M. Gladstone et la question bulgare

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M. Gladstone et la question bulgare
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 17 (p. 695-706).
M. GLADSTONE
ET
LA QUESTION BULGARE

Dernièrement un journal anglais célébrait avec un peu d’emphase le succès de la grande campagne d’agitation et de meetings organisée contre la politique du cabinet tory dans la question d’Orient ; ce journal complimentait l’Angleterre sur l’imposant spectacle qu’elle vient de donner à l’Europe attentive et étonnée. — On nous accuse souvent, disait-il, d’être un peuple positif, prosaïque, grossièrement attaché à son intérêt. Et pourtant chez quelle autre nation de l’Europe les souffrances des malheureux Bulgares ont-elles excité de brûlantes sympathies ? L’Allemagne ne s’en est point émue ; elle est demeurée froide, presque impassible. La France n’est occupée que de ses récoltes et de ses affaires de ménage. L’Angleterre seule a entendu la voix du sang innocent qui criait, et seule elle a pris en main la cause de l’opprimé. — Il est certain que l’Allemagne est restée froide, presque impassible. Selon toute apparence, elle attendit qu’on lui donnât de Berlin le signal de l’attendrissement ou de l’indignation ; ce signal n’a point été donné, et la politique mystérieuse qui préside aux destinées de l’empire germanique n’a point rompu son silence. Il est également vrai que la France s’occupe beaucoup de ses récoltes et de mettre en ordre son ménage intérieur. Les seules vertus qu’elle se pique aujourd’hui de pratiquer sont les vertus domestiques, qu’elle avait trop négligées. Elle plaint sincèrement les Bulgares, mais le soin de réparer sa maison lui laisse peu de loisirs, peu de liberté d’esprit. A qui la faute ? M. Gladstone et la politique du dernier cabinet whig y sont peut-être pour quelque chose. L’école de Manchester n’emploie guère son éloquence qu’à dénoncer au monde les iniquités commises par les petits potentats, tels que le feu roi de Naples Ferdinand II, ou par des empires malades, menacés de consomption ; mais elle y regarde à deux fois avant de se brouiller avec les puissans qui abusent de leur force, et ce n’est pas un cabinet whig qui au printemps de l’année dernière a défendu la France à Berlin.

Il y a toujours du mélange dans toutes les passions humaines et en particulier dans les passions politiques ou religieuses de nos bons voisins d’outre-Manche. On ne saurait sans la plus criante injustice leur refuser la faculté de ressentir des enthousiasmes sincères et des indignations désintéressées ; mais la vivacité avec laquelle ils les expriment témoigne du désir qu’ils éprouvent d’interrompre par de fortes distractions le train monotone de leur vie et de se prouver à eux-mêmes qu’ils ont des nerfs. N’a-t-on pas dit, il y a longtemps, que le propre des Anglais est de se procurer tous les deux mois une violente émotion et de s’ennuyer en l’attendant ? Ils ont plus que tout autre peuple la passion des spectacles, et il faut renouveler souvent l’affiche ; on se blase sur tout, même sur les prédications des revivalistes américains. On parle beaucoup de la légèreté, de l’inconstance, de la versatilité française ; sous le ciel brumeux de nos voisins, le vent saute parfois du nord au sud et de l’est à l’ouest avec une inconcevable rapidité. Il y a quelques semaines, l’Angleterre approuvait sans réserve la politique du ministère tory ; elle le louait également d’avoir fait grise mine au mémorandum de Berlin et d’avoir envoyé une flotte dans la baie de Besika ; elle se félicitait d’être représentée dans les circonstances présentes par un gouvernement résolu, qui parlait haut et ne craignait pas d’agir. Tout à coup elle a condamné ce qu’elle venait d’approuver. Une notable partie de la nation ne voit plus dans lord Beaconsfield qu’un politique au cœur léger, un dangereux étourdi, et M. Gladstone, dont elle ne voulait plus entendre parler, a subitement reconquis sa faveur. Comment expliquer ce revirement aussi brusque qu’inattendu ? Sans contredit, les Circassiens et les bachi-bozouks ont commis des atrocités dans le sandjak de Philippopolis et ailleurs ; mais si philanthrope qu’on soit, encore faut-il être juste, et qui peut en bonne foi rendre lord Beaconsfield et le comte Derby responsables des massacres de Batak et d’Avrat-Alan ? La vérité est qu’après s’être applaudie d’avoir un gouvernement résolu, la bourgeoisie anglaise s’est prise à craindre qu’il ne le fût trop et qu’il ne la lançât dans quelque coûteuse aventure. Elle trouve fort bien que ses gouvernans soient fiers, mais elle désire que leur fierté ne lui fasse courir aucun hasard. Il faudrait pourtant choisir : on est toujours fier dans ce monde à ses risques et périls, et quand on ne veut rien risquer, il faut prendre philosophiquement son parti et graver sur. sa porte, avec une bonne épingle de Manchester, cette inscription : Ici on ne se brouille avec personne et on se déclare satisfait de tout ce qui peut arriver ; otium sine dignitate, voilà notre devise.

