M. Savorgnan de Brazza et M. Stanley

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M. Savorgnan de Brazza et M. Stanley
Revue des Deux Mondes3e période, tome 54 (p. 205-216).
M. SAVORGNAN DE BRAZZA
ET
M. STANLEY

M. Stanley s’était acquis la réputation d’un audacieux et d’un habile homme. Cet ex-reporter d’un journal américain a pris place parmi les plus remarquables voyageurs de ce temps, parmi les explorateurs les plus résolus, les plus hardis, les plus aventureux du continent noir. Avoir traversé l’Afrique de l’est à l’ouest et reconnu le cours du Congo est une gloire qui ne lui est point contestée, que personne ne lui contestera jamais. Après avoir travaillé pour la science et pour la géographie, M. Stanley s’était mis au service d’un autre ordre d’intérêts. Il avait conçu le projet d’exploiter les vastes régions qu’il venait de parcourir. Il est devenu à la fois le mandataire d’une association scientifique patronnée par le roi des Belges et le principal agent d’une grande société commerciale qui se proposait d’attirer et de concentrer dans ses mains tout le commerce du plateau du Congo. Après la gloire, c’était la fortune, et cette fortune n’était pas sans gloire. Mais un fâcheux incident s’est produit, M. Stanley a eu de cuisantes déconvenues. Un Italien naturalisé Français, officier de notre marine, est parvenu, à force de courage, de patience et d’adresse, à prendre les devans, à assurer à son pays adoptif une situation privilégiée sur les bords du Congo, à mettre un atout dans les mains de la France, à lui faire dans le commerce futur de l’Afrique équatoriale une part qu’elle pe pourrait plus perdre que par une défaillance de cœur ou par son incurie. Que le voyageur américain en ait conçu quelque humeur, nous le comprenons sans peine et il faut le lui pardonner ; mais il est bon de savoir maîtriser son humeur. Un jour que nous interrogions M. de Brazza sur les moyens qu’il avait employés pour arriver à ses fins, il nous répondit : « Avant tout, j’ai eu soin de ne jamais me fâcher. » En Europe comme en Afrique, le dépit est un dangereux conseiller. Au lieu de digérer son chagrin et d’aviser aux moyens de réparer son échec, M. Stanley a quitté brusquement Le Congo ; il est allé remplir Bruxelles de ses doléances, conter ses disgrâces à quelqu’un qui les a vivement ressenties. Puis il a pris une grande résolution ; il s’est rendu à Paris pour y porter, disait-il, un coup mortel à son adversaire. Un banquet lui a été donné, auquel assistaient beaucoup d’Anglais et d’Américains. Il y a prononcé un très long discours qui, au témoignage de tous ceux qui l’ont entendu, fait grand honneur à son audace. Ce discours était écrit ; les assertions un peu téméraires et fort étonnantes qu’on y peut relever ne doivent pas être mises sur le compte de l’improvisation et de ses hasards.

Tout le monde sait que, dans son précédent voyage, lorsqu’il arriva, en 1877, sur les bords du Congo, M. Stanley se lassa bien vite de parlementer avec les indigènes, qu’il trouva plus commode de répandre partout la terreur de son nom. Il était à la tête d’une véritable armée ; il se fraya un chemin de vive force, le revolver au poing, livra trente et un combats. Les peuplades les plus puissantes tentèrent en vain de lui résister, les plus faibles s’écartaient prudemment de son passage, peu à peu le vide se fit autour de lui, et il eut une peine infinie à se procurer des vivres. Avant de pouvoir fonder la station française du Congo, M. de Brazza dut s’assurer des bonnes dispositions des tribus Oubandjis, qui sont les grands piroguiers du fleuve. Il eut une conférence, un palabre avec leurs chefs, et il s’aperçut bien vite que certains souvenirs terribles pesaient encore sur leur cœur et leur avaient laissé des défiances dont il n’était pas facile de les guérir. L’un d’eux, montrant du doigt un îlot voisin, lui dit : « Regarde cet îlot. Il semble placé là pour nous mettre en garde contre les promesses des blancs, car il nous rappellera toujours qu’ici le sang des Oubandjis a été versé par le premier blanc que nous ayons vu. Un des siens, qui l’a abandonné, te donnera à Ntamo le nombre de ses morts et de ses blessés ; mais je te dirai que nos ennemis ont pu échapper à notre vengeance en descendant le fleuve comme le vent. Qu’ils n’essaient pas de le remonter ! » M. Stanley a complètement oublié ce qui s’est passé dans cet îlot. Il a déclaré l’autre jour « qu’il n’était ni Américain, ni Belge, ni international, qu’il était Africain, l’ami de ces pauvres noirs. » Qu’en penseraient les Oubandjis ? Qu’en a pensé son auditoire ? Mais ce ne fut pas là sa seule audace. En pleine capitale de la France, il s’est permis de parler avec quelque ironie « de ce noble drapeau tricolore, symbole, comme nous savons, de la civilisation en Europe et ailleurs, et qui sert à couvrir des ambitions personnelles. » Décidément M. Stanley est un audacieux. Mais si son discours a fait honneur à son audace, il en a moins fait à son habileté. M. Stanley n’a pas su dissimuler l’aigreur de ses ressentimens, et les méprisans brocards dont il a accablé son adversaire ne pouvaient faire tort qu’a lui-même. — « Lorsque je l’ai vu pour la première fois sur le Congo, en 1880, a-t-il dit, il1 se présenta à mes yeux sous la figure d’un pauvre va-nu-pieds, qui n’avait de remarquable que son uniforme en loques et un grand chapeau déformé. Une petite escorte le suivait avec 125 livres de bagages. Cela n’avait rien d’imposant. Il n’avait pas même l’air d’un personnage illustre déguisé en vagabond, tant sa mise était piteuse, et j’étais loin de me douter que j’avais devant moi le phénomène de l’année, le nouvel apôtre de l’Afrique, un grand stratégiste, un grand diplomate et un faiseur d’annexions. La Sorbonne le reçoit, la France l’applaudit. Que dis-je ? le monde, y compris l’Angleterre, l’admire. »

