M. Leconte de Lisle (Paul Bourget, 1886)
M. LECONTE DE LISLE
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De tous les poètes de talent apparus en
France depuis la fin du mouvement
romantique de 1830, aucun n’aura eu plus que
M. Leconte de Lisle une destinée singulière
ni qui montre mieux quel abîme sépare
aujourd’hui le goût du public en littérature et
celui des purs artistes. Voici trente années que
les Poèmes antiques ont révélé dans l’auteur de
Midi, de la Fontaine aux lianes, de Çunacépa, un
incomparable écrivain en vers. Et depuis lors
M. Leconte de Lisle, bien qu’il n’ait donné que
deux recueils nouveaux, les Poèmes barbares et
les Poèmes tragiques n’a pas cessé d’être
considéré comme un maître par tous les fervents de la Muse. Son prestige sur eux a été si grand qu’il domine l’effort de renaissance poétique du
Parnasse contemporain, — renaissance où se
trouvèrent mêlés tant de poètes divers, depuis
M. Sully Prudhomme jusqu’à M. François
Coppée. Il semble qu’un tel poète devrait occuper
devant l’opinion de notre pays une place unique,
analogue à celle que nos voisins d’outre-Manche
ont faite à M. Swinburne. Mais l’esprit français,
qui subit en cela l’inévitable rançon de ses
qualités, n’arrive guère à la sensation de la vraie
poésie, à moins d’y être entraîné par des raisons
étrangères à l’essence même du principe
poétique. Si Hugo et Lamartine furent populaires
dès leur début, c’est que le caractère religieux
de leur première inspiration correspondait bien
au néo-catholicisme d’alors. Si Alfred de Musset,
malgré son indifférence politique, se trouve avoir
conquis une telle vogue, c’est que le poète chez
lui se double d’un orateur ; son éloquence a
sauvé sa poésie. M. Leconte de Lisle, lui, a
composé une œuvre où la poésie n’est mélangée
d’aucun alliage, et qui ne saurait être comprise
et sentie que par les lecteurs qui aiment la Beauté
pour la Beauté. Aussi n’a-t-il pas rencontré,
parmi la foule, l’accueil qu’elle réserve à ses
favoris, et la disproportion est forte entre le rang qu’il occupe devant le public et la place que lui
décernent les artistes. Son influence, pour être
ainsi restreinte, n’en est pas moins profonde,
car elle se retrouve, présente et durable, chez
presque tous les poètes de notre époque.
Indirectement elle s’étend jusqu’à ceux qui ne la
subissent qu’à travers un ou deux d’entre ces poètes.
Celui qui étudie dans les écrivains de la
génération précédente les origines de quelques-unes
des tendances et des idées de la génération
actuelle, doit donc se préoccuper de M. Leconte
de Lisle comme de Charles Baudelaire et de
Gustave Flaubert, et l’auteur de Qaïn et des
Érinnyes a son rang marqué dans la série de ces
esquisses, où l’on essaye de noter plusieurs traits
épars de la changeante physionomie contemporaine.
Précisément, c’est ce caractère contemporain, — ou moderne, pour employer un terme d’école, que beaucoup de personnes refusent à M. Leconte de Lisle, et cela, depuis la publication de son premier recueil de vers. Il a bien fallu lui reconnaître la magnificence de la forme poétique, le pouvoir d’évocation visionnaire, la solidité du verbe, l’ampleur de la période, la justesse merveilleuse de l’image. Mais les adversaires du poète ont voulu ne voir dans ces qualités que l’effort d’une rhétorique supérieure, et ils lui ont nié cette flamme de la vie sans laquelle l’art d’écrire se réduirait, en effet, à un jeu de patience intellectuel. La vertu vraie d’une œuvre ne réside-t-elle pas dans la partie nécessaire et inévitable, celle que l’artiste a composée, comme il respire, comme il marche, comme il aime, sous la pression d’une force intérieure qui le contraignait à prolonger son rêve dans de certaines formes de phrases, de même qu’elle le contraint à faire de certains gestes, à éprouver de certaines émotions, à vivre enfin une certaine vie ? Comme il y a dans la nature humaine une imbrisable unité, il est évident que l’œuvre de littérature ou d’art conçue et produite ainsi par une nécessité profonde doit manifester tout l’homme qui la conçoit et qui la produit, avec son sens particulier du monde et de lui-même, avec sa façon ou tendre ou amère de goûter le réel, avec son être enfin dans ce qu’il a de plus intime et de plus vrai. Mais cet être tient à son milieu par d’invisibles racines, comme une plante au coin de sol dont elle absorbe la sève. Donc, en se transcrivant dans son œuvre, l’artiste se trouve avoir du coup transcrit quelque chose de ce milieu, une portion de cette grande âme contemporaine dont il est une des pensées, un peu du vaste cœur de sa génération dont les battements retentissent en lui. Il résulte de là que, si la poésie d’un poète se trouvait absolument en dehors de toute date et de toute époque, elle serait une œuvre de mort, simple curiosité d’école, bonne à divertir des scoliastes, mais incapable de servir de pâture vivante à des hommes vivants.
Ceux qui n’ont pas reconnu chez M. Leconte de Lisle cette puissance de vie, personnelle à la fois et contemporaine, se sont laissés, me semble-t-il, abuser pas une erreur d’analyse qu’il importe de définir avec netteté, non pas seulement pour éclairer d’un jour complet la figure de l’auteur des Poèmes barbares, mais surtout pour mieux étudier un problème d’esthétique générale qui se pose devant beaucoup d’artistes de nos jours et les obsède d’une préoccupation incessante. Je veux parler de cette question du Moderne dans l’art et dans la littérature qui inquiétait déjà les romantiques. Par quels procédés en effet secouer le joug de la tradition, si pesant sur la pensée de ceux qui arrivent tard dans une civilisation déjà épuisée de littérature ? André Chénier répondait par son conseil célèbre :
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
Il plaçait donc essentiellement le Moderne dans
le choix des sujets. Stendhal, lui, donnait un
conseil contraire, car, avec une inintelligence
tout à fait indigne de son rare esprit, il
proscrivait les anciennes formes et n’hésitait pas à
condamner par exemple d’une façon absolue la
langue des vers. De nos jours, les écrivains
naturalistes qui se sont plus particulièrement
attachés à ce problème du Moderne le résolvent
par la théorie de la nouveauté dans le fond et
dans la forme. « Copiez ce que vous voyez
comme vous le voyez, » disent les peintres qui
veulent amener leurs élèves à faire ce qu’on
appelle, dans les ateliers, de la peinture sincère.
Pourquoi le littérateur n’agirait-il pas de même ?…
La vie ondoie autour de lui, changeante et riche. S’il est à Paris, il a sous les yeux le décor des
rues, des magasins, des salons, la cohue des
intérêts rivaux, la mêlée des passions, une
masse énorme d’hommes et de femmes qui vont
et qui viennent, tous marqués au sceau des
mœurs de l’époque. Qu’il reproduise sur le
papier et par le moyen de mots adaptés ces mœurs
et ce décor, consciencieusement, exactement,
n’aura-t-il pas exécuté le programme d’un art tout
contemporain et par suite aussi vivant
qu’original ? S’il est en province, il a devant lui le
paysage rustique, l’âme villageoise et ses coutumes à
transcrire, toute la réalité d’un monde instinctif
à faire passer dans ses livres, avec sa couleur ou
tragique ou heureuse, — et c’est bien ainsi que
procède toute l’école actuelle, depuis
MM. Émile Zola et
Alphonse Daudet jusqu’à MM.
J.-K. Huysmans et
Paul Alexis, depuis M. Paul Arène
jusqu’à M. Émile Pouvillon.
