M. Lloyd George (Gaston Rageot)

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M. Lloyd George (Gaston Rageot)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 118-144).
M. LLOYD GEORGE


I

La France vient d’observer avec une attention passionnée la campagne électorale par laquelle la Grande-Bretagne a inauguré la reprise de la vie pacifique.

Le premier ministre M. Lloyd George avait voulu que cette consultation nationale fût aussi prompte que possible, dédaignant de se remettre à une tâche nouvelle sans mandat nouveau. Mais sa personnalité a toujours soulevé des passions, et la guerre les avait enfiévrées. Ses adversaires, d’abord décontenancés par la rapidité de sa décision, ont eu le temps de se ressaisir, et la lutte a été ardente. Malgré les informations fragmentaires de notre presse, nous en avons suivi les vicissitudes comme s’il s’était agi de nos propres affaires : ce n’était pas indiscrétion à l’égard de la politique intérieure de nos amis, mais affectueux intérêt. Les deux peuples sont désormais si unis que ce qui arrive à l’un, l’autre croit que c’est à lui-même. La France, dans son cœur, avait aussi voté.

Lloyd George, en effet, n’est pas seulement célèbre chez nous, il est populaire.

Au dernier conseil de Versailles, il est venu discuter les conditions de l’armistice. Seul de tous les grands chefs présents, il avait eu à discuter aussi, en 1914, des conditions de la guerre. Il en résume l’esprit et, de la première à la dernière heure, la durée. C’est pourquoi les foules ont acclamé au passage son chapeau mou, sa rude moustache et son salut de camarade. Ceux qui l’ont approché davantage ont admiré sa vivacité si peu britannique, son geste lumineux qui dispense d’entendre sa langue, et ses yeux étranges, tantôt pleins de malice et tantôt pleins de visions. D’instinct, on avait pressenti en lui un ami de notre nation, presque un frère de notre race. Tous se rendent compte maintenant de ce que nous lui devons, — mais combien peu le connaissent encore ! Combien peu se font une idée juste de son action, de sa personnalité morale !

Ceux qui, en effet, raconteront l’histoire de la Grande-Bretagne en guerre par les exploits de ses flottes, la gloire de ses armées, par leurs effectifs et leurs canons, ceux qui décriront ses usines, ses arsenaux, ses ports et qui tenteront l’étonnant tableau de sa puissance improvisée, négligeront toutefois ce qu’elle aura offert de plus prodigieux et de plus beau, l’effort moral qui a rendu possible et fécond ce gigantesque effort matériel. De même, il y a sans doute en M. Lloyd George un homme d’Etat hors de pair. Quels qu’aient été, pourtant, son sens des réalités, sa finesse même et son habileté, ses aptitudes à la fois d’improvisation et d’organisation, ses dons de gouvernement, ne voir en lui qu’un homme politique serait méconnaître le secret de sa force et de son influence, se tromper à la fois sur le ministre et sur la nation qu’il a conduite vers la France pour la libération de l’humanité !

A l’heure éblouissante où la flotte du Royaume-Uni voit se rouvrir toutes les mers du monde et les eaux infestées redevenir navigables, où l’armée britannique, aux côtés de la nôtre, et sous le même chef, recueille la gloire si pure de délivrer une terre qui n’est pas la sienne, quand les plus hauts représentants des nations victorieuses semblent, dans les acclamations, porter de l’un à l’autre rivage de la Manche la sublime accolade des peuples fraternels, rappelons-nous un instant, pour mieux jouir de notre ivresse, la rapide angoisse des derniers jours de juillet 1914, alors que, incertains de l’avenir, nous nous demandions tout bas : « Que va faire la Grande-Bretagne ? » Nul traité, nulle convention qui l’engageât à quoi que ce fût d’autre que de couvrir nos ports de la Manche. Jamais elle ne s’était crue en meilleurs termes avec l’Allemagne, qui n’avait cessé de la flatter pour gagner le temps d’achever une flotte. Son peuple entier, ses ouvriers aux gros salaires, ses industriels, ses armateurs, ses financiers, son personnel politique, son Gouvernement étaient unanimes, malgré quelques prophètes inécoulés, à considérer la guerre comme une chose si horrible et si vaine qu’on ne pouvait seulement en supporter l’idée. M. Lloyd George lui-même, malgré le sévère avertissement du discours prononcé à l’occasion d’Agadir, n’avait cessé, comme ministre des Finances, de combattre tous les crédits destinés à une préparation quelconque de la guerre : il préférait les réformes sociales. Ne s’était-il pas écrié, au moment de la campagne contre les Boers : « Chaque obus à la lyddite qui éclate sur les collines africaines emporte en Angleterre une retraite pour la vieillesse ? » Le même esprit l’animait encore, à la veille de l’attentat.

Que s’est-il donc passé chez ce peuple ? Que s’est-il donc passé chez cet homme ? Est-ce ce peuple, accomplissant une transformation morale dont l’histoire n’offre pas d’exemple, qui, à l’heure du besoin, a suscité cet homme comme la plante produit la fleur, ou bien cet homme qui a façonné l’âme de ce peuple comme un poète enflamme une foule ?

Une légende du pays de M. Lloyd George rapporte que dans une vallée luxuriante, à l’abri de hauts pics, vivait insouciamment un peuple trop heureux. Ce qui se passait de l’autre côté des sommets et par delà l’horizon de la mer, ils ne s’en doutaient point. Un jour, quelques hommes plus hardis, faisant l’ascension de ces sommets, entraînèrent les autres à leur suite. Alors se découvrirent à tous les regards étonnés les perspectives du monde, les menaces de la guerre, la loi du sacrifice. Ainsi en était-il de la riche et distraite Angleterre : elle vivait dans la vallée ; aujourd’hui la voilà sur les cimes qu’illuminent les reflets sanglants de la victoire. Qui l’a conduite là-haut ?


II

Le premier fait que nous ayons à saisir, nous, Français, à l’égard de M. Lloyd George, c’est le caractère absolument exceptionnel de sa carrière et de son rôle dans l’histoire politique de la Grande-Bretagne.

Durant son séjour à Londres comme ambassadeur, le prince Lichnowsky, qui ne fut pas un mauvais observateur puisqu’il a condamné l’Allemagne, avait noté l’uniformité du haut personnel politique de la Grande-Bretagne. Il y a des différences de parti, certes ; il n’y a pas de différences de mœurs. Un grand seigneur comme Sir Edward Grey, un avocat d’affaires qui a réussi comme Sir Asquith, mènent la même existence, dans le même monde, selon les mêmes usages, avec la même dépense. Les adversaires politiques fréquentent les mêmes maisons, les mêmes cercles, les mêmes hôtels. Habitudes semblables, semblables relations et même tour d’esprit : ce sont de riches gentlemen.

Rien de pareil chez un Lloyd George.