Lord Beaconsfield disait dans son discours d’Aylesbury que le peuple anglais est le peuple du monde qui s’enthousiasme le plus facilement. « Le danger, ajoutait-il, est que des politiques artificieux exploitent au profit de leur ambition de nobles sentimens et s’en servent pour arriver à leurs fins perverses. » L’expression est bien forte ; en changeant de nom, le spirituel auteur de Coningsby n’a point changé de style, et il se soucie peu de ménager ses termes. A qui persuadera-t-il que M. Gladstone soit un scélérat ? Ce qui est hors de doute, c’est que l’animosité virulente déployée par certains orateurs dans de récens meetings a prouvé que la France n’est pas le seul pays où l’esprit de parti l’emporte quelquefois sur le patriotisme. Dans un moment où le gouvernement anglais doit conduire en Europe d’importantes et difficiles négociations, ils ont travaillé autant qu’il était en eux à diminuer son prestige, à affaiblir son autorité. Leur plus grand tort est d’agiter et d’ameuter la nation contre lui, sans avoir aucun programme sérieux et nettement défini à substituer au sien. Ils combattent avec acharnement sa politique, qui est la politique traditionnelle de la Grande-Bretagne. Par quoi veulent-ils la remplacer ? Par des expédiens chimériques, qu’ils ne proposent peut-être qu’avec une demi-conviction.

M. Gladstone est sans contredit l’un des meilleurs chanceliers de l’échiquier que l’Angleterre ait jamais eus ; personne ne s’entend mieux que lui à mettre un budget en équilibre ; c’est là son génie propre. Par son application, il a acquis d’autres aptitudes ; par exemple il est devenu, à la sueur de son front, un théologien de quelque compétence ; mais ses compatriotes ont toujours douté qu’il y eût en lui l’étoffe d’un grand politique. La brochure intitulée Bulgarian horrors ne porte pas la marque d’un homme d’état ; c’est l’œuvre d’un philanthrope qui s’intéresse aux opprimés, et d’un chef de parti qui décharge sa bile échauffée, — car depuis que les Irlandais ont trahi sa confiance et que leur défection l’a forcé de quitter le pouvoir, M. Gladstone est devenu bilieux, et il soulage son cœur en écrivant des brochures d’une éloquence amère. Nous doutons que la prophétie de lord Beaconsfield se réalise et que M. Gladstone se repente jamais d’avoir publié son factum, qui lui a refait une popularité dans la classe ouvrière et dans la bourgeoisie. C’est exiger beaucoup que de demander à un homme d’état de se repentir d’une faute dont son ambition a retiré quelque profit ; mais quand M. Gladstone se retira de sang-froid, peut-être regrettera-t-il de s’être trop livré à ce penchant à l’emphase qui gâte son remarquable talent oratoire. Nous ne voyons pas ce qu’il a pu ajouter à la force de la cause généreuse qu’il défendait en traitant d’orgies sataniques, fell satanic orgies, les criminelles représailles des bachi-bozouks, et en affirmant qu’il n’est pas dans les îles de la mer du Sud un seul cannibale qui ne bouillonnât d’indignation au récit de ces horreurs. Certains historiens ont essayé de nous persuader que Marat était un philanthrope méconnu dont l’âme renfermait des trésors de tendresse cachée. Le cannibale au cœur sensible est une invention particulière à M. Gladstone.