En toute matière, les solutions simples ont beaucoup de chances d’être incomplètes. Mais c’est en esthétique surtout que les problèmes aux données multiples exigent des solutions multiples aussi. Examinons cette phrase d’apparence si lucide : « Copier ce que l’on voit ; » nous trouverons qu’elle recèle une complication singulière. Il faut, pour la traduire, tenir compte de deux éléments : le premier, c’est que toute réalité se présente à la réflexion comme quelque chose de touffu et de mouvant qu’il est impossible de saisir en son entier. Il y faut donc découper un fragment afin de le faire passer dans l’art, et le choix du fragment à découper ainsi est déterminé par la nature même de l’esprit. Car, et c’est là le second élément du problème, l’instrument de vision et d’analyse varie d’un artiste à l’autre. Il existe, par exemple, un groupe de faits qui s’étiquette du nom de Paris. Assurément il est légitime de voir cette immense ville comme M. Émile Zola dans sa Page d’amour ou son Ventre de Paris, et de peindre, avec l’imagination des masses, les vastes mouvements de la foule dans les vastes quartiers. Il ne l’est pas moins d’apercevoir que derrière cette agitation visible fonctionnent des causes invisibles, et que, par-dessous les mœurs, travaillent les idées. Dans le cerveau de ces hommes qui se hâtent, poussés par la nécessité de gagner leur pain, sous un certain climat et d’après de certaines habitudes, il se remue des conceptions abstraites, ou plus ou moins nettes, ici grossières et là raffinées. Mais ces conceptions sont un Fait, comme l’étalage de ces marchandises devant ce comptoir, comme la poussée de ces voitures dans ce tournant de rue. La preuve en est que ce passant qui court à ses affaires s’arrête à lire ce morceau de journal, à discuter avec son compagnon sur un point de politique. Ce Parisien a une théorie de la religion et une théorie de la nature, une théorie de l’état et une théorie du devoir, — obscure doctrine, humble reflet déformé dans ce misérable miroir des grands feux d’artifices intellectuels qui se tirent là-haut, parmi les philosophes, les écrivains et les savants. N’importe ; une profonde unité rattache les généralisations maladroites et rudimentaires des illettrés aux spéculations des maîtres. Il suit de là que, si l’écrivain entreprend de reproduire la société par les idées, il sera aussi vrai que celui qui entreprend de la peindre par les mœurs. Il peut à son gré choisir le décor dans lequel il évoquera ces idées. Si le symbolisme antique est le plus capable de se prêter à cette évocation, n’est-il pas, en l’employant, aussi nouveau, aussi contemporain que le plus scrupuleux nomenclateur d’un quartier de Paris ? C’est ainsi que la Colère de Samson d’Alfred de Vigny, qui emprunte son mythe à la Bible, est moderne au même degré que le Nabab ou que les Fleurs du Mal, tout simplement parce que l’idée de l’amour traduite dans ces vers morbides est aussi profondément essentielle à notre temps que l’élégance d’un duc de Morny et le libertinage analytique d’un Baudelaire. Ce n’est donc ni dans le décor ni dans la date du sujet qu’il convient de chercher le caractère de modernité d’une œuvre, et, si l’on se met au point de vue de l’esprit, ce n’est pas non plus dans la méthode employée. On dit souvent que notre époque est scientifique, et beaucoup d’excellents artistes ont essayé en effet d’appliquer aux travaux de l’imagination les méthodes de la science. Ceux-là ont réussi à trouver ainsi un art d’une singulière nouveauté ; mais à côté d’eux il y a place pour ceux dont l’intelligence a, comme pôle naturel, non pas l’analyse, mais le rêve. Ce dernier n’est-il pas un Fait, lui aussi, et à ce titre n’est-il pas légitime — autant que la vie ? Que dis-je ! Pour certaines têtes il est la vie elle-même, et c’est la vie qui est un mauvais songe. Tel fut le cas de Flaubert, que son instinct poussait à composer des fresques de légende comme sa Tentation de saint Antoine, et qui s’astreignait, par doctrine, à la copie du quotidien des choses. Tels sont aujourd’hui MM. Gustave Moreau et Puvis de Chavannes, aussi sincères dans leur chimérique vision de Galatée et de Doux Pays que M. Degas dans sa copie d’un foyer de danse, et comme ces rêveurs sont des hommes de ce temps, il en résulte que leur rêve est par cela même moderne au plus haut degré. Les milieux, en effet, n’agissent-ils point sur nous par réaction autant que par action ? Un écrivain se promène sur le boulevard, et le tumulte de la foule l’enivre. Le voilà qui épouse, par son intelligence, toutes les formes de cette vie chatoyante et bariolée ; qui suit les inconnus comme Balzac le raconte de lui-même dans le début de Facino Cane. « Je pouvais, dit le grand romancier, me sentir les guenilles de ces passants sur le dos, marcher les pieds dans leurs souliers percés ; leurs désirs, leurs besoins, tout passait dans mon âme, ou mon âme passait dans la leur... » Tout au contraire, l’écrivain est de ceux dont la nature trop frêle répugne aux violences de l’effort animal ; le spectacle de cette rue le brutalise ; les visages apparus une minute lui révèlent les plaies intérieures et l’obsèdent. Il ferme les yeux pour ne pas voir ce tableau de la douloureuse réalité, et il élabore en lui-même le songe d’un autre univers. Mais, ce faisant, que manifeste-t-il sinon la sensibilité que lui a façonnée son temps ? La preuve en est que ceux de ses contemporains qui lui ressemblent trouvent en lui de quoi satisfaire leur appétit de certaines sensations. N’hésitons pas à briser les étroites barrières des écoles et à reconnaître que le second de ces deux écrivains est aussi moderne que le premier. La seule différence consiste en ce qu’il l’est autrement ; mais y a-t-il deux feuilles qui se ressemblent dans une forêt ? Et pourquoi les talents seraient-ils semblables dans cette vaste végétation qui est la littérature d’un même âge ?
Si les réflexions qui précèdent sont exactes, l’objection d’archaïsme et d’artifice dirigée contre l’auteur des Poèmes antiques par ses adversaires, à cause du choix de ses sujets, n’a pas de valeur. Elle serait forte, s’il était démontré que M. Leconte de Lisle n’est pas arrivé à ce choix de sujets par une nécessité de sa nature. Mais une lecture, même légère, de ses œuvres permet de reconnaître que son genre d’imagination le conduisait inévitablement vers le pays du songe religieux et cosmogonique. Aucune intelligence n’est plus nettement caractérisée que la sienne par le goût et le pouvoir des larges conceptions d’ensemble. Ce qui le frappe dans l’humanité, ce sont les vastes formes de la vie collective, symboles pieux ou métaphysiques. Il n’en est guère auquel il ne se soit intéressé, qu’il n’ait compris et qu’il n’ait chanté. Ce qui, tout au contraire, le laisse indifférent jusqu’à l’oubli, c’est l’individu, la personne isolée et séparée. Il est évident qu’à ses yeux toutes les créatures, y compris son être propre, ne sont que des accidents d’une substance qui les précède, qui leur survit et qui seule importe. Peu d’écrivains sont demeurés plus silencieux que lui sur le roman intime que chacun de nous porte dans sa mémoire sentimentale. Cette réserve prouve simplement qu’une telle confession ne lui a pas été un irrésistible besoin. Il considère sans doute que les idées seules sont réelles et que les faits, aussitôt évanouis qu’apparus, ne valent pas qu’on essaye de construire un monument avec leur poussière. Reconnaissez-vous à ces signes cet esprit philosophique dont la direction naturelle est la spéculation pure, et qui réside essentiellement dans la puissance et le désir de penser par généralisations ? Spinoza, qui pourrait servir d’exemplaire accompli d’une tête métaphysicienne, avait trouvé la formule même de cet esprit : « Il faut, disait-il, concevoir les choses sous le caractère d’éternité. » Traduisez cette phrase, elle signifie que vous ne comprenez un phénomène quelconque de la nature qu’en déterminant sa loi, c’est-à-dire en le classant dans une série, ou encore que la conception des groupes est l’effort suprême de la pensée. M. Leconte de Lisle n’a jamais donné d’expression abstraite à sa tendance intellectuelle, mais il en a fait une méthode dont il ne s’est pas départi ; et s’il n’était un poète, il est certain qu’avec cette disposition native, il aurait abouti à quelque effort de philosophie explicative. Sa sensibilité seule l’en a détourné.