Celui-là, vous le rencontrerez peut-être au café-concert, qu’il adore, ou au sermon qu’il préfère à tout, mais jamais dans un salon ni à quelque thé que ce soit. On l’a vu, à certaines heures tragiques de sa destinée, affronter la colère des foules, mais on peut le voir encore tout frémissant de timidité lorsque à Londres ou à Paris l’assaillent les acclamations populaires. Il n’aime ni le luxe ni les semblants de la gloire. La vie publique, pour lui, c’est le travail, et le repos du travail, c’est la vie de famille, une pipe à la bouche, un roman d’histoire ou un livre de piété à la main, sa femme et ses enfants autour de lui. Sa fortune n’a changé ni ses goûts ni ses habitudes. Né du peuple, il vit fidèle au peuple : c’est ce que ses ennemis lui ont toujours reproché. Au plus fort de sa lutte contre les Lords, quand on souhaitait de le jeter aux lévriers, on ne lui pardonnait pas d’ « être né dans une chaumière, » d’être demeuré « l’homme des chaumières. » « Ignorant démagogue » et « aveugle fauteur de la guerre des classes » étaient des expressions que l’on accolait à son nom à la manière homérique. Successivement ou à la fois, on l’a traité de « voleur, » — ce qui le laissait indifférent, — « d’avoué, » — ce qui le flattait, — de « Gallois » enfin, — ce qui l’exaltait. La guerre n’a pas complètement barré ce flot injurieux. La Nation, dans un numéro du 19 juin 1915, lui accorde, comme moyen de réussite, « une intelligence brillante, mais irréfléchie. » Un autre journal, du même jour, le New Statesman, ne voit en lui qu’ « une pure adresse politique » produisant « un record de battage énormément énergique et courageux ; » d’autres l’ont trouvé « froid et dur. » D’autres enfin ont incriminé l’incomparable usage qu’il a su faire de la presse et de la publicité nationale pour soutenir son action politique aux heures critiques de la Patrie. Enfin, la guerre finie, les violentes campagnes ont aussitôt recommencé contre lui, parce que la gloire n’a jamais servi à désarmer personne, au contraire : c’est alors que l’on a découvert dans « l’ignorant démagogue » un « réactionnaire. »

Ainsi, politiquement et socialement, il semble que Lloyd George ait réalisé toutes les contrariétés. Alors que les usages l’écartaient du pouvoir, il s’est élevé au premier rang ; pacifiste, il a jeté son pays dans la guerre à outrance ; révolutionnaire, il gouverne le pays le plus traditionaliste de la terre ; défenseur des prérogatives syndicales, il a fait de l’autorité l’usage le plus énergique ; libéral, il a composé son cabinet d’Unionistes. Victorieux enfin et redevenu, dès la signature de l’armistice, réformateur social, il est soutenu par ses anciens adversaires et combattu par ses premiers amis.

Ce n’est donc pas l’œuvre du premier ministre britannique que nous voulons résumer ici ; tentons plutôt de suivre l’histoire intérieure d’une âme qui, à travers tant de péripéties personnelles ou nationales, mêlée au plus grand drame du monde, n’a jamais consulté, en ses crises rapides, que son austère conscience ! Peut-être, du même coup, jetterons-nous quelques lueurs sur l’âme même de ce grand peuple fraternel, presque inconnu de nous, inconnu de lui-même, si proche de notre cœur et pourtant si mystérieux, l’Angleterre nouvelle !


III

Un jour de l’année 1866[1], un modeste cordonnier, du nom de Richard Lloyd, habitant un petit cottage dans le village gallois de Llanystumdwy, recevait une lettre lui annonçant le veuvage de sa sœur, mariée à un instituteur pauvre, et la détresse dans laquelle elle restait avec ses enfants.

Ce cordonnier, oncle de Lloyd George, prit à sa charge les malheureux ; il prit surtout à son compte l’éducation et l’avenir de son neveu, « Mon oncle, a rapporté M. Lloyd George, ne se maria jamais ; il se donna la tâche d’élever les enfants de sa sœur comme un devoir sacré et suprême. À ce devoir, il consacra son temps, son énergie et tout son argent. »

Le temps et l’énergie furent un don magnifique. Pour instruire son neveu, le cordonnier se mit lui-même à l’étude, apprit le latin, essaya du français, et s’employa si bien que l’enfant devait bientôt combler tous les rêves ingénus dont il était porteur. Mais pour ce qui est de l’argent, il y eut toujours plus de difficultés. « Nous ne mangions guère de viande fraîche, avoue M. Lloyd George, et je me rappelle que notre plus grand luxe était la moitié d’un œuf par enfant, le dimanche matin. »

Par bonheur, le décor gallois n’est pas laid : la montagne, la mer, les brumes et les fumées du rêve, les yeux de l’enfant resteront pleins de ce spectacle, la mémoire imprégnée de cette poésie. N’empêche que, dans une maison qui n’est pas la sienne, le futur premier ministre a connu la faim, pire que la faim même, la pauvreté. Sur une sensibilité frémissante, dans une imagination ardente, on devine les traces que laisseront de pareilles impressions. Non seulement jamais M. Lloyd George, qui les évoque avec tant de souriante désinvolture, ne les oubliera, mais sans cesse elles seront présentes à son esprit pour diriger son action et inspirer sa politique. Ce n’est pas à des principes abstraits ni à des théories doctrinaires qu’il obéira. Quand il se lancera dans les réformes les plus hardies et verra se dresser devant lui toutes les résistances, ses discours de combat jailliront comme des cris de souffrance personnelle. « Qu’est-ce que la pauvreté ? jettera-t-il aux adversaires de ses audacieuses taxations. L’avez-vous subie vous-même ? Sinon, vous devriez remercier Dieu de vous en avoir épargné les souffrances et les tentations. Avez-vous jamais vu les autres l’endurer ? Alors, priez Dieu de vous pardonner, si vous n’avez pas fait de votre mieux pour la soulager. Le jour viendra où le pays frémira d’avoir toléré cet état de choses, alors qu’il nageait dans la richesse. » Parvenu au sommet de la puissance et de la gloire, à l’heure et à l’âge où tant de séductions corrompent ou amollissent les meilleurs, quel sera le titre dont il se montrera le plus fier, parce qu’il le sentira toujours le plus juste ? Celui de « petit frère des Pauvres. »

Mais il y a autre chose à quoi, nous, Français, devons, pour notre propre édification, prêter, dans la formation spirituelle d’un Lloyd George, une particulière attention.

L’oncle cordonnier, en effet, est un type de villageois dont nous avons grand’peine à nous faire une image en France : peut-être un philosophe, et presque certainement un théologien. Car, Richard Lloyd, tout en cousant le cuir, méditait la Bible. Il avait une ardente vie spirituelle, une foi qu’il mêlait à tous les actes de son existence et de son métier. Il était le chef de la petite confession, naturellement non-conformiste, du village, puisque la vive originalité des Gallois ne se traduit pas seulement par leurs mœurs et leurs paysages, mais par un sentiment d’indépendance qu’ils portent jusque dans leur pratique religieuse. Au-dessus du village, à mi-colline, le petit Lloyd apercevait le château fort, la muraille féodale, demeure du haut baron, seigneur et propriétaire du pays. Mais, à côté, au-dessous, presque invisible au pied de la montagne, il y avait aussi une petite maison en briques rouges, avec une pancarte portant une inscription discrète : « Baptiste. » C’était la chapelle, la maison des pauvres, la maison de Lloyd George et de son oncle. Là, on apprenait à ne pas souffrir, à ne pas se plaindre : on apprenait aussi toute l’histoire de l’âme galloise. Car, jamais dans l’histoire du Pays de Galles, la chapelle ne s’était inclinée devant le château. Sanctuaire de la foi, elle l’est aussi de la liberté. Quand on en sort, on en garde l’inspiration et on en commente la leçon. On se réunit dans la forge du forgeron, autour du brasier en veilleuse. On achève la journée du dimanche à lire les textes sacrés, à parler de ce qu’on a lu. Le premier parlement de Lloyd George fut cette forge de village, ses premiers sujets : la vie éternelle, la damnation, Satan, le ciel et le salut, l’âme de l’oncle animait le neveu. L’atmosphère était brûlante ; un pieux enthousiasme inspirait ces simples ; leurs entretiens monotones tenaient de l’oraison et tout ce dont ils parlaient, tout ce souffle de l’au-delà qui les saisissait ; ils le sentaient et l’aimaient : c’était pour ces hommes et cet enfant une réalité passionnée. Qu’importaient les privations des autres jours, quand il y avait le dimanche ?… La chapelle faisait oublier la maison.

Qu’on imagine donc la ferveur d’un mysticisme qui, venu des profondeurs de l’âme galloise, ne cessera d’illuminer l’àme de celui qui en aura le plus fidèlement ressenti et exprimé toutes les aspirations. Lloyd George, son examen d’avoué une fois passé, peut devenir homme de loi, il ne suivra que l’esprit : sa clientèle, ce sont encore des villageois, des humbles, des pauvres, des pêcheurs d’étang. Il ne fait pas un métier (l’argent est toujours rare, hélas !), il exerce un sacerdoce. Il y met tant de fougue et de sincérité qu’à vingt-cinq ans, il fait scandale en défendant la justice et devient célèbre en perdant sa cause. L’aventure est bien étrange.