Quiconque a rencontré M. Savorgnan de Brazza accordera sans peine à M. Stanley qu’il n’a pas l’air florissant, que ses joues sont creuses, que son visage est ravagé, qu’on reconnaît facilement en lui l’un de ces hommes qui ont abusé de leurs forces et beaucoup pâti. Quand on a eu la dyssenterie en Afrique et qu’on a pensé en mourir, quand on n’a ménagé ni ses jambes, ni ses poumons, ni sa vie pour mener à bonne fin une entreprise à laquelle on s’est voué corps et âme, quand on a l’inquiétude de l’inconnu et une idée qui vous tient, qui vous possède, qui vous ronge, qui vous ravage, cela paraît quelquefois sur votre figure et les passans disent de vous : Quel est ce grand maigre à la taille voûtée ? Nous sommes de l’avis de M. Stanley ; la première fois que nous avons eu le plaisir de voir M. de Brazza, nous avons trouvé qu’il était aussi sec que don Quichotte, quoiqu’il prenne rarement des moulins pour des géans. On nous donnerait toutes les défenses d’éléphans, toutes les forêts de caoutchouc du Congo que ne pourrions nous décider à classer M. de Brazza parmi les hommes gras. Mais plus encore que sa maigreur, M. Stanley lui reproche avec une amère et infatigable ironie le délabrement de son costume et surtout l’état pitoyable de sa chaussure. Sans dot ! s’écriait Harpagon. Sans chaussures ! répète sur tous les tons M. Stanley. Vous l’entendez, M. de Brazza s’est promené sans chaussures sur les bords du Congo, et après une telle inconvenance, il vient se faire acclamer dans la grande salle de la Sorbonne, il est admiré des Anglais, et ce va-nu-pieds se flatte d’avoir signé un traité en bonne forme avec le roi Makoko ! Il nous paraît, quant à nous, que si M. de Brazza a laissé ses souliers en Afrique, M. Stanley y a laissé une bonne partie de son tact et de son esprit. C’est une perte moins facile à réparer.

Dans la querelle engagée entre M. de Brazza et M. Stanley, ou ; pour mieux dire, entre le pavillon français et une société commerciale qui a son siège et Bruxelles, des intérêts considérables sont en jeu. Des quatre fleuves principaux de l’Afrique, le Nil dans sa vallée inférieure est aux mains des Anglais ; ils s’appliquent à enlever le Zambèse aux Portugais, et ils exercent une influence toujours croissante dans le bassin du Bas-Niger. Reste le Congo, dont on ne saurait exagérer l’importance. Comme l’a dit M. de Brazza dans un de ses rapports, par sa situation centrale et la disposition en éventail de ses grands affluens, le Congo est une artère gigantesque, faite pour drainer tous les produits de contrées fort étendues, depuis le Soudan jusqu’aux bassins du Nil, des grands lacs et du Zambèse, ou plutôt il forme comme une vaste mer intérieure, avec une étendue de côtes d’au moins 20,000 kilomètres et une population évaluée à quatre-vingt millions d’hommes. Sur ce plateau équatorial le sol est partout fertile et d’une richesse qui peut s’accroître indéfiniment. Dès aujourd’hui on y trouve des trésors à exploiter. On en peut juger par ce que l’on voit sur les rives de l’Ogooué et de ses affluens, où presque partout la culture du café, du cacao, de la canne à sucre, du coton, le commerce de l’huile de palme, de la résine copal, des bois de teinturerie, de l’ébène sont sacrifiés au trafic de l’ivoire et du caoutchouc, qui rapporte jusqu’au 1,000 pour 100.