Un poète, — terme presque mystérieux à force d’être employé, presque indéfinissable pour être trop connu ! Il en est de ce mot comme de tous ceux qui servent au langage usuel. Tant de significations finissent par s’y introduire, et de si diverses, de si contradictoires, que l’on a peine à découvrir l’essentielle, la primitive, celle qui fait tige et supporte la frondaison des sens secondaires. Il est d’ailleurs des sortes bien différentes d’âmes poétiques, entre lesquelles c’est une difficulté grande que de discerner les traits communs. Théophile Gautier, par exemple, est un poète, et M. Sully Prudhomme en est un aussi. Mais le premier fait consister la poésie dans l’or et dans la pourpre, dans les déploiements de la vie luxueuse et magnifique, tandis que le second, uniquement tourné vers le monde intérieur, recherche cette même poésie dans le scrupule de la conscience, la subtilité du désir, la délicatesse de l’émotion. L’un et l’autre pourtant ont cette ressemblance : qu’ils chérissent la Beauté d’un amour égal, et qu’ils ont reçu le don de traduire cet amour avec des rythmes et des formes de phrase. C’est là, dans ce pouvoir d’exaltation devant le Beau, qu’on pourrait trouver la marque propre du poète. Tandis que la plupart des hommes laissent, avec l’habitude, s’abolir la fleur et le charme de la sensation, l’âme poétique, grâce à un mystère d’organisation intime, demeure invinciblement capable de frémir, comme au premier jour, devant la sublimité ou la douceur des choses : « Le propre du poète, a dit un psychologue célèbre, c’est d’être toujours jeune et éternellement vierge. » Jamais la vie ne lui arrive insipide et décolorée. Jamais il ne perd ce don, qui persiste si rarement après la vingtième année, de vibrer au contact des autres hommes et de la nature, avec ravissement ou avec souffrance ; et, même quand le cœur est tari en lui, l’imagination demeure qui lui permet de concevoir cet état sensitif s’il n’est plus capable de l’éprouver réellement. De là cette habituelle efflorescence d’images qui foisonnent sans cesse en lui, car, la machine nerveuse remuée une fois profondément, tous les ordres de sensations s’éveillent aussitôt, les comparaisons jaillissent, les associations d’idées se multiplient. Que M. Leconte de Lisle soit doué au plus haut degré de cette faculté de l’âme poétique, il suffit, pour s’en convaincre, de constater quelle vertu d’exaltation ses vers possèdent d’une part, et de l’autre comme l’image jaillit chez lui, naturelle et continue. Avec quelle ardeur et avec quelle couleur il a célébré l’héroïsme, les violentes et sublimes secousses de l’homme courageux parmi les pires dangers et devant l’approche de la mort, et l’enthousiasme des martyrs, et la fureur sacrée des grands fanatismes ! Comme il a gardé intact le sens des vastes aspects de nature et comme la forêt vierge, la mer immense, le ciel profond apparaissent aisément dans l’arrière-plan de ses poèmes ! De l’âme poétique il a encore l’adoration pure de la femme, et cette nostalgie qui faisait dire au pauvre Shelley : « J’ai aimé Antigone dans une autre vie. » Lisez seulement dans les Poèmes tragiques l’admirable Épiphanie :
Elle passe, tranquille, en un rêve divin,
Sur le bord du plus frais de tes lacs, ô Norwège !
Le sang rose et subtil qui dore son col fin
Est doux comme un rayon de l’aube sur la neige.
Ce svelte et gracieux fantôme évoqué sous le ciel du Nord, dans ces paysages comme spiritualisés par la blancheur de la neige, l’azur pâle de l’horizon, la froideur des eaux, l’immobilité des immortelles verdures, — cette femme idéale qui ne tient à la vie que par sa forme et dont les yeux ouverts se lèvent vers l’inconnu,
Purs d’ombre et de désir, n’ayant rien espéré
Du monde périssable où rien d’ailé ne reste,
cet être de délicatesse et d’ineffable douceur,
c’est le songe même du poète ayant pris corps
dans une vision à la fois réelle et symbolique ;
une telle ferveur d’extase suffit à révéler la
présence en lui d’une sensibilité toujours ardente et
toujours froissée, la palpitation d’un cœur dont
la souffrance n’a pu triompher, — et ne sont-ce
pas là les signes mêmes du poète ?
Avec une intelligence de cet ordre et cette
sensibilité, comment M. Leconte de Lisle devaitil apercevoir le monde actuel ? En sa qualité de
philosophe, il était nécessaire qu’il saisît de ce
monde les idées, et en sa qualité de poète il
était nécessaire que ces idées, après avoir éveillé
en lui des cortèges d’images, produisissent une
impression de cœur très particulière. En fait,
son œuvre a pour principe intellectuel
quelques-unes des théories philosophiques les plus
nouvelles de ce temps ; et de ces théories, en même
temps que du contact avec la civilisation
présente, il a tiré une mélancolie d’une rare
noblesse. Ce sont les deux points que j’essaierai
de marquer l’un après l’autre. Ils suffiront pour
expliquer comment cette poésie, en apparence
si objective et si peu moderne, se trouve
correspondre intimement à la vie personnelle de
ceux qui ont subi des crises analogues. Cela
revient à étudier comment des théories élaborées
par des savants se réfractent dans une
imagination, puis dans une sensibilité de poète.
La question des rapports de la science et de la poésie se trouve étroitement liée à celle de l’art moderne, et elle aussi a été résolue, de la façon la plus exclusive, en deux sens contradictoires. Plusieurs excellents esprits ont jugé qu’il était possible de donner une expression rythmique aux vérités les plus exactes ; ils ont invoqué l’exemple des grands poètes grecs, et, parmi les latins, de Lucrèce. De nos jours, M. Sully Prudhomme, à plusieurs reprises, s’est attaqué au poème scientifique, et son plus considérable ouvrage, la Justice, est une tentative de cet ordre. D’autres, au contraire, pensent qu’il y a un antagonisme irréductible entre l’instint de vérité d’où émane la science et l’instinct de beauté, source première de la poésie. Ils considèrent ces deux pouvoirs comme opposés à ce point que le développement de l’un entraîne toujours le dépérissement de l’autre, et chez les individus et chez les peuples. Les partisans de l’union de la science et de la poésie s’appuient sur cette thèse indiscutable : que tous les efforts de l’imagination ne sauraient égaler la splendeur de l’univers réel. Et quelle fantaisie en effet aurait jamais rêvé les magnificences que l’astronomie précise a découvertes dans le firmament ? Les adversaires de cette union invoquent l’expérience, argument souverain en esthétique comme en politique : et il est bien certain que jusqu’ici tous les poèmes fondés sur la science, depuis le De naturâ rerum jusqu’à la Justice, leur donnent raison, puisque les portions poétiques de ces œuvres sont celles où l’auteur a exprimé, non pas ce qu’il croyait être la vérité, mais ses émotions, ses songes, l’afflux de ses visions et de ses désirs, en un mot son âme. C’est le mouvement seul de cette âme qui fait la beauté de ces vers ; et que ce mouvement ait eu pour principe la conviction la plus erronée ou la plus correcte, qu’importe ? On peut aller plus loin et soutenir qu’une loi quelconque de la physique ou de l’astronomie ne saurait être exprimée en beaux vers, car une impression de beauté n’est pas compatible avec une impression de tour de force, et, nécessairement, il y a du tour de force dans l’exécution de ce raccourci qui consiste à emprisonner sous les douze syllabes d’un alexandrin une idée dont la transcription naturelle est autre ; — disons plus, la transcription nécessaire. Qu’est-ce alors sinon un jeu de difficulté vaincue ?