Un carrier gallois vient de mourir. Il avait manifesté le désir de reposer aux côtés d’une fille qu’il avait perdue de son vivant. Déjà la fosse était creusée, lorsque le Recteur apprend que le défunt appartient à une secte non-conformiste : il interdit l’inhumation du carrier et fait combler la fosse. C’est alors que la famille s’adresse à Lloyd George qui donne le conseil de faire rouvrir la fosse et de procéder aux obsèques. Mais, lorsque le cortège funéraire arrive au champ de repos, la porte est fermée. Toujours sur l’avis de Lloyd George, on pratique une brèche, on entre dans ce cimetière de vive force et la dernière volonté du carrier se trouve enfin accomplie. De là procès du Recteur, plaidoirie de Lloyd George et condamnation de ses clients. Mais quel triomphal échec !... Tout ce qui couve de révolte dans le Non-Conformisme, le jeune avoué en est devenu l’expression hardie et enflammée. Il apparaît comme un redresseur de torts sacré, le défenseur de Dieu devant les hommes, de la justice devant les lois, et qui brave le pouvoir, ne recule devant aucun sacrifice pour défendre ses convictions. Ce sont ces larges forces confuses, éparses dans la conscience populaire, qui ne cesseront plus d’emporter, comme un prophète, le jeune orateur et de le faire acclamer par les foules. S’il est élu député de Carnavon à la surprise de tous, c’est qu’il apporte beaucoup moins un programme qu’une personnalité. Toute sa carrière ressemblera à cette élection. Elle en gardera le caractère improvisé et fiévreux. On y sentira le succès, non pas d’un parti, mais d’un homme, et parfois la volonté d’un peuple. Elle tiendra moins de l’action politique que de la propagande mystique, de la contagion esthétique ou religieuse. Rien d’une doctrine qui s’impose, car la doctrine changera, mais une individualité qui rayonne, car l’homme ne changera pas.

Tel est sans doute le caractère le plus profond et le plus inconnu de M. Lloyd George, celui qui, à la fois, le rattache au lointain mysticisme de sa race et le relie aux grandes aspirations modernes. Il exprimera les unes dans le langage de l’autre, vivifiant de sa foi séculaire les théories nouvelles. D’Allemagne, en effet, nous était venu un socialisme matérialiste, la revendication du besoin, la révolte de la convoitise. M. Lloyd George, certes, pourra passer pour socialiste. De sa bouche tomberont des paroles redoutables, comme celles où il évoque avec tant de passion et de colère les montagnes de son pays : « Les propriétaires reçoivent 8 millions de livres par an en guise de droits régaliens. Pourquoi ? Ils n’ont pas déposé le charbon dans la terre. Ce n’est pas eux qui ont planté ces grandes roches granitiques dans le Pays de Galles. Qui a posé les fondements des montagnes ? Est-ce le propriétaire ? » Bien plus, Lloyd George pourra hasarder, dans l’ordre économique, les projets les plus hardis, les plus contestables. Mais qui ne sent l’accent religieux de ces révoltes, l’inspiration fraternelle de ces réformes ? Ce que cet habitué des prêches villageois poursuivra dans la politique, c’est une justice conforme aux desseins de Dieu corrompus par les hommes. Il revendique beaucoup moins les biens de la terre qu’une convenance spirituelle, non par doctrine, mais par tendresse de cœur. C’est pourquoi il ne transigera jamais sur les principes de sa conduite et ne reculera jamais devant ses convictions : d’avance, il leur a fait le sacrifice de lui-même et il est prêt à engager à fond, toutes les fois qu’il faudra choisir, sa destinée. Dès 1902, par une anticipation singulière, il déclarait à un ami : « Jusqu’au bout est une politique sûre. Une transaction est toujours une mauvaise affaire. Aux élections, ce ne sont pas les hommes extrêmes qui sont battus, mais ceux qui ne collent pas à leurs canons. » Il n’y a que la foi qui parle ainsi, et la plus haute, celle qui renverse tous les obstacles.


IV

On comprend que, dans de telles dispositions d’esprit, le jeune député, lorsqu’il fit son entrée à la Chambre des Communes, ait éprouvé d’abord une surprise assez désagréable. Par tous pays, les milieux parlementaires se montrent généralement indulgents aux débutants et sympathiques à ceux qui n’apportent encore que des espérances : le principal est de ne gêner personne. Mais, habitué à la simplicité de ses auditoires gallois ou au tumulte des meetings populaires, Lloyd George s’étonna, — sans doute s’intimida, — de cette assemblée bourgeoise et compassée. Il commença par un accès de nostalgie et de découragement. Peut-être allait-il pour jamais renoncer à la politique et trahir son destin sans l’intervention de son génie tutélaire. Une lettre de son oncle lui rappela de quels espoirs, aujourd’hui réalisés, il était le dépositaire ; allait-il, par un coup de tête, infliger une telle peine à son bienfaiteur ? Peut-être Lloyd George songea-t-il aussi à son petit pays, aux services qu’il pourrait lui rendre, aux réformes religieuses et politiques pour lesquelles il était à même désormais de combattre. C’est par amour de sa famille et de son village qu’il résolut, en cette première crise, de rester à Londres. Il se consacrait à la politique contre son propre gré, non par ambition, mais par devoir. C’étaient ses souvenirs qui le poussaient en avant, de la petite chapelle à la tribune.

Le voilà donc aux Communes, déjà remarqué par sa singularité, tranchant sur ses collègues et ses amis par son allure, sa vivacité, ses audaces, le tour de son esprit et de son éloquence. Il pique davantage la curiosité qu’il ne provoque l’admiration. Il semble une anomalie plutôt qu’une force. Il garde des violences de timide. Il apparaît comme une espérance énigmatique et surtout comme une menace équivoque. Mais voici son heure, l’heure de sa conscience intransigeante et de sa volonté puritaine, où tout le pays va pouvoir le juger.

Nous sommes en 1899. Chamberlain règne. Sans doute, nos amis Anglais, qui n’aiment pas moins la vérité que la liberté, nous pardonneront-ils d’évoquer en passant cette rapide époque de leur histoire où le premier ministre d’aujourd’hui s’est trouvé presque seul contre tout l’Empire... ? Sous l’impulsion souveraine de Chamberlain, la Grande-Bretagne vient de déclarer la guerre aux deux petites Républiques Sud-Africaines. Lloyd George voyage au Canada. Dès qu’il apprend l’événement, il interrompt son voyage, rentre dans son pays qu’il trouve brûlant d’enthousiasme. Il est jeune : il a à consolider une situation encore incertaine dans une carrière qui s’ouvre magnifique. Qu’importe ? Ce mouvement unanime qui entraine momentanément sa patrie, il le réprouve. A peine débarqué, il se lance à cœur perdu dans une croisade contre la guerre. Il va au peuple, mais le peuple, même de la part de ceux qu’il aime, n’accepte d’entendre que ce qu’il désire. En vain se consume la flamme du missionnaire de la paix. Les foules, qui l’avaient acclamé, ne le reconnaissent plus. Elles l’accueillent par des huées, des injures, des menaces de lynchage. Dans son propre pays, Lloyd George se trouve en péril, et ce péril l’exalte. Sa parole prend l’accent sublime de ceux qui ont tout sacrifie ; à leur croyance et qui sont isolés. A Carmarthen, où il prononça le premier discours de cette campagne dans le Pays de Galles, il s’écrie : « Si je ne saisis la première et toutes les occasions de protester contre ce que je considère comme une infamie, je me jugerai un traître devant Dieu et devant les hommes. Et je proteste donc ici ce soir, dussé-je quitter Carmarthen demain sans un ami. »

Il va jusqu’à Birmingham, fief électoral de Chamberlain. Malgré les prières de ses amis, il se rend à un meeting d’où il n’échappe que par miracle. A plusieurs reprises, il a vu sa femme aussi exposée que lui-même à la colère populaire. Dans cette lutte pour la paix, on peut dire qu’il avait fait le sacrifice de sa vie.