Les populations fort denses qui sont établies sur ce riche plateau offrent toutes les variétés de la race noire, toutes les nuances de ses qualités et de ses vices, de ses aptitudes et de ses impuissances. Quelques-unes de ces peuplades sont très laborieuses, cultivent bien le sol, font prospérer leurs champs de maïs, de manioc, de tabac et d’arachides. Quelques-unes connaissent certaines industries, exploitent leurs mines de cuivre et de plomb ou fabriquent de fines étoiles. D’autres s’adonnent de préférence à la navigation, se distinguent par la beauté de leurs pirogues, par l’incomparable adresse de leurs pagayeurs. Il en est qui ont des mœurs douces et le caractère hospitalier ; il en est aussi qui se sont fait une réputation peut-être exagérée de cannibalisme et dont les chefs mangent leur ennemi mort, d’abord parce qu’ils trouvent sa chair appétissante, ensuite dans le dessein de faire passer son courage dans leur sang. Quant aux femmes, elles ne se piquent pas en général d’une grande sévérité de principes. M. de Brazza a remarqué que leur moralité variait en raison inverse des dimensions du pagne en fil de palmier ou d’ananas qui compose à peu près tout leur costume, « À mesure qu’on avance vers l’intérieur, le pagne diminue par en bas et par en haut, et lorsqu’il est réduit à un morceau grand comme la main, la légèreté des mœurs n’est pas encore arrivée à sa plus simple expression ; les pagnes, comme les voiles des femmes turques, sont d’autant plus transparens qu’on occupe dans la hiérarchie sociale un rang plus élevé. » Par une convention bizarre qui n’est qu’une convention, un grand chef est considéré comme le mari des femmes des autres chefs. Mais elles ne sont point assujetties à toutes les obligations de leur état, elles ne sont tenues que de faire la cuisine de leur époux nominal, et c’est ainsi qu’en sa qualité de grand chef blanc, M. de Brazza a eu de l’Atlantique au Congo des cuisinières de tout âge et de tout pagne.

Si, aux yeux du moraliste et de l’humanitaire, ces populations ne sont pas tout ce qu’on pourrait désirer, au point de vue du commerçant elles ont ce grand avantage que l’islamisme n’a point pénétré chez elles. On sait que Mahomet envahit de toutes parts l’Afrique, que d’année en année il y étend ses conquêtes avec une étonnante rapidité. Mais les missions musulmanes réussissent surtout dans l’Afrique sèche, dans l’Afrique sablonneuse, dans l’Afrique du chameau ; elles se hasardent avec moins d’audace, elles ont plus de peine à prendre pied dans les régions boisées et verdoyantes où prospère l’éléphant. Les noirs du Congo n’ont qu’un vague rudiment de religion. Ils croient à la survivance des morts, ils ont le culte des ancêtres et causent quelquefois avec eux. Quand Makoko fait allumer son feu, il ordonne qu’une sonnette soit agitée devant sa case pour réveiller ceux qui ne sont plus et les inviter à venir se chauffer. Ses sujets reconnaissent comme lui quelque chose qui dépasse la nature, des puissances mystérieuses dont il importe de se concilier les bonnes grâces ou de désarmer les méchans caprices par certains sortilèges. Chaque souverain noir a son grand féticheur, chaque noir a son fétiche, et il faut convenir que tel chrétien, catholique ou protestant, a aussi le sien. M. de Brazza nous racontait qu’il demanda un jour à un missionnaire anglais quel Dieu il se proposait de prêcher au Congo. Le missionnaire lui répondit en lui montrant sa Bible : « Mon Dieu est mon livre : My God is my book. »