On concevra, semble-t-il, qu’une conciliation est possible entre ces deux doctrines opposées, si l’on étudie d’un peu près la nature de l’esprit scientifique et celle de l’esprit poétique. Les théories que nous venons de résumer sacrifient tour à tour l’un à l’autre. Mais n’y a-t-il pas des occasions où l’un et l’autre esprit fonctionnent à l’aise, et sans que le travail du premier entrave le second ou réciproquement ? Dans le domaine immense et confus de la réalité, l’esprit scientifique s’efforce de recueillir et de grouper des faits du même ordre, dont il détermine les conditions. Ces conditions sont des faits plus généraux qui se subordonnent eux-mêmes à des faits plus généraux encore, si bien que le savant arrive à ramasser dans un petit nombre de formules, qu’il appelle lois, d’innombrables files de phénomènes. Mais ces formules expriment et expliquent ces phénomènes, elles ne les représentent pas. Or, c’est précisément cette représentation colorée et vivante des choses qui est le caractère propre de l’esprit poétique ; son procédé habituel n’est pas la notation abstraite, c’est la vision évocatrice ; — évocatrice ? Et de quoi, sinon de cette même réalité que la Science résume dans ses formules ? C’est ici le terrain d’union des deux puissances rivales. Imaginons qu’un poète contemple une des lois découvertes par le savant. Sera-t-il en contradiction avec cette loi s’il aperçoit derrière elle, et à l’état d’images, les faits que le savant a décomposés, puis réunis pour en dégager une sorte de résidu tout intellectuel ? Non, certes ; et Lucrèce en a fourni une preuve saisissante lorsqu’il a esquissé dans son quatrième livre une théorie de l’amour fondée sur les hypothèses du sensualisme. Au lieu de dessiner, comme un psychologue pur, seulement la ligne extérieure et la formule abstraite de ces faits qui sont les sensations, il évoque ces sensations elles-mêmes, il les éprouve, il les traduit avec leur saveur entière. C’est bien la doctrine de ses maîtres qu’il expose, mais il a laissé s’accomplir en lui un travail de poésie, une résurrection intégrale de l’élément vivant sur lequel ils ont spéculé. Dans l’espèce, les idées sur lesquelles il a exécuté cet effort sont inexactes ; mais qui ne comprend qu’un tel travail peut aussi bien s’attaquer aux vérités démontrées de la science actuelle ? Et justement M. Leconte de Lisle a écrit la plupart de ses poèmes d’après cette méthode.
Des yeux de poète ouverts sur des hypothèses de science, — c’est presque la Genèse entière des Poèmes antiques et des Poèmes barbares. Deux idées surtout paraissent avoir dominé l’intelligence de l’écrivain : l’une empruntée aux théories les plus récentes de l’histoire des religions, l’autre à la doctrine évoiutionniste de l’unité des espèces dans la nature. Exprimée sous sa forme rationnelle, la première se ramène à concevoir que toute religion fut vraie à son heure, c’est-à-dire qu’il y a chez l’homme une catégorie de l’idéal, laquelle s’est satisfaite par une série de rêves sur l’origine et la fin des choses, en harmonie avec la série des développements de la civilisation. Les savants de notre époque ont tenté de fixer les conditions de naissance, de floraison et de caducité des dogmes successifs. Ils se sont servis pour cela de l’analyse des textes, étudiant des nuances de vocabulaire et de syntaxe, et ramenant à des questions de grammaire ce qui fut le drame ineffable de l’humanité mystique. M. Leconte de Lisle, lui, s’empare de cette idée : toute religion fut vraie à son heure, — et voyez ce qu’elle devient pour son imagination de poète. Elle fut vraie... cela signifie qu’elle était une chose vivante, adaptée aux besoins d’âmes vivantes. L’historien traite aujourd’hui ces dogmes défunts comme le botaniste traite des fleurs séchées : une étiquette dans un herbier, une corolle pâlie, une tige vidée de sa sève, un cadavre, que reste-t-il de la plante parfumée ? Mais au souffle magique de la Muse, la fleur se ranime, ses pétales roidis s’assouplissent, ses feuilles palpitantes aspirent l’air bleu et la lumière du jour. L’œuvre de la mort s’abolit. Le poète aperçoit l’intérieur de ces âmes humaines où grandissait jadis, où frémissait le dogme aujourd’hui fané. Grâce à un mirage rétrospectif, qui est sa faculté propre, il ne se contente pas de penser que ces dogmes ont été vrais ; il les sent vrais, parce qu’il recrée en lui les états des sens et du cœur qui nécessitèrent ces éclosions de la foi religieuse. Ne dites pas que c’est là un simple archaïsme, car il se dégage, de ces dévotions d’autrefois la réponse à certaines exigences de l’être intime qui persistent en nous, dans cette créature à plusieurs personnalités que nous a façonnée l’héritage des siècles. Ne dites pas que c’est là un artifice de rhétorique, car le poète subit l’entraînement fatal de sa sorte d’imagination, et, si vous voulez suivre celui-ci à travers ses poèmes d’évocation pieuse, vous trouverez qu’à chacun des avatars auxquels il s’est ainsi complu correspond quelque nécessité intérieure qui lui est commune avec bien des songeurs de ce temps. Mais chacun choisit l’opium qui lui est propre ; la grande affaire de la critique est seulement de comprendre le fond commun qui relie les visions de tous les hommes d’une génération les unes aux autres.
C’est la presqu’île de l’Inde et ses dévotions mystérieuses qui ont tenté d’abord la rêverie du poète. La formule de ces dévotions se trouve dans beaucoup de livres savants ; mais ce qui ne s’y rencontre pas, c’est la sensation physique et comme palpable du paysage grandiose de cette terre. M. Leconte de Lisle fait surgir devant ses yeux ces horizons lointains, avec quelle intensité — les débuts de Bhagavat et de Çunacépa[1] suffisent à l’attester :
Le grand fleuve, à travers les bois aux mille plantes,
Vers le lac infini roulait ses ondes lentes.
Majestueux, pareil au bleu lotus du ciel...
Quelle large et puissante évocation du Gange
sacré, puis, tout de suite, quelle peinture des
hôtes dangereux ou gracieux de cette rive !...
Parfois un éléphant songeur, roi des forêts,
Passait et se perdait dans les sentiers secrets,
Vaste contemporain des races terminées,
Triste, et se souvenant des antiques années.
L’inquiète gazelle, attentive à tout bruit,
Venait, disparaissait comme le trait qui fuit.
Au-dessus des nopals bondissait l’antilope,
Et, sous les noirs taillis dont l’ombre l’enveloppe.
L’œil dilate, le corps nerveux et frémissant,
La panthère à l’affût buvait leur jeune sang.
Et pour conclure il montre d’un coup l’intime
union de cette nature et du panthéisme primitif :
Telle la Vie immense, auguste, palpitait,
Rêvait, étincelait, soupirait et chantait.
Tels les germes éclos et les formes à naître
Brisaient ou soulevaient le sein large de l’Être.
À ce degré de vision, la loi scientifique qui
établit la relation de l’esprit et du climat cesse d’être
une simple affirmation abstraite. Elle s’anime, et
nous sentons peser sur nous la formidable
pression sous laquelle le cœur de l’homme a ployé dans ces contrées d’une fécondité prodigieuse et
meurtrière. La volonté individuelle s’est fondue
à ce torride soleil, comme un métal dans un
brasier trop ardent, et la doctrine du nirvâna,
de la diffusion anéantissante et divine au sein de
cet univers trop vaste, est apparue, conséquence
inévitable de l’écrasement de l’être chétif sous
la démesurée, la monstrueuse poussée de la
création.