Tel fut, en 1900, l’homme qui, au sortir du Conseil interallié où s’est fixé le destin de l’Europe et du monde, est venu proclamer, à la Chambre des Communes, l’implacable volonté des Alliés de réduire et de châtier l’Allemagne, celui qui, depuis, a décrété que la paix, comme la justice, devait être sévère. Entre le Lloyd George de 1900 et le Lloyd George de 1914 et de 1918, on n’a pas manqué de chercher une contradiction, parce que nous avons l’habitude de juger les faits et non les êtres eux-mêmes. Mais à l’heure où l’histoire précipitée du monde réservait aux hommes chargés de le diriger tant de péripéties, le fil conducteur de cette changeante et pathétique destinée, nous le savons, c’est la conscience, la seule conscience personnelle. A ces deux époques de sa vie, Lloyd George n’a consulté que lui-même : jadis, la guerre contre les petites Républiques ne lui a pas paru juste ; aujourd’hui, la guerre contre l’Allemagne lui a paru sainte. Nulle contrariété, mais continuité profonde de l’idéal, — source unique, non seulement d’énergie et d’abnégation, mais d’influence et de succès.

Lloyd George, en effet, ne devait pas tarder à recueillir les fruits de son courage et de sa décision. Alors qu’on pouvait le croire perdu dans l’opinion publique, il est bien vite devenu le seul point fixe où elle dût se ressaisir. Le parti libéral, durant toute la crise, avait flotté, mais une génération avait grandi en Angleterre, qui réclamait, avec la paix, une impulsion nouvelle. Les élections de 1905 confirmèrent à la fois cette victoire libérale et un profond malaise politique. Les lois dépendaient encore du roi, de la Chambre des Communes, née du suffrage, et de la Chambre des Lords, héréditaire. La majorité de l’une n’était plus celle de l’autre ; elles travaillaient en sens inverse et les Lords ne cessaient de contrecarrer les députés : situation qui devait aboutir à un conflit, conflit qui exigeait un homme neuf. M. Lloyd George peut devenir ministre, d’abord au Commerce, où il révèle ses incomparables facultés d’assimilation et d’improvisation, puis dans le cabinet de M. Asquith, en 1908, chancelier de l’Échiquier. Désormais, c’est lui qui tient les cordons de la bourse de l’Empire et peut en disposer à son gré. Ses anciens rêves, il va les réaliser. Ses budgets, il va les dresser, entre deux voyages au village natal, en songeant à l’œuf qu’on partageait le dimanche.


V

Date mémorable dans l’histoire sociale de notre alliée, que le jour où, à la Chambre des Communes, sur le coup de trois heures, dans le brouhaha des commencements de séance, le chancelier de l’Échiquier Lloyd George, un énorme portefeuille sous le bras, gagna d’un pas vif et nerveux sa place au banc des ministres, entre M. Asquith et M. Churchill ! Aujourd’hui encore, M. Lloyd George ne peut entendre sans un battement de cœur le Président prononcer son nom et lui donner la parole. Qu’on imagine, ce jour-là, le singulier mélange d’audace intellectuelle et de timidité physique qui lui serra la poitrine pendant les quelques minutes où on le vit, une jambe croisée sur l’autre, attendre son tour. Il était pâle, les yeux ardents. Par instants, il jetait un regard rapide sur l’assemblée. Tout son être exprimait la tension intérieure. Quand enfin retentit l’appel : « Monsieur le chancelier de l’Échiquier, » il gagna lestement la tribune. Il avait l’air tout petit, l’air d’une insignifiante silhouette perdue dans le tumulte d’une salle qui se remplit. N’eût été la hâte avec laquelle chacun regagnait sa place, la présence dans les galeries des auditeurs les plus marquants, des ambassadeurs étrangers, des membres de la Chambre des Lords, des grandes dames titrées, qui eût pu se douter que ce modeste personnage, en dépliant sa serviette, ouvrait une bataille qui ne durerait pas moins d’un an ?

Pour exposer son budget, M, Lloyd George commença d’une voix basse, sur le ton de la conversation. Ses principes directeurs étaient simples. Il posait d’abord les besoins de la nation, parmi lesquels il faisait figurer les projets qui lui tenaient à cœur, l’assurance des travailleurs contre le chômage et les pensions de retraite pour la vieillesse. Ses nécessités établies, restait à trouver les ressources équivalentes. Son programme était vaste, allant de l’agriculture, qu’il voulait restaurer, aux chemins de fer, qu’il proposait de réorganiser. Mais il était surtout convaincu que l’État, pour se procurer de l’argent, doit le chercher où il est. De là les nouvelles taxations qui devaient provoquer tant de résistance. Il frappait les successions et les revenus non gagnés. Il les frappait lourdement et s’en excusait. Il s’en excusait avec humour et passion, rassemblant dans un sourire toutes les énergies de son âme et résumant dans une image tout son idéal. « Jamais, disait-il, un chancelier de l’Echiquier n’eût osé demander de pareilles taxations en temps de paix. Mais ceci est un budget de guerre. Nous faisons la guerre à la pauvreté et à l’humaine dégradation qui la suit. Nous voulons défendre le peuple de ce pays contre la misère, comme jadis on l’a défendu contre les loups qui infestaient nos forêts. » Fort de sa conviction et de l’appui du peuple entier qu’il sentait derrière lui, M. Lloyd George laissa à la Chambre des Communes la plus large liberté de discussion. Cette discussion dura huit mois et provoqua cinq cent cinquante votes par division. Mais la partie n’était pas gagnée : restait à emporter le vote de la Chambre haute. Les Lords, à cette occasion, tentèrent d’en finir avec l’homme des chaumières : ils rejetèrent le budget. C’était la lutte engagée à fond : M. Lloyd George s’y employa tout entier, selon son tempérament et sa méthode, sans ménagements et sans hésitation. En vain, après un appel au pays en janvier 1910, les Lords se décidèrent-ils à céder. Il était trop tard. Sous l’impulsion du ministre victorieux, la Chambre, des Communes votait une série de résolutions qui brisait la puissance des Lords.

À ceux qui avaient cru l’injurier en le traitant de Gallois, M. Lloyd George pouvait répondre, en une péroraison véhémente : « J’ai du sang celtique dans les veines. Il y a plus de sang celtique dans les veines de l’Anglais de partout qu’on n’est disposé à l’admettre et si vous tiriez toutes les gouttes de sang celtique de ses veines, l’Anglais serait assez anémique. Le Celte a l’amour irrésistible de la liberté. Il peut être foulé aux pieds et il l’a été. Il peut être opprimé et Dieu sait s’il l’a été. Mais vous ne pourrez jamais éteindre sa passion pour la liberté. Piétinez-le dans la boue, et les enfants de ses enfants se lèveront avec des mots d’ordre de liberté aux lèvres. Je viens à vous comme le descendant d’une race qui a combattu César... »


VI

On voit l’ensemble des forces personnelles et sociales qui ont concouru à édifier la fortune et à composer le caractère du premier ministre. On voit aussi le peu de place qu’y tiennent les préoccupations théoriques et la spéculation. M. Lloyd George ne se définit pas moins nettement par ce qu’il n’est pas que par ce qu’il est.

A Downing-Street, au milieu de la vieille bibliothèque dont usa Gladstone, un reporter de ses amis lui demanda un jour quels étaient, parmi tant de livres, ceux qu’il préférait. Le chancelier de l’Echiquier dans sa réponse ne cita ni un poète, ni un philosophe, ni un savant. Sa prédilection allait aux romans historiques, principalement à Alexandre Dumas.