Sans contredit, un Arabe musulman est dans l’échelle des êtres et des croyances fort au-dessus d’un noir fétichiste. Mais le mahométisme inspire à toutes les populations où il se répand un farouche fanatisme qui en rend l’accès difficile au commerce. C’est pour cela que, du Sénégal au Niger, les Français se voient obligés de ne s’avancer qu’en force, et une colonne expéditionnaire n’y est pas de trop pour assurer le transport d’une tonne de marchandises. Les noirs du Congo n’ont pas d’antipathie violente contre le blanc, à moins qu’ils ne le soupçonnent de vouloir les exploiter ou les dépouiller. Ils se souviennent avec déplaisir de certains procédés de M. Stanley, de l’Ilot que les Oubandjis ont rougi de leur sang. Mais lorsqu’un chef blanc les rassure sur ses desseins, leur donne de sensibles témoignages de son humeur débonnaire, ils se lient facilement avec lui. Dans la région de l’Ogooué, M. de Brazza a trouvé des milliers d’indigènes disposés à concourir à ses entreprises et autant de terrassiers improvisés qu’il en voulait pour construire une route de Franceville à l’Alima. Ces indigènes sont d’autant plus portés à accueillir l’Européen qu’ils ont, en général, l’esprit commercial, le goût du trafic et du négoce. Quoiqu’il n’y ait pas beaucoup d’idées dans leurs têtes crépues, la notion du troc, de l’échange, de l’achat et de la vente y est profondément enracinée. Ils savent ce que c’est qu’un contrat et qu’il faut offrir quelque chose pour obtenir davantage. Ils tiennent même pour une vertu la fidélité aux engagemens. Aussi convient-il de ne leur point manquer de parole, d’avoir avec eux une conduite égale, unie, de ne pas les dérouter par de brusques variations d’humeur, par de fâcheuses inconstances. Certaines tribus voisines du Gabon s’étonnent de ce que les Français, qu’ils appellent Fallâs, cherchent tour à tour à les y attirer, ou, se ravisant, les refoulent dans leurs villages. Elles trouvent aussi que la colonie change trop souvent de gouverneur. Elles disent : « Notre chef a toujours la même tête, le chef des Fallâs du Gabon en change tous les deux ans. » Le malheur est qu’au Congo, la traite des esclaves est un des trafics les plus goûtés. Le développement des relations commerciales sera le meilleur moyen de combattre ce hideux négoce. Quand tel chef batéké sera bien convaincu qu’il y a pour lui plus de profit à vendre du. caoutchouc que des hommes, il sera moins enclin à regarder ses sujets comme une marchandise, comme un article d’exportation. En Afrique aussi bien qu’en Europe, on hésite à se défaire de son bœuf lorsque son travail vous rapporte plus que sa nourriture ne vous coûte, et le noir comme le blanc est gouverné par son intérêt.

Rien n’est parfait. Si le Congo était navigable jusqu’à son embouchure, il n’y aurait rien à chercher et peu de chose à faire pour mettre l’Europe en communication avec l’Afrique équatoriale, ses richesses et ses trésors. Mais, en approchant de l’Atlantique, le grand fleuve traverse un pays fort accidenté, un entassement de montagnes séparées par des ravins profonds de 50 et quelquefois de 200 mètres. Avant de se précipiter, il forme un lac que les noirs ; appellent Ncouma, que les blancs ont baptisé du nom de Stanley-Pool, juste hommage rendu à l’intrépide voyageur qui en a le premier reconnu les bords. De Stanley-Pool à Vivi, trente-deux cataractes interrompent la navigation. Il est permis de croire avec M. de Brazza qu’un escalier de 900 kilomètres ne peut être regardé comme une voie commerciale et ne saurait répondre aux besoins d’un transit de premier ordre.

Ces considérations n’étaient point pour arrêter M. Stanley, qui ne s’arrête pas facilement. L’illustre Américain est entreprenant jusqu’à la témérité, tenace jusqu’à l’obstination ; il croit à la toute-puissance de sa volonté, il aime à forcer les hommes et la nature. D’énormes frais d’établissement ne firent point hésiter son courage. Il avait les mains bien garnies et autant de paires de souliers qu’il en pouvait désirer. Au surplus, compte-t-on avec les millions quand l’avenir promet des milliards ? Il avait résolu d’ouvrir une route parallèle au Congo depuis son embouchure jusqu’au-dessus des rapides, sans se dire que quand cette route eût offert autant d’avantages qu’elle offrait d’inconvéniens, « les relations commerciales ne pouvaient s’établir avec fruit au milieu de populations considérables, mal disposées et frémissantes encore au souvenir des blancs dont le passage avait été aussi rapide que celui d’un ouragan. » Il se mit incontinent à l’ouvrage, achetant les terrains à sa convenance, y fondant des stations, franchissant montagnes et ravins, « bissant et affalant le long de ces interminables montées et descentes des vapeurs démontables qui, lancés définitivement en amont des rapides, devaient aller sillonner de gré ou de force les 12,000 ou 15,000 kilomètres de voies fluviales fournies par le Congo et ses affluens et drainer vers Stanley-Pool les produits d’un bassin aussi étendu que le tiers de l’Europe. »