La vie est comme l’onde où tombe un corps pesant :
Un cercle étroit s’y forme et va s’élargissant,
Et disparaît enfin dans sa grandeur sans terme.
La Mâya te séduit, mais, si ton cœur est ferme,
Tu verras s’envoler comme un peu de vapeur
La colère et l’amour, le désir et la peur,
Et le monde illusoire aux formes innombrables
S’écroulera sous toi comme un monceau de sable...
Ainsi parle le vieux Viçvamitra, debout dans sa
clairière depuis des années ;
Et gardant à jamais sa rigide attitude,
Il rêvait comme un Dieu fait d’un bloc sec et rude.
Oui, c’est bien l’attitude, ce sont bien les paroles,
ce sont bien les rêves qui conviennent à l’homme
emporté par le tourbillon de l’universelle
tempête, qui se comprend misérable et n’espère plus rien en soi que d’abolir la conscience de son
pauvre atome. C’est de là qu’est issu le
bouddhisme, et le poète se retrouve bouddhiste à son
tour pendant un éclair. Mais n’y a-t-il pas dans
cette foi, apaisante et libératrice, de quoi
satisfaire le cœur d’un des derniers venus de la race
aryenne aussi bien que des antiques aïeux ? Ce
n’est pas seulement par la production des formes
que la nature peut écraser l’âme. N’y a-t-il pas
une effrayante production des idées, une Inde
aussi de la pensée, aux végétations multiples et
monstrueuses, et l’effréné déploiement de la vie
intellectuelle dans le domaine des systèmes, des
arts et des rêves, ne peut-il pas produire sur
un esprit moderne cette sensation d’accablement
et d’impuissance finale que le paysage des bords
du Gange infligeait aux fidèles de Çakya-Mouni ?
Un bouddhiste sommeille, caché dans toute
âme de civilisé trop assiégé d’idées, et M.
Leconte de Lisle n’a eu qu’à laisser parler ce
bouddhiste en lui pour célébrer avec sincérité « les
inertes délices », et l’affranchissement par la
renonciation. — De même, il ne lui a pas fallu
un effort factice pour se retrouver païen avec
les fidèles de l’Olympe hellénique. Son
imagination voyageuse a évoqué l’azur clair du ciel méditerranéen, les rivages des îles entourés par
cette mer si bleue qu’on dirait du saphir en
fusion, les plaines blanchissantes d’oliviers, la
douceur de vivre éparse dans l’air léger, et il a
senti l’accord entier de l’homme et de la nature :
Sous le ciel jeune et frais, qui rayonne le mieux
De la Sicilienne au doux rire, aux longs yeux,
Ou de l’aube qui sort de l’écume marine ?
Qui le dira ? Qui sait, ô Lumière, ô Beauté,
Si vous ne tombez pas du même astre enchanté
Par qui tout aime et s’illumine[2]?
Voilà le profond sentiment d’harmonie qui a soulevé l’âme grecque vers une théologie d’un naturalisme heureux. Les Dieux défilent sur les plages lumineuses, jeunes et nobles comme aux jours d’Homère : le poète n’a pas besoin des livres des commentateurs pour comprendre, pour prier Zeus et Aphrodita, Iakkhos et Apollôn. Et comment ne croirait-il pas à la vérité de ces Dieux, puisqu’ils correspondent intimement à un désir si mutilé, mais si indestructible de l’âme moderne, celui de contempler le travail de la vie sous une forme de Beauté ? Notre âge vieilli n’a-t-il pas fait de chaque fonction de ce travail une laideur en même temps qu’un esclavage ? — Pareillement, il lui a suffi de promener sa fantaisie dans le désert pour sentir la vérité du Dieu d’Israël, de se configurer les brumes du Nord pour adorer les divinités scandinaves, et de contempler les arceaux des cathédrales pour retrouver la mysticité triste du moyen âge. Est-ce que nous sommes étrangers d’ailleurs aux émotions qui ont suscité ces ardeurs religieuses ? N y a-t-il pas, dans la fièvre révolutionnaire de notre âge, de quoi nous associer aux fureurs de Qaïn contre lahveh[3] :
Dieu triste, Dieu jaloux qui dérobes ta face,
Dieu qui mentais disant que ton œuvre était bon,
Mon souffle, ô pétrisseur de l’antique limon,
Un jour redressera ta victime vivace.
Tu lui diras : adore ; elle répondra : non.
Est-ce que nous n’avons pas, immortel en nous, le sentiment de l’indicible mystère de la nature propre aux visionnaires du Nord ? Devons-nous remonter bien loin dans notre passé pour nous souvenir du temps où, agenouillés devant le crucifix, nous laissions, nous aussi, s’envoler notre prière vers les plaies d’où jaillit le sang réparateur ?
Car tu sièges au sein de tes égaux antiques,
Sous tes longs cheveux roux, dans ton ciel chaste et bleu.
Les âmes, en essaim de colombes mystiques.
Vont boire la rosée à tes lèvres de Dieu[4].
Oui, l’arrière-fond de toute religion est un état moral que nous pouvons retrouver en nous à une heure donnée, et, à cette heure-là, ce qui fut un dogme pour nos frères des siècles lointains nous devient un symbole. Mais ce serait une erreur de considérer le symbolisme comme une opération artificielle de notre esprit. Qu’est-il autre chose que l’union de l’image et de l’idée, de la forme et du sentiment, et, à proprement parler, dans cet univers où nous ne saisissons aucune essence, vivons-nous d’autre chose que de symboles ? L’histoire elle-même n’est-elle pas la succession des symboles par lesquels s’est manifestée l’infatigable Psyché, cette âme humaine toujours en route vers le mirage du bonheur suprême et du progrès ? Qui soutiendra qu’en refaisant par la pensée quelques-unes de ces étapes, l’auteur des Poèmes antiques est sorti de la vie pour entrer dans la froide rhétorique, lui qui a célébré la nostalgie de cette Psyché dans ces vers si tendres :
Sombre douleur de l’homme, ô voix triste et profonde,
Plus forte que les bruits innombrables du monde,
Cri de l’Âme, sanglot du Cœur supplicié.
Qui t’entend sans frémir d’amour et de pitié[5] ?
La seconde idée que M. Leconte de Lisle a empruntée à la science et qui se développe dans ses poèmes parallèlement à la première, est celle de l’unité des espèces de la nature. Celle-ci encore lui a permis de satisfaire, d’une part, son goût des ensembles, et de l’autre, sa faculté de vision évocatrice. Il est curieux de constater que cette même hypothèse a servi de point de départ à Balzac pour sa Comédie humaine : « Il n’y a qu’un animal, disait le romancier dans Préface générale ; le Créateur s’est servi d’un seul et même patron pour tous les êtres organisés. L’animal est un principe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans le milieu où il est appelé à se développer... Je vis que la société ressemble à la nature... » Balzac, écrivain psychologique par excellence, tira de là une conception nouvelle du caractère, par suite du roman. Étudions dans M. Leconte de Lisle ce que cette idée devient pour un poète. — S’il n’y a vraiment qu’un animal au monde, et si toutes les formes de la vie, emboîtées les unes dans les autres, ne sont que les différents moments d’une même force, nous sommes autorisés à croire qu’il n’y a qu’une seule âme éparse à travers ces formes, et, dans cette hypothèse, les facultés spirituelles qui s’agitent en nous ne sont pas distinctes de celles qui frémissent, plus obscures et plus inconscientes, dans les cerveaux rudimentaires des bêtes inférieures. Il nous est donc loisible de nous représenter par l’imagination les ténébreux songes, les confuses aspirations, le cœur inachevé de ces créatures, dans lesquelles la pensée palpite et se débat, — dormeuse qui soupire après son éveil, Psyché encore et qui s’efforce vers la lumière à travers des organes grossiers ; car c’est ici l’épopée de l’âme à travers la nature, comme tout à l’heure c’était son épopée à travers l’histoire. Le même besoin de songe qui inclinait le poète à reproduire l’une de ces deux épopées, l’entraîne vers l’autre ; il évoque en imagination la seconde après la première, pour satisfaire d’abord un appétit intellectuel, puis un appétit sentimental. Car de même qu’il lui faut des visions par delà les formules, il lui faut surtout une exaltation interne de la flamme de la vie. Il trouve une volupté à participer quelques minutes au débridement d’instincs sauvages des bêtes de proie, lions et tigres.