M. Lloyd George, sans doute, est trop occupé pour avoir le loisir de beaucoup lire et l’on conçoit que, si d’aventure il s’y risque, il fasse choix d’un auteur reposant. Au vrai, il n’a jamais beaucoup lu. Il ne doit presque rien à la formation universitaire, ni aux livres. Ce qu’il sait, il l’a acquis en le faisant : par où il est bien Anglais. Il a appris l’économie politique au ministère du Commerce, les finances au ministère des Finances. On le sent plus travailleur que studieux, plus observateur qu’informé.

Il aime encore moins écrire, même des lettres, car la correspondance lui a toujours paru « le pire moyen de faire les affaires ; » point d’articles, point d’ouvrages. Mais il a le sens de la presse et prend grand soin de la publication de ses discours. D’ordinaire, quand il doit prononcer une harangue, il réunit les journalistes et leur en donne d’avance la substance, puis il revoit lui-même les épreuves. A vrai dire, ce qu’il craint de voir gâter dans les feuilles, c’est le mouvement, le rythme, l’image, beaucoup plus que la doctrine, de ses discours. A-t-il même une doctrine ? Il ne semble pas que M. Lloyd George ait jamais cherché à tirer de l’histoire ou de la philosophie aucun principe d’ensemble. Il est exactement, à cet égard, le contraire du président Wilson, venu de l’Université à la politique, de la théorie à la pratique, des livres à l’action. Né dans l’action, formé par l’action, M. Lloyd George n’en sort que pour se reposer. Voyez-le à ses heures de fatigue, de dépression. Il s’enfuit dans le joli cottage qu’il s’est fait aménager au milieu de son pays natal et là, pendant deux jours, s’assied en face des montagnes ou de la mer, sans bouger, et probablement sans penser à grand’chose. Puis, dès qu’il s’est ressaisi, à la tâche ! Si, alors, vous le voyez réfléchir et s’agiter, c’est qu’il cherche une décision urgente : la décision prise, il ne revient jamais en arrière. Nous avons observé avec quelle promptitude et quelle précision son intelligence s’adapte aux circonstances et se prête aux besognes les plus diverses : il est un causeur brillant, primesautier, plein de saillies et d’images ; il est aussi un auditeur attentif, doué d’une mémoire supérieure, qui interroge, comprend, se renseigne. Sa carrière gouvernementale, à tous les degrés du pouvoir qu’il a franchis, a été un perpétuel apprentissage suivi d’une immédiate maîtrise : aptitude tout empirique. Si M. Lloyd George n’est pas, à proprement parler, un esprit créateur, d’où vient donc son rayonnement ?

M. Maurice Barrès, rendant compte d’un déjeuner qu’il avait fait avec lui, semble avoir été surtout frappé par le caractère rêveur de son hôte. Il s’étonne d’abord de cette petite taille, de cette figure impressionnante, passant rapidement d’une sorte de repos songeur à l’animation. Puis il croit le comprendre et découvrir enfin le secret de ce petit homme « dans l’immense rêverie qui remplit toujours le cœur des gens du Pays de Galles, d’Irlande et de Bretagne, dans cette musique à laquelle il se livre et qui lui dicte des discours consolateurs pour le plus grand nombre. » Oui, M. Lloyd George est un rêveur. Oui, il a fait entendre aux humbles, aux pauvres, à tous ceux qui peinent, la vieille chanson qui berce les espérances éternelles. Mais ne vous bornez pas à regarder ces yeux visionnaires ; observez ce geste rapide qui, par moments, semble tenir du déclic, cette soudaineté d’idées et de décision, cet allant, ce perpétuel frémissement qui a fait surnommer M. Lloyd George « l’hyène » (c’est la mode aujourd’hui pour les chefs victorieux de l’Entente, que ces noms de fauves), et vous sentirez que si le rêve est ici présent, c’est comme le ciel au-dessus de la terre. Ceux de ses ennemis qui ne voulaient voir en lui qu’un impulsif, se trompaient par excès de malice et intention méchante ; ils avaient vu juste toutefois, en signalant, comme un trait fondamental, chez lui, ce passage immédiat de l’image au mouvement, de la pensée au fait. La musique de ses phrases accompagne le drame que joue sa destinée. Son poème, il l’écrit avec des lois, dans des décrets et des arrêtés, par des résultats tangibles et des propositions qui apportent aux hommes, non pas de l’illusion, mais du bien-être et du soulagement. Aux ouvriers, aux mineurs, aux Trade-Unionistes, aux foules devenues si dociles à sa voix, s’il était venu dire : « Un temps viendra où vous serez plus heureux !... » ils auraient pu applaudir son couplet, mais n’auraient pas suivi sa volonté. Il leur disait : « Hier, voici ce que j’ai fait pour vous. Voilà ce que je veux faire demain. « Il parlait avec l’accent des prophètes, mais rendait compte de son mandat. Rien de chimérique en lui ni d’ab4rait. Le souffle mystérieux qui emporte le poète, on l’appelle inspiration : la vie active comporte, elle aussi, une inspiration. Ceux qu’elle soulève au-dessus d’eux-mêmes, ce sont les plus grands, les chefs, les guides, non plus ceux qui bercent l’humanité, mais ceux qui la réveillent, ceux qui vivent ses rêves et les réalisent pour elle. D’un mot, d’une cadence, d’un geste, d’une image, M. Lloyd George ouvre les horizons et il sait que les regards des hommes s’y complaisent : voilà pourquoi il a mis à son service la presse, la parole, tous les procédés de la propagande, a érigé en moyen de gouvernement les campagnes personnelles et la publicité. Mais il sait aussi les chemins qui mènent vers ces horizons et, quand il lève le bras des annonciateurs, il est déjà en marche et n’a plus qu’à crier : « Suivez-moi !... » Voilà pourquoi, au Commerce, aux Finances, aux Munitions, à la tête du Gouvernement, ce musicien du peuple a travaillé comme un commerçant, comme un financier, comme un industriel et commandé comme un chef d’Etat : « Ce n’est pas dans la vie ce qui vous arrive qui importe, mais la manière dont vous faites front. »

Qu’on se rappelle dans quelles conditions, au mois de mars 1916, M. Lloyd George est devenu Premier Ministre : n’est-ce pas le drame intérieur le plus puissant et le plus large qui se soit jamais débattu, peut-être, dans une conscience humaine.

Depuis plusieurs mois, Lord Northcliffe, aujourd’hui collaborateur et déjà ami personnel de M. Lloyd George, menait dans le Times et dans ses autres journaux, une campagne violente contre M. Asquith et sa conduite de la guerre. M. Lloyd George lui-même, dans la préface d’un livre, avait publié un appel retentissant à l’énergie et à l’esprit de sacrifice de la nation. Il est à penser que, dans ces heures critiques où il sentait en suspens la destinée de sa patrie, il n’était point, pour ses collègues du Cabinet, un collaborateur agréable ! A ce moment, chaque membre du Cabinet britannique restait, à la tête de son Département, un chef presque indépendant. L’unité politique qu’en temps de paix assurait au Premier Ministre sa qualité de chef de parti, n’existait plus ou presque plus. Chacun travaillait de son mieux, mais presque isolément : de là tant de lenteurs et de flottements, dont s’irritait M. Lloyd George ! L’Italie venait d’être écrasée, le péril était extrême. En vain, autour de lui, ses ennemis commençaient à dénoncer ses intrigues, à l’accuser d’une ambition démesurée : rien ne pouvait le distraire de l’obsession du devoir, et le jour qui décida sans doute du sort de la Grande-Bretagne, fut celui où le Ministre des Munitions remit au Premier Ministre l’ultimatum dans lequel il exigeait que la conduite de la guerre fût confiée à un Comité de trois ou quatre membres armé de pleins pouvoirs, et duquel, lui, le Premier Ministre, serait exclu, au moins effectivement » — proposition qui équivalait au renversement immédiat de M. Asquith.

Or, depuis bientôt dix années, M. Lloyd George avait vécu dans une parfaite intimité d’homme et de ministre avec M. Asquith. Il lui devait son élévation, peut-être une partie de son prestige. II lui était attaché par la reconnaissance et la fidélité. Mais ces sentiments personnels, capables de le déchirer dans son cœur, devaient-ils troubler son jugement et son patriotisme ? M. Lloyd George était convaincu que la guerre était la plus grande que l’Angleterre eût jamais faite, que de cette guerre dépendait le salut de l’Angleterre, et que l’Angleterre ne s’en doutait pas, que son chef ne s’en doutait pas non plus, et que l’heure allait passer. Il ne s’agissait pas d’étroites convenances, mais de l’intérêt national, de l’intérêt de l’humanité. M. Lloyd George balança une heure, exactement, puis prit parti contre lui-même, pour la Patrie, pour l’Humanité. C’était beaucoup moins une crise politique qu’il avait provoquée dans le Cabinet qu’une crise morale dans sa vie. Il s’était porté au pouvoir suprême par arrachement !


VII

Il serait prématuré de raconter au long l’œuvre de guerre de M. Lloyd George ; il serait oiseux de la résumer. J’en voudrais seulement marquer les directives principales, telles qu’elles découlent du caractère de l’homme, et dans la mesure où elles réalisent l’action même de sa personnalité. On y admirera à la fois, à chaque heure critique, la justesse du coup d’œil qui lui fit distinguer le plus urgent et l’énergie jaillissante qui, à chacun des postes qu’il a occupés dans l’exercice du pouvoir, lui permit d’exécuter aussitôt ce qu’il avait jugé nécessaire.

En 1914, M. Lloyd George était chancelier de l’Echiquier, c’est-à-dire responsable du système financier à la fois le plus puissant et le plus menacé du monde. Je l’ai entendu parler des finances anglaises de ce temps-là avec un pathétique saisissant, car il possède le don d’animer jusqu’aux chiffres et de rendre vivant, sensible, déchirant, le drame de la banqueroute. Il a traduit en images le péril du papier, rendu émouvants « les fondements du crédit britannique. » On sent que la lettre de change échauffe son imagination et son cœur. Avec quelle émotion poétique il se représente, par exemple, le commerce du coton ! Avec quelle admiration et quelle anxiété il le suit et nous le fait suivre dans le monde, ce coton symbolique ! En premier lieu, il passe des plantations au Mississipi, puis descend jusqu’à la Nouvelle-Orléans ; de là, il s’en va vers la Grande-Bretagne ou quelque autre nation, l’Allemagne elle-même. Chacun de ces mouvements a pour représentation un papier signé à Londres ou à Liverpool ; une seule signature répond pratiquement de l’ensemble de ces transactions. Par le moyen de ces négociations sur le papier, la Grande-Bretagne absorbe la moitié des affaires mondiales. Tous les mouvements de ses bateaux, qui transportent les trois quarts des marchandises sur les mers, sont également figurés par de petites feuilles revêtues de paraphes ! Rien de plus beau ni de plus simple, qu’un tel système, en temps de paix. Mais, au jour de la déclaration d’une guerre qui affectait tant de nations, que pouvait-il se passer ? Toute cette légère et délicate construction de papier se trouvait démolie. « C’était tout comme si on avait lancé un violent coup de pied dans une fourmilière. » Epouvante et consternation sur tous les marchés du monde, dans toutes les bourses ! Dès lors, la tâche immédiate à laquelle devait se consacrer le chancelier de l’Echiquier, ce n’était pas de sauver les banques et les capitalistes, comme on a quelquefois tenté de le dire, mais le crédit même de la Grande-Bretagne, et avec celui-là, celui de tous les belligérants : heures si lointaines déjà qu’elles semblent presque d’une autre époque, d’une autre guerre ! Ne les oublions pas, en vérité ! Le temps faisait défaut, les échanges étaient enrayés, les affaires paralysées. L’Angleterre se trouvait aussi complètement isolée que si ses rivages eussent été bloqués par une flotte étrangère, parce que ses navires, sur la surface du globe, restaient au port. Péril immense : le moratorium, les facilités accordées aux banques, l’escompte des traites, l’hypothèque hardiment prise sur le crédit de l’Empire, la restauration de la Bourse, autant de mesures qui, en évitant une catastrophe nationale, rendaient possibles, avec la reprise de la confiance, l’immense travail et l’organisation industrielle qui allaient décider de la guerre.

Cette tâche accomplie, M. Lloyd George, des Finances, passe aux Munitions, car la grande industrie anglaise n’était pas mieux appropriée à la guerre que son système fiduciaire.

Sans doute, la Grande-Bretagne n’eut pas à déplorer comme nous, dès les premiers jours de la guerre, l’occupation, non seulement de son territoire, mais de la partie de son territoire la plus riche en matières premières et en outillage. Elle n’eut pas à supporter non plus, pour la main-d’œuvre, le brusque et terrible à-coup de la mobilisation. Mais, d’autre part, elle ne pouvait escompter au même titre un enthousiasme immédiat et une volonté unanime de résistance à l’agresseur. Plus favorisée matériellement, elle l’était moins moralement. Surtout, l’organisation industrielle de la guerre devait s’y heurter à des difficultés particulières, d’ordre proprement britannique.

Dans un discours prononcé à Manchester le 3 juin 1915, M. Lloyd George, au cours d’une tournée faite dans le Lancashire pour en organiser les ressources industrielles, adressait aux ateliers un véhément appel. Toute l’importance de l’usine s’était révélée, mais les travailleurs se doutaient-ils de cette importance ? Plus éloignés de la guerre que les nôtres, les ouvriers britanniques possédaient aussi une plus longue tradition syndicale qui les rendait très jaloux de leurs prérogatives professionnelles. Il était interdit aux patrons d’employer des ouvriers non qualifiés, par conséquent de faire appel à aucune main-d’œuvre nouvelle, en particulier à la main-d’œuvre féminine. De plus, cet esprit corporatif, extrêmement accusé et qui marquait en temps de paix l’un des traits les plus saillants de la classe ouvrière britannique, perpétuait l’illusion qu’accroître la production de chacun risquait de compromettre le salaire de tous. C’était dans l’atelier, devenu un instrument principal de la guerre, qu’il fallait insuffler l’esprit de guerre, qui est d’abord l’esprit de sacrifice.. Dans cette entreprise nationale, M. Lloyd George usa de deux moyens.

Politiquement, il a imposé à son pays un régime militaire devant lequel on avait toujours reculé, parce qu’il n’était pas nécessaire, peut-être, mais surtout parce qu’il offensait ce sentiment de la liberté personnelle qui est le fond des mœurs et de l’esprit public en Grande-Bretagne. Après les campagnes de Lord Kitchener et de Lord Derby, après la magnifique réponse qu’avaient faite à l’appel de la Patrie plus de trois millions de volontaires, il pouvait sembler inutile, en effet, d’en venir au service obligatoire et l’on n’a pas toujours très bien compris en France le motif principal qui a déterminé le Gouvernement anglais à prendre cette mesure. Ce fut beaucoup moins pour se procurer des soldats au front que des ouvriers à l’arrière. Par le régime des engagements volontaires, beaucoup de travailleurs avaient quitté la mine et l’usine pour courir à la bataille : le Gouvernement ne pouvait violer les termes de leur engagement et les renvoyer à leur tâche. Un seul moyen s’offrait de régulariser à la fois, selon les besoins de la nation, le service de l’avant et celui de l’arrière : la réquisition générale des hommes. L’atelier n’en devait pas moins profiter que les armées.

Mais où le rôle de M. Lloyd George apparut le plus grand, c’est dans son action personnelle ; on ne gouverne les ouvriers britanniques qu’en les persuadant ; on ne conduit un grand peuple au sacrifice qu’en lui montrant un idéal. C’est alors que se déploya toute la force spirituelle de M. Lloyd George, que s’imposa son prestige d’homme du peuple, que jaillit la source mystique de sa parole. Toutes les mesures qui résument l’immense effort militaire de la Grande-Bretagne n’eussent pas été possibles sans cette innombrable prédication de la « grande Croisade. »

L’histoire politique de M. Lloyd George, certes, ce sont ses actes ; mais ces actes, il n’eût pu les accomplir sans sa parole et sa propagande. Il se trouvait naturellement adapté à l’éloquence populaire. On sait que les délassements qu’il préfère sont le café-concert et le sermon. C’est en habitué du café-concert et du sermon qu’il s’exprime devant le peuple. Il plaisante et endoctrine, fait rire et méditer, amuse et touche. De l’humour et des mots, de vives répliques, et puis des images, de belles images familières, qui viennent de la Bible parfois, et surtout de l’existence quotidienne de ceux qui l’écoutent, de leur métier. Pas de mots abstraits, pas de périodes oratoires, mais le ton même de la conversation, avec de rapides élans. Voyez-le et écoutez-le devant les mineurs de son pays natal qu’il vient exhorter à produire davantage. S’il leur parlait du Droit, de la Civilisation, de la Liberté du monde, ces hommes noirs et las ne l’écouteraient pas. L’idéal humain, la guerre, le sacrifice et la mort, il faut que ces choses deviennent vivantes dans la mine, en prennent l’aspect et la couleur :

« Le sang qui bat dans les veines de ce pays, s’écrie le missionnaire, est fait de charbon distillé. En temps de paix et en temps de guerre, le roi Charbon est le souverain seigneur de l’industrie. En temps de guerre, il est pour nous la vie, et la mort pour nos ennemis. Il fait les matériaux et les machines qui le transportent. Il remplit les armes de guerre. Tirer, c’est charbon. Carabines, c’est charbon. Mitrailleuses, c’est charbon. Canons, c’est charbon. Les obus sont faits de charbon, les obus sont remplis de charbon. Les explosifs même à l’intérieur, charbon ; et puis le charbon les porte tout droit au champ de bataille pour aider nos hommes. Le charbon est le plus terrible des ennemis et le plus puissant des amis. Dans cette guerre, il y a eu déjà 350 000 morts de soldats britanniques causées par le charbon allemand, par le mineur de Westphalie travaillant en coopération avec l’ingénieur prussien, sans restriction, sans réserves, sans règlement, mettant leurs forces à la disposition de la patrie. C’est le charbon qui a causé ces morts. Oui, et quand vous verrez les mers libres, et l’océan sur lequel le drapeau britannique flottera impunément de royaume en royaume et de rivage en rivage, quand vous saurez que le drapeau allemand a disparu de la surface des mers, qui l’aura fait ? Le mineur britannique aidant le soldat britannique. »

Et, élargissant l’image, dépassant le corps de métier qu’il a devant lui pour s’adresser du même coup à tous les travailleurs du pays et leur rendre visible le grand but commun :

« Il nous faut, poursuivait-il de sa voix rythmique, payer le prix de la victoire si nous voulons la gagner. La victoire a son prix. Nous n’avons qu’une question à nous poser, dans tous les grades et toutes les professions : Faisons-nous assez pour assurer la victoire ?... Les tranchées ne sont pas toutes en Flandre. Chaque puits est une tranchée dans ce pays, un labyrinthe de tranchées. Chaque atelier est un rempart, chaque arsenal qui peut produire des munitions de guerre est une forteresse. Pioches, pelles, tours, marteaux, ce sont aussi bien les armes de cette grande guerre de la liberté européenne qu’une baïonnette, une carabine et une mitrailleuse, et l’homme qui ne les manie pas de toutes ses forces manque autant à son devoir que le soldat qui s’enfuit du combat sur le front. »

Pour apprécier la nécessité et l’influence de pareilles harangues, il faut que les Français ne les jugent point en songeant à eux-mêmes. Il faut qu’ils fassent un effort de sympathie et de fraternelle clairvoyance pour se représenter l’état d’esprit absolument général d’où la Grande-Bretagne est partie. La terre de France a été de tout temps envahie et de tout temps libérée. Toutes les grandes invasions sont venues se briser chez nous, puis ont été refoulées. Toutes les horreurs de l’occupation, nous en avons le sentiment héréditaire, et c’est l’instinct profond de notre race entière, telle que l’a formée l’histoire, qui se soulève à l’heure du péril et nous jette aux frontières. Comment en eût-il été de même en Grande-Bretagne, où la dernière maison brûlée du Comté d’Essex l’a été par les Danois, au IXe siècle ?... L’Angleterre vivait à l’abri de sa flotte, ayant peu à peu relâché cette belle « ceinture d’argent, » comme disait Shakespeare, qui lui servait de cuirasse, la mer. Là nul instinct à réveiller, nulle image et nul souvenir à faire revivre dans l’âme populaire ; rien qu’une froide abstraction qu’il fallait animer, un idéal dont il fallait faire une réalité agissante, le Droit humain, l’honneur national. Ce peuple, le plus empirique des peuples civilisés, qui ne se décide qu’après l’épreuve et qui n’entend, si l’on peut dire, que ce qu’il voit, il a fallu le conduire au sacrifice par la seule persuasion. M. Lloyd George a dû, libéralement, prêcher la guerre sainte ! Apostolat qui n’a pas toujours été sans risque, sans tristesse surtout et sans angoisse : « Cela me serre le cœur, laisse-t-il échapper un jour, d’avoir sans cesse à appeler l’attention de tous sur la gravité de la situation. Je ne fais que cela depuis des mois et mes amis eux-mêmes m’en veulent... »

Eveiller jusque dans les profondeurs du peuple la conscience britannique, créer de toutes pièces une armée de sept millions d’hommes, organiser la production industrielle la plus considérable de l’Entente, ce n’était là pourtant qu’un détail et que des besognes passagères. Le problème essentiel restait la conduite même de la guerre, dont M. Lloyd George, devenu premier ministre, prenait à lui seul la responsabilité.

L’un des reproches que l’on avait coutume d’adresser aux Anglais, était de rester toujours Anglais, de ne se placer qu’avec peine à un point de vue simplement européen, ou même mondial. M. Lloyd George arrivait au pouvoir précisément parce qu’il avait élargi ce point de vue insulaire et pour faire triompher, dans la conduite de la guerre, la solidarité internationale : il apportait, dans les Conseils de l’Entente, la perspective et le sens des proportions. « M. Lloyd George, me disait un jour un ministre français qui fut un de ses premiers collaborateurs, est l’Anglais avec lequel il est le plus aisé de s’entendre. Il est tout proche de nous. Il a presque notre tour d’esprit et une extrême vivacité. Avec lui, les entretiens avancent et l’on peut conclure sur d’autres bases que celles d’où l’on était parti. » Surtout, par tempérament autant que par expérience, M. Lloyd George s’est efforcé de rendre les rencontres entre chefs alliés aussi fréquentes et aussi approfondies que possible. Nul n’a fait davantage pour abréger la procédure des échanges de vues entre Gouvernements et substituer aux notes qui n’aboutissent jamais les conversations directes. C’est pourquoi il s’est déclaré, dès la première heure, partisan de cette unité de commandement, si longtemps combattue, qui a décidé de la victoire, et qui n’a triomphé que par sa patience et son habileté. Déjà, il avait été capable d’imposer à son pays, par la conscription, le sacrifice de la liberté individuelle : il fut capable de lui en infliger un plus dur encore, en exigeant d’un grand peuple, possesseur d’une immense armée toute neuve, dont il pouvait être si fier et si jaloux, qu’il rangeât cette armée sous les ordres d’un général étranger. Les foules anglaises accueillent aujourd’hui comme un des leurs le maréchal Foch ; la spontanéité de leur enthousiasme et de leur reconnaissance envers le vainqueur de la guerre égale la ferveur et l’élan de notre propre joie : admirable spectacle de concorde et de gloire, dont le premier honneur doit revenir à celui qui, au milieu même des épreuves, a su vouloir et préparer de telles heures !