N’est-ce pas aussi montrer trop d’amour pour l’hyperbole que de nous représenter les Turcs comme « le grand spécimen anti-humain de l’humanité ? » Un philosophe a dit que tout ce qui existe est raisonnable, ce qui signifie que tout ce qui existe, même le Grand-Turc, a sa raison d’être. Si l’empire osmanli compte déjà plusieurs siècles d’existence, il y a sûrement de bonnes raisons pour cela, et M. Gladstone les découvrira sans doute, aussitôt que sa passion n’offusquera plus ses lumières et son jugement naturel. « Partout où s’est étendue la domination des Omanlis, nous dit-il, la civilisation a disparu. Ils représentent le gouvernement de la force brutale opposé au gouvernement des lois. Ils ont pour guide dans cette vie un inexorable fatalisme, et pour récompense promise au-delà du tombeau un paradis sensuel. » Les houris n’ont rien à voir dans cette affaire, et la vérité est que la barbarie turque a remplacé à Constantinople un empire vermoulu, une civilisation profondément viciée et corrompue, qui depuis longtemps n’avait plus rien à donner au monde. L’histoire nous enseigne aussi que quelques-unes des plus déplorables institutions, quelques-uns des abus les plus fâcheux qu’on reproche aujourd’hui au gouvernement turc, sont un héritage funeste laissé par Byzance à ses vainqueurs. L’histoire nous apprend encore que, par une sorte de fatalité, rien n’est plus difficile que d’assurer aux populations de la péninsule illyrienne les bienfaits d’un bon gouvernement ; c’est une tradition perdue depuis te siècle des Antonins. En proie à toutes les rivalités de races, de langues et de confessions, elles avaient besoin d’un maître qui fût l’arbitre souverain de leurs différends ; c’est un maître bien dur que le padichah, il n’a pas laissé d’être souvent un arbitre habile et même équitable. M. Gladstone refuse aux Turcs tout génie politique ; c’est les attaquer dans leur fort. Nous relisions l’autre jour dans Chardin le résumé d’une conversation qu’il eut avec le chevalier Quirini, baile de Venise à Constantinople. Quirini témoignait au voyageur français son admiration pour la politique du divan, qui, selon lui, passait de beaucoup celle des Européens ; il remarquait « qu’elle n’était point renfermée en des maximes et des règles, qu’elle consistait toute dans le bon sens, sur lequel elle était uniquement fondée, et que n’ayant en apparence ni art ni principes, elle était comme inaccessible. » Le chevalier prétendait que, s’il avait un fils, il ne lui donnerait point d’autre école de diplomatie et d’esprit de conduite que la cour ottomane. De récens événemens ont prouvé jusqu’à l’évidence que l’esprit politique ne s’est point encore retiré des rives du Bosphore ; s’il en faut croire ce qui se passe et se dit à Stamboul, le bon sens turc n’est pas mort, il s’appelle aujourd’hui Abdul-Hamid.

Le pamphlet de M. Gladstone ressemble à l’un de ces mélodrames où. nous voyons des êtres angéliques aux prises avec d’affreux scélérats ; les personnages qu’on y met en scène sont des perfections ou des diables, aucun d’eux n’est ni coquin ni vertueux à moitié. Les Turcs et les Serbes de M. Gladstone sont vraiment des Turcs et des Serbes de fantaisie, les uns au-dessous, les autres au-dessus de l’humanité. Nous ne dirons pas avec le chef du cabinet anglais qu’en déclarant la guerre à son suzerain, la Serbie a violé non-seulement tous les principes de la loi internationale et de la moralité publique, mais encore tous les principes d’honneur. Chaque être a sa destinée, et ses instincts le poussent invinciblement à la remplir. Le petit Piémont oriental, dont Belgrade est la capitale, se croit destiné à devenir le centre d’un grand empire slave, et, quelques précautions qu’on puisse prendre, il saisira toutes les occasions d’arriver à ses fins. A côté de la morale universelle, chaque peuple a sa morale particulière, et le premier article de la morale serbe est que les Turcs sont des animaux malfaisans, que tous les moyens de leur nuire sont bons et légitimes, et qu’il n’y a pas lieu de leur appliquer les règles du droit des gens. Les ambitieux sont tenus de réussir, sinon le monde les juge sévèrement ; mais M. Gladstone réserve toutes ses rigueurs pour les Turcs, lesquels ne sont pas des hommes. Il ne croit pas à l’ambition du prince Milan et de ses ministres, il les tient pour de purs philanthropes comme lui, ils n’ont écouté à son avis que leur généreuse pitié pour les Bosniaques opprimés. — « Aussi longtemps, nous dit-il, que l’intervention de l’Europe donna aux Serbes l’espérance de voir redresser les griefs de leurs frères, ils ont maintenu la paix ; quand ils ont perdu cet espoir, ils se sont mis en campagne, et ils peuvent alléguer à leur décharge les vives et légitimes sympathies, qui les ont entraînés. »