Tout marchait au gré de ses souhaits, il le prétend du moins, quand une fâcheuse nouvelle parvint à ses oreilles. Il apprit qu’un obstacle inattendu venait de se dresser devant lui, que le passage lui était barré ; il laissa aussitôt derrière lui son matériel et son personnel, et, le 27 juillet 1881, il arrivait à Ncouna, accompagné de quatre Européens, dont deux officiers belges, et de soixante-dix Zanzibars. Il s’avisa que l’obstacle était « un morceau d’étoffe bleu, blanc et rouge, » et un sergent, nommé Malamine, qui avait deux hommes pour toute escorte. Se voir arrêter par un sergent et un morceau d’étoffe, le cas lui parut plaisant. Quoique le sergent se fût avancé à sa rencontre avec deux moutons et une provision de livres qui fut mise à sa disposition, il le reçut brutalement, après quoi il tenta de le suborner ; mais le sergent avait la tête dure et ne voulut entendre à rien. Il découvrit aussi que le morceau d’étoffe était pris fort au sérieux par les indigènes, qu’ils s’en couvraient pour défendre leurs droits et qu’emportés, par un excès de zèle, ils s’étaient retranchés derrière une immense barricade avec leurs fusils et leurs sagaies. Ils lui assignèrent pour lieu de campement un vilain bas-fond de 20 mètres carrés, enfermé entre le fleuve et l’épaisseur d’une forêt, à 2 kilomètres de tout village. Ils l’y tinrent bloqué ; défense avait été intimée de lui fournir aucune nourriture. C’était pousser trop loin la rancune. Ce fut dans ce bas-fond que M. Stanley reçut la visite d’un missionnaire français, le père Augouard, qu’il accueillit fort bien, car dans les occasions il est fort aimable. Grâce au sergent Malamine, le père Augouard avait été présenté la veille au roi Makoko, qui lui avait offert le siège le plus riche qu’il eût jamais eu de sa vie, une grande natte reposant sur vingt-cinq défenses d’ivoire. Mais le roi lui déclara qu’il ne permettrait à personne de se bâtir une case avant l’arrivée de M. de Brazza, qu’il attendait depuis plus de six mois. Le candide missionnaire, qui n’était pas au fait, ne comprit point la situation, Il se disait qu’un sergent n’était qu’un sergent, que M. Stanley était M. Stanley ; il eut le tort de faire trop peu de cas de Malamine, trop d’avances au voyageur illustre, mais suspect, ce qui l’obligea à déguerpir beaucoup plus vite qu’il ne l’avait pensé. Pour M. Stanley, il fit d’abord bonne mine à mauvais jeu. Il tâcha de se retourner, de se créer des intelligences, de persuader aux chefs indigènes qu’un morceau d’étoffe tricolore est le plus sot, le plus impuissant des fétiches. Il ne réussit pas à les convaincre. Pris par la famine, il dut passer sur la rive gauche du Congo, et bientôt après il partit, fort étonné, surtout très contrarié, et nous avouons qu’à sa place nous l’aurions été comme lui.