VIII

Après quoi, si l’on songe que, depuis plus de quatre ans, M. Lloyd George fait la guerre et, depuis plus de deux ans, la dirige, qu’aucune décision intéressant son pays et l’Entente n’a été prise sans lui, on demeure confondu, non seulement du rôle qu’il a joué, mais de l’énergie qu’il a dû dépenser tout à la fois en intensité et en durée. Au cours d’un tel effort, il a été soutenu principalement par une discipline rigoureuse, car il n’y a rien de plus méthodique, au fond, que sa perpétuelle improvisation. M. Lloyd George se lève tous les jours à la même heure, déjeune en recevant des intimes. Déjà, il a jeté un coup d’œil sur les documents essentiels, qui, la nuit, sont rangés à côté de son lit, de manière que, s’il s’éveille un instant, il les trouve sous sa main. A dix heures, commence le travail avec les secrétaires : il écoute surtout. Au lunch, quelques invités d’affaires, puis, l’après-midi, vie publique, conseils, conférences, séances aux Communes, interpellations. Comme tous les grands actifs, Lloyd George a reçu de la nature le don du sommeil : il sait se reposer. La Chambre des Communes étant toute proche de Downing-Street, il lui arrive de se trouver au lit un quart d’heure après la fin d’une séance orageuse, et déjà endormi. Outre le café-concert et le sermon, il pratique le golf, seule concession qu’il ait faite aux habitudes aristocratiques, parce que sans le golf, lui qui se considère comme un paresseux, il n’aurait jamais eu le courage de faire une marche hygiénique. En jouant, d’ailleurs, il suit bien plus son idée que sa balle.

Dans cette belle vie harmonieuse, tous les devoirs humains ont leur place, gardent leur rang. Cet homme public est un homme de famille. Marié à vingt-six ans, il a trouvé dans le ménage le bonheur et la force. Downing-Street, aujourd’hui, est un foyer bourgeois. On y traite des affaires du monde dans l’intimité domestique. L’oncle Richard y fait des séjours émerveillés. Il est arrivé au ministre de recevoir plus d’un visiteur en tenant sur ses genoux une de ses filles, toute blonde, aux yeux bleus, plus celtique que lui-même. Il paraît qu’on les voit, deux ou trois fois la semaine, se rendre au parc Saint-James, en se donnant la main, pour regarder les canards. Le père n’est pas moins fier de ces yeux bleus et de ces cheveux blonds que le ministre de sa renommée. Peut-être le deuil cruel, dont la mélancolie ne s’est jamais effacée dans ses yeux, l’a-t-elle rendu plus sensible encore à ces joies graves de sa vie personnelle. Ses deux fils portent le kaki.


IX

C’est au retour d’une mission chez nos amis que j’ai rédigé ces notes où j’aurais voulu traduire un peu de cette impression, frissonnante et chaude, que laisse le premier ministre britannique.

Voici qu’au lendemain de l’armistice, dans la fièvre même des fêtes et des pavoisements, il vient de secouer son pays tout entier d’un nouveau frémissement. La campagne électorale s’est déroulée sous les drapeaux, au milieu des acclamations, et le cinéma des candidats a remplacé les films du front. Toujours franc, toujours pressé, M. Lloyd George n’a pas voulu attendre une semaine de plus pour mettre sa patrie devant les responsabilités et les risques des peuples vainqueurs.

Les élections anglaises avaient un sens très clair, et c’est en vain que les adversaires de M. Lloyd George tenteront de donner à cette première consultation nationale des Alliés une signification politique. La Grande-Bretagne, interrogée par son chef, avait simplement à décider ceci : est-ce avec la même conscience, ou avec une conscience différente, que les citoyens d’une grande nation doivent travailler dans la paix et combattre dans la guerre ? Est-ce que cet esprit de sacrifice et d’union, cet ensemble de toutes les vertus et ce concert de toutes les énergies qui ont assuré la victoire ne doivent marquer qu’une heure fugitive et frénétique de la vie nationale, ou bien ce fier et haut régime doit-il rester le régime ordinaire d’un peuple digne de sa victoire et qui veut la justifier, après l’avoir gagnée ? Il semble que M. Lloyd George n’ait pas eu d’autre programme, pour l’heure présente, que d’éveiller dans sa patrie ce sentiment du devoir pacifique comme il avait éveillé le sentiment du devoir guerrier. Il est venu dire à la Grande-Bretagne et de telle manière que tous les autres peuples ont entendu sa voix et compris ses harangues : « Je t’ai conduite, comme les habitants de la petite vallée galloise, sur les sommets... Tous les peuples sont aujourd’hui sur les sommets... Allons-nous en redescendre ? La vertu civique ne suppose pas moins d’abnégation que le courage militaire... La paix n’apporte point la détente ni le repos, mais exige au contraire le patient effort du sacrifice quotidien. Que le citoyen reste digne du soldat ! Prenons garde de mourir de gloire ! »

Cet appel d’un grand chef à son peuple retentira d’autant plus profondément dans les cœurs français que ce rapide portrait serait bien inexact s’il y manquait, parmi les traits principaux, l’amour de M. Lloyd George pour la France.

Certes, cette affection s’est manifestée avec magnificence et fidélité : dans toutes nos mémoires chante quelque chose des louanges émouvantes que M. Lloyd George, toutes les fois qu’il en a pu provoquer l’occasion, aux Communes, dans des meetings ou des banquets, a adressées à nos soldats, notamment le jour où, dans les ruines mêmes de Verdun, il a proclamé que la France, conformément à sa destinée historique, venait encore de sauver le monde. Au cours des années difficiles et lentes, quand il tentait d’exalter l’énergie de son pays, il l’exhortait d’abord à regarder de l’autre côté de la Manche, proposant également comme modèle à ses compatriotes nos combattants et nos travailleurs. Quand il parlait aux grévistes des mines, il tendait le bras vers les ports où des vaisseaux français attendaient leur cargaison. Récemment encore, aux mineurs de chez lui, pour accroître leur production, il criait en un mouvement magnifique : « La France, depuis quatre ans, endure le plus cruel des supplices ; depuis quatre ans, les griffes de la bête sont enfoncées dans sa chair saignante. Elle a tout supporté avec une incomparable patience... Que lui faut-il pour se libérer et vaincre ?... Du charbon... Mineurs gallois, donnez à la France du charbon... ! »

Mais si j’ai voulu terminer sur ce trait, c’est parce que, dans une époque pathétique comme celle que nous traversons, les nations, au cœur surmené par l’angoisse et la joie, sont devenues romanesques. Les forces qui vont décider de leur avenir mutuel sont principalement sentimentales, ainsi qu’à toutes les grandes heures de l’histoire. Il n’y aura plus d’alliances sans amour. Il faut que les peuples amis touchent profondément leurs points de ressemblance et de sympathie, de parenté spirituelle. Or, toutes les qualités britanniques, la fermeté dans les conseils, l’esprit d’obéissance à l’enseignement des choses, la persévérance dans la mauvaise fortune et la modération dans la bonne, le culte de la vertu et le sentiment puritain de la justice, M. Lloyd George les possède. Mais ces qualités nationales, il les a en quelque sorte transposées dans un ton plus véhément et dans un mouvement plus rapide ; il y a ajouté le frémissement, l’élan, je ne sais quoi de fiévreux et de frénétique que nous reconnaissons bien et qui a presque l’air d’être venu de chez nous. Du tocsin d’alarme aux sonneries de la victoire, pendant toute la durée de la lutte et dès le lendemain du triomphe, il a fait entendre à sa patrie étonnée un langage qui nous était familier. Le Pays de Galles et notre Bretagne offrent des analogies par leur configuration et leurs paysages, par leur race et presque par leur dialecte. Si donc, comme la liaison des armes dans la guerre, le problème essentiel de la paix reste, entre les nations de l’Entente, la liaison des âmes, cette liaison de l’âme française et de l’âme britannique, première condition du monde à venir, qui pouvait mieux la réaliser que ce vibrant petit Celte aux yeux bleus et au regard mystique ?…


GASTON RAGEOT.

  1. Outre la belle étude d’Auguste Filon : Lloyd George et la Démocratie puritaine, parue ici même en janvier 1910, j’ai lu avec profit la biographie rédigée par M. Frank Dilnot.