M. Gladstone est-il bien sûr de ce qu’il avance, et que sa façon d’écrire l’histoire ne tienne pas du roman ? Pourrait-il nous prouver que l’insurrection bosniaque n’a pas été combinée, préparée, entretenue par le cabinet et les comités de Belgrade ? N’a-t-il pas remarqué, comme tout le monde, qu’à peine une bande d’insurgés avait-elle été battue et dispersée, elle se hâtait de se retirer en Serbie, où les Turcs ne pouvaient la poursuivre, et que dans ce refuge assuré elle se reformait à loisir, jusqu’à ce qu’elle fût en état de tenir de nouveau la campagne ? Ce jeu a duré longtemps ; mais du jour où, jetant le masque, la Serbie et le Monténégro ont ouvert en forme les hostilités, il n’a plus été question d’insurgés ni en Bosnie ni dans l’Herzégovine. Le 19 décembre de l’an dernier, un agent révolutionnaire d’Avrat-Alan, nommé Kaplichko, déclarait, dans une lettre qui figure parmi les pièces trouvées sur les chefs des insurgés bulgares, que, si le prince Milan et le prince Nikita n’avaient pas encore pris ouvertement l’offensive, c’est qu’ils faisaient déjà la guerre aux Turcs sous le nom de l’Herzégovine. « Comme l’armée turque, ajoutait-il, ne peut toucher sa solde et que toutes les sources de revenus sont taries, le gouvernement turc sera encore plus faible au printemps prochain qu’il ne l’est aujourd’hui. Tirons notre profit de toute cette politique des étrangers. » Qui se chargera de nous révéler les mystères de Belgrade ? Cette histoire serait bien intéressante, et l’Europe serait heureuse d’avoir le mot d’un imbroglio qui excite à la fois et déroute sa curiosité. Elle avait cru s’apercevoir que les insurgés bosniaques étaient des Serbes déguisés ; elle se demande maintenant si les Serbes de Belgrade et de Deligrad sont de vrais Serbes et ce qu’elle doit penser de leur armée soi-disant nationale, où du jour au lendemain tout le monde, officiers et soldats, s’est mis à parler russe. En vérité, ce qui se passe entre le Danube, la Drina et le Timok ressemble trop à une tragi-comédie, à une burlesque et sanglante mascarade ; on craint à tout moment de s’y tromper et de prendre un visage pour un masque ou un masque pour un visage.

Les bachi-bozouks sont des bêtes féroces, et certains pachas sont profondément pervers ; mais il n’est pas plus dangereux de tomber sous la coupe ou sous le couperet des bachi-bozouks et de certains pachas que de conclure un traité avec cette puissance occulte qu’on appelle un comité secret, révolutionnaire et panslaviste. « Les gouvernemens de ce siècle, disait l’autre jour lord Beaconsfield, n’ont pas affaire seulement aux gouvernemens, aux empereurs, rois et ministres ; ils ont à compter aussi avec les sociétés secrètes, qui peuvent mettre à néant toutes leurs combinaisons, qui ont des agens partout, des agens sans scrupule, lesquels poussent à l’assassinat et ne craignent pas, quand cela leur convient, de provoquer un massacre. » Les princes qui font alliance avec les comités pour satisfaire leur ambition s’en mordent souvent les doigts. Au moyen âge, les ambitieux donnaient leur âme au diable pour entrer en possession du trésor ou de la couronne qu’ils convoitaient. Un jour ou l’autre, quelqu’un venait frapper à leur porte ; c’était leur redoutable compère, l’homme noir, qui voulait être payé. Les comités panslavistes sont comme le diable, ils ne laissent jamais passer le jour de l’échéance sans présenter leur facture. Le prince Milan en sait quelque chose ; le fatal étranger, l’homme noir ou blond, car la couleur ne fait rien à l’affaire, lui a fait sentir que, prince ou roi, il n’est plus son maître et que le général Tchernaïef règne à cette heure en Serbie. Nous souhaitons que le prince Milan réussisse à se dégager de la trame funeste où sa liberté s’est laissée prendre comme une mouche dans une toile d’araignée ; mais l’effroyable catastrophe que les sociétés secrètes ont attirée sur la Bulgarie peut-elle être réparée ? Par leurs promesses, par leurs menace ? , par leurs mensonges, des émissaires sans conscience sont parvenus à soulever d’innocentes et paisibles populations, moins désireuses de conquérir leur affranchissement politique que d’obtenir des gages pour leur sécurité, et prêtes à s’accommoder de leur sultan, si leur sultan les protège contre les exactions de leurs pachas. On leur a persuadé que leur vie et leurs biens étaient en danger, que les Russes accouraient pour les défendre, et on les a conduites à la boucherie. Les pêcheurs en eau trouble ont péché cette fois dans le sang. M. Baring a raison de dire dans son rapport que, si les crimes des bachi-bozouks et des Circassiens doivent exciter l’universelle indignation, on ne peut trop exécrer l’odieuse conduite des agitateurs qui, pour servir les vues égoïstes d’états avides de s’arrondir, ont plongé dans la désolation une belle et riche province. Pourquoi, dans sa brochure, M. Gladstone n’a-t-il pas dit son fait à tout le monde ? Pourquoi n’a-t-il pas fait la part de toutes les responsabilités ? C’est qu’il voulait écrire un pamphlet et que l’injustice est le premier devoir d’un pamphlétaire.