Que s’était-il passé ? D’où sortaient Malamine et son morceau d’étoffe ? Quoi qu’en dise M. Stanley, l’enseigne de vaisseau qui était parvenu à installer sur les bords du Congo un sergent et un pavillon français avait fait un coup de maître, dont il a le droit d’être fier. De 1875 à 1878, tandis qu’un audacieux Américain traversait glorieusement. l’Afrique, M. de Brazza avait quitté le Gabon pour s’acheminer vers l’intérieur du mystérieux continent à la recherche d’une voie commerciale. Il était revenu en Europe, puis retourné au Gabon, fermement convaincu que si l’on n’avisait aux moyens de relier notre colonie au Congo navigable, elle ne serait jamais qu’un modeste comptoir perdu sur la côte. Il était convaincu aussi qu’un escalier n’est pas une route, qu’il fallait trouver autre chose. Il n’avait pas de souliers et point de millions ; il en était réduit à une subvention modique, mais il avait une idée, beaucoup de courage et beaucoup d’adresse. Après avoir remonté l’Ogooué, fondé Franceville et fait beaucoup de choses qui n’étaient pas faciles à faire, il se mit en route pour le Congo. Son dessein était de nouer des relations pacifiques avec les Oubandjis, « qui naissent, vivent et meurent avec leurs familles dans les belles pirogues sur lesquelles ils font seuls les transports d’ivoire et de marchandises entre l’embouchure de l’Alima et Stanley-Pool. » Il fallut faire une grande dépense de paroles ; mais à force de palabres, la paix fut conclue, on enterra la guerre. On pratiqua un grand trou en face du malencontreux îlot, où tant de sang avait coulé. Chaque chef y déposa qui une balle, qui une pierre à feu, qui sa poire à poudre ; M. de Brazza et ses hommes y enfermèrent des cartouches, puis on y planta le tronc d’un arbre qui repousse rapidement. Alors un des chefs prononça ces mots : « Nous enterrons la guerre si profondément que ni nous ni nos enfans ne pourrons la déterrer, et l’arbre qui poussera ici témoignera de l’alliance entre les blancs et les noirs. — Et nous aussi, répondit M. de Brazza, nous enterrons la guerre. Puisse la paix durer aussi longtemps que cet arbre ne produira ni balles, ni poudre, ni cartouches ! » Après cela, il leur remit son pavillon. Tous les chefs voulurent en avoir un qu’ils frottèrent contre le premier, et bientôt toute la flottille oubandji fut pavoisée des couleurs françaises.

M. de Brazza avait fait auparavant un acte de diplomatie plus important encore, il avait su se concilier les bonnes grâces et la confiance du roi Makoko, dont jadis M. Stanley avait traversé les états sans s’en douter, si curieux qu’il fût de le connaître. On assure que la dynastie des Makoko est fort ancienne, que leur nom était connu à la côte dés le XVe siècle, qu’alors déjà on les rangeait parmi les potentats les plus considérés de l’Afrique équatoriale de l’ouest. Les feudataires du roi Makoko, parmi lesquels figurent les chefs de tribus qui occupent les deux rives du lac Ncouna, reçoivent de lui leur investiture, dont le signe distinctif est un collier en cuivre. Il a les bras longs ; son influence d’un caractère religieux s’étend jusqu’à l’embouchure de l’Alima. Il accueillit avec empressement M. de Brazza. Étendu sur sa peau de lion, entouré de ses femmes et de ses enfans, assisté de son grand-féticheur, il lui dit après un court entretien : « Makoko est heureux de recevoir le fils du grand chef blanc de l’Occident, dont les actes sont ceux d’un homme sage, et il veut que lorsqu’il quittera ses états il puisse dire à ceux qui l’ont envoyé que Makoko sait bien recevoir les blancs qui viennent chez lui non en guerriers, mais en hommes de paix. » M. de Brazza passa vingt-cinq jours chez Makoko et n’y perdit pas son temps. Leurs conférences aboutirent à la conclusion d’un traité aux termes duquel le roi plaçait ses états sous la protection de la France et accordait à M. de Brazza une concession de territoire à son choix sur les rives du Congo. Ce traité fut ratifié par une assemblée des chefs vassaux. Après l’échange des signatures, le grand-féticheur, par l’ordre de son souverain, présenta à l’officier français un peu de terre dans une petite boîte et lui dit : « Prends cette terre et porte-la au grand chef des blancs ; elle lui rappellera que nous lui appartenons. » À quoi M. de Brazza répondit, en plantant son pavillon devant la case royale : « Voici le signe d’amitié et de protection que je vous laisse. La France est partout où flotte cet emblème de paix, et elle fait respecter les droits de tous ceux qui s’en couvrent. »