Voici ton heure, ô roi de Sennaar, ô chef
Dont le soleil endort le rugissement bref.
Sous la roche concave et pleine d’os qui luisent,
Contre l’âpre granit tes ongles durs s’aiguisent[6].
Il a connu l’ivresse de l’infini libre, avec l’oiseau
Qui dort dans l’air glacé, les ailes toutes grandes[7].
Il a ressenti la sérénité nostalgique des éléphants,
ces rois dépossédés de notre globe, et suivi la
morne chasse du famélique requin :
Il ne sait que la chair qu’on broie et qu’on dépèce,
Et, toujours absorbé dans son désir sanglant.
Au fond des masses d’eau lourdes d’une ombre épaisse
Il laisse errer un œil terne, impassible et lent[8].
Il a connu la mélancolie de l’animal, germe
douloureux de la grande tristesse humaine
devant l’abîme de l’inconnaissable, et compati au
sanglot des chiens, près de la mer, dans la
nuit :
Devant la lune errante aux livides clartés,
Quelle angoisse inconnue, au bord des noires ondes,
Faisait pleurer une âme en vos formes immondes ?
Pourquoi gémissiez-vous, spectres épouvantés[9] ?
Aperçue sous cet angle, la nature se révèle en
une tragique magnificence. Ce n’est plus tel ou
tel être que nous contemplons, c’est l’esprit
infini dont toute forme est la forme, dont toute
pensée est la pensée, et qui s’efforce à travers les
violences de la vie brutale comme parmi les
raffinements de la vie civilisée. Et nous qui
souffrons de ces raffinements et de cette civilisation,
ce nous est une étrange ivresse que de nous
plonger, ne fût-ce qu’un instant, au jaillissement
primitif de cette source d’universelle activité. C’est une métempsycose à rebours et qui nous
repose des lassitudes de la pensée réfléchie en
nous ramenant à la nuit, déjà traversée, de
l’inconscience. C’est pour avoir ressenti et traduit
ce farouche retour vers l’existence instinctive que
M. Leconte de Lisle est un peintre d’animaux
admirable et d’une intuition si saisissante, lui
qui les comprend comme un naturaliste, les
évoque comme un poète, et s’incarne en eux
comme une sorte de Protée moderne par cette
double vertu de la science et de la poésie.
En mariant ainsi dans une œuvre d’un
caractère de nouveauté incomparable ces deux
pouvoirs si souvent dissociés, M. Leconte de Lisle
n’a pas seulement créé une nuance de Beauté
spéciale ; il a de plus, et c’est bien ce qui le
rend si cher aux artistes, résolu le problème qui
s’impose le plus impérieusement à nous tous,
écrivains de cette époque érudite et réfléchie. Il
a su passer de l’idée à l’image, ou, pour parler
d’une façon plus ordinaire, de la critique à la
création. C’est par la critique, en effet, qu’on le
déplore ou non, que l’éducation de tout esprit
commence aujourd’hui, puisque le premier
enseignement reçu est toujours celui du travail des
autres. Pour la plupart d’entre nous, l’analyse de la pensée de nos prédécesseurs précède la
formation de notre propre pensée, et c’est
nécessairement à travers les sensations des maîtres
d’autrefois que nous arrivons aux nôtres propres.
Aussi la spontanéité irraisonnée qui animait, qui
soutenait les premiers poètes, est-elle chez nous
une exception de plus en plus rare. Nous avons
des théories avant d’exécuter nos œuvres, et
c’est d’après ces théories que nous essayons de
produire. Est-il possible, dans des conditions
pareilles, d’arriver à cette couleur de la vie, qui
fut le privilège inné des artistes moins
intellectuels que nous ne sommes, et surtout que ne le
seront nos successeurs ? La réflexion, en un mot,
n’est-elle pas l’antagonisme invincible de la
création ? Il semble que ce problème ait déjà
préoccupé Léonard de Vinci, le plus hardi
précurseur de notre époque. À coup sûr, ce fut la
grande affaire de l’existence de Goethe que de
concilier ces deux éléments. Aujourd’hui, et sous
toutes les formes cet antagonisme reparaît et
provoque des actions en sens contraire. Les uns,
parmi les artistes, se tournent du côté de
l’impression directe et brute. Les autres s’efforcent
vers le raffinement de plus en plus compliqué.
Mais tandis que les premiers aboutissent le plus souvent à la pire des barbaries, celle de la
vulgarité volontaire, les autres se dessèchent dans
les subtilités morbides, dans le byzantinisme
tourmenté, dans ce que renferme de puéril et de
servile à la fois l’excessive recherche. M. Leconte
de Lisle aura été un des rares producteurs de
notre âge chez qui réflexion et spontanéité,
critique et création se soient fait équilibre. C’est de
quoi expliquer comment il est estimé de tous
ceux qui ont regardé de près aux conditions de
naissance de l’œuvre d’art. C’est de quoi faire
comprendre aussi comment ses poèmes se
trouvent revêtir un charme singulier d’achèvement.
L’esthétique dont ils émanent n’est-elle pas une
des plus complètes qui se puissent imaginer,
puisqu’elle va de l’un à l’autre des deux pôle
de la pensée ?
Les deux hypothèses que nous avons reconnues au cœur de l’œuvre de M. Leconte de Lisle suffisent, pour quiconque a l’habitude de ces sortes de spéculations, à classer l’auteur parmi les philosophes du « devenir. » La nature doit lui apparaître et lui apparaît comme constituée par une série de formes qui s’engendrent les unes les autres et s’écoulent aussitôt qu’elles sont apparues.
Éclair, rêve sinistre, éternité qui ment,
La Vie antique est faite inépuisablement
Du tourbillon sans fin des apparences vaines[10].
C’est, exprimée en d’autres termes, la doctrine
que M. Taine expose dans la préface de
l’Intelligence : « Une infinité de fusées toutes de même
espèce, qui, à divers degrés de complication et
de hauteur, s’élancent et redescendent
incessamment et éternellement dans la noirceur du vide,
voilà les êtres physiques et moraux ; chacun
d’eux n’est qu’une ligne d’événements dont rien
ne dure que la forme, et l’on peut se représenter
la nature comme une grande aurore boréale... »
Maya ! Maya ! torrent des mobiles chimères[11],
s’écrie le poète phénoméniste, avec autant de conviction que le philosophe. Mais une certitude
une fois adoptée par l’esprit va plus avant et
s’attaque au cœur. Il y a un rapport singulier
et inévitable entre l’intelligence et la sensibilité ;
ou plutôt, ces deux termes ne désignant rien qui
soit différent en essence, penser est toujours
sentir. Il suit de là que des états définis du cœur
sont enveloppés dans des états correspondants de
l’intelligence, et que toute doctrine philosophique
suppose une suite d’émotions qui
l’accompagne. On peut considérer, par exemple, que la
foi spiritualiste dans le Dieu personnel, le
mérite et l’immortalité, enveloppe en elle des
trésors de joie lucide et de vaillance, tandis que la
foi panthéiste dans la communion de l’âme et de
la nature produit, elle aussi, une joie profonde,
mais enivrée et comme extatique. Tout au
contraire, la conception de l’irrévocable écoulement
de toutes choses roule dans ses replis d’étranges
germes de tristesse — une tristesse épouvantée
devant la fuite inutile de ce monde illusoire.