Si les Turcs sont un spécimen anti-humain de l’humanité, il faut les chasser d’Europe et même les exterminer. Telle n’est point pourtant la conclusion de M. Gladstone ; il lui suffit que les Turcs retirent de la Bulgarie leurs pachas, leurs caïmacans, leurs zaptiés, leurs mudirs, et qu’ils accordent à cette province une autonomie politique pareille à celle dont jouissent la Serbie et la Roumanie, en ne se réservant qu’un droit de souveraineté nominale. Cette solution est-elle bien pratique ? Il y a en Bulgarie un très grand nombre de musulmans propriétaires qui ne sont ni zaptiés, ni mudirs, ni pachas. M. Gladstone ne nous dit pas nettement ce qu’il se propose d’en faire. Il ne nous dit pas non plus comment il s’y prendra pour inoculer l’esprit de gouvernement à une race longtemps dépendante, laquelle a contracté des habitudes séculaires d’obéissance, et pour lui assujettir ses anciens maîtres, qui seuls possèdent le métier des armes et la science du commandement. Aussi bien n’est-il pas étrange de choisir le moment où un pays a été ensanglanté par une affreuse guerre civile pour dire à des frères ennemis qui viennent de s’entr’égorger : « Désormais vous vous appartiendrez à vous-mêmes ; nous ne souffrirons plus que personne se mette entre vous. » Ces malheureux sont condamnés à vivre longtemps encore sous tutelle, et si leur tuteur n’est pas le sultan, avant peu ce sera le tsar.

Un voyageur allemand, M. Kanitz, aussi consciencieux qu’éclairé, qui a étudié de près son sujet et dont les sympathies pour les Bulgares ne sont pas douteuses, rend témoignage à leurs excellentes qualités, à leurs habitudes laborieuses, à leur industrie, à leur humeur paisible et docile, à leurs vertus domestiques ; mais il est obligé de confesser qu’il ne connaît guère de peuple plus ignorant ni plus superstitieux. Émanciper un mineur incapable de se conduire n’est pas le meilleur service qu’on puisse lui rendre. M. Gladstone a l’air de croire que les Bulgares n’ont pas d’autres ennemis que leurs pachas. Écoutons M. Kanitz : « Plus on étudie les provinces de la Turquie d’Europe, nous dit-il, plus on se convainc que les vices de l’administration et de la justice turques ne compromettent que les intérêts matériels des rajahs, mais que leurs misères intellectuelles et morales doivent être attribuées à l’indigne conduite du patriarcat fanariote, et une haine de races y aidant, ce sont les populations slaves de la Bulgarie que le clergé grec opprime avec le moins de ménagement… Le voyageur qui arrive dans quelque cité bulgare verra toujours se presser devant la porte du pacha de nombreuses députations de paysans dans une attitude suppliante. C’est à genoux qu’ils le conjurent d’alléger les charges écrasantes que leur imposent les fermiers de la dîme, grecs ou arméniens. Souvent ils se plaignent des injustes exigences des propriétaires turcs, leurs seigneurs ; mais dans ces derniers temps ils réclamaient surtout contre les vexations dont les accable leur clergé[1]. »

Il en coûte gros de devenir patriarche de Constantinople. Pour rentrer dans sa dépense, on met aux enchères les sièges épiscopaux, et à leur tour les évêques se remboursent de leurs frais d’acquisition en vendant à beaux deniers comptans toutes les cures de leurs diocèses. On a vu des popes bien rentes en acheter jusqu’à vingt à la fois et les repasser à d’autres, non sans prélever une commission usuraire. Grâce à la dîme et aux extorsions de tout genre, il se trouve que chacun a fait une bonne affaire. C’est du meilleur de son sang que le peuple nourrit toutes ces sangsues publiques, que personne n’a jamais fait dégorger. Passe encore si, tout en dévorant ses ouailles, le clergé bulgare se croyait tenu de leur distribuer le pain de l’âme en retour des piastres qu’il leur prend et de se donner quelque peine pour les instruire. « Que dirai-je de la corruption du haut clergé ? s’écrie M. Kanitz, ces enfans du Fanar sont de vrais pachas spirituels… Ni femmes ni jeunes filles ne sont à l’abri de leurs entreprises. Les plaintes adressées à ce sujet au grand-vizir, qui fit en 1860 une tournée dans la Bulgarie, dépassent tout ce qu’on pourrait imaginer. » Pour ce qui est du pope, ses mœurs sont beaucoup plus régulières, mais son ignorance est extrême. La seule supériorité manifeste qu’il ait sur le commun des paysans consiste dans sa grande barbe et dans sa barrette. A peine connaît-il ses lettres. Au lieu d’inscrire dans un registre les baptêmes et les mariages, il s’en tient souvent à la taille de bois, et après avoir fait sa coche, administré les sacremens, nasillé la liturgie, il retourne à sa charrue et à ses porcs, qui sont les seuls de ses paroissiens qu’il ait souci d’engraisser.

