étaient assez clairs pour que le gouvernement crût devoir déchirer les lettres patentes. Vingt ans plus tard, sous prétexte de faciliter à la haute assemblée l’exercice de ses attributions comme cour suprême de judicature, ou l’enrichit de quelques légistes nommés à titre viager. Elle les subit avec une répugnance marquée. En 1888, une loi plus générale, introduite avec une certaine solennité, donne à la reine le droit de créer des pairs à vie. Cette fois, le fiasco est complet, la loi est morte avant d’avoir existé. Les lifers, — on les appelle, d’avance et par dérision, du même nom que les forçats à perpétuité, — ne pourront jamais prendre racine au milieu des pairs héréditaires. On commence à reconnaître qu’il faut supprimer les pairs ou les laisser vivre comme ils ont toujours vécu : sint ut sunt, aut non sint. C’est dommage. Les statisticiens avaient calculé qu’il ne faudrait pas plus de cinq cents ans à la Chambre des lords pour se transformer et pour relever tout entière du nouveau principe. Mais la Révolution sociale aurait-elle attendu patiemment à la porte durant tout ce temps ? Ceux qui ne sont pas statisticiens en doutent fort.

Carlyle et Dickens ont refusé d’être de la Chambre des lords. John Bright n’y est point entré ; Gladstone n’en sera pas, ni probablement Chamberlain, ni certainement Morley. Ces refus et ces dédains donnent l’idée que la vie et l’intelligence tendent à abandonner la Chambre haute. Personne, dans la presse, n’oserait la défendre théoriquement ni lui accorder un autre sentiment que le respect dû aux vieilles choses qui ont fait, en d’autres temps, un bon service. Beaucoup de gens trouvent naturel de les conserver comme on conserve des arquebuses à la Tour de Londres et des modèles de trois-ponts au musée naval de Greenwich. Mais au théâtre et dans la société, la place que tiennent les lords est toute différente. Au lieu de les souffrir, on les révère ; on les envie, loin de les mépriser. Dans les gros drames transpontins, le traître, le séducteur est souvent un grand seigneur. Plus souvent encore la récompense de la vertu est d’épouser un lord. Dans la pièce d’Arthur Pinero, intitulée Times, quel est le but suprême auquel tend Egerton Bompas, le marchand enrichi ? Marier sa fille à un lord. Dans le Cabinet minister, du même auteur, où tendent les machinations de M. Lebanon, l’usurier, et de sa digne sœur, la modiste de grand chic ? A frayer avec l’aristocratie, à obtenir des invitations chez un lord. Si vous vous trouvez, en Suisse, à table d’hôte, le voisin d’une dame anglaise et qu’elle veuille produire sur vous quelque impression, je vous le dis en vérité, le riz et les pruneaux, chantés par Alphonse Daudet, n’auront pas fait leur apparition sur la table avant qu’elle vous ait appris que le mari de sa cousine est allié à la propre tante d’un lord.

Qu’est-ce que cela prouve ? Que les lois et les mœurs ne sont point d’accord, que la transformation des unes et des autres ne marche point d’une vitesse égale. Depuis trente ans, le Statute-book a été bouleversé : il faut aller jusqu’au Japon ou remonter jusqu’à la Révolution française pour trouver l’analogue d’un pareil changement. Pendant ce temps la « société ; » est demeurée stationnaire, si, même, elle n’a pas rétrogradé, si elle ne tend pas à partager entre un plus petit nombre de personnes l’influence, l’éclat et le bonheur. De là des contrastes qui confondent et qui troublent. Je signalais, l’an dernier, la situation étrange de l’ouvrier anglais, ruiné par la crise économique et porté au faîte par le mouvement démocratique, esclave de l’industrie et arbitre de la politique ; je l’appelais, je crois, un roi qui meurt de faim. Un lord n’est pas une anomalie moins saisissante. De privilégié il est devenu paria, il est hors la loi puisqu’il ne peut pas même voter. Dans toute l’étendue de l’empire britannique et peut-être dans le monde civilisé, il est la seule créature humaine à laquelle on ose dire publiquement que ses droits sont des droits « abstraits. » Et ce proscrit de l’opinion continue à régner sur la société.