<poem>
- L’Universelle Mort ressemble au flux marin,
- Tranquille ou furieux, n’ayant hâte ni trêve,
- Qui s’enfle, gronde, roule et va de grève en grève.
- Et sur les hauts rochers passe, soir et matin[12].
<poem>
Il serait inexact cependant de dire que le lien de
conscience est toujours identique entre les
doctrines et les sentiments. Le bien-être et le
mal-être admettent d’autres conditions que les
intellectuelles, et de même qu’on est en droit de
citer des spiritualistes désespérés à commencer
par Pascal, on rencontre l’union des doctrines les
plus obstinément négatives et de la félicité. Le
doute moral qui fut pour un Jouffroy, pour un
Musset, le tonneau de supplice hérissé des
pointes les plus meurtrières, ne s’est-il pas prêté
à l’indolence de Montaigne comme un mol
oreiller où reposer une tête bien faite, — ce
Montaigne à qui même l’incertitude sur l’au-delà
du tombeau fut une douceur ! Aussi, pour
expliquer comment la poésie de M. Leconte de Lisle,
si abondante en visions sublimes des dieux
anciens et de la nature vivante, cache en son fond
une psychologie de détresse, il ne suffirait pas
de constater le phénoménisme de sa
philosophie. Il est nécessaire de montrer comment le
germe pessimiste déposé en lui par cette
philosophie a été fécondé par d’autres sources amères
de mélancolie, qui infiltrent, hélas ! leur eau
empoisonnée dans bien d’autres cœurs.
Et d’abord cette philosophie de l’universel phénoménisme a rencontré dans M. Leconte de Lisle une âme essentiellement, uniquement poétique. Ces âmes-là sont celles qui éprouvent le plus ardent besoin d’une solution humaine de la vie humaine. Car nos exigences sont en raison directe de nos facultés ; et l’âme poétique, possédant plus qu’aucune autre le pouvoir de sentir, subit plus qu’aucune autre le désir effréné de sentir toujours. Elle veut durer, fût-ce afin de souffrir encore. Au fond de toutes les théories sur Dieu et l’autre monde, c’est bien ce désir de garder le pouvoir d’impression qui se retrouve sans cesse. C’est le moi sentimental qui se refuse en nous à mourir. Spinoza, qui fut un psychologue aussi délicat qu’il était un puissant métaphysicien, invitait le Sage idéal de son Éthique à se réfugier dans le moi intellectuel, — car ce moi intellectuel est seul capable de se renoncer lui-même. Ne le fait-il pas chaque fois qu’il comprend et qu’il s’identifie à l’objet de sa pensée ? S’abîmer dans l’univers par l’intelligence et annuler ainsi sa personne dans l’infinie nature, c’est le conseil encore de Marc-Aurèle ; mais le cœur, lui, cet affamé de vie individuelle, le cœur pour qui ne plus se sentir sentir est une destruction totale, tandis que pour l’esprit ne plus se sentir penser est un épanouissement, que répond-il ?
Ah ! tout cela , jeunesse, amour, joie et pensée,
Chants de la mer et des forêts, souffles du ciel,
Emportant à plein vol l’espérance insensée.
Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel[13] ?
Voilà le cri de la sensibilité qui frémit de se
perdre et s’en épouvante, — voilà le cri surtout du
poète, chez lequel cette sensibilité s’exaspère dix
fois plus vite que chez les autres hommes. Et
comment supporterait-il sans torture la théorie
qui représente précisément le monde comme la
fuite indéfinie de toutes choses et de
nous-mêmes ? Cette torture se retrouve constamment
chez M. Leconte de Lisle, exprimée en des vers
d’une magnificence extraordinaire et d’une
adorable mélancolie. Il faut lire, dans la Fontaine aux lianes,
l’apostrophe au jeune homme qui est
venu mourir sous les eaux d’un étang perdu
parmi des arbres séculaires.
Tel je parlais. Les bois, sous leur ombre odorante,
Épanchant un concert que rien ne peut tarir.
Sans m’écouter, berçaient leur gloire indifférente,
Ignorant que l’on souffre et qu’on puisse en mourir[14].
Il faut étudier en son détail le merveilleux
morceau intitulé le Vent froid de la nuit, avec ce
finale d’une poignante éloquence :
Encore une torture, encore un battement,
Puis rien. La terre s’ouvre, un peu de chair y tombe,
Et l’herbe de l’oubli, cachant bientôt la tombe,
Sur tant de vanité croît éternellement[15].
Et ailleurs, se représentant notre globe tel que
les inductions scientifiques nous prédisent qu’il
sera un jour, dépourvu d’atmosphère, privé d’eau,
dépouillé de végétation, vide d’habitants, —
cadavre d’astre pareil à la froide lune, — avec
quelle ardeur désespérée il jette ce sanglot :
Vertu, douleur, pensée, espérance, remords,
Amour qui traversais l’univers d’un coup d’aile,
Qu’êtes-vous devenus ? L’Âme, qu’a-t-on fait d’elle ?
Qu’a-t-on fait de l’esprit silencieux des morts[16]?
Le poète gémit ainsi ; mais ce gémissement
autorise-t-il l’observateur des esprits à le classer
dans la troupe des pessimistes, c’est-à-dire de
ceux qui soupirent vers le gouffre noir du néant ?
C’est ici le cas de marquer une contradiction
singulière de l’âme poétique. Cette âme, qui possède comme faculté maîtresse l’imagination du
sentiment, fait effort pour exalter en elle au plus
haut point cette faculté. Comme toutes les
créatures, elle tend à persévérer dans son être. Il en
résulte qu’elle s’essaye à prolonger toutes ses
sensations, ou heureuses ou douloureuses, et
qu’elle finit par se complaire aussi bien dans ses
tortures que dans ses joies. Chez le poète de la
Fontaine aux lianes, cette impression du néant,
après avoir été une souffrance, devient un
besoin. Une sorte de culte de la mort s’établit en
lui, et de cette invincible nuit dans laquelle il
aime à se plonger malgré son horreur ; et, à son
tour, il se fait le prophète, comme Baudelaire,
du nihilisme final et suprême, et par quels
admirables vers !
Si la félicité de ce vain monde est brève,
Si le jour de l’angoisse est un siècle sans fin,
Quand notre pied trébuche à l’abîme divin,
L’angoisse et le bonheur sont le rêve d’un rêve[17]...
Et ailleurs, dans Requies :
- Rentre au tombeau muet où l’homme enfin s’abrite,
- Et là, sans nul souci de la terre et du ciel,
- Repose, ô malheureux, pour le temps éternel[18] ! Et dans Si l’aurore ;
J’ai goûté peu de joie et j’ai l’âme assouvie
Des jours nouveaux non moins que des siècles anciens.
Dans le sable stérile où dorment tous les miens,
Que ne puis-je finir le songe de ma vie[19] ?
Et encore, dans le Vent froid de la nuit :
Oubliez, oubliez, vos cœurs sont consumés ;
De sang et de chaleur vos artères sont vides.
Ô morts, morts bienheureux, en proie aux vers arides,
Souvenez-vous plutôt de la vie, et dormez.
Ah ! dans vos lits profonds quand je pourrai descendre,
Comme un forçat vieilli qui voit tomber ses fers,
Que j’aimerai sentir, libre des maux soufferts.
Ce qui fut moi rentrer dans la commune cendre[20] !