Comment trouver les élémens d’une administration autonome et d’un gouvernement libre chez un peuple qui n’a d’autre instituteur qu’un pareil clergé ? M. Kanitz nous raconte qu’il y a quelques années, un bon vent ayant soufflé sur Stamboul, on y sentit le besoin de donner quelque attention à l’instruction publique dans les provinces, « Les autorités turques, que cela soit dit à leur honneur, exhortèrent énergiquement les communes bulgares, soit chrétiennes, soit musulmanes, à s’occuper sérieusement de l’enseignement primaire. On leur enjoignit de créer des caisses d’écoles et de construire des bâtimens. Dans plusieurs grandes villes, ces injonctions portèrent fruit ; de jolis édifices scolaires remplacèrent les étroits appentis où, à l’ombre de la mosquée, la jeunesse turque était endoctrinée par un hodscha. Les nouvelles ordonnances furent portées à la connaissance des communes chrétiennes par l’entremise de leurs évêques. Comment furent-elles interprétées ? — A quoi vous servirait d’avoir de meilleures écoles ? s’empressa de dire à ses ouailles l’archevêque de Nissa ? Voulez-vous faire de vos enfans des hérétiques ou des incrédules ? Mieux vaut que nous fassions des collectes pour bâtir des églises. De vastes temples élevés à la gloire de Dieu sont les meilleures des écoles. — La nouvelle église de Nissa, commencée en 1859, absorba tous les fonds de la commune et peut servir de document pour nous apprendre comment le clergé grec traverse et paralyse les rares velléités que peut avoir la Porte d’améliorer le sort des rajahs. »

Les Bulgares connaissent leur mal, ils sont désireux d’en guérir, et à plusieurs reprises ils ont adressé de pressans appels au médecin, qui ne les a point entendus. Comme dit le proverbe oriental, on n’habille pas un homme qui n’a pas de chemise en lui donnant des boucles d’oreilles. Les Bulgares n’aspirent point pour le moment à conquérir leur indépendance politique ; nous, doutons que les gouverneurs ou les princes chrétiens qu’on pourrait leur octroyer fissent bien leur affaire ; selon toute apparence, ces gouverneurs s’occuperaient beaucoup moins d’administrer en conscience leur province que de servir les intrigues de l’étranger, dont ils seraient les agens officieux. Il n’y a jamais eu en Bulgarie que des insurrections artificielles, et ainsi que l’a dit M. Baring, le cœur du peuple n’y était pas. En 1876 comme en 1868, en 1867, en 1862, elles ont été provoquées du dehors, et les boute-feu sont venus de Bucharest et de Belgrade, ces deux foyers permanens de conspiration contre l’intégrité de L’empire ottoman. La véritable égalité civile entre chrétiens et musulmans, des réformes sérieuses dans l’administration, dans la justice, dans l’assiette et dans la perception de l’impôt, voilà ce que réclament les Bulgares ; mais le plus cher de leurs rêves est d’avoir un autre clergé et de posséder une véritable église nationale, indépendante du patriarcat de Constantinople. M. Gladstone voudrait les délivrer de leur sultan ; c’est à leur sultan qu’ils s’adressent depuis de longues années pour qu’il Les délivre du Fanar. « Si nous sommes une fois débarrassés de nos mauvais gouverneurs et du clergé grec, qui nous mange jusqu’aux os, disait L’un d’eux, nous pourrons devenir quelque chose. Hélas ! notre bon padichah ne sait pas tout le mal qu’on nous fait. »