A quoi peut aboutir un pareil état de choses ? A un conflit ou à un compromis ? Le compromis est dans l’esprit anglais ; il est aussi, si on envisage ces questions d’une certaine hauteur, dans la nature des choses. La démocratie en Angleterre (comme en France, aussi, je crois) a fait, dans ces dernières années, beaucoup de faux raisonnemens et de fausses démarches ; elle a trompé les espérances, aliéné les sympathies de beaucoup d’hommes qui dans leur jeunesse se seraient battus pour elle et qui, dans leur âge mûr, ne sont pas éloignés de la combattre. En quoi a-t-elle déçu l’attente de ses amis ? En mille façons, mais surtout en ceci. Elle pouvait être toute la nation et, dans ce cas, il n’y avait plus d’aristocratie. Elle a préféré n’être qu’une classe et elle a ainsi éternisé les luttes que son avènement devait clore et pacifier. Elle a refusé le droit de vivre à tout ce qui existait avant elle et en dehors d’elle ; elle a été intolérante, ingrate, arrogante, antilibérale, rétrograde dans ses méthodes comme dans ses principes. Le peuple a voulu être une caste : par là il renouvelle et perpétue à son profit l’antique illégalité. Comme si ce n’était pas assez, il a ressuscité la tyrannie des corporations, l’oppression des minorités par les majorités et tous les abus dont le progrès de la raison générale avait fait justice.

Qu’a fait, cependant, l’aristocratie ? Elle a donné un assez bel exemple de patience et de modestie. Elle a pu dire à la démocratie comme la noblesse romaine à la plèbe : Victi nos æquiore anmo quievimus quam vos victores. Elle a fait mieux : elle a étudié les besoins de ses adversaires, s’est assimilé quelques-unes de leurs revendications. Elle a, donnant tort au mot fameux, beaucoup appris, un peu oublié. Elle ne veut point ramener le monde en arrière, car elle sait que, d’après le mythe profond de la Bible, ceux qui se retournent sont changés en statues. Mais elle se cherche une fonction dans la société nouvelle et elle la trouve : c’est de représenter la « richesse acquise » dont on fait si bon marché ailleurs ; c’est de défendre la terre en unissant dans une solidarité indissoluble ceux qui la possèdent et ceux qui la cultivent ; c’est, par là même, de décourager l’effrayant et monstrueux développement de la richesse mobilière, immense tas de feuilles de papier que le vent des révolutions peut balayer en une nuit ; c’est enfin de maintenir en face du principe d’association le principe d’hérédité qui, des deux, n’est ni le moins fécond, ni le moins humain, ni le moins philosophique.

Pourquoi le triomphe de l’un entraînerait-il la disparition de l’autre ? Guérira-t-on le corps social par cette plaisante chirurgie révolutionnaire qui coupe le bras gauche pour donner plus de nourriture au bras droit ? Ne peut-il s’établir une accommodation qui permettra à l’aristocratie et à la démocratie de coexister dans les sociétés humaines, de se limiter, de se contenir et, en somme, de s’aider mutuellement l’une l’autre ?

Telles sont les idées qui, au moment où j’écris, semblent flotter dans l’air, se condenser et se grouper naturellement pour étayer le paradoxe de la Chambre héréditaire. Non pas toutes, assurément, mais les principales ou, tout au moins, les plus apparentes. Elles sont un curieux assemblage de raisons petites et grandes, de sagesse profonde et de puérile mondanité ; elles couvrent l’espace entre Burke et le comte d’Orsay. Sont-ce des germes que l’avenir développera, ou les dernières et fragiles poussées de la vie, en automne, avant le silence ; et le néant de l’hiver ?

Quoi qu’il en soit, les circonstances ont singulièrement favorisé ce renouveau de popularité qui rajeunit inopinément la Chambre des pairs. Après avoir défendu l’intégrité de la patrie, elle va peut-être avoir à soutenir, à propos du bill sur la responsabilité des patrons, le principe de la liberté des contrats. Que d’étranges fortunes survenues, en si peu de temps, à une assemblée dont le rôle ingrat et sacrifié ne provoquait, depuis soixante ans, que des risées ou des murmures ! M. Gladstone accomplit des miracles. Il n’a pas encore émancipé l’Irlande, et il n’est pas sûr qu’il y par vienne ; mais il a presque ressuscité la Chambre des lords.


AUGUSTIN FILON.