M. de Brazza avait eu le bonheur de signer un traité avec Makoko et d’obtenir son aide pour faire la paix avec les Oubandjis. Il ne fut pas moins heureux dans le choix qu’il fit du coin de terre qu’il entendait réserver à la France. Il prit possession de Ntamo, aujourd’hui Brazzaville, dernier village sur la rive droite en amont des rapides, ainsi que du territoire adjacent jusqu’à Impila. Ntamo est situé à l’embouchure d’un petit affluent du Congo, le Djoué, lequel se trouve être le prolongement presque en ligne droite du Niari, jolie rivière large de 80 à 90 mètres, qui se jette dans l’Atlantique sous le nom de Quilliou. Tandis que le Congo traverse de chute en chute les énormes terrasses parallèles à l’océan, le Niari, jusqu’à son confluent avec le Lalli, coule sans un rapide sur un sol uniforme, fertile, dont la population est plus compacte que celle de la France. Quiconque n’a pas le goût des escaliers et se soucie peu qu’ils lui restent pour compte doit considérer le Djoué et le Niari comme le passage le plus propre à l’établissement d’un chemin de fer, et Ntamo, qui occupe un des points extrêmes du Congo navigable, se trouve commander aussi la voie commerciale la plus sûre, la plus commode, la plus directe pour relier ce fleuve à l’Atlantique. En prenant les devans sur M. Stanley et en jetant son dévolu sur ce village et son territoire, M. de Brazza a mis dans les mains de la France la clé du Congo. Cette histoire prouve que ce n’est pas tout que d’avoir des souliers, que ceux qui n’en ont pas arrivent quelquefois plus vite que ceux qui font gloire d’en avoir. Elle prouve aussi que, dans certains cas, les petites subventions conduisent plus sûrement au but que les grandes. De toute manière, cette morale nous plaît. Nous ne connaissons pas dans ce monde de spectacle plus réjouissant et plus propre à honorer notre espèce que celui d’un « va-nu-pieds » qui accomplit de grandes choses par de petits moyens et gagne les parties avec des pions.

M. Stanley a prodigué dans son discours sa plus fine ironie pour représenter M. de Brazza comme un prestidigitateur, expert en tours de passe-passe. Il l’a raillé sans miséricorde sur ses roueries diplomatiques, sur sa souplesse et son astuce florentines, sur la subtilité de son esprit et de ses doigts. « Si M. de Brazza, a-t-il dit, n’avait pas de quoi s’acheter des chaussures, c’est qu’il avait consacré la moitié au moins de ses subsides à l’achat des pavillons qu’il a répandus sur tout le Congo. » Il a ajouté : « Le roi Makoko, saisi d’une vive admiration pour l’esprit génial du grand voyageur, ébloui par ce déploiement extraordinaire de drapeaux tricolores et sans doute séduit par toute la gloire attachée à ce chiffon, n’a pu mieux faire que de se dépouiller en sa faveur d’une partie de son territoire. »

M. Stanley oublie ou feint d’oublier qu’avant d’offrir ce chiffon au roi noir, M. de Brazza s’était donné beaucoup de peine pour lui apprendre à quoi ce chiffon peut servir. Il n’y a pas d’astuce florentine qui tienne, il n’eût jamais réussi à convaincre Makoko si ses œuvres n’eussent parlé pour lui. Pendant les longs mois qu’il avait passés dans le bassin de l’Ogooué, il n’était point resté oisif, les bras ballans. Achetant un village et des plantations, il avait fondé au mois de juin 1880 une première station française, qui a pris le nom de Franceville. Il avait racheté beaucoup d’esclaves : quelques-uns étaient retombés en servitude, les autres étaient heureux de travailler librement pour lui. Son crédit était tel que, du Gabon au Congo, ses courriers pouvaient voyager sans crainte, et que ses convois de marchandises et de provisions franchissaient des centaines de kilomètres sans aucune escorte. Il s’était montré partout débonnaire et pacifique, n’employant jamais inutilement la force, recourant plus volontiers à la persuasion. Ce don de persuader qu’il possède, il s’en était servi pour prêcher l’abolition des monopoles qui rendaient tout commerce impossible. Chaque tribu riveraine s’attribuait le droit d’accaparer à sort profit la partie du fleuve et de ses affluens où elle s’était établie et d’en exclure toute autre pirogue que les siennes. Il parvint à leur démontrer le tort qu’elles se faisaient par l’abus de leurs privilèges, l’avantage qu’elles trouveraient à ouvrir les fleuves à tout le monde, à communiquer librement les unes avec les autres. Il réussit si bien qu’il put organiser un service général de transport confié aux Adama et aux Okanda. « Les populations, a-t-il dit lui-même, gagnées par nos bons procédés et unies à nous par leurs intérêts dans un même sentiment de bienveillance, voyaient dans le pavillon français un emblème de liberté commerciale et de paix, un gage d’heureux avenir grâce aux relations qu’il leur ouvrait avec la côte. »

M. de Brazza est un trop habile politique pour ne pas savoir qu’avant de récolter, il faut avoir semé. Ses semailles avaient été laborieuses, mais son labeur fut récompensé. Instruit de ce qui se passait dans l’Ogooué, ce fut Makoko lui-même qui lui fit de flatteuses avances., qui lui dépêcha un ambassadeur pour lui exprimer le désir qu’il avait de le voir : « Makoko, lui faisait-il dire, connaît depuis longtemps le chef blanc de l’Ogooué ; il sait que ses terribles fusils n’ont jamais servi à l’attaque et que la paix et l’abondance accompagnent ses pas. » Le roi Makoko savait très bien ce que représentait le chiffon tricolore qu’il a hissé sur sa case. Mais il faut convenir que M. de Brazza serait un ingrat s’il méconnaissait les services essentiels que lui a rendus M. Stanley. Il a exploité avec adresse et bonheur les souvenirs qu’avait laissés le grand voyageur américain. Il s’est appliqué à lui ressembler le moins possible, il a pris soigneusement le contre-pied de sa conduite et de ses procédés un peu sommaires, et les siens ont plu par le contraste. Cette histoire ne prouve pas seulement qu’on peut se passer quelquefois de souliers, elle démontre encore que, même en Afrique, on arrive mieux à ses fins par la diplomatie que par la violence, par les palabres que par les coups de main, et que celui qui a prononcé le discours SUIT la montagne ne se trompait pas absolument quand il a dit : « Heureux les doux, car ils posséderont la terre ! » Cela n’est pas toujours vrai, mais cela arrive quelquefois. Que les violens s’en consolent, ils prendront quelque jour leur revanche.

Il y a deux Stanley, celui qui rit et celui qui se fâche. Le premier affirme que le traité avec Makoko n’est qu’un morceau de papier, que le drapeau qui flotte à Ntamo n’est qu’un vil chiffon. S’il en est ainsi, qui l’a empêché de pousser sa pointe ? Pourquoi a-t-il battu en retraite ? Pourquoi est-il revenu en Europe et de quoi se plaint-il ? Au surplus, s’il est vrai, comme il l’avance, que tout traité avec les noirs soit vain et caduc, sur quel droit fonde-t-il la possession des terrains qu’il a achetés lui-même et des stations qu’il a établies le long de l’escalier du Congo ? Le Stanley qui se fâche tient un langage très différent. Il reproche avec véhémence à M. de Brazza d’avoir trop étudié Machiavel, quoique M. de Brazza prétende ne l’avoir jamais lu. Il lui reproche surtout d’avoir trahi la sainte cause de l’humanité, représentée par une société internationale qui ne fait acception ni des personnes ni des peuples, pour se vouer tout entier au service des intérêts français et conquérir à la France un injuste monopole. Nous respectons infiniment l’association internationale dont le roi des Belges est le président. Mais il n’est pas permis d’ignorer qu’il s’est fondé à Bruxelles un comité d’études du haut Congo beaucoup moins soucieux d’approfondir la géographie de l’Afrique équatoriale et d’y combattre le commerce des esclaves que d’ouvrir de nouveaux débouchés aux marchandises belges. Que la Belgique ait soin de ses intérêts, rien n’est plus légitime ; mais la France a les siens, et on ne saurait lui faire un crime de les défendre. À partir de Vivi, sur toute la route parcourue par M. Stanley, les terrains achetés sont la propriété du comité d’études, et il est interdit de s’y établir sans l’autorisation spéciale de son agent. En s’installant à Brazzaville, la France n’a fait que suivre l’exemple qu’on lui donnait ; elle s’est procuré un gage, une garantie. Comme l’a dit M. de Brazza dans l’un de ses rapports, « deux drapeaux flottent actuellement sur le point le plus rapproché de l’Atlantique, où le Congo intérieur commence à être navigable : sur la rive droite, à Brazzaville, le pavillon français, qui représente notre droit d’accès au Congo intérieur, et, en face de nous, à Stanley-Pool, un pavillon inconnu qui, à l’abri d’une idée internationale d’humanité, de science et de civilisation, tend à inaugurer le monopole commercial d’une compagnie, laquelle espère devenir souveraine et dont le mandataire agit déjà en souverain. » La France peut ratifier le traité avec le roi Makoko sans se mettre en guerre avec personne ; elle ne prétend pas conquérir le Congo, elle prend ses précautions ; elle désire n’être pas sacrifiée.

M. de Brazza a été le serviteur aussi attentif que résolu de son pays. Il a mis à son service un courage tranquille et une rare habileté. M. de Lesseps a eu raison de dire « que dans ce fils d’une Romaine qui a presque engagé sa fortune pour le soutenir dans ce périlleux voyage, la France acclamait un représentant de ces qualités qui font les plus grandes choses, la chaleur de l’âme, la persévérance de la volonté. » La presse tout entière a rendu justice à son dévouaient, les journaux de toute nuance sont tombés d’accord pour demander que le traité fût ratifié. C’est aux chambres, c’est au gouvernement de faire le reste, en ne marchandant pas leur concours à l’œuvre et à l’ouvrier.


G. VALBERT.