Les fils d’Othman ne se sont guère mis en peine de redresser les griefs de leurs sujets chrétiens. M. Gladstone est persuadé que la Sublime-Porte ne voudra jamais se réformer, et que, le voulût-elle un jour, elle ne le pourrait pas ; le Koran s’y oppose. Nous croyons plus à la puissance des mauvaises habitudes qu’à l’inflexibilité du Koran. Il n’est pas de religion positive qui n’ait eu des contestations avec le progrès et qui n’ait fini par transiger avec lui. De tous les arts utiles à la vie, le plus précieux est l’art des accommodement Le Koran n’est pas aussi intransigeant qu’on veut bien le prétendre ; il souffre qu’on l’interprète. Platon faisait dire à Socrate beaucoup de choses auxquelles il n’avait lamais pensé ; que de choses ne peut-on pas faire dire à Mahomet, sans qu’il s’en fâche ! Au commencement de ce siècle, Sélim III, instruit par ses revers, conçut le projet de transformer son armée et de lui donner l’organisation européenne. Il fit publier un écrit destiné à démontrer aux vieux-croyans que la baïonnette et l’artillerie légère n’étaient pas des inventions incompatibles avec la loi sainte. Mal lui en prit : les vieux-croyans le reléguèrent dans le sérail, où il fut étranglé ; mais l’artillerie légère et la baïonnette ont triomphé de cette épreuve et aujourd’hui les Turcs s’en servent avec une incontestable habileté et en parfaite sûreté de conscience. Sauf les Peaux-Rouges et les cannibales au cœur sensible de M. Gladstone, il n’y a point de race absolument improgressive. La Porte a trop souvent violé ses promesses, et ses hatti-schérifs sont demeurés à l’état de lettre morte. Croit-on cependant que le sort des rajahs ne se soit pas amélioré pendant ces dernières années ? Un paysan bulgare disait naguère à un étranger : « Regarde ce grand village ; jadis tout ce qu’il contient était à la merci du premier Turc qui passait sur le chemin ; mais il n’en est plus ainsi. » Et l’assistance s’écriait : Dieu veuille que, par la grâce du sultan, tout ce qui est encore à changer soit changé !

Ceux qui nient qu’il soit possible aux Turcs de réformer leur administration, feront bien de lire les pages intéressantes que M. Kanitz a consacrées à l’œuvre accomplie il y a dix ans en Bulgarie par Midhat-Pacha, quand il était gouverneur de la province du Danube, laquelle s’étendait alors de Viddin jusqu’à Varna, de Sophia jusqu’à Roustouk, et comprenait un territoire deux fois plus, grand que la principauté de Serbie. M. Kanitz, qui avait déjà visité ce pays, eut peine à le reconnaître. Il s’étonnait de voir dans les konaks les rajahs plus humainement traités par les fonctionnaires turcs, et de rencontrer dans les bureaux des employés chrétiens ; il fut frappé aussi du changement qui s’était fait dans les manières et dans les procédés des zaptiés à l’égard du paysan. « Une administration mieux réglée, des écoles, des inspecteurs de l’enseignement primaire pour toutes les confessions, des ingénieurs et des constructeurs appelés de l’étranger, des casernes, des édifices publics, des chemins de fer, des télégraphes, des chemins et des ponts, des caisses de crédit à l’usage de la propriété foncière, des orphelinats, des maisons disciplinaires, des hôtels, des rues pavées et propres, l’éclairage des villes, la destruction du brigandage dans le Balkan et sur toutes les routes ; tout cela, pour ne pas parler du reste, était l’ouvrage d’un homme doué d’une manière peu commune, qui représentait aux yeux de tous les gens clairvoyans la réaction incarnée contre les innombrables abus dont souffraient également les Turcs et les chrétiens. » — « Je ne connais pas personnellement Midhat-Pacha, ajoute M. Kanitz, je ne le connais que par ses œuvres. D’après tout ce que j’ai vu et entendu, il est hors de doute pour moi que s’il eût gouverné plus longtemps le vilayet du Danube il en eût fait une province exemplaire en Turquie, laquelle aurait pu servir de modèle pour l’organisation de toutes les autres. » Lorsque M. Kanitz revint à Roustouk en 1868, Midhat n’était plus gouverneur. Des intrigues de sérail, auxquelles certaine diplomatie n’était point demeurée étrangère, avaient déterminé son rappel, et ses indignes successeurs se sont empressés de détruire son ouvrage. Dans la séance du grand conseil qui a précédé la cérémonie de la mosquée d’Eyoub, le sultan Abdul-Hamid, après avoir déploré les massacres de Bulgarie, a déclaré que la Porte s’était placée par ses propres fautes dans une telle situation, qu’elle devait songer à obtenir coûte que coûte une paix immédiate, afin de travailler activement aux réformes qui pouvaient seules la sauver. Le hatt impérial, lu le 10 septembre à la Sublime-Porte, annonce qu’une des réformes projetées est destinée à établir la responsabilité et la stabilité des fonctionnaires de l’empire. Puisse cette promesse être moins vaine que tant d’autres ! Il y va de l’existence de la Turquie.