Mais, à cette fureur d’accent, d’autres blessures se devinent. Celles des idées sont bien profondes ; elles n’ont pas cette âcreté lorsqu’aucun poison ne les envenime. Il n’est pas malaisé de comprendre quelles causes de pessimisme M. Leconte de Lisle a dû subir, en dehors de celles que nous venons d’analyser. Si enveloppée qu’elle soit dans une atmosphère d’idées, l’âme poétique ne saurait éviter tout contact avec le monde social qui l’environne, et ce contact a bien des chances d’être meurtrier. Le noble et nostalgique Vigny a raconté dans son Chatterton, dans son Moïse, dans ses Destinées, le heurt du poète qui n’est que poète contre les nécessités de la civilisation actuelle. Démocratique, en effet, comme il est, scientifique et utilitaire , notre monde ne se prête guère à l’emploi complet des facultés que suppose la création des beaux vers. L’âme poétique est brillante et généreuse, mais il lui faut aussi les conditions d’une vie exceptionnelle, les longues paresses, la volupté des songes, le raffinement du décor, les complications du sentiment. Comme elle est naturellement héroïque à la fois et enfantine, elle souhaite la gloire ; et, comme elle est tendre, elle souhaite la sympathie. Ce désir d’être soulevé par l’applaudissement des foules et d’en devenir le porte-parole inspiré n’a-t-il pas précipité un génie comme celui de Lamartine dans les misères de la politique quotidienne ? D’autre part, le sens exact du réel n’est pas souvent uni aux grands pouvoirs de l’imagination. Shelley l’a trop attesté, ainsi que Musset, ainsi que ce même Lamartine et que tant d’autres. Il suit de là que le poète éprouve d’ordinaire une difficulté de s’accommoder à son milieu, — difficulté d’autant plus invincible que ce milieu est pénétré, comme le nôtre, d’idées contraires à celles qui gouvernent la production poétique. Le poète cependant a-t-il tort ou raison de se trouver en déséquilibre avec l’ensemble des forces inévitables qui fonctionnent autour de lui ? Autant vaudrait lui demander s’il a tort ou raison de subir une certaine manière de sentir. Il n’y a pas de sagesse qui puisse nous affranchir de la tyrannie de notre propre nature, et les résignations de cet ordre ressemblent à des suicides. Quoique M. Leconte de Lisle n’ait rien exprimé directement des malaises que la vie moderne a pu lui infliger, à plusieurs reprises il a donné des signes, évidents pour qui sait lire, d’un froissement personnel du cœur et d’une disproportion douloureuse entre son génie et sa destinée. On en trouvera la preuve dans quelques petits poèmes d’une révolte exaspérée et presque frénétique, tels que les Montreurs, la Mort d’un lion, le Vœu suprême, le Dies iræ, le sonnet À un poète mort où il est parlé de « la honte de penser » et de « l’horreur d’être un homme », et surtout dans le sonnet Aux Modernes imprécation outrageante contre notre âge de « tueurs de dieux » ;
Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,
Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,
Châtrés, dès le berceau, par le siècle assassin,
De toute passion vigoureuse et profonde.
Votre cervelle est vide ainsi que votre sein,
Et vous avez souillé ce misérable monde
D’un sang si corrompu, d’un souffle si malsain,
Que la mort germe seule en cette boue immonde[21].
Il y a dans cette colère plus que la crispation de la sensibilité brutalisée par les circonstances hostiles. Il y entre aussi le haut-le-cœur de l’artiste devant les déformations et les trivialités. L’âme poétique n’est pas seulement une assoiffée de bonheur ; elle est amoureuse de la Beauté, — maladie singulière dont la Mademoiselle de Maupin de Gautier contient une si inquiétante monographie. Déjà, par une loi étrange de notre nature, cet amour ne va pas sans une inexprimable mélancolie. Tout ce qui est souverainement beau ravit à la fois et torture, exalte et accable ; mais cet accablement est pire lorsque le contraste est trop fort entre la Beauté ainsi aimée dans la solitude du cœur et le monde visible. Et réellement notre civilisation moderne produit ce contraste au tournant de chaque rue. Sortez seulement dans Paris et considérez les passants. Toute leur personne porte l’empreinte des lassitudes du travail héréditaire et quotidien. Combien peu de ces physionomies expriment la libre félicité de la vie animale ? Combien moins encore le développement puissant de la vie morale ? Les costumes, dépourvus de tout caractère pittoresque et de toute originalité individuelle, laissent le plus souvent deviner des constructions du corps ou se manifeste une double usure : celle du métier et celle du plaisir. On écrirait un chapitre effrayant de l’histoire des mœurs sur les dépressions de ce plaisir qui, dans nos grandes villes, continue par une fatigue nerveuse l’épuisement nerveux du labeur. Dans les rides des visages, dans le regard des yeux, dans la contraction des gestes, transparaît la complexité d’une pensée jamais reposée, d’une activité morcelée, foulée, presque affolée. Le décor des maisons s’harmonise à ce peuple. La coquille s’est façonnée sur l’animal. Elle, comme lui, sont une œuvre de l’Utile ; — mais la Beauté, où donc se rencontre-t-elle, si ce n’est par l’effort du raisonnement qui réunit en un faisceau toutes ses agitations éparses et se figure la poussée gigantesque de l’effort total ? Beauté souillée et malheureuse ! . . . Qui nous rendra les jours de la grâce antique et ceux de l’adorable Renaissance avec la fête enivrée des sens et du cœur, avec les sentiments exaltés parmi les costumes éclatants et les architectures grandioses ? On nous dit que la vie a du moins gagné en adoucissement. Et cela même est un mensonge. Car la lutte pour l’existence est aussi âpre, aussi implacable. Elle est enregistrée dans les mairies, surveillée par les gendarmes, contrôlée par l’administration ; mais l’homme n’a pas cessé de chasser à l’homme, parce que les appétits sont demeurés identiques. On peut même penser que l’injustice du pacte social, cette affreuse et’inévitable injustice qui fait l’inégalité des naissances et des fortunes, est plus hideuse aujourd’hui, parce qu’elle comporte moins d’énergie et plus d’intrigue, moins de danger courageux et plus de basse finesse. Ah ! laideur au dedans ! Laideur au dehors !
Oui, l’impure laideur est la reine du monde,
Et nous avons perdu le chemin de Paros[22] !
C’est alors qu’apparaît le consolateur, le rêve qui montre de son doigt tendu la Paros idéale où se dresse le peuple des visions consolatrices, et l’Âme se laisse aller à suivre cette invitation aux pèlerinages lointains ; — elle s’y décide ; mais le rêve est aussi trompeur qu’il est séduisant, aussi perfide qu’il paraît tendre, car il ne guérit du réel que pour quelques heures, quelques minutes, et l’Âme se retrouve plus dénudée encore, plus vulnérable. Et puis, elle sait trop que le rêve n’est qu’un fantôme, une ombre vaine, et, ainsi placée entre ce qu’elle aime et comprend être un mensonge, entre ce qu’elle hait et comprend être une vérité indestructible et meurtrière, que lui reste-t-il que de tout maudire, excepté la bonne Déesse, la seule qui offre aux vaincus la coupe remplie de l’eau du Léthé ?...
Et toi, divine Mort où tout rentre et s’efface,
Accueille tes enfants dans ton sein étoile ;
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace,
Et rends-nous le repos que la vie a troublé.
De tels éclats de désespoir, leur ardeur et leur humanité suffiraient à justifier M. Leconte de Lisle du reproche de rhétorique impassible que lui ont adressé les ennemis de son œuvre. Ces éclats chez lui abondent, et sa poésie est, pour qui s’y abandonne, l’une des plus passionnées et des plus vivantes. Le mal du siècle, sous sa forme dernière, qui est le nihilisme moral, aura rencontré peu d’interprètes de cette âpreté d’accent. Mais c’est le mal du siècle tombé dans une nature intellectuelle , et c’est une poésie dont le tissu premier est une trame d’idées. Cela suffit à expliquer pourquoi les Poèmes antiques et les Poèmes barbares n’ont jamais obtenu de vogue parmi les lecteurs qui sont emprisonnés dans le domaine de la sensation, et pourquoi leur place est si haute parmi ceux qui pensent ; — si haute, que la poésie contemporaine en est dominée tout entière. Ne devons-nous pas à ce fier poète l’inestimable, le divin présent : une révélation nouvelle de la Beauté ?
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