De toutes les solutions de la question d’Orient qui ont été proposées, celle que M. Gladstone a prise sous son patronage nous paraît la moins satisfaisante. Les petits états autonomes qu’il voudrait fonder sur la rive droite du Danube et sur les deux versans du Balkan seraient-ils en réalité des états autonomes ? Leur indépendance ne serait-elle pas illusoire ? N’auraient-ils pas quelque jour leur Tchernaïef ? Ne tomberaient-ils pas dans les mains des sociétés secrètes ? Il n’y a pas encore en Europe de société d’assurance contre les tarets. Nous doutons, à vrai dire, que M. Gladstone fît le bonheur de ces populations en les émancipant. Il faut plaindre le sort des petits peuples qui se croient destinés à représenter une grande idée. Heureuses la Suisse et la Belgique, elles n’ont point de pareilles prétentions ! C’est un hôte bien incommode et bien coûteux qu’une grande idée logée dans une petite maison ; elle a bientôt fait d’en dévorer les ressources, d’en mettre à sec le coffre-fort, de dépenser pour sa gloire un argent qui aurait pu servir à drainer des champs ou à bâtir des écoles. Ne multiplions pas les peuples hidalgos qui rêvent de chercher des aventures, de pourfendre des géans et de conquérir l’empire de Trébizonde ou de Byzance. Ils prennent en pitié la charrue et le comptoir, ils passent leur temps à se griser de leur future grandeur, qu’ils préparent tout doucement par de petites intrigues asiatiques.

Nous ne croyons pas non plus que la création de ces nouveaux états, qui paieraient à leur suzerain un modeste tribut, fût conciliable avec l’intégrité territoriale de la Turquie, dont M. Gladstone se déclare le partisan convaincu. Il se flatte de la sauvegarder en conservant à la Porte un droit de souveraineté purement nominal. Il n’aurait garde de déposséder le sultan, qui conservera, s’il lui plaît, son titre de grand-seigneur. De fait, le propriétaire de la maison en deviendra le concierge, chargé d’en interdire l’entrée aux puissances étrangères ; il ne tirera le cordon qu’à bon escient. Comment s’y prendra le grand-seigneur quand il n’aura plus ni argent, ni armée, pour empêcher qu’on n’entre chez lui sans sa permission ou pour décourager les princes ses tributaires de se faire proclamer rois par les soldats qui leur arrivent de Moscou ? Au surplus, il faudrait que M. Gladstone convertît à ses dangereuses chimères l’Austro-Hongrie, si intéressée dans le règlement des affaires d’Orient, et dont la sûreté est si nécessaire à L’équilibre européen comme à la civilisation. Le comte Andrassy a déclaré hautement qu’il n’entendait pas échanger son voisin paisible contre un voisin turbulent. — « De nouvelles provinces autonomes, écrivait l’autre jour un publiciste viennois, ne seraient qu’un, nouveau foyer de panslavisme, un nouveau théâtre pour des insurrections, un nouveau champ d’essai pour les aventuriers russes, une proie offerte aux convoitises de la Serbie ; en un mot, un danger permanent pour l’empire austro-hongrois. » C’est un noble fleuve que le Danube et un. fleuve très utile ; ne le livrons pas aux interlopes de la politique.

L’Europe a donné tort à M. Gladstone, elle s’est ralliée aux propositions du chef du foreign-office. Elle a pensé que le meilleur parti à prendre était de maintenir le statu quo et d’imposer à la Turquie la réforme administrative ; elle a jugé aussi que cette réforme doit consister non à stipuler pour les chrétiens d’Orient des privilèges particuliers, mais à établir un système d’institutions locales qui assure aux musulmans comme aux orthodoxes grecs, comme aux catholiques romains, un droit de contrôle dans les affaires de leurs communes et des garanties contre l’arbitraire. Quelle, que soit la bonne volonté du gouvernement turc, la tâche que s’est donnée l’Europe est très ardue, très épineuse ; nous croyons cependant qu’elle en viendra à bout, si le général Tchernaïef veut bien le lui permettre. « Occupez-vous des faits, a dit un Anglais, et les principes, prendront soin d’eux-mêmes. » Tout est difficile en Orient, et c’est la partie du monde où les principes doivent le plus compter avec les faits. Que le cabinet tory mène à bien son entreprise, ni l’Europe ni l’Angleterre ne lui marchanderont leurs éloges. Après tout, si M. Gladstone reprenait demain la conduite des affaires, il est probable que sa politique ne différerait pas sensiblement de celle de lord Derby. Ainsi va le monde : quand on est dans l’opposition on a de l’humeur, on se livre à son caprice, on met la philanthropie au-dessus des intérêts de son pays, on écrit des brochures, et ce qu’on peut faire de mieux en revenant au pouvoir, c’est de les oublier.


G. VALBERT.

  1. F. Kanitz, Donau-Bulgarien und der Balkan, historisch-geographisch-ethnogra-phische Reisestudien aus den Jahren 1860-1875, Ier vol., pages 103 